La besace de haine/Maître et factotum

Éditions Édouard Garand (p. 8-12).

— II —

MAÎTRE ET FACTOTUM


Deschenaux, secrétaire et factotum de l’intendant-royal François Bigot, puisque c’était lui, paya le carafon d’eau-de-vie, puis il entraîna les deux bravi dehors. Là, à la lueur douteuse d’une lanterne qui éclairait l’entrée du taudis de la mère Rodioux, il remit à Pertuluis la somme de cent livres, comme il avait été convenu. Puis il s’en alla, tandis que les deux grenadiers, avant que l’heure fût venue d’aller accomplir la sombre besogne pour laquelle on venait de leur payer la moitié du prix, rentraient dans le cabaret pour continuer à « se rattraper ».

Si nous suivons Deschenaux, nous pénétrerons avec lui dans le Palais de l’Intendance où il trouva François Bigot en entretien particulier avec Varin et Vergor. Disons seulement que les trois hommes discutaient sur le paiement de la solde aux soldats qui revenait de Carillon. Ces soldats n’avaient pas encore reçu la moitié de leur solde, et depuis leur retour ils ne cessaient de réclamer auprès des autorités et de la trésorerie leur paye que leur garantissait le roi de France. De fait le roi avait fait parvenir au trésorier Varin la somme nécessaire au paiement des services rendus par ses régiments, c’est-à-dire les troupes régulières. Quant aux miliciens, leur solde était tirée des revenues créés par le service des finances du pays ; or comme les revenus de ces finances étaient généralement accaparés par les fonctionnaires, qui ne manquaient pas, eux, de toucher régulièrement leur émoluments excessifs en même temps qu’un casuel effrayant et honteux, il arrivait le plus souvent, pour ne pas dire toujours, que les milices rentraient dans leurs foyers sans leur paye. Il n’en était pas de même des soldats de métier envoyés par le roi : ceux-ci étaient plus particuliers sur l’octroi de leur dû. Mais il était arrivé et il arrivait encore que les dispensateurs des deniers du roi en Canada trouvaient un joint et des prétextes pour ne pas payer entièrement cette solde. Et voilà que Bigot, qui depuis deux ans avait accaparé toutes les finances du pays et qui dirigeait tout le commerce avec le concours de cet être vil et crasseux qu’était Varin, et de cet esclave ignoble qu’était Vergor et qui agissait comme enquêteur militaire, voilà donc que Bigot cherchait encore des prétextes pour ne pas distribuer aux soldats du roi leur solde entière. Sur les cent mille livres que le roi avait envoyées pour défrayer les dépenses et payer les services de ses régiments, les trois coquins cherchaient une combinaison pour fourrer dans leur gousset une somme d’au moins cinquante mille livres. Or, à l’entrée de Deschenaux, les trois complices avaient sur leurs lèvres un si large et si joyeux sourire, qu’il faut en conclure qu’ils avaient réussi à trouver le joint : c’est-à-dire tromper le roi et tricher le soldat de la moitié de ce qui lui était dû.

Pour un moment les affaires sérieuses furent mises de côté et l’on parla femmes, plaisirs et festins. Puis Varin et Vergor se retirèrent. Alors Bigot aspira longuement une prise de tabac, fit asseoir son secrétaire près de lui et demanda avec un sourire tranquille :

— As-tu trouvé au rendez-vous le digne « chevalier » et son compère ?

— Oui, et ça n’a pas été difficile de les embaucher, répondit Deschenaux sur un ton rogue et l’œil durement froncé.

— Mais alors pourquoi cet air sombre que je te vois, mon ami ?

— Pourquoi ? Parce que les deux coquins m’ont reconnu.

— Oh ! oh ! fit Bigot sans pourtant marquer de surprise. Et peux-tu expliquer comment il est arrivé que ces bravi t’aient connu ?

— Pas le moins du monde. Est-ce que je les ai jamais connus moi-même que par le portrait que vous m’en avez fait. Je n’y comprends rien.

— Naturellement, s’ils te connaissent, ils ont bien deviné qui tu représentais dans cette affaire ?

— Naturellement, admit Deschenaux.

— Ah ! ça, nous voici encore avec des complices qui peuvent devenir dangereux ; que penses-tu, mon ami ?

— Il est sûr que ces hommes seront à craindre. Aussi, ai-je songé à m’en débarrasser.

— Oui, après l’affaire, observa Bigot en fronçant le sourcil. Par Notre-Dame ! à l’avenir, il faudra éviter que nos besognes secrètes soient confiées à des mains qui peuvent ensuite se dresser contre nous. Je me souviens trop de cet imbécile de Lardinet qui a failli nous faire repasser en France et nous envoyer à la Bastille. Donc, aussitôt cette affaire réglée, arrange-toi pour qu’il ne soit plus jamais entendu parler de ce Pertuluis et de ce Regaudin.

— J’ai un projet, répliqua sombrement Deschenaux, mais comment et quand l’exécuter reste à trouver !

— Comment faire disparaître ces deux chenapans, dit Bigot, je le sais. Et quand ?… demain et pas plus tard ! Cette besogne, qui ne peut être absolument dangereuse pour notre sécurité, je vais la confier à de Loys et à mes gardes.

— Tiens ! dit Deschenaux en riant, c’est bien trouvé. De Loys s’occupera de cette besogne comme s’il s’agissait de deux voleurs ou bandits qu’il importe de tuer au coin d’un bois et dont on abandonne les chairs maudites aux corbeaux.

— Enfin ! dit Bigot avec un soupir de satisfaction et en se levant pour se mettre à marcher dans ce grand salon luxueux où, un soir de septembre de 1756, nous l’avons vu en extase devant le magnifique portrait de Mme de Pompadour, demain, oui demain, cette nuit même nous serons débarrassés du dernier ennemi et d’un ennemi excessivement dangereux, ce capitaine Vaucourt. J’avais réussi à le faire envoyer à Carillon espérant qu’il y serait tué, mais il faut admettre que le diable l’a protégé. N’importe ! cette fois ce sera fini, bien fini !

— Oui, dit Deschenaux avec un sourire affreux, Jean Vaucourt, qui vous a sans cesse soupçonné d’avoir tué ou fait tuer son père… Jean Vaucourt, qui avait juré votre perte et la mienne pour sa propre vengeance… Jean Vaucourt, qui depuis deux ans, était notre spectre et notre cauchemar… Jean Vaucourt ne sera plus de ce monde lorsque sonnera la onzième heure de cette nuit ! Mais vous oubliez qu’il reste, aux Indes, un homme non moins dangereux et qui…

Bigot se mit à rire doucement.

— Tu veux parler de Maubertin ?… Au fait, je ne t’ai pas appris une excellente nouvelle que j’ai reçue aujourd’hui même, nouvelle qui m’instruit que le comte de Maubertin est décédé à Chandernagor à la fin de juillet d’une fièvre maligne. Oui, mon ami, cette fièvre, m’assure-t-on, a tué le cher comte en trois jours !

— Oh ! oh ! s’écria Deschenaux avec ravissement, est-ce que le ciel enfin se met d’accord avec nous ?

— Je le pense, sourit avec sarcasme l’intendant. Nous voilà donc défaits de tous nos ennemis, puisque tu tiens en ton pouvoir Héloïse de Maubertin depuis deux mois.

— Héloïse Vaucourt, voulez-vous dire ? sourit cruellement Deschenaux. Vous vous trompez en disant que je la tiens en mon pouvoir ; dites plutôt en celui de mademoiselle Pierrelieu.

— Ta fiancée ?

— Hélas ! si elle n’était pas si jalouse !

— Bon, bon, je vois ce que c’est, se mit à rire sourdement Bigot ; par crainte que tu ne t’amouraches de la belle Héloïse, elle t’en défend l’approche !

— Hélas ! je ne peux même la voir.

— Et tu enrages ?

— Dame ! n’est-ce pas un morceau à prendre du bout des doigts ?

— Peut-être, sourit l’intendant. Quand il s’agit de femmes, c’est comme des jouets : il faut tenir compte du goût !

— Vous n’allez pas me faire penser qu’Héloïse vous déplairait ?

— Déplaire, en ce sens est un mot forcé. Mais quel plaisir à trouver avec des prudes de cette sorte ?

— Vous n’aimez pas déchirer les soies fragiles ?

— Mon ami, j’aime le confort à table et me servir sans effort.

— Pourtant, plus on a de peine à acquérir un bien longuement envié, mieux on le goûte une fois qu’on le tient !

— Je ne dis pas. Vois-tu, moi, je préfère qu’un fruit me tombe dans la bouche plutôt que de me le mettre de force sous la dent.

Ces paroles font voir un côté du caractère de cet homme, qui s’efforçait en tout temps, partout et en tout de faire venir à lui les meilleures choses de ce monde. Il s’efforçait sans laisser voir l’effort. C’était la vanité de cet homme excessivement actif et travailleur. Il voulait qu’on pensât que sa seule personne possédât l’aimant de lui attirer femmes et fortune. Il affectait donc de mépriser la femme — telle Héloïse de Maubertin — qui, honnête et vertueuse, évitait le contact de ces hommes de la débauche. Par contre il admirait, s’il ne l’adorait pas, Mme Péan qui, moins farouche, se jetait dans les bras des hommes qui pouvaient lui conférer les honneurs et apporter à son mari la fortune.

Et Deschenaux, qui connaissait parfaitement son maître, répondit avec un sourire sardonique.

— En ce cas, monsieur l’intendant, si je me réserve ce fruit, je compte bien que vous n’en éprouverez aucun mécontentement !

— Comment donc ! s’écria Bigot en riant. Mais c’est une proie qui t’appartient, tu en es seigneur et maître, et bien osé celui qui en réclamerait une part !

Il s’arrêta pour demander, narquois :

— Ne vas-tu pas t’exposer aux colères de mademoiselle Pierrelieu ?

— Mademoiselle Pierrelieu ? fit Deschenaux avec dédain. J’en suis fatigué, énormément lassé !

— Mais elle est ta fiancée, malheureux !

— Hé ! quand serait-elle ma femme, vais-je lui devenir esclave ?… à moins que j’en fasse ma servante !

— Elle ne sera que ce que tu la feras toi-même !

— Eh bien ! elle sera ma servante…

— Oh ! mais elle résistera d’abord.

— Tant mieux, je veux la briser !

— Bon, je vois, sourit Bigot, tu as décidé de casser les premiers liens.

— Justement. Je ne sais pas encore comment je m’y prendrai, mais je réussirai. Car, voyez-vous, Héloïse, une fois libre de ses propres liens, je me présente !

— Veuve et orpheline, dit Bigot, de plus, riche de la fortune de son père… je te félicite, ami !

— Merci. Maintenant je me rends chez Hortense si mes services près de vous ne sont plus requis.

— Non, plus du tout, ami. Bonsoir.

Deschenaux quitta le salon et le Palais.


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Pauvre Héloïse de Maubertin, veuve et orpheline ! Et, devenue la proie de bêtes fauves, elle n’aurait personne, pas un ami peut-être, pour la protéger ou la défendre !

Et, de fait, depuis deux mois elle était tombée entre les mains de ses ennemis, ou mieux entre les mains des ennemis implacables de son mari, Jean Vaucourt.

Qu’était-il donc survenu ?

Depuis cette nuit de septembre 1756 où,[1] au cours d’un festin qu’avait donné le munitionnaire Cadet en sa belle demeure, Jean Vaucourt avait souffleté publiquement le jeune vicomte de Loys, celui-ci était devenu la proie d’une telle haine contre le capitaine canadien qu’il avait failli en faire une maladie. Il n’avait depuis lors eu de cesse qu’il ne se vengeât du capitaine.

Ce soufflet exigeait du sang, et le vicomte avait juré sur ses grands dieux qu’il aurait le sang de Jean Vaucourt. Et il avait juré alors que la jalousie avait décuplé la haine quand, au nom du gouverneur de la colonie, il avait vu Rigaud de Vaudreuil informer Jean Vaucourt qu’il était nommé pour remplacer M. de Croix-Lys au poste très important de Capitaine des gardes du Château Saint-Louis.

De ce jour, de Loys avait uni sa haine à celle de Bigot que le nouveau capitaine des gardes avait hautement outragé, en le menaçant de le mettre aux arrêts et de le tenir responsable de la mort de son père. Bigot n’avait jamais ressenti autant de rancune que cette nuit-là, et il s’était de suite juré que le fils suivrait son père dans la tombe. Puis le maître et le valet, c’est-à-dire de Loys, avaient associé leur vengeance.

Mais durant les deux années qui suivirent jamais il ne fut possible à l’un ou à l’autre de porter une main attentatoire contre le capitaine Vaucourt.

Une fois, Bigot avait dit au vicomte, qu’ils s’entretenaient de leur haine et de leurs projets de vengeance :

— Moi, je prendrai sa vie, toi, tu prendras sa femme… que dis-tu ?

De Loys avait accepté ce marché qui le satisfaisait outre mesure.

Puis, Deschenaux ayant été mis au courant de cette entente, il avait dit :

— Monsieur l’Intendant et vous, vicomte, si mes services pouvaient vous aider dans l’accomplissement de cette double besogne, je vous prie de compter sur moi.

Le pacte avait été scellé.

Donc deux années s’étaient passées sans que jamais la moindre occasion ne se fût présentée pour permettre aux coquins d’accomplir leur œuvre odieuse.

Disons que c’était un très haut poste que celui occupé par Jean Vaucourt. Le Capitaine des Gardes était comme le représentant direct du gouverneur à Québec, lorsque le Marquis de Vaudreuil s’absentait. Du Capitaine des gardes, qui était en même temps lieutenant de police, relevait l’administration policière de la ville, il pouvait également émettre des décrets et règlements municipaux et voir à leur application. Les officiers chargés de ces règlements et décrets, dont l’un portait le titre de « maire de la cité », n’étaient que de pauvres subalternes qui obéissaient de l’œil et du geste, soit à M. de Vaudreuil, soit à M. Bigot ou même à quelque autre fonctionnaire plus important. Mais ce maire de la cité était avant tout un subalterne direct du Capitaine des gardes de qui il prenait ses ordres et ses instructions. Le poste de Capitaine des gardes était même plus élevé que celui de l’Intendant-royal, en ce sens que l’autorité du Capitaine était plus reconnue des administrés que celle de l’intendant qui, tout au plus, n’était censé être qu’un administrateur des finances de la colonie. Il n’était donc pas facile de s’attaquer impunément à un capitaine des gardes, et il n’était pas facile de l’aborder non plus, attendu qu’il était sans cesse entouré de ses gardes qui lui étaient très dévoués.

Bigot, de Loys et Deschenaux, et nous pourrions ajouter Cadet qui, naturellement, secondait en toutes choses ses associés, avaient donc dévoré leur haine en silence, mais sans cesser de guetter l’occasion de frapper et de frapper une fois pour toutes.

Sur ces entrefaites, était survenue au printemps de 1758 la marche terrible des armées de la Nouvelle-Angleterre contre les frontières canadiennes. Comme on manquait de soldats, Bigot avait réussi à faire enrégimenter tous les gardes du Château et du Fort Saint-Louis avec leur capitaine. Il avait fortement espéré que Jean Vaucourt ne reviendrait pas vivant de cette campagne, dans laquelle à peine quatre mille soldats et miliciens entraient en ligne contre une armée de quinze mille hommes.

C’était une occasion inespérée qui s’était présentée pour les ennemis du jeune capitaine. Mais il faut dire qu’ils avaient été aidés en cette circonstance par Jean Vaucourt lui-même. En effet, dès qu’il avait appris que le pays était menacé et susceptible d’être emporté d’assaut par les Anglais, il avait offert le concours de son bras.

Et dans une conférence avec M. de Vaudreuil il avait dit :

— Monsieur le marquis, durant la campagne il ne restera à Québec que des femmes, des enfants et quelques vieillards. Un capitaine et ses gardes n’y auraient pas même de quoi à s’y désennuyer, sans ajouter que le pays a besoin de nous. Je confierais donc l’administration et la surveillance de la cité à M. Bigot qui a pour le seconder ses gardes et cadets.

Le gouverneur avait accepté cette proposition à la plus grande joie de Bigot qui, une fois encore, réussissait à garder près de lui ses gardes et cadets, qui formaient une compagnie de soixante jeunes hommes commandée par le vicomte de Loys et le chevalier de Coulevant. C’était un déshonneur et une honte de garder en la cité pour y continuer leur vie de dissipation de jeunes soldats et de jeunes officiers, quand on envoyait à la guerre des époux, des pères dont beaucoup dépassaient l’âge mûr. Mais Bigot et consorts étaient au-dessus du deshonneur et de la honte : c’étaient deux mots qui étaient rayés de leur vocabulaire et de leur conscience.

Jean Vaucourt, à la tête de ses gardes et d’un bataillon de miliciens, était donc parti pour Carillon.

Alors de Loys avait dit à Bigot :

— Maintenant que votre vengeance est à peu près satisfaite ou en bonne voie d’être satisfaite, il importe de satisfaire la mienne !

— C’est juste, avait répliqué Bigot. Tu veux la femme de Vaucourt ? Eh bien ! prends-la. Je te fais lieutenant de police et tu pourras agir à ta guise sans qu’on ait à redire.

De Loys triomphait !


  1. Voir “La Besace d’Amour” paru dans cette collection, envoyé franco par la poste contre 30 cts.