Éditions Édouard Garand (p. 35-40).

IX

CLÉMENCE


Après le départ de sa sœur Mariette partie pour aller à la recherche du père Brunel, Clémence s’était doucement endormie pour ne s’éveiller qu’au soir. Elle se vit seule dans la belle chambre qu’elle n’avait pas encore examinée, elle se vit seule sans éprouver d’inquiétude, pensant que sa sœur se trouvait dans une pièce voisine. Une lampe avec abat-jour éclairait faiblement la chambre.

Clémence regarda avec curiosité et admiration tout ce qui frappait ses regards : les fines et odorantes dentelles du lit l’émurent. Le riche mobilier, les tableaux aux murs, les rideaux de velours aux croisées, les tapisseries, les bibelots lui firent écarquiller les yeux. Elle croyait vivre un conte de fée, elle, la pauvre paysanne, qui s’éveillait dans un palais. Car Clémence ne conservait qu’un très mince souvenir de ce qui s’était passé depuis son arrivée à la ville. Mais sa mémoire s’éclaircit pour lui rappeler la bonne dame anglaise qui les avaient prises, elle et sa sœur, sous sa protection. Un grand silence régnait dans la maison. Mais Mariette… où était-elle ?

Clémence se leva à demi et s’accouda à la pile d’oreillers qui soutenaient sa tête lourde l’instant d’avant. Mais cette tête n’était plus aussi lourde, quoique, à la vérité, la jeune fille se sentît encore sous l’empire d’une grande faiblesse. Si elle était moins mal qu’à son arrivée elle n’était pas encore assez forte ni assez bien pour se lever. Car elle songeait à se lever, elle songeait même à appeler Mariette, à s’habiller et à quitter cette maison trop belle : Clémence, en effet, était toute gênée de se voir dans une maison étrangère et si luxueuse.

Elle avisa sur une chaise près du lit ses pauvres hardes, et elle rougit, tant ces hardes faisaient un rude contraste avec les belles choses qui s’offraient de toutes parts à sa vue. Elle vit encore sur le beau tapis à fleurs multicolores, un tapis qui lui paraissait bien moelleux, ses gros souliers de cuir noir qui demeuraient encore tout couverts d’une poussière grisâtre. Non, il n’était pas possible qu’elle, paysanne, demeurât plus longtemps dans cette belle maison où toutes choses reluisaient en beauté et en propreté. Et timidement elle osa appeler :

— Mariette !… Mariette !…

Sa voix faible s’éteignit dans un écho plus faible encore dans la vaste chambre aux portes closes.

Il faut croire, néanmoins, que sa voix fut entendue, parce que l’instant d’après une porte s’ouvrait pour livrer passage à une servante que Clémence se rappelait avoir vue. La servante, en apercevant la jeune paysanne assise dans le lit, esquissa un large sourire, et sans un mot tourna sur elle-même et disparut aussi prestement qu’elle était apparue. Clémence demeura interloquée, ses yeux énormément agrandis rivés sur la porte qui s’était refermée. Et elle demeurait encore raidie par la surprise, que la même porte s’ouvrit de nouveau et que parut la même servante. Celle-ci souriait toujours, et cette fois elle tenait dans une de ses mains un bol de porcelaine en lequel fumait un breuvage quelconque. Elle s’approcha du lit et offrit à Clémence le bol, invitant celle-ci, en sa langue que ne comprenait pas la paysanne, de boire ce breuvage qui lui ferait du bien.

Clémence comprit le sens de ces paroles, et elle but le breuvage qui était fort aromatisé, mais qui lui parut délicieux et rafraîchissant.

Quand elle eut vidé le bol, elle demanda à la servante :

— Où est Mariette, mademoiselle ?

Naturellement la servante ne comprit pas exactement ces paroles, mais connaissant le nom de Mariette, elle devina le sens de la question. Elle sourit davantage, murmura quelques mots inintelligibles pour Clémence, et doucement fit recoucher la jeune fille en lui faisant entendre qu’elle devait dormir encore et se reposer.

La servante avait l’air si bonne et si aimable que Clémence se laissa faire ; d’ailleurs le breuvage absorbé lui faisait déjà un curieux effet… elle sentait tout son être s’appesantir, et bientôt dans l’immense lourdeur qui l’enveloppa elle s’endormit.

Elle se réveilla pour la seconde fois au jour. Par les croisées ouvertes entraient à pleins flots la lumière et le soleil. Une brise caressante faisait battre les rideaux et osciller le calice des fleurs sur les étagères. Comme il faisait bon dans cette chambre, et comme il faisait beau dehors ! Clémence sourit longuement… elle se sentait si bien reposée… Mais l’inquiétude fit bientôt place au plaisir et au bien être : quoi ! Mariette n’était donc pas là encore ?

Comme le soir précédent elle appela sa sœur.

La même servante parut.

— Mademoiselle, voulez-vous me dire où est Mariette ? interrogea craintivement la jeune paysanne.

La servante sourit, prononça quelques paroles toujours incompréhensibles à Clémence, et sortit aussitôt.

— Bon ! pensa la jeune fille avec espoir, cette fois elle va chercher Mariette !

Non, ce ne fut pas Mariette qui entra peu d’instants après, ce fut la dame anglaise que Clémence reconnut. Malgré son désappointement, la jeune fille fut contente de revoir la maîtresse de la maison, au moins celle-ci la comprendrait.

— Oh ! Madame, allez-vous me dire enfin où est Mariette ?

Au lieu de répondre à cette question dont elle saisissait toute l’impatience et l’inquiétude, la bonne dame sourit et interrogea avec douceur dans un français à l’accent curieux pour la jeune fille mais qu’elle comprenait très bien :

— Êtes-vous bien reposée, Mademoiselle ?

— Oh ! oui, Madame, et je vous remercie de tout cœur. Vous êtes bien bonne. Seulement, je me sens encore un peu faible.

— Il faudra encore reposer toute la journée.

— Mais Mariette, madame… vous ne me dites pas où elle est : et si je la reverrai bientôt ?

— Elle est allée chercher votre père répondit évasivement la dame.

Cette réponse calma les inquiétudes de la jeune fille. Elle sourit et se laissa retomber sur l’oreiller…

— Reposez-vous encore, dit la dame. Tout à l’heure une de mes servantes vous apportera à manger. Demain, vous pourrez vous lever.

— Merci, madame. Mais lorsque Mariette reviendra, vous la ferez conduire ici, voulez-vous ?

— Certainement.

La jeune femme tapota les joues encore pâles de Clémence et se retira.

Longue et triste fut cette journée pour la pauvre Clémence, malgré la beauté riante de sa chambre, malgré les bontés et les attentions dont on l’entourait, malgré les bonnes choses qu’on lui fit manger. Elle pensait sans cesse à Mariette et à son père… elle ne cessait d’appeler Mariette. Souvent aussi sa pensée accourait près de sa mère, et de là encore lui venaient des angoisses mortelles. Ces heures de repos qui, somme toute, n’en était pas pour la jeune fille dont l’esprit demeurait obsédé et inquiet, parurent aussi longues à Clémence qu’avaient paru à Jaunart les heures interminables de son cachot. Enfin, Clémence vit venir le soir, mais non Mariette, hélas !

La dame anglaise vint rendre visite à la jeune fille pour lui dire que Mariette n’était pas revenue, mais qu’elle allait assurément revenir avant la nuit.

Ce soir-là Clémence se leva. Une servante l’habilla d’un magnifique peignoir de soie rose qui rendit la jeune fille toute confuse. On la fit asseoir sur un large fauteuil en face d’une croisée, par où entraient la brise et le parfum des fleurs du jardin. Elle regarda le jour s’éteindre peu à peu, elle écouta, amusée, les cris d’enfants qui jouaient dans la rue, elle s’émut aux chants multiples des oiseaux, et elle vit dans le ciel bleu s’allumer les premières étoiles. Ah ! qu’il aurait fait bon vivre là, si Mariette avait été près d’elle ! Mais Mariette ne revenait pas.

Plus inquiète que jamais, découragée, elle se laissa reconduire à son lit par une servante, mais avec la résolution bien prise de se mettre, dès le matin suivant, à la recherche de Mariette, si Mariette n’était pas revenue. Mais elle n’en dit rien à la dame anglaise qui vint encore une fois lui rendre visite, en lui assurant que son mari était en train de faire faire des recherches par la ville.

Clémence, ce soir-là, s’endormit avec un peu d’espoir au cœur. Mais à son réveil le lendemain, au petit jour, elle constata que Mariette n’était pas revenue. Elle n’y tint plus, et, nous l’avons dit, sa résolution était prise. D’ailleurs, elle se sentait forte et n’éprouvait plus aucun malaise.

Elle s’habilla lestement et, à pas feutrés, descendit en bas ; elle ne voulait pas prévenir les gens de la maison de son départ, par crainte qu’on ne voulût la retenir. Elle voulait revoir Mariette coûte que coûte, retrouver son père, puis regagner sa chaumière. Malgré toute la gratitude de son cœur pour les bonnes gens qui l’avaient hébergée, Clémence étouffait dans cette maison trop belle et trop riche. Le luxe ne s’accordait point avec ses goûts humbles, elle n’en avait pas l’habitude, et elle avait hâte de se retrouver sous le simple toit de chaume de la maison paternelle.

En bas, dans le hall tout sombre et silencieux, elle fut prise un peu de remords : partir ainsi à la sourdine sans faire d’adieux lui semblait mal. N’était-ce pas faire affront à la bonne dame qui l’avait soignée comme une enfant ? Partir sans dire où elle allait ne serait-ce pas causer à la dame une grande inquiétude qui pourrait la faire mortellement souffrir ? Oui, Clémence pensa à tout cela, mais toujours la crainte d’être retenue dans cette maison où elle n’était pas tout à fait à son aise, et surtout celle de ne pas revoir Mariette la déterminèrent à poursuivre son chemin.

La porte de sortie se trouvait devant elle. Elle vit la clef dans la serrure. Elle donna un tour très doucement pour ne pas faire de bruit et ne pas attirer l’attention. La porte fut ouverte et Clémence se trouva sur le perron. Mais là elle faillit bien tomber à la renverse d’émoi, car un homme était là, dans le jardin, un homme qui la regardait avec la plus profonde surprise : c’était le jardinier qui venait de commencer sa besogne du jour. Lui, après le premier moment de surprise, salua la jeune fille, sourit, et se mit à ratisser les allées du jardin. Alors Clémence comprit… Elle descendit les marches de pierre bleue et s’élança vers la rue.

Naturellement, ce ne fut pas sans quelque crainte que la jeune fille s’en alla ainsi à l’aventure ; mais elle avait pensé, la ville n’étant pas bien bien grande, que des gens la renseigneraient, lui diraient où travaillait son père, où était Mariette, peut-être. Que voulez-vous ? quand on n’a jamais connu la ville, on a de ces naïvetés faites à la vision des mêmes perspectives, et l’on s’imagine que les gens de la ville auront pour nous les mêmes attentions et même égards que ceux de notre village. On s’imagine encore que l’on dirigera ses pas dans les rues de la ville avec la même sûreté que sur le Chemin du Roi, que ces rues se ressemblent et qu’on n’a qu’à frapper à la première porte pour savoir où demeure son ami. C’est ainsi qu’en nos villes modernes on voit de pauvres paysans égarés errer de rue en rue, de ruelle en ruelle, sans arriver à dénicher le quidam qu’ils cherchent. Souvent l’indication qu’ils possèdent est trop vague et personne ne peut, malgré le meilleur vouloir… les mettre dans le bon chemin. Clémence se jetait dans les rues de la ville tout comme ces paysans ; mais comme eux aussi elle subit une grande déception.

D’une rue à l’autre, et tout comme sa sœur Mariette, l’avant-veille de ce jour elle s’égara, se perdit tout à fait. Comme Mariette encore, elle voulut revenir chez la dame anglaise, mais elle ne sut point retrouver son chemin. Et alors, elle fut prise par l’effroi et le désespoir.

Le soleil s’était levé. Les toits, les tourelles, les clochers que la guerre n’avait pas abattus s’empourpraient sous les rayons écarlates. Les citadins sortaient de leurs maisons et allaient à leurs affaires d’un pas pressé. Les boutiquiers ouvraient les volets de leurs établissements. Des cavaliers matineux passaient au petit trot de leurs montures. Bref la cité s’animait peu à peu et au plus grand désarroi de Clémence qui, trop timide, n’osait demander à personne le renseignement nécessaire pour retrouver la maison de la dame anglaise. Au surplus, les gens qu’elle croisait avaient un air si indifférent et, quelquefois si maussade, que Clémence n’osait même pas les regarder. Mais, par contre, elle regardait les cavaliers, pour la bonne raison que ceux-là ne la regardaient pas. Ayant pénétré sur une belle rue, elle vit là plusieurs de ces cavaliers qui, pour la plupart, allaient au pas de leurs chevaux. Ces gens semblaient se promener uniquement pour respirer l’air frais du matin ; elle remarqua aussi quelques gracieuses écuyères, vêtues de longues amazones, coiffées de petits chapeaux en feutre gris ou noir et d’une forme ronde. Mains gantées, manœuvrant la badine, se balançant sur la croupe de leurs montures ces femmes attiraient surtout l’attention de Clémence. Elle leur trouvait un air si heureux qu’elle était bien près de les envier. Là, sur cette rue, elle entendait résonner uniquement la langue anglaise. Oh ! si elle voyait, ainsi montée, la dame anglaise ! Elle saurait bien la reconnaître… Hélas ! non. Tous ces visages lui étaient inconnus. Mais si elle se trouvait revenue sur la rue de la dame anglaise ? Non… cette rue ne ressemblait pas à l’autre… à l’autre qu’elle pourrait reconnaître, lui semblait-il. Et elle regardait maintenant les belles maisons paisibles, avec leurs jardins et leurs arbres au feuillage tout frémissant.

Mais aucune de ces maisons encore n’avait de ressemblance avec celle de la dame anglaise. Et Clémence marchait… elle entrait dans une autre rue, moins belle, moins large, moins fréquentée, et, découragée tout à fait son cœur se glaçait. Pourtant, ce désespoir lui fit prendre la résolution d’interroger le premier passant…

Hélas ! la rue était déserte. Mais non, voici qu’un cavalier apparaissait à l’intersection d’une autre rue plus loin, et voici qu’il venait dans la direction de la jeune fille. Il approchait lentement et regardait droit devant lui. Son cheval était brun et d’allure fringante. Et à mesure qu’il approchait, Clémence pouvait le voir plus nettement. C’était un jeune homme, fort élégant et gracieux, serré dans une tunique de velours noir. Sous un chapeau de feutre gris s’échappaient les boucles de ses cheveux châtains. Clémence allait le croiser… elle lui décocha un long regard de curiosité. Avait-il fière mine un peu ce jeune homme ! Et il était tout jeune… un adolescent ! La rue était déserte, et dans une rue déserte un jeune homme doit nécessairement regarder la jeune fille qu’il y rencontre. Le cavalier regarda à son tour Clémence, Clémence qui, maintenant, marchait plus vite les yeux à terre. Et il parut tressaillir. Clémence était passée… Le cavalier se retourna sur sa selle et jeta un regard perçant à la jeune fille qui lui tournait maintenant le dos. Il arrêta son cheval, parut hésiter une seconde, puis d’une voix douce et agréable il appela :

— Mademoiselle…

Clémence s’arrêta net à trente pas environ du cavalier, et, rougissante, tremblante, elle regarda interrogativement celui qui l’avait interpellée. Or le cavalier descendit de cheval et, la rêne au bras, tirant sa bête après lui, l’inconnu s’approcha tout près de Clémence, la salua en retirant son feutre et en ébauchant une courte révérence.

— Je vous fais mes excuses, mademoiselle, balbutia le jeune homme l’air quelque peu embarrassé, mais votre vue vient de rappeler à mon souvenir une image dont on m’a fait l’esquisse hier. N’êtes-vous pas Mademoiselle Clémence ?

Mademoiselle Clémence !…

La jeune fille demeura interloquée, considérant avec la plus profonde stupéfaction ce beau cavalier inconnu qui, cependant, prononçait son nom ! Et lui aussi la considérait avec attention, une attention admirative… N’était-elle pas exquise cette enfant avec son beau visage de fleur qu’ombrageait le grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge ! La pauvreté de sa mise lui était une parure !

Aux temps anciens, que de bergères dans leurs haillons surpassaient en beauté et en grâce les princesses les plus admirées dans leurs luxueuses parures ! Si, des fois, la fleur sauvage a moins d’éclat que celle qui a reçu du jardinier un lit plus souple et un décor plus attrayant, n’exhale-t-elle pas, d’autre part, une grâce et une fraîcheur qui sur l’autre l’emportent de beaucoup ? La grâce de Clémence lui venait de la candeur de ses beaux yeux bleus, doux, profonds et purs. Elle venait encore de ce sourire timide et inquiet à la fois qui se jouait sur des lèvres qu’on eût dit tirées des pétales d’une rose. Et elle offrait encore cette beauté du teint et des lignes du visage comme on la découvre chez ces fillettes de dix ans, alors que l’ovale commence à se former doucement, discrètement. Et quel parfum de bonté et de vertu s’échappait de ce corps d’enfant issu des sillons généreux de la terre ! Beauséjour demeura lui aussi sans parole pour un moment, tellement il était fasciné par cette image rose et blonde que semblait animer un souffle de vie mystique. Et les yeux bleus de la jeune fille, quoique celle-ci parût très gênée, ne quittaient pas les siens. Il en devint aussi confus que celle qui tremblait devant lui. Il demanda encore, croyant qu’elle n’avait pas bien compris sa première question :

— N’êtes-vous pas la sœur de mademoiselle Mariette… la fille cadette du père Brunel qui travaille à la corvée ?

Le nom de Mariette et du père Brunel parut à Clémence une révélation.

— Oh ! Monsieur, s’écria-t-elle avec joie, vous connaissez Mariette ? vous savez où est mon père ?… Oui, je suis bien celle que vous avez appelée Clémence… Je suis la sœur de Mariette que je cherche… Je suis la fille cadette du père Brunel, mon pauvre vieux père, que je cherche aussi.

Quelques perles étincelèrent aux cils dorés de ses paupières.

— J’en étais certain, répliqua Beauséjour, car je vous ai reconnue de suite.

— Vous m’avez reconnue !…

La surprise et la confusion de Clémence redoublaient. Comment cet étranger pouvait-il la connaître et la reconnaître ? Elle attendait une explication, anxieuse et plus troublée.

— Votre père m’a parlé de vous mademoiselle, reprit le jeune étudiant. Il m’a tracé un si éloquent portrait de votre personne comme de votre sœur Mariette, que je ne pouvais ne pas vous reconnaître en vous voyant. De même je reconnaîtrais votre sœur.

— Vous la reconnaîtriez, dites-vous ? Vous ne l’avez donc pas vue, Mariette ?

Beauséjour vit dans ses grands yeux étonnés et lumineux une ombre d’angoisse.

— Hélas ! mademoiselle, je la cherche, ainsi que je vous cherchais.

— Vous me cherchiez !…

— Pour vous conduire à votre père.

— Ah ! vous savez où est mon père ?

Cette fois, l’angoisse fit place à une joie sans nom. Mais aussitôt son regard s’obscurcit sous la passée d’une nouvelle inquiétude, comme on voit un nuage passer dans le ciel bleu.

— Mais avant d’aller à mon père, balbutia-t-elle, il faut retrouver Mariette.

— Nous allons la retrouver. Seulement, mademoiselle, vous ne pouvez pas demeurer ici dans la rue, et vous avez l’air si fatiguée encore !

— C’est vrai, soupira la jeune fille avec un sourire triste. Pourtant, j’étais reposée ce matin quand je quittai la maison de cette bonne dame anglaise, mais voilà bien deux bonnes heures que j’erre çà et là par les rues de la ville où je m’égare de plus en plus. À propos, Monsieur, ajouta naïvement la belle enfant, pourriez-vous me reconduire chez cette bonne dame anglaise ?

Beauséjour sourit.

— Savez-vous son nom ?

— Hélas ! non, monsieur.

— Et la rue où elle demeure ?

— Pas davantage, répondit Clémence en rougissant de confusion.

— Voilà une dame assez difficile à retrouver, quoique, à dire vrai, il n’y ait là rien d’impossible. Mais si vous voulez avoir confiance en moi je sais une dame, mais une dame canadienne cette fois, qui se fera un plaisir de vous donner l’hospitalité et qui vous traitera tout aussi bien que votre mère.

— Mais Mariette ? mon père ?…

— Je sais où travaille votre père… Soyez tranquille quant à lui. Une fois que vous serez à l’abri et sous la protection de personnes qui auront pour vous tous les égards, je trouverai Mariette. Voulez-vous venir ?

Il lui tendit son bras avec une humble galanterie.

— Et où me conduirez-vous, Monsieur ? interrogea la jeune fille quelque peu méfiante.

— Chez ma tante qui habite aux Ursulines, c’est comme ma mère, elle sera aussi comme votre mère. Venez !

Il avait l’air si bon, si généreux, si brave. Clémence, plus gênée, plus confuse, passa son bras tremblant sous celui du beau cavalier. Lui, avisant un poteau de pierre, dit :

— Je vais laisser mon cheval ici, je reviendrai le prendre. Le couvent des Ursulines est tout près d’ici.

Il attacha la bête au poteau, la caressa de la main, lui dit quelques mots bienveillants qu’elle parut comprendre, car elle hennit doucement et encensa de la tête comme pour dire qu’elle attendrait volontiers le retour de son maître.

Bras dessus bras dessous, comme deux amoureux, le jeune homme et la jeune fille s’en allèrent, silencieux d’abord. Puis, Beauséjour se mit à parler de sa tante. Mme Laroche, qui était si bonne…

À la fin, la jeune fille se sentait toute contente, fière et heureuse d’avoir rencontré ce jeune et galant cavalier qui, elle n’en doutait plus, lui ferait retrouver son père et sa sœur. Au fond de son cœur se formulaient mille pensées de reconnaissance pour son protecteur, mais elle n’oubliait pas non plus de remercier Dieu de l’avoir secourue si opportunément.

Mme Laroche était une femme de soixante ans environ, mais encore fraîche et vigilante. C’était une femme d’une grande distinction de manières, et on la disait fort pieuse et très charitable. Elle reçut Clémence avec une bienveillance et une tendresse qui firent grandement plaisir à la jeune fille.

Lorsque le jeune homme eut confié à sa tante les détails de l’aventure arrivée aux deux jeunes filles, Clémence et Mariette, et quand il se vit rassuré sur le sort de Clémence, il prit congé pour se mettre immédiatement à la recherche de Mariette. Mais avant d’entreprendre ces recherches il pensa qu’il serait peut-être à propos d’aller à la brèche pour informer le père Brunel de sa rencontre du matin, et pour lui donner l’espoir que bientôt il pourrait embrasser ses deux filles. Il alla donc reprendre son cheval remonta dans les étriers et se dirigea vers la brèche.