La danse du chevalet

(p. couverture-11).


JULES TROUBAT

LA DANSE

DU CHEVALET

D’APRÈS UN VASE ANTIQUE DU MUSÉE DE BÉZIERS

AVEC UN

DESSIN DE KREUTZBERGER



PARIS

LIBRAIRIE DE LA REVUE ILLUSTRÉE

25, rue monsieur-le-prince, 25

1875

LA DANSE DU CHEVALET


Les historiens de la commune de Montpellier au moyen âge ont attribué à cette ville l’origine d’une danse très-populaire, connue dans le Midi sous le nom de danse du Chivalet (ou du Chevalet). On comprend, à un tel nom, le rôle considérable réservé au cheval dans un divertissement de ce genre : seulement hâtons-nous de dire qu’ici le cheval est de carton ; c’est le cavalier qui porte la monture. Elle est liée à son corps par des attaches invisibles, cheval et cavalier ne font qu’un ; la tête du cavalier domine naturellement celle du cheval, mais les pieds de l’homme font seuls mouvoir la machine.

Le signal de la danse est donné au son du hautbois et du tambourin, qui entonnent un vieil air, toujours le même, l’air de la danse du Chivalet. L’animal postiche exécute tous ses mouvements en mesure : il piaffe et rue ; devant lui ou autour de lui s’agite également en dansant un homme à pied, qui a pour mission de lui présenter l’avoine ; mais le difficile pour ce nouveau personnage est de rester à la tête du cheval, toujours en mouvement, et qui tend sans cesse à tourner sur lui-même. Dans ses évolutions, la bête de carton cherche surtout à donner les coups de croupe à l’homme qui veut à toute force lui faire manger l’avoine. Aussi ce dernier déploie-t-il toute son agilité et toute son adresse à esquiver les ruades et à se tenir au devant de l’animal capricieux.

L’origine qui on a donnée jusqu’à nos jours à cette danse est les plus piquantes et se rattache à un épisode célèbre de l’histoire du Languedoc on 1207. Le roi d’Aragon, Pierre II, seigneur de Montpellier, vivait en mauvaise intelligence avec la reine Marie, sa femme, dernier rejeton légitime de la véritable branche des Guillems, seigneurs de la ville. L’histoire dit que cette princesse n’était ni belle ni jolie, le roi Pierre II est présenté, de son côté, comme un prince brave et chevaleresque[1], mais très-volage et amoureux des aventures. Ce qui est certain, c’est qu’il n’avait épousé la princesse Marie que pour joindre la suzeraineté de Montpellier à la couronne d’Aragon, et une fois son ambition satisfaite, il se montrait aussi peu empressé envers ses nouveaux vassaux qu’envers la reine. Les bourgeois de Montpellier, jaloux et fiers de leurs franchises municipales, avaient mieux espéré de ce mariage. L’alliance du roi d’Aragon était pleine d’avantages pour le temps, au point de vue politique. Ils l’avaient fort recherchée. Dans leur déception, ils en vinrent à craindre un jour que la princesse Marie ne mourut sans enfants ; ce qui, pour interpréter à la moderne des idées du xiiie siècle, faisait perdre à leur Commune toute prépondérance dans les Conseils du gouvernement. Le seul remède était de rapprocher la reine et le roi. C’est ce qu’ils firent à l’aide d’un stratagème que je me permettrai de comparer à l’un de ces vertueux et ingénieux proverbes d’Octave Feuillet, dans lesquels la morale, après tout, finit toujours par trouver son compte. Qu’on en juge : — je laisse la parole à un grave et savant historien, M. Germain[2] :

« Parmi les dames d’honneur de la reine, disent les chroniqueurs (Ramon Muntaner, d’Aigrefeuille), une jeune veuve avait tout particulièrement les préférences du roi Pierre : il ressentait pour elle un violent amour et recherchait ses faveurs avec une assiduité unique. Grave motif de tristesse pour les bourgeois de Montpellier, qu’affligeait le délaissement de leur chère Marie, et qui redoutaient, par suite, l’extinction de sa race. Impuissants à empêcher un scandale public, ils résolurent, au moins, d’en tirer parti, et ils mirent en œuvre, afin d’y parvenir, un stratagème digne d’être signalé. Ils suggérèrent à la dame jusqu’alors rebelle la promesse des concessions désirées. La dame, montpelliéraine par les sympathies, et peut-être aussi par le sang, voulut bien faire cause commune avec eux et s’exécuta de bonne grâce. Elle accepta effectivement un rendez-vous, mais à condition qu’elle irait trouver le roi sans lumière. Le roi, longtemps éconduit, adhéra à cette réserve, et n’eût garde de se montrer difficile, de peur de déplaire à sa belle maîtresse. Il suivit si scrupuleusement ses prescriptions, qu’à l’heure convenue la reine, d’intelligence avec sa dame d’honneur, put aller prendre dans le lit de son époux, sans que ce dernier s’en doutât, la place de l’amante. »

Au matin, le roi fut éveillé par les douze consuls de Montpellier ; ils entrèrent hardiment dans la chambre, suivis des « prudhommes, des prélats, des religieux et de toutes les dames, chacun un cierge à la main ». Le roi fut très-étonné, — et cela se comprend. « Il sauta aussitôt sur son lit, dit Ramon Muntaner[3], et prit son épée à la main ; mais tous s’agenouillèrent, et lui dirent, les larmes aux yeux : « Par grâce, seigneur, daignez regarder auprès de qui vous êtes… » La reine se montra, le roi la reconnut. On lui raconta tout ce qui avait été fait, et il dit : « Puisque c’est ainsi, Dieu veuille accomplir vos vœux ! »

On raconte encore qu’à quelques jours de là, les deux époux se trouvant ensemble au château de Mireval[4], le roi prit la reine en croupe sur son « palefroi » et la ramena ainsi, publiquement, en plein jour, à Montpellier. C’était faire acte d’habile politique.

« À peine, dit l’historien d’Aigrefeuille, sut-on à Montpellier la venue du roi et de la reine d’Aragon, que tout le monde courut en foule au-devant pour être témoin de leur union si désirée ; et, dans l’espérance dont on se flatta de leur voir bientôt un successeur, il n’est pas de marque de réjouissance qu’ils ne donnassent autour du cheval qui les portail. De sorte que le peuple ayant voulu en renouveler la fête l’année d’après à pareil jour, il donna, sans y penser, commencement à une sorte de danse, appelée du Chevalet, qui s’est perpétuée à Montpellier[5]… »

Les vœux de la population furent exaucés, en effet ; un enfant, qui devait régner sous le nom de Jayme Ier, naquit quelques mois après, dans la nuit du 1er au 2 février 1208. Nous ne le suivrons pas dans son histoire, afin de ne pas nous éloigner de notre sujet ; mais, en 1239, l’historien d’Aigrefeuille constate de nouveau, à l’occasion d’un séjour du jeune roi à Montpellier, les mêmes réjouissances qui avaient précédé sa naissance.

« Cette fête, dit le bon chanoine, ne fut qu’un renouvellement de celle qu’ils avaient faite autrefois, lorsque la reine sa mère revint de Mireveaux avec le roi son époux. Pour en rappeler le souvenir, ils avaient rempli de paille la peau d’un cheval, pour représenter celui sur lequel le roi Pierre avait porté la reine Marie en croupe ; et comme si cette pauvre bête devait prendre part à leur joie, ils la faisaient danser de la manière que nous voyons qu’on le fait encore. — Telle est la véritable origine du Chevalet de Montpellier…, etc. »

Comme on le voit, l’historien du XVIIIe siècle ne doute point que cette danse ne soit née à Montpellier ; la croyance en était même si communément accréditée de son temps et la danse du Chevalet si fort en renom, qu’on eut l’idée de la représenter à la Cour devant Louis XV, au sortir d’une maladie, en 1721. C’était le traiter selon les préceptes de Rabelais. Le Mercure d’octobre de la même année en a consigné la relation, dans laquelle d’Aigrefeuille relève des erreurs historiques qu’un bon Montpelliérain comme lui ne pouvait pas laisser échapper. L’aventure du roi d’Aragon était passée à l’état de légende, et on l’appliquait un peu indistinctement à lui ou à tout autre roi-chevalier de ces temps héroïques ; elle appartenait désormais (et son héros aussi, quel qu’il fût) à l’histoire amoureuse des Gaules. Elle était digne en tout d’une cour d’amour ; aussi en fit-on le sujet d’un divertissement, avec toutes sortes d’intermèdes, aux yeux émerveillés de Louis XV.

Il ne semblait pas qu’il pût jamais y avoir plus ample matière à discussion sur ce point, quand un érudit, qu’on a pu appeler de son vivant « un véritable puits de science », M. Edélestand du Méril, est venu tout d’un coup élargir la question et révoquer en doute l’origine montpelliéraine, accordée par tous les historiens à la danse du Chevalet. Il a pris même à partie là-dessus M. Germain, qui n’y attachait pas tant d’importance, dans le temps où il frayait à la grande Histoire une route droite et sûre à travers le labyrinthe difficile des archives provinciales. Il s’était contenté de cueillir une fleurette en passant, sur la foi des anciens, et voilà qu’on lui en conteste l’authenticité, et qu’on le rend responsable d’une erreur commune !

M. Edélestand du Méril prouve, par un grand nombre de documents et témoignages à l’appui, que la danse du Chevalet existe en bien d’autres lieux encore qu’à Montpellier ; il la montre, avec ses appellations différentes, dans une foule de localités, où toutefois elle est moins célèbre et ne se rattache pas à une légende aussi poétique, en France, en Angleterre, en Allemagne, jusqu’au Mexique et en Chine. Je n’irai pas si loin avec lui : je me contenterai de renvoyer à son chapitre[6], et je lui répondrai — en regrettant qu’il ne soit plus là pour m’entendre, — que M. Germain s’est rectifié le jour où il nous a signalé à nous-même le dessin qui figure sur un vase antique du musée de Béziers, et dont nous donnons la reproduction. Ce jour-là, M. Germain a reconnu son erreur et voulu prouver que la danse du Chevalet avait réellement une origine bien plus ancienne que celle qu’on lui avait toujours attribuée, et que n’indique pas son savant antagoniste.

Nous devons la reproduction de ce dessin à M. le directeur du musée de Béziers, M. Charles Labor, qui a bien voulu nous en communiquer une photographie, exécutée avec beaucoup de soin par MM. Viacara et Tanières, qui y ont mis la plus grande obligeance. L’opération n’était pas sans difficulté, car le règlement s’opposant à la sortie des objets, les deux artistes ont dû transporter leurs appareils dans l’une des salles du musée. Dans ces conditions, l’entreprise devenait tout de suite délicate, à cause même de l’état de vétusté du vase et de sa petite dimension. La photographie, qui nous a été envoyée, avait été prise aux deux tiers de la grandeur, et l’habile dessinateur bien connu, M. Kreutzberger, en la reproduisant, a rendu au vase ses véritables proportions.

Ce vase, d’une forme élégante et peu commune, a été trouvé à Délos, il y a une trentaine d’années. Le fond en est composé d’une terre très-fine d’un ton jaune clair : la peinture est rouge et noir ; on distingue très-bien ces deux tons à la loupe.

Le dessin représente, connue on le voit, un cheval postiche, porté par un cavalier armé d’une lance. Les deux pieds du cavalier s’appuient à terre dans deux espèces de fourreaux, qui ont l’air de deux jambes de cheval. Pour donner plus de réalité à ce groupe, une jambe humaine factice simule la jambe du cavalier et pend au devant du cheval. Un autre groupe, qui paraît absolument semblable, fait face à celui-ci sur la panse du vase : mais cette seconde figure est un peu fruste.

8 octobre 1873.

P.-S. — Le mot erreur vient de nous échapper un peu à la légère dans ce que nous avons dit de M. Germain, se rectifiant au sujet de l’origine antique de la danse du Chevalet, accusée par le vase du musée de Béziers. À proprement parler, il n’y a pas eu erreur de la part du savant historien, et nous admettons très-bien l’explication philosophique qu’il a bien voulu nous donner depuis, de vive voix, sur ce point.

L’esprit humain n’est pas tellement inventif que la danse du Chevalet, c’est-à-dire une danse dans laquelle figure nécessairement un cheval postiche, de bois ou de carton, n’ait pu naître à des époques différentes et en plus d’une localité. Il suffisait d’une circonstance où le cheval jouait un rôle pour donner lieu à une manifestation de ce genre ; il a pu s’en produire une chez les Grecs, à l’occasion du fameux cheval de Troie.

La légende poétique ou dorée, des siècles présente d’autres cas de ces analogies frappantes entre des récits authentiques et des inventions fabuleuses, nés les uns et les autres sous tous les climats et à toutes les latitudes : le vrai engendre le faux ou l’apocryphe. Ainsi l’émouvante aventure du Roumieu (le Pèlerin), si populaire en Provence, n’est autre que l’histoire même du célèbre poète persan Firdousi, que la calomnie fit tomber en disgrâce, à soixante-dix ans, dans la Cour où il avait si longtemps vécu, et qui s’en retourna à pied dans son pays natal, sous un costume de derviche. La fable de Bélisaire, imaginée, paraît-il, au xiiie siècle, se rapproche de cet ordre d’idées, mais l’infortuné de Firdousi, mort en l’an 1020 de notre ère, ne laisse aucun doute aux historiens et critiques qui l’ont racontée.

Et même dans cette épopée des temps antiques et héroïques de la Perse, ce Livre des rois, auquel le poëte Firdousi, l’Homère de son pays, a dû sa gloire, que de traditions et de légendes qui ont leur pendant dans la plus haute mythologie antique et dans celle des temps plus rapprochés de nous ! « Le plus célèbre épisode du poëme, la rencontre du héros Roustem et de son fils Sohrab est, dit Sainte-Beuve, une belle et touchante histoire qui a couru le monde, qui a refleuri dans mainte ballade en tout pays, et que bien des poètes ont remaniée ou réinventée à leur manière, jusqu’à Ossian dans son poëme de Carthon et jusqu’à Voltaire dans sa Henriade. Voltaire n’avait pas lu assurément Firdousi, mais il a eu la même idée, celle d’un père, dans un combat, aux prises avec son fils, et le tuant avant de le reconnaître… »

Pour en terminer avec la danse du Chevalet, nous avons la preuve qu’elle a existé, dans l’antiquité et au moyen âge, autre part encore qu’à Montpellier : mais elle n’en constitue pas moins, dans cette dernière ville, un fait local et d’une incontestable originalité.



  1. Il fut tué en combattant pour les Albigeois, à la bataille de Muret, le 12 septembre 1213.
  2. Histoire de la Commune de Montpellier, tome I, page 246.
  3. Vieux chroniqueur catalan, cité par M. Germain, en appendice, tome I, page 311.
  4. Village situé aujourd’hui sur le chemin de fer de Montpellier à Cette et l’une des stations les plus voisines de Frontignan, la ville des muscats.
  5. Histoire de la ville de Montpellier, par le chanoine d’Aigrefeuille ; 1 vol. in-fol., 1737, page 63.
  6. Voyez dans l’Histoire de la Comédie, tome I, page 421, l’appendice intitulé Le Chevalet (Paris, Didier, in-8, 1864).