La double Conversion




LA DOUBLE CONVERSION

CONTE EN VERS












LA

DOUBLE CONVERSION




 
C’est un dimanche, — au jour tombant, —
Place Royale, et sur un banc,
A gauche, en entrant par la grille,
Que le jeune André rencontra
La petite juive Sarah
Et qu’en eux l’amour opéra.

 
Qui dit juive dit belle fille,
Et pourtant n’en dit pas assez
Sur cette chair dorée et ferme,
Sur ces cils longs et retroussés
Qui s’allongent quand l’œil se ferme ;
Ces cheveux roux si bien tressés,
Ces pieds mignons si mal chaussés,
Et la double pêche qu’enferme
Le plus naturel des corsets ;
Bref, sur toute la portraiture
De la charmante créature
Dont André fut assez heureux
Pour être aimé, — quoique amoureux.
En un rien, la chose fut faite :
Mieux que moi vous savez comment
Se passe un pareil tête-à-tête ;
L’amoureux est toujours très bête,
On le trouve toujours charmant ;
Il pousse un soupir, — elle un autre.
« — Quel est ton nom ? — Quel est le vôtre ?
« — Je m’appelle André. — Moi, Sarah. »
Chacun se rapproche en cachette,

 
Chacun cherche ce qu’il dira
Et qui des deux commencera.
C’est le premier coup de fourchette.
il est toujours silencieux.
Les amants se parlent des yeux
Et ne s’en comprennent que mieux
— A franc regard âme loyale.
Or, ce soir-là, place Royale,
On se comprit du premier coup,
Et partant, l’on s’aima beaucoup.


A quelques pas du joli groupe
Formé par nos deux amoureux,
Se jouait un air langoureux,
Que la musique de la troupe
Semblait choisir exprès pour eux.
Du haut des toits, du haut des branches,
Un tas d’oiseaux, — mis en gaieté
Par l’aspect d’un beau soir d’été, —
Chantaient, chacun de son côté.
Au bas, le public des dimanches,

.
Luisant d’aise et de propreté,
Allait, venait en liberté :
— Fillettes en cornettes blanches,
Bons bourgeois remplis de santé,
Puis de grosses mères bien franches,
Puis des amants en quantité.
Frais tableaux ! spectacle enchanté !
Quel cœur n’auriez-vous dilaté !

Pour ma part, et dans le grand nombre,
J’en sais deux qui n’y tinrent pas ;
L’air était frais, la nuit plus sombre,
La musique jouait très bas…
Leurs mains se cherchèrent dans l’ombre,
Leurs yeux cessèrent de jaser
Et l’on entendit un baiser.


II


 
En amour les heures vont vite ;
On n’a pas le temps de se voir

 
Qu’il faut se quitter sans savoir
Comment on pourra se revoir.
« Adieu, cher. — A bientôt, petite. »
Et par des chemins différents
Nos pauvres amis, tout pleurants,
S’en retournent chez leurs parents.
En passant le coin de la rue
Saint-Antoine, André s’assura
Que sa mie était disparue ;
Puis, ne voyant rien, il rentra,
Le cœur gros et plein de Sarah.
Son père allait se mettre à table
Comme il arrivait : « Assieds-toi,
« Mon garçon, et fais comme moi. »
André s’assit. « Ah çà ! pourquoi
« Rentres-tu si tard et si coi ? »
André se tut. « Quel détestable
« Enfant tu fais ! » André pâlit.
Se leva, recula sa chaise.
Et, prétextant un grand malaise,
Dit bonsoir et fut à son lit.
« Voilà qui n’est pas ordinaire ! »

 
Grommela d’un ton débonnaire
Le père André tout interdit ;
Et de ce coup il en perdit
L’entrain, la soif et l’appétit.
C’était bien la crème des hommes
Que ce père André : soixante ans,
La verdeur d’un mois de printemps,
De la gaieté, toutes ses dents,
Et rien de ces vieillards rogommes,
Très sévères, très exigeants,
Qui détestent les jeunes gens.
Ancien brigadier aux gendarmes,
Sa bonne mine sous les armes,
Son mollet ferme, son teint frais,
Tout cela, — quelque temps après
Qu’il fut retiré du service, —
Lui valut la place de suisse
A Saint-Louis dans le Marais.
Riche d’un revenu fort mince,
Il vivait là, très retiré,
En bas blancs, en habit doré.
En culotte courte, adoré

De son fils et de son curé ;
Au total, heureux comme un prince.
Mais, ce soir-là, voyant André
Si triste, si désespéré,
Il en eut le cœur déchiré,
Et, quand il se fut assuré,
En bonne mère vigilante,
Qu’André n’était pas endormi,
Il vint prendre sa main brûlante,
Et, d’une voix quasi tremblante,
Il lui dit : « Qu’as-tu, mon ami ? »
L’enfant soupirait en silence…
« Tu souffres ? Où donc souffres-tu ?
« As-tu pris froid ? t’a-t-on battu ? »
Lors, voyant son père éperdu,
Notre André se fit violence
Et convint, sans plus de détour,
Qu’il soutirait d’un grand mal d’amour.
À cette fois, ce fut au tour
Du bon suisse de ne rien dire.
Il était là, — se demandant
S’il devait se fâcher ou rire.

Mais se taire était plus prudent,
Il se taisait : — en attendant,
L’autre allail son train, prétendant
Qu’après tout, on était en âge,
A vingt ans, d’entrer en ménage,
Et qu’en un pareil accident
Le plus vite était le plus sage ;
Surtout qu’il ne s’agissait pas
D’un de ces amours de passage,
Où le cœur se moque tout bas
Des sottises que fait la tête,
Mais bien d’un de ces sentiments
Implacables, quoique charmants,
Qui vous assaillent par moments
Comme un sort que quelqu’un vous jette.
Puis, passant aux et cœtera
Que l’on devine et que j’abrège,
André s’agita, pérora,
Fit les cent coups, cria, pleura,
Le tout en l’honneur de Sarah.
Davantage, que vous dirai-je ?
Le suisse se laissa toucher

Par cette éloquente tendresse
Et voulut, — mais sans se fâcher, —
Que son fils lui donnât l’adresse
Et tous les noms de sa maîtresse.
Promettant, dès le lendemain,
De se rendre à l’aube chez elle
Pour voir à demander sa main
Aux parents de la demoiselle.
Une fois cela bien promis.
Tous deux furent vite endormis.


III



Le lendemain, avant la messe,
Le suisse, selon sa promesse,
Vous prend son gilet de velours
Boutonné d’argent sur la hanche,
Sa redingote à brandebourgs,
Ses bas fins, sa culotte blanche.

Des manières à l’unisson,
Et, de cette noble façon,
(layne le quartier où demeure
L’amoureuse de son garçon.
Quoi(|u’il fût encor de bonne heure,
Paris, depuis longtemps levé,
Avait à peu près achevé
La toilette de son pavé ;
On ouvrait déjà les boutiques,
On entendait se quereller
Les porteurs et les domestiques,
Les grandes charrettes rouler,
Les chiens et les enfants hurler.
Pensez que notre ancien gendarme
Ne savait guère à qui parler
Au milieu de tout ce vacarme,
Quand, — devant le temple des Juifs,
Le bec en trompe, les yeux vifs,
Laide à ravir, sale à merveille,
Il vit une petite vieille
Qui balayait dévotement
Le portique du monument.

Notre suisse, au premier moment,
Se demanda si décemment
Il était d’un bon catholique
De parler à cette hérétique ;
Mais, — son curé n’étant pas là, —
L’homme d’Église s’envola,
Et c’est le père qui parla.


Or, quels ne furent pas sa rage,
Son horreur, son saisissement,
Quand, — après maint renseignement,
Maint caquet et maint commérage
Sur ce qui touchait à Sarah, —
La bedelle lui déclara
Que c’était proprement sa fille.
« Mais, saçrebleu ! je ne veux pas
« D’une juive dans ma famille ! »
Dit-il en reculant d’un pas.
« Que le Dieu d’Israël m’écrase,
« Fit la vieille, si j’entends rien
« À ce que veut dire la phrase

 
« De cet insolent de chrétien !
« — Apprenez que je suis d’Église,
« Reprit le vieux, et sachez bien
« Que je crèverai comme un chien
« Avant que mon cœur s’en dédise :
« André peut faire la sottise
« D’épouser une juive ; mais
« Je ne la recevrai jamais.
« — Sarah chez vous ! Dieu m’en préserve !
« — Il suffit ; mais si quelque jour
« Je la trouve à rôder autour
« De mon garçon, je lui réserve
« Quelques coups de cravache pour
« La dégoûter de son amour.
« — Soit ! mais si votre fils s’avise
« De passer par devant chez nous,
« Il pourra, quoiqu’il soit d’Église,
« Recevoir quelques mauvais coups.»
L’entretien allait de la sorte
Et n’allait pas mal, comme on voit ;
Déjà les vilains de l’endroit
S’attroupaient autour de la porte,

Quand le suisse eut le bon esprit
De s’évader, dont bien lui prit ;
Car la vieille avait de la têe
Et passait pour être sujette
A se servir de temps en temps
De ses ongles et de ses dents.
Sur quoi, faute de combattants
La bataille étant terminée,
Suisse, bedelle et curieux,
Chacun retourna furieux
Aux saints travaux de la journée.


IV



Or, le soir de ce même jour,
Nos deux enfants, à qui l’amour
Avait enseigné plus d’un tour,
Gagnèrent le coin le plus sombre,
De la place Royale, — et là.
Sous un porche humide, dans l’ombre,

Eut lieu rentretien que voilà :

andré.

Sarah, Sarah, je suis bien triste !

sarah.

Je suis bien malheureuse, André !

andré.

Ce matin, mon père est rentré
Tout ému, tout encoléré,
Et m’a nettement déclaré,
Devant mon oncle l’organiste,
Qu’il allait rompre pour toujours
Le fil doré de nos amours.
Sarah, Sarah, je suis bien triste !

sarah.

Ce matin, ma mère, en rentrant,
M’a fait, — le déjeuner durant, —
Une scène très douloureuse :
Des pleurs, des menaces, des cris !

 
En fin de compte, j’ai compris
Qu’il faut oublier à tout prix
L’homme dont j’ai le cœur épris,
André, je suis bien malheureuse !

andré.

Ah ! chère, pourquoi veulent-ils
Qu’un amour fort comme le nôtre
S’arrête à des détails subtils
D’oremus et de patenôtre ?

sarah.

André, je voug demande un peu
Ce que cela fait au bon Dieu,
Quand deux cœurs battent l’un pour l’autre.
Que l’un soit blanc et l’autre bleu ?

andré.

Regarde les oiseaux, parbleu !
Qui de nous voudrait faire entendre
Aux fameux pigeons amoureux

 
Qu’ils ne pourraient s’unir entre eux
Et s’aimer entre eux d’amour tendre,
Pour ce respectable motif
Qu’un chrétien n’aime pas un juif ?
Vous vous moquez bien de ces choses,
Amoureux blancs à pattes roses ;
Pour être heureux, que vous faut-il ?
Trois grains d’amour, un grain de mil
En voilà pour toute la vie !
Hein ? qu’en dis-tu ?

(Il l’embrasse.)

sarah.

Je les envie,
Mais si j’imite ces oiseaux,
Maman me cassera les os.

andré.

C’est vrai ; j’oubliais que mon père
Assommera son cher André
Plutôt que de lui laisser faire
Un mariage contre son gré.

 

sarah.

Tu vois bien que c’est impossible ;
Même obstacle des deux côtés ;
Mère dure, père irascible,
Père et mère très entêtés.
Va ! séparons notre souffrance ;
Nous n’avons plus qu’une espérance,
— Bien triste, hélas ! — c’est de guérir
De notre mal ou d’en mourir.

(Elle pleure.)

  (Long silence.)

andré, tout à coup.

Il nous reste une chose à faire.

sarah, vivement.

Nous avons encore un moyen.

andré.

Mignonne, si tu m’aimes bien,
Nous pouvons nous tirer d’affaire.

sarah.

Pourquoi ne te fais-tu pas juif ?

andré, en même temps.

Si tu te faisais catholique ?

sarah, vexée.

Je trouve ton moyen bien vif.

andré, piqué.

Le tien me paraît bien… biblique.

sarah.

Qu’entendez-vous par là, mon cher ?

andré.

Par là, mignonne, j’entends dire
Que ce serait payer trop cher
L’heureux moment que je désire.

sarah.

Et m’expliquerez-vous pourquoi
Vous me refuseriez vous-même
Ce que vous exigez de moi ?

andré.

Pourquoi ? — Parce que je vous aime,
Et que nous gagnerons ainsi.
En y mettant un peu du vôtre,
Mon bonheur en ce monde-ci,
Et votre salut dans un autre.

sarah, avec un sourire.

Mais, cher homme, ce que je veux
Reviendrait au même, il me semble ;
Au lieu de nous sauver tous deux.
Nous pourrions nous damner ensemble ;

Ce disant, la blonde Sarah
Fit une pause, se serra

Contre son petit catholique ;
Puis, comme dernier argument,
Qui n’admettait pas de réplique,
Elle frôla légèrement
Ainsi que d’une aile de mouche,
Du coin parfumé de sa bouche,
La lèvre en feu de son amant.
De caresse en enlacement,
Et d’enlacement en caresse,
Au surplus, comme une maîtresse
Prêche toujours mieux qu’un rabbin,
Notre André cherchait, mais en vain,
Ce qu’il pourrait bien lui répondre
Et sentait ses croyances fondre
Comme la neige dans la main.
Heureusement pour sa famille
Et pour l’honneur de sa maison,
Son cœur de chrétien eut raison
Des yeux de cette belle fille,
Où s’était logé le démon ;
Et sa foi n’étant qu’endormie,
Il vous prit les mains de sa mie

Et lui fit un très long sermon.
Il lui parla du catéchisme,
De la Vierge et de saint Joseph,
Du Christ, des dogmes et du schisme
Et d’un tas d’autres choses ; bref,
Il vanta la force et les charmes
De son Église et du vrai Dieu
Avec tant d’âme et tant de feu,
Que le diable en eût pris les armes.
Mais Sarah ne s’en émut point
Et de sa voix sonore et fraîche
Elle entama le second point
De la conférence et du prêche.
Comme exorde, elle sut, d’abord,
Lui peindre de couleurs très vives
Le grand type des races juives,
Et ce peuple héroïque et fort
Qui souffrit tant de fois la mort
Pour sa Bible et son coffre-fort.
Et suivit sa route éternelle,
Toujours chassé, toujours haï,
Une main vers le Sinaï

Et l’autre sur son escarcelle ;
Puis elle voulut voir un peu
S’il avait jamais lu la Bible,
Dans le vrai texte, dans l’hébreu,
Ajoutant qu’il est impossible
De causer dogme en pareil cas
Avec qui ne vous comprend pas.


Ceci dit, elle mit sa tête
Sur l’épaule de son ami,
Ouvrit d’un doigt sa gorgerette
Où quelque chose avait frémi ;
Puis, fermant les yeux à demi,
Resta là, tranquille et muette
Comme un rossignol endormi.
Mais André s’entêta comme elle.
Et, reprenant tout l’entretien,
Défendit le dogme chrétien
Sans reculer d’une semelle ;
Sur ce, caresses et querelles
Recommencèrent de plus belle.

 
Pour finir, il advint qu’après
Cette scène si chaleureuse
De théologie amoureuse,
Chacun d’eux en fut pour ses frais ;
Et que, lorsqu’ils se retirèrent,
Tous deux, furieux de partir
Sans avoir pu se convertir,
D’un commun accord se jurèrent
Sur leurs Dieux, qui n’en pouvaient mais,
De ne plus se revoir jamais.

V



Une fois loin de sa maîtresse,
Notre André, seul entre deux draps,
Se vit dans un grand embarras
Et dans une étrange détresse.
Quoique tout lui fit un devoir
De renoncer à la revoir,

Ce n’était plus en son pouvoir ;
Et loin de puiser du courage
Dans sa querelle avec Sarah,
Le pauvre enfant, — qui le croira ? —
Sentit qu’il l’aimait davantage ;
Aussi, comme il les regrettait,
Ses croyances de tout à l’heure !
Aussi, comme il la détestait.
Qu’elle fût ou non la meilleure,
Cette Église dont il était !
Il étouffait, il sanglotait.


« Va, ma belle petite juive, »
Criait-il en mordant ses draps,
« Va ! je t’aime, et quoi qu’il arrive,
« Je voudrai ce que tu voudras,
« Je serai ce que tu seras.
« Je ferai ce que tu feras. »
Mais Sarah ne répondait pas.
Dans la chambre attristée et noire,
On n’entendait que quelques rats

Grignotant le fond d’une armoire,
Le méchant tic tac entêté
D’un coucou faisant son service
En songeant à l’éternité,
Et les ronflements du vieux suisse
Dormant dans la salle à côté.
Or, tandis qu’on veille et qu’on pleure
Dans cette chrétienne demeure,
La même nuit, à la même heure,
Toujours pour le même motif,
On se désole au quartier juif ;
Et la fille de la bedelle,
Dans la crainte de réveiller
Sa mère couchée auprès d’elle,
Sanglote sous son oreiller.


VI



Au premier bonjour de l’aurore,
André, sur pied en un moment,

 
S’en alla trouver bravement
Son père qui dormait encore,
Et, s’asseyant à son chevet,
Les yeux rouges et le cœur triste,
Lui dit le dessein qu’il avait
De se faire séminariste
Pour se vouer dorénavant
Au service du Dieu vivant.
À cette étrange confidence,
Le suisse écarquilla les yeux,
Se signa, tourna de son mieux
Une phrase de circonstance
Sur les lois de la Providence ;
Puis, comme il tombait de sommeil,
S’en alla, ronflant de plus belle :
Voilà bien ce que l’on appelle
L’homme sage et de bon conseil.
Or, près de son lit et derrière
Un sarrau de calicot blanc,
Les bras fendus, le front branlant,
Un vieux christ sculpté sur bruyère
S’en allait tombant en poussière.

C’est à ses pieds qu’André, voulant
Noyer son mal dans la prière,
Vint s’agenouiller en tremblant
Et prier… non ! faire semblant ;
Car entre la face divine
Et notre amoureux, se glissait
Sa juive alerte et sans corset,
Silhouette coquette et fine
Devant qui tout disparaissait.
Sous cette influence amoureuse,
Le diable, un gaillard bien madré,
Eut, en un clin d’œil, engendré
Dans le cerveau du pauvre André
Une réflexion affreuse :
Le pauvre enfant se demanda
Si l’on n’aurait pas, d’aventure,
Tronqué notre sainte Écriture :
Et comme sur ce vieux dada,
Qu’entre tous l’Église redoute,
On marche vite sur la route,
De la méfiance et du doute,
Il s’avoua que, somme toute,

Sarah pouvait avoir dit vrai,
Et qu’il n’était pas démontré
Que la religion chrétienne
Fût à la hauteur de la sienne.
Dans ce doute, il chercha d’abord
La lumière au fond de lui-même ;
Mais ne se sentant assez fort
Pour résoudre ce grand problème,
Il prit bravement son parti,
Et, du coup, le voilà parti
Chez un rabbin du voisinage,
Qui, sous sa barbe de mufti,
Cachait la mâchoire d’un sage.
Soudain, et comme il était près
De tourner la place Royale,
Devant Saint-Louis en Marais,
Son église paroissiale,
L’œil grand ouvert, le cou tendu,
Notre ami s’arrête éperdu :
Jambe fine et mollet dodu.
Cheveux roux et taille bien prise
Et tout le reste à l’avenant,

Sarah montait en trottinant
Les grands escaliers de l’église.
« Sarah ! je ne me trompe pas ! »
Dit-il en revenant d’un pas ;
Puis, toute réflexion faite,
Croyant que c’était seulement
L’effet d’un mirage d’amant,
Il reprit, en baissant la tête,
La voix rauque et l’œil obscurci :
» Que viendrait-elle faire ici ?
« Quand on aime, Dieu ! qu’on est bête ! »
Et, cachant ses yeux sous sa main,
Il continua son chemin
Vers la demeure du rabbin.

 

VII


 
Huit jours après cette visite,
Dont le lecteur, dans un moment,
Va connaître le dénoûment,

Sarah reçut de son amant
Ces mots au crayon :
                                        « Venez vite
« Boulevard du Temple, on attend. »
Signé : « Votre ami. »
« Tiens ! c’est drôle ! >
Se dit la fillette en jetant
Son petit schall vert sur l’épaule ;
« J’allais juste en écrire autant ! »
Et, sur ce, la voilà trottant
Le long de la rue aux Orfèvres,
Le rire aux dents, l’amour aux lèvres.
Ce jour-là, jour inusité.
Il faisait un vrai temps d’été,
Et du Temple à la Madeleine
La vieille Lutèce était pleine
De soleil et d’activité.
Ce fut Sarah qui, la première,
Aperçut son amant planté
Sous un grand rayon de lumière,

L’œil brillant, le front rejeté
A quatre pouces en arrière,
Beau d’amour et beau de gaîté.
Elle en eut le cœur transporté,
Et. d’un coup, la petite chèvre,
S’en vint bondir à son côté,
Puis dans ses bras, puis sur sa lèvre…
Pas un mot ! rien que des baisers !
— Ces premiers élans apaisés,
Pour ne pas rester exposés
Aux regards de la populace,
Nos amis vidèrent la place,
Et l’heureux couple s’en alla
Causer à quelques pas de là.
Après une longue semaine
D’abstinence et de gros chagrin,
Pensez que cela vaut la peine
De dénouer sa langue un brin.
Aussi nos gens allaient bon train :
« — Si tu savais… — Je vais te dire…
« — Voulez-vous m’écouter un peu ?
« — Laissez-moi parler, sacrebleu !

« — Tu vas t’écrier ! — Tu vas rire !
« — Puisqu’il faut que je le le dise. »
« — Eh bien ! si tu veux le savoir…
« — Dans quatre jours on me baptise !
« — On me circoncit demain soir ! »
Oh ! non ! il eût fallu les voir
Tressaillir, changer de figure,
Ouvrir la bouche et ne pouvoir,
À ce rude coup de boutoir,
Que s’affaisser sur le trottoir ;
Ce n’est rien qu’on se les figure.
Ce furent comme deux boulets
Qui leur partaient en pleins mollets…
Quelques longs instants écoulés,
André prit enfin la parole ;
Après quoi, nos pauvres petits
S’expliquèrent à tour de rôle
Comment ils s’étaient convertis
Chacun à l’Église dont l’autre
S’était fait l’éloquent apôtre,
Ce qui les avait exposés
À ce fâcheux chassez-croisez :

Le jour même de l’entrevue
De son rabbin avec André,
Sarah montait chez le curé
De son catholique adoré,
Et c’est elle qu’il avait vue
Grimpant, à ses yeux éblouis,
Les escaliers de Saint-Louis.
Et maintenant, qu’allaient-ils faire ?
Que résoudre ? que devenir ?
Et par quel bout devait finir
Toute cette méchante affaire ?
À condition de changer
De rôle et de dialectique,
À cette heure et sans grand danger
Ils pouvaient encore échanger
Quelque botte théologique.
Mais ce jeu ne convenait plus
À leur âme désespérée ;
Et tous deux portés par le flux
De la populace affairée,
Ils s’en allaient sans savoir où,
Le long des boulevards en fête

Soudain André lève la tête,
Prend son élan, se jette au cou
De sa maîtresse, comme un fou,
Et lui dit d’une voix émue
Qui la charme et qui la remue :
« Oh ! puisque l’amour est si grand,
« Mignonne, qu’au fond de nos âmes
« 11 fait table rase en entrant,
« Et qu’il y trône en conquérant
« Sur des débris et sur des flammes ;
« Puisque nous voyons aujourd’hui
« Que ni croyances ni systèmes
« Rien ne peut tenir contre lui,
« Puisque je t’aime et que tu m’aimes,
« Adonc pourquoi nous obstiner ?
« Laissons faire l’amour, mignonne,
« Et suivons l’élan qu’il nous donne.
« C’est à Dieu de nous pardonner,
« Si besoin est qu’on nous pardonne ;
« Donc, maîtresse, si tu m’en crois,
« Nous allons courir par les bois ;

« Et nous fuirons comme la peste
« La théologie et le reste.


« Le ciel est bleu, les arbres verts.
« Prenons notre course au travers
« Des champs de Bièvre ou de Chevreusc.
« Toute la terre est amoureuse,
« Viens-t’en nous aimer quelque part. »

 
« — Oui, mais ne rentrons pas trop tard ! »


fin de la double conversion