La conquête du paradis/VI

Armand Collin (p. 74-83).

VI

LA MOUSSON

Le pavillon de tempête vient d’être hissé dans l’air étouffant, comme mort. Un coup de canon a été tiré et c’est à peine si l’atmosphère immobile le répercute. Tout Madras en est ému cependant et, malgré l’accablante chaleur, le sommet des remparts, et toutes les places d’où l’on découvre la mer, se peuplent d’une foule inquiète, composée d’Anglais autant que de Français, d’Hindous et d’Arméniens.

Le soleil brille encore de tout son éclat, et au zénith le ciel est pur ; mais à l’occident, comme si la mer était en ébullition, des fumées, de plus en plus épaisses, semblent sortir des flots et s’accumulent à l’horizon.

C’est l’ouragan périodique qui vient à sa date. Ainsi qu’un monstre déchaîné, il s’avance implacable, et déjà dévore l’azur.

Beaucoup de braves marins vont payer, peut-être, de leur vie, les retards de La Bourdonnais, qui, malgré la saison avancée, ont suspendu le départ de l’escadre. Maintenant, il est trop tard.

En toute hâte le commandant vient d’envoyer aux navires l’ordre de couper les amarres et de prendre le large, d’échapper ainsi à une perte certaine par une perte probable, de se jeter dans l’ouragan, enfin, pour ne pas être jeté par lui sur les côtes, et brisé.

Déjà les voiles se déploient sur les mâtures ; molles et tombantes, dans l’air sans souffle, elles font penser, à tous ceux qui les regardent, le cœur serré par l’angoisse, à des linceuls que l’on prépare.

Plus que tout autre, La Bourdonnais doit souffrir. Son esprit doit être tenaillé horriblement par les remords ; ces beaux navires sont comme ses enfants, c’est lui qui les a équipés, armés, presque construits ; il a guidé souvent leur majestueux essaim à travers les mers, dans les combats, dans les victoires, et maintenant par sa faute ils doivent faire face à un danger plus terrible que celui de la guerre ; les reverra-t-il jamais ?

Il est là debout sur le rivage, pâle, la bouche serrée, l’œil à la longue-vue, surveillant le sinistre appareillage.

Déjà le Duc d’Orléans est prêt. Il vire lentement sous l’absence du vent. Puis soudain ses voiles se gonflent ; la première rafale l’a saisi et il court une bordée qui le rapproche de la ville. L’équipage, alors, dans un hurrah, jette un adieu résigné et mélancolique à la terre ; la foule lui répond par un long cri de douleur, et le vaisseau prend son chemin vers l’ombre effrayante.

L’Achille part à son tour, puis le Bourbon, le Neptune, le Phénix, la Princesse-Marie, toute l’escadre ! Les voiles, que le soleil frappe encore, ont un éclat éblouissant sur le fond noir de l’horizon, puis elles entrent dans la pénombre, deviennent grises, et bientôt les vaisseaux s’enfoncent et disparaissent dans la nuit obscure qui semble les dévorer.

La foule, muette et immobile, a comme l’impression d’un immense suicide.

Une cloche se met à tinter dans la ville, pareille à un glas ; c’est à l’église du couvent des capucins où l’on commence des prières pour le salut des marins.

Voilà que le soleil est atteint, il devient pâle, puis sanglant, et la sombre houle des nuages le submerge. Une obscurité presque nocturne tombe sur la ville à travers laquelle la foule se disperse en hâte, sous les tourbillons de sable que les rafales intermittentes, qui tombent tout à coup, arrachent à la grève.

Et brusquement, dans un mugissement terrible, le vent fait irruption, avec la violence d’un fleuve au cours rapide. Les minces cocotiers ploient jusqu’à balayer le sol de leur tête échevelée. Toutes sortes de débris volent et tournoient dans l’air, et l’écume des lames est emportée aussi, comme une neige.

La tempête atteint vite son paroxysme ! Le ciel n’est plus qu’un vaste éclair et la foudre éclate de tous les côtés à la fois dans un fracas assourdissant.

En mer, c’est un chaos qui peut donner une idée des luttes élémentaires des premiers âges du monde ; des gouffres se creusent, et, comme si des volcans les soulevaient, des vagues monstrueuses s’élèvent, puis, avec un tumulte épouvantable, se versent en cataractes phosphorescentes et, dans une course vertigineuse, débordent les rivages, couvrent d’écume les quais et les remparts. Les nuages semblent la fumée flamboyante d’un incendie qui passe, et ils éclairent d’une lueur fantastique cet effroyable bouleversement, dont le vacarme est tellement surhumain qu’à l’entendre les oreilles humaines saignent.

D’heure en heure, de nuit en jour, la tempête se prolonge avec des apaisements momentanés et des recrudescences de fureur. Les lumières restent allumées dans les maisons où les habitants sont enfermés, pâles de terreur et les poumons oppressés par l’étouffante chaleur. Les murs tremblent ; les toits ruissellent et les chambres sont envahies par des hôtes inattendus et qu’en vain l’on s’efforce de chasser. Des torrents d’eau inondant leurs retraites, toutes les bêtes qui gîtent dans les crevasses, dans les caves et les recoins humides, se replient en désordre vers les demeures des hommes : les reptiles, les crapauds, d’innombrables lézards, courent, rampent sur le parquet, tandis que les murailles disparaissent sous le grouillement des cancrelats, des scorpions ; et le dégoût qu’inspire une telle compagnie s’ajoute à l’effroi et à l’énervement que fait éprouver l’orage.

Enfin, après la seconde nuit, la tempête se calme, le tonnerre cesse son vacarme, le déluge prend fin, et reptiles et insectes regagnent leurs pénates.

Dès que l’on peut mettre le nez dehors, un grand nombre de noirs apparaissent chargés de longues échelles, qu’ils appuient contre les maisons et qu’ils gravissent lestement. D’autres jaillissent des mansardes, découvrant leurs dents blanches dans un large rire en se glissant sur les toits.

Il s’agit d’une pêche des plus originales, celle des poissons, d’assez forte taille, que la violence du vent, ou on ne sait quel phénomène, transporte, pendant les tempêtes, sur les toits et les terrasses.

Bientôt les fenêtres se rouvrent, les rues ravinées et bouleversées se repeuplent ; l’on court à la grève jonchée de débris et où s’échouent toutes sortes d’épaves de mauvais augure, et de nouveau les regards anxieux interrogent la mer déserte.

Du haut du fort Saint-Georges, derrière la fenêtre grillée de l’appartement qui leur sert de prison, le major général de Bury et ses compagnons de captivité regardent, eux aussi, avec une inquiétude poignante l’Océan encore tout blanc d’écume. A-t-il tout englouti ? l’escadre française n’est-elle plus qu’un souvenir ?

Le brave ingénieur Paradis ne peut calmer son indignation ; sa face énergique, un peu congestionnée, est toute froncée par la colère, et, avec son léger accent suisse, il ne cesse de mâchonner des jurons.

— Que le grand diable d’enfer emporte cet amiral de malheur ! grommelle-t-il ; nous aurions bien pris Madras sans lui, et nous ne serions pas dans un pareil pétrin. Cette gueuse de forteresse serait à bas, au lieu de nous tenir là penauds et rageant comme des rats pris au piège.

— Le sort de ces pauvres officiers des navires et de leurs matelots, qui sont peut-être, pour la plupart, à l’heure qu’il est, entamés par les poissons, me fait oublier les ennuis de notre situation, dit Bury. Qu’un commandant d’escadre ait pu à ce point compromettre la sûreté de ses vaisseaux, c’est ce que je ne peux comprendre. S’il est vraiment assez infâme pour avoir vendu sa complaisance aux Anglais, et assez criminel pour, ayant d’un côté la vie de ses hommes et de l’autre un méchant million, avoir laissé pencher la balance du côté de l’argent, il mérite vraiment d’aller bouillir dans la marmite où le souhaite Paradis.

— L’absence de nouvelles et l’incertitude où elle nous plonge me font bouillir le sang, à moi, dit de La Touche en se promenant à grands pas.

— Et moi, l’absence de sorbets me met le gosier en feu, s’écria Changeac ; puisque ce Judas breton s’est chargé de nous, il devrait bien nous faire monter quelques rafraîchissements.

— Il veut nous faire crever de soif, grogna Paradis. Je le traitais mieux quand il logeait chez moi à Oulgaret. Ah ! si j’avais su !

De La Touche s’était rapproché de la fenêtre :

— Voyez donc, messieurs, dit-il tout à coup, n’est-ce pas notre ennemi qui s’agite là-bas sur la grève ?

— Où est-il, que je vomisse sur lui des malédictions ? cria Paradis.

— Il doit être dans ses petits souliers, dit Bury ; sa responsabilité est grande, et l’on dirait que la mer lui rend ses vaisseaux à l’état de bois à brûler.

Les têtes des prisonniers se pressaient aux barreaux de la fenêtre, cherchant à comprendre, malgré l’éloignement, ce qui se passait sur le rivage. Toutes les chelingues semblaient détruites ; car l’on mettait à la mer les catimarons, ces sortes de radeaux composés de trois pièces de bois et qu’un seul homme fait manœuvrer à l’aide d’une pagaie. Ils s’en allaient à la découverte sur les flots encore agités, paraissaient et disparaissaient dans les creux et sur les crêtes.

D’énormes épaves s’échouaient sur le sable ; des mâts rompus, des chaloupes brisées et, à ce qu’il semblait, des cadavres. À un certain moment, tout l’intérêt de la foule se porta vers un débris flottant, bouée ou panier, qui soutenait sans doute un naufragé.

L’horizon demeurait désert, aucune voile n’apparaissait.

Vers le soir, un catimaron reparut chargé d’hommes. Les prisonniers en comptèrent huit se profilant sur les clartés du couchant. Le noir qui dirigeait le radeau les amena, non sans peine, jusqu’au rivage, où ils furent entourés et enlevés par les assistants.

— Ils sont sauvés au moins ceux-ci ! s’écria Bury qui, ainsi que ses compagnons, suivait toutes ces scènes avec la plus vive émotion.

— Ils vont donner quelques nouvelles des autres, dit de La Touche ; c’est vraiment cruel de nous laisser ainsi ignorer le sort de nos frères !

Ils continuèrent à regarder jusqu’à fatiguer leurs yeux, mais la nuit vint, tout se brouilla, et ils ne virent plus que des lumières courant ou stationnant le long de la dernière lame, dont les blanches cascades d’écume restèrent longtemps visibles.

Lorsqu’il ne fut plus possible de rien découvrir, Paradis ne put maîtriser un accès d’indignation, il se mit à secouer la porte, verrouillée extérieurement, à la frapper de ses poings fermés en criant et en appelant. À la grande surprise de ses compagnons qui s’efforçaient de calmer cette violence inutile, une voix amie répondit à Paradis, et, avec le soldat de garde qui apportait des lumières, Kerjean s’élança dans la chambre.

— Salut, messieurs, s’écria-t-il, j’ai pensé que vous deviez souffrir mille morts d’être là sans nouvelles au milieu de tant d’événements : aussi j’ai séduit les geôliers et forcé la consigne pour vous en apporter.

Toutes les mains se tendirent vers le jeune officier ; la même question s’échappa de toutes les bouches :

— Que sait-on de l’escadre ?

— De bien tristes choses, et l’on ne sait pas tout encore. Le Duc d’Orléans a sombré et tout l’équipage a péri, plus soixante prisonniers anglais ; huit hommes seulement, cramponnés à des épaves, ont été recueillis par un catimaron. De nos captures anglaises une seule, la Princesse-Marie, est encore à flot, complètement démâtée, avec huit pieds d’eau dans sa cale. Les deux autres, l’Advice et la Marie-Gertrude, ont coulé avant d’avoir pu quitter la rade. Le Phénix, perdu corps et biens. Le Bourbon a été aperçu, à la pointe de Saint-Thomé, n’ayant plus que son mât de misaine et fatiguant d’une manière terrible. De l’Achille et du Neptune on ne sait rien encore. Enfin plus de douze cents hommes perdus jusqu’à présent, voilà la vérité, messieurs.

— C’est horrible, s’écria Bury en se laissant tomber sur un siège.

Il y eut un long silence de consternation ; le brave Paradis se cachait pour essuyer ses larmes.

— Et que dit de cela La Bourdonnais ? demanda enfin de La Touche.

— L’amiral est consterné, et je crois que nous serons bientôt débarrassés de lui. Mais j’y songe, vous ne savez rien depuis que ce misérable vous tient sous les verrous ? Voici le nouveau : des instructions complémentaires sont arrivées de France donnant tout pouvoir à mon oncle Dupleix et au Conseil supérieur ; La Bourdonnais a seulement voix délibérative, mais doit se soumettre aux décisions prises.

— Voilà qui est écrasant ! s’écria Changeac.

— L’amiral résiste encore ; mais le fond de sa pensée lui est échappé après boire ; il s’est écrié, paraît-il : « Mon affaire est sale ! j’ai agi trop vite ; mais je sais un moyen de me tirer de là ». Et il dit à qui veut l’entendre qu’il donnerait un bras pour ne jamais avoir mis les pieds à Madras.

— Ce bras-là aurait sauvé sa tête, qui n’est pas solide sur ses épaules, grommela Paradis.

— Ce qui l’écrase, continua Kerjean, c’est la ruine de son escadre, il faut qu’il cède à présent et qu’il parte au plus vite avec les débris de ses vaisseaux. Mais il nous laisse dans une jolie situation ! Si le coup de vent n’a pas épargné Pondichéry, où sont mouillés le Lys, le Saint-Louis et la Renommée, nous n’avons plus un navire sur la côte de Coromandel et l’escadre anglaise, à l’abri dans un port sûr, existe dans son entier, et va nous tomber dessus au premier jour.

— Et les canons prêtés par Dupleix, s’écria Bury, ils étaient sur les navires et sont au fond de l’eau à présent.

— Sans compter cinq cents hommes du contingent de Pondichéry que La Bourdonnais, pour mieux nous tenir, avait embarqués, ajouta Kerjean.

— De sorte que la capitale de l’Inde française est à l’heure qu’il est sans défense, conclut de La Touche.

— Eh bien, nous sommes là ! s’écria Paradis, en se levant ; sous les ordres d’un gouverneur comme Dupleix, on fait l’impossible, et nous le ferons, nous battrons les Anglais et les Maures avec !

— Tu es un vaillant, toi, et tu as raison, dit Kerjean, en embrassant Paradis ; voilà ce qui s’appelle parler, et le découragement n’a jamais servi de rien. Maintenant, messieurs, je dois vous faire mes adieux, je pars cette nuit, avec de Bussy et ses volontaires, pour Pondichéry. Nous allons par terre puisqu’il n’y a plus de navires. Si vous avez des commissions pour la capitale, faites-les-moi tenir dans une heure. Je vous dis : À revoir et à bientôt. Quel qu’il soit, le dénouement ne peut plus tarder, et votre captivité touche à sa fin. Votre indigne geôlier va être forcé de quitter la place. À revoir donc, messieurs, et bon courage !

Après avoir serré les mains de ses amis, le jeune officier s’éloigna rapidement.