La crise/Partie 3/Chapitre 9

Éditions Édouard Garand (p. 48-49).

IX


C’est un spectacle impressionnant que celui de toute cette fière jeunesse prosternée dans le sanctuaire. Le Sacrifice divin vient de s’achever ; tous ont reçu la Victime sainte, le Dieu qui se livre personnellement, qui se multiplie pour atteindre les foules :

« Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier. »

Cette fois, Jean est pleinement réconcilié avec l’Ami céleste ; il ressent la ferveur de sa première enfance : il adore, il aime, il prie ; sa pensée s’élance vers sa famille, mais il voit cette famille s’élargir, il aperçoit des foules qui l’appellent. Les textes évangéliques se pressent, s’amplifient ; c’est le Maître qui parle à son disciple : « Messis quidem multa, operarii autem pauci. » Le jeune paysan, l’élu du Seigneur, ne peut plus se contenter du coin de terre légué par ses ancêtres sur le territoire de Repentigny : la moisson y est superbe, sans doute, mais d’autres champs, ornés de blonds épis, s’étendent jusqu’à des horizons illimités ; il aperçoit des moissonneurs mystiques qui demandent du renfort. La figure grave du Fils de Dieu domine ces immenses espaces canadiens. Jean voit sa place parmi tous ces vaillants travailleurs.

Cependant, un instinct profond le reporte encore vers les paysages où il est né, où il a grandi, où il a éprouvé la tentation de demeurer comme un simple chrétien, partageant la destinée d’une petite compagne trop charmante ! Une rapide vision lui laisse apercevoir ces terres fertiles : là-bas, les hommes, les femmes, les jeunes filles travaillent à travers champs et font entendre mille cris joyeux ; à ces groupes, la délicieuse Alice se mêlera bientôt ; mais une autre évocation se fait jour, à côté de la première : un vigoureux jeune homme est là, qui n’a pas renoncé au bonheur qui lui était promis !… Ce jeune homme n’est pas Jean Bélanger… Jean écoute la voix intérieure qui lui dit : « Ton cœur est trop vaste pour se limiter à un seul amour ! Viens, suis-moi, tu seras à la tête d’une immense famille ! »

Au même instant, le fervent collégien revoit les immenses moissons qui s’étalaient sous ses yeux tout-à-l’heure, bien au-delà du pays natal : elles sont illuminées maintenant de rayons glorieux. Des ailes d’anges planent dans l’azur du ciel : on dirait des âmes impalpables qui viennent prendre part à l’œuvre commencée ; ces fantômes célestes se précisent, se revêtent de formes humaines et cueillent quelques épis chargés de grain ; le blé se transforme entre ces mains, sous ces doigts angéliques, et, tout autour, flottent de blanches hosties, manne divine réservée aux ouvriers de Dieu. Dans cette phalange éthérée, Jean a reconnu la physionomie diaphane de la Carmélite qui lui adressait hier ses touchantes exhortations ; il est plongé dans une sorte d’extase, il ne se rend plus compte de ce qui se passe autour de lui, il a perdu la notion du temps… Quand il relève la tête, tous ses compagnons ont fini depuis longtemps leur action de grâce ; il est seul dans le sanctuaire ; des larmes de bonheur s’échappent de ses yeux : « Venite et gustate quoniam suavis est Dominus… Quam dilecta tabernacula tua, Domine !  »

Dieu se plaît à combler de consolations ceux qui reviennent sincèrement à Lui : c’est un avant-goût des éternelles félicités. Le jeune homme ne peut plus quitter cette chapelle où il vient de goûter des joies inconnues jusqu’à ce jour. Il contemple le Tabernacle, il se voit par avance montant à l’Autel, revêtu des saints ornements que portait tout-à-l’heure le ministre de Jésus-Christ, sacrificateur identifié au Prêtre éternel. Est-il vraiment digne d’un honneur semblable ? Son cœur est-il devenu assez pur, dans l’espace de quelques jours, pour aspirer à ce rôle sublime ? Les affections humaines ne vont-elles pas le ressaisir, une fois passés ces instants de ferveur ? C’est le dernier jour de retraite, il va de nouveau se trouver face à face avec le monde. Comment se dégagera-t-il de liens encore puissants ? Dieu se cachera, peut-être, comme il arrive après les plus beaux jours. La solitude peut se faire sentir, plus triste que jamais.

Pourtant, ces dernières hésitations durent peu. Toutes les paroles du Père Francœur reviennent à la mémoire de Jean : le prêtre n’est pas un isolé, il aime sa grande famille ; ses tendresses antérieures sont embellies, et même immortalisées. Là-haut, dans les célestes splendeurs, il retrouvera tous les objets de son amour : son cœur sera enfin satisfait, car il ne sera pas abîmé impersonnellement dans l’Essence infinie, mais il reconnaîtra tous les cœurs qu’il chérissait ici-bas. L’heure viendra des étreintes sans fin, dans un monde renouvelé d’où la mort aura disparu, avec son triste cortège de deuils et de séparations. Seules, les âmes chrétiennes savent aimer, et les âmes sacerdotales aiment mieux que toutes les autres. « Seigneur, dit intérieurement le jeune homme, j’ai entendu votre voix, j’ai compris ma vocation, je serai votre prêtre ! »

La transformation était accomplie. Les dernières heures passées à la Villa St-Martin furent consacrées aux résolutions d’ordre pratique. Il s’agissait de décider si Jean irait étudier la philosophie à l’Assomption ou à Montréal. Un projet déjà ancien voulait qu’il entrât au Séminaire immédiatement après sa rhétorique, pour y prendre la soutane. Cette perspective eut l’approbation du Père Francœur : « Allez, mon fils, revêtez-vous du saint habit pour ne plus le quitter ; je bénis le lévite de demain, et je lui promets mon assistance. Nous nous retrouverons souvent, après ces mémorables rencontres. »

Sur ces paroles s’acheva la retraite qui avait décidé du sort d’une belle âme, réellement appelée au sacerdoce.