La besace de haine/L’embuscade

Éditions Édouard Garand (p. 16-24).

— IV —

L’EMBUSCADE


Deschenaux avait dit aux deux bravi :

— Dix heures… au bois de Sillery…

À neuf heures, Pertuluis commanda un dernier carafon que lui et son « écuyer » Regaudin burent tranquillement, puis tous deux quittèrent la taverne pour aller accomplir leur nocturne et lugubre besogne.

Les deux compères titubaient légèrement et leur langue avait l’air de s’empâter quelque peu.

— Pertuluis… bredouilla Regaudin, avant de me rendre là-bas, je voudrais me confesser !

— Ventre-de-grenouille ! grogna « le chevalier », crois-tu aller chez le diable que tu veuilles demander l’absolution de tes péchés ?

— Il est vrai que j’en ai peu sur la corde et qu’ils ne sont pas bien lourds, puisque la corde ne me paraît pas fléchir encore ; mais voilà, tuer comme ça un pauvre blessé…

— Ah bah ! deviens-tu un peu bigot, pauvre Regaudin… un pauvre blessé qui, peut-être, ne demande qu’à mourir ! Cet aimable Deschenaux n’a-t-il pas dit que c’était un acte charitable de notre part ?

— L’a-t-il dit ? Je ne me rappelle plus. Tout de même je n’ai pas très confiance en ce monsieur Deschenaux. Il n’est pas le pape, j’imagine, et il ne peut avoir le pouvoir d’absoudre ! Car je sens moi, tout charitable que peut être cet acte, qu’il n’en constitue pas moins un péché mortel !

— Es-tu fol ou saoûl, pauvre Regaudin ? répliqua Pertuluis. Ce péché, si péché il y a, ne peut être que véniel, puisque l’homme est à demi mort.

— Tiens ! tu as peut-être raison, je n’avais pas pensé à cela !

— C’est pourtant bien simple de raisonnement. Je conçois qu’il y aurait péché mortel à lui enlever sa vie entière ; mais vu qu’il n’en a plus que la moitié…

— Oui, oui, mon cher Pertuluis, tu parles comme un théologien, et j’admets que ce ne sera qu’un péché véniel.

— Et, par le ventre de Bigot ! Regaudin, si tu as un péché véniel qui t’embarrasse un tant soit peu, fie-toi à moi, j’ai pouvoir d’absoudre ces petites bêtes-là !

— Merci, mon vieux, je me sens déjà soulagé. Tout de même, je crains bien qu’il n’y ait quelque chose de mortel dans cette affaire que nous avons entreprise, j’en ai comme le pressentiment !

— Est-ce la peur que tu entends par pressentiment ?

— La peur ! se récria Regaudin en haussant sa taille avec dignité. Regarde-moi en face, Pertuluis !

— Ou bien… l’eau-de-vie ?

— J’en ai peut-être bu un peu plus que la mesure de deux dés, confessa humblement Regaudin.

— Et moi donc, j’ai peut-être bien vidé la mesure de quatre ou cinq dés…

— Ajoute six, mon cher, car tu louvoies un peu !

— Et tu caracoles, Regaudin !

— Oui, mais ma tête est toute là !

— Mais point ton cœur qui s’offusque rien qu’à un pauvre petit péché véniel !

— C’est parce que je suis honnête, Pertuluis. Et puis, ma mère m’a toujours mis en garde contre le péché !

— Ta mère aurait dû te mettre en garde contre la peur d’abord !

— Encore ? s’écria Regaudin qui s’échauffait.

Disons ici que les deux amis se prenaient fort souvent de chicane qui ne tournait qu’en chiquenaudes, lorsqu’ils avaient bu un peu plus que modérément et qu’ils entraient dans une discussion.

— Ventre-de-mouton ! tu as peur, sinon tu ne parlerais pas de chose mortelle !

— J’en parle, pour la bonne raison que tu es sol (soûl) et que tu n’as qu’un bras… et il y aura là huit gardes, peut-être dix !

— Des éclopés ! fit Pertuluis avec mépris.

— Qui l’a dit ? un individu qui se fiche pas mal de notre peau !

— N’importe ! tu sais bien que Pertuluis en vaut vingt comme ceux-là que nous allons rencontrer.

— Oui bien, si ce sont des éclopés, des gens à demi morts !

— Je te dis que non, Regaudin ! tonitrua Pertuluis.

— Je te dis que si, Pertuluis ! nasilla Regaudin.

— Vermine ! ne me fais pas enrager.

— Ne me traite pas de vermine, crapaud, car je mords !

— Veux-tu, Regaudin, que je t’écorche vivant et que je fasse de ta peau des cravaches à fouetter les imbéciles ?

— Je te mangerai les tripes, Pertuluis, avant que tu n’aies touché à ma peau !

— Regaudin, à l’ordre ou je te saigne comme cochon à la foire !

— Assez, Pertuluis, sinon je t’arrache la langue que je jette sur un fumier !

— Regaudin, hurla Pertuluis en s’arrêtant net et en saisissant son compagnon à la gorge, rentre cette injure, ou je t’enfonce les yeux dans le ventre !

— Pertuluis, râla Regaudin, lâche-moi, ou j’appelle à l’assassin !

— Regaudin, je te flanque…

— Pertuluis, je te…

— Regaudin…

— Pertu

— Mort aux gueux ! clama tout à coup une voix de tonnerre.

Avant que Pertuluis et Regaudin eussent abandonné leur étreinte, cinq ou six ombres humaines apparaissaient au détour d’une ruelle sombre et, armées de poignards, se jetèrent sur les deux grenadiers.

Ceux-ci n’eurent que juste le temps de dégainer, même que Pertuluis eut le bras droit quelque peu endommagé par la lame d’une dague.

Il poussa un juron formidable.

— Chiens ! cria-t-il, vous voulez donc me prendre l’autre bras ? Attendez, on va voir…

La même voix de tonnerre clama encore :

— Crachez les cent livres et on vous lâche !

— Cent livres ! ricana Regaudin en fonçant la rapière à la main. Tenez ! venez les prendre…

En même temps la pointe de sa rapière s’enfonça dans un ventre.

— Bravo, Regaudin ! cria Pertuluis. Tiens ! en v’là un autre…

La rapière de Pertuluis crevait une autre panse.

Mais à la minute même les autres détrousseurs prenaient la peur au diable et s’éclipsaient dans l’obscurité.

— Et ceux-là ? interrogea Regaudin en tâtant les deux malandrins tombés sur le pavé de la rue.

Pertuluis se baissa à son tour et les tripota de sa main droite.

— Plus bons à grand’chose, grogna-t-il. L’un n’a plus qu’un souffle, l’autre a passé la barrière… Allons-nous-en, Regaudin, sinon nous serons en retard !

Les deux grenadiers poursuivirent leur chemin.

— Voilà qui est venu à point, dit Regaudin, j’avais le poignet et le bras engourdis.

— Et moi, répliqua Pertuluis, j’avais le jarret sec et l’œil obscur ; maintenant j’y vois mieux, et la jambe me paraît plus souple.

— Moi. j’avais le rhume au nez, ça se passe.

— C’est bon signe, dit Pertuluis, et nous gagnerons facilement les deux cents livres de M. Bigot.

Ils firent silence tout en accélérant le pas.

— Ah ! diable, qu’est-ce que c’est que ça ? fit tout à coup Regaudin en s’arrêtant net.

— Fichtre ! le poste… murmura Pertuluis.

Devant eux les deux grenadiers distinguaient assez clairement deux silhouettes humaines qui, armées de fusils, les tenaient en joue. Ils étaient arrivés devant la Porte Saint-Louis.

— Biche-de-bois ! grommela Regaudin, j’ai oublié le mot de passe.

— Moi aussi, grogna Pertuluis.

— Allons ! qui êtes-vous ? interrogea une voix dure.

— Si on leur passait sur le ventre ? souffla Regaudin.

— Peut-être bien. Mais attends un peu, on va voir.

Il éleva la voix pour déclarer avec emphase :

— Dites donc, les amis, je suis le Chevalier de Pertuluis accompagné de son écuyer, le sieur de Regaudin, et je suis envoyé en mission importante pour le compte de monsieur l’intendant-royal !

— Oh ! oh ! fit l’une des sentinelles. Et monsieur l’intendant ne vous a pas dit le mot de passe ?

— Pardieu, s’il nous l’a dit ! Même que c’est, la première chose qu’il nous a dite d’intéressant, répondit Regaudin. Mais comme il avait, à nous conter par après quelque chose de plus intéressant encore, il est arrivé que la première chose nous a échappé, et que…

— Seulement, interrompit placidement Pertuluis, comme notre mission n’est pas bien bien pressée ni pressante, on pourrait retourner sur nos pas et aller le lui demander, si c’est un effet de votre complaisance, les amis…

— Et si pendant notre absence, acheva Regaudin, vous avez soin de ne pas vous endormir afin de nous tenir la porte ouverte…

Les deux gardes s’entretinrent en voix basse durant quelques secondes, puis l’un d’eux demanda :

— Ce mot de passe, que vous aurait donné monsieur l’intendant, se serait-ce pas… Caril…

— Carillon !… clama tout à coup Regaudin comme un tonnerre.

— Pan ! pan ! voilà ! hurla Pertuluis… Carillon !

— Carillon !… je crois bien, reprit Regaudin en ricanant, c’est justement de là qu’on arrive !

— Tiens ! firent les deux gardes ravis, vous en étiez donc aussi ?

— Ah ! ça, battez un peu le briquet, dressez le luminaire et voyez ! dit hautement Pertuluis. Nous étions dans les grenadiers !

Il fit un grand geste comme s’il eût voulu embrasser ciel et terre.

Les deux gardes s’approchèrent.

— C’est vrai ! murmura l’un d’eux à l’autre, j’ai vu ce museau là-bas.

Il désignait Pertuluis.

— Et moi, je me rappelle cette musette…

L’autre garde indiquait Regaudin.

Or Pertuluis disait bas à Regaudin :

— S’ils balancent un peu, Regaudin, enfourchons-les rapidement !

— Je glisse… Pertuluis.

— Et j’extirpe… Regaudin.

Tous deux avaient à demi dégainé.

Mais à cette seconde même les deux sentinelles s’effaçaient, disant :

— Vous avez bien le mot de passe… Carillon !

L’une d’elle cria aussitôt dans la direction de la porte sombre un peu plus loin :

— Porte !…

Les deux bravi s’avancèrent vers la Porte qu’un portier ouvrait déjà.

— À la revoyure, les amis ! cria Petuluis.

Un de ces soirs on s’infusera un carafon à la santé !

Au portier Regaudin jeta un écu.

— Tiens ! mon brave, tu honoreras le chevalier de Pertuluis et son écuyer en te vidant un poulet dans le tronc !

Le portier s’inclina jusqu’à terre.

Les deux amis dévalèrent sur la route qui descendait vers la campagne sombre et solitaire.

La lune venait de se hausser au-dessus des murs de la cité. Sa lueur blanche jeta un demi-jour sur la route, les taillis et les bosquets dépouillés de leur feuillage.

— Allons ! j’aime mieux ça, dit Pertuluis avec satisfaction, on y voit mieux à l’avance.

— Seulement, dit Regaudin à son tour, cela fait des coins sombres çà et là et des pans d’obscurité dans lesquels pourraient bien se cacher les maraudeurs… ayons de l’œil !

Au moment où ils pénétraient dans un bosquet qui de son ombre obscurcissait la route, un être humain surgit d’entre les arbres, et, le chapeau à la main gauche, l’écuelle à la main droite, cet homme dit d’une voix tremblante et quelque peu nasillante :

— Mes gentilshommes, une obole pour l’amour du bon Dieu !

L’endroit était trop obscur pour distinguer nettement les physionomies.

— Ah ! ça, maître quémandeur, gronda Pertuluis, que voulez-vous nous ficher ! Tout à l’heure on voulut voir le fond de nos goussets pour l’amour de nos cent livres ; et voilà qu’à présent pour l’amour du bon Dieu vous exigez l’obole !

— Mes bons seigneurs, larmoya le vieux mendiant, Dieu saura vous le rendre. Ma pauvre femme malade n’a plus même un once de pain…

— Oh ! oh ! se mit à rire Regaudin. Pourquoi alors ne demandes-tu pas, chevalier de l’écuelle, pour l’amour de ta femme…

— Ce qui serait moins mentir, ajouta Pertuluis.

— Mes gentilshommes, bégaya et pleurnicha le vieux, plus courbé, plus tremblant et avançant encore l’écuelle de bois, pour l’amour de la femme malade une petite obole !

— Allons, Regaudin, dit rudement Pertuluis, ce vieux va me faire pleurer ; verse-lui le contenu de ton gousset !

— Et à moi, Pertuluis, il va me crever le cœur… Donne-lui la moitié des cent livres puisque sa femme nous les rendra !

— Regaudin, bredouilla Pertuluis en essuyant ses yeux secs de la manche de sa capote, donne-lui un bon sur la caisse de monsieur l’intendant pour les cent livres qui nous reviennent, attendu que sa femme nous les rendra !

— Mes braves chevaliers, sanglota le mendiant, cent livres seraient une trop forte somme, car alors les maraudeurs courraient sus à ma peau. Un denier, mes gentilshommes, un p’tit denier seulement !

— Pauvre vieux, soupira fortement Pertuluis en tirant une petite pièce de monnaie blanche, je ne possède plus qu’un denier, et cependant je te le donne de toute la largeur de mon vieux cœur charitable. Va ! que Dieu te protège contre les maraudeurs !

— Pauvre vieux mendiant, étouffa de sanglots atroces Regaudin, il ne me reste juste qu’une pauvre petite obole et je te la donne. Va ! mon bon, et que Dieu protège ta femme contre la faim et la soif !

Dans cette ombre que la lune trouait peu à peu le mendiant esquissa un sourire ironique, salua d’un vieux feutre et disparut dans les buissons avoisinants.

— Ouf ! souffla rudement Pertuluis, s’il avait continué à me crever l’âme, je lui aurais donné nos cent livres !

— Eau et sang ! gémit Regaudin, s’il m’avait tiré un ou deux sanglots de plus, je lui aurais donné un bon de cent livres sur la caisse de M. Bigot !

Les deux grenadiers avaient depuis dix minutes continué leur chemin, lorsque Pertuluis arrêta son compagnon en disant :

— Écoute, Regaudin ! Qu’entendons-nous de ce côté ?

— Du côté de Sillery ? Eh bien ! nous devons entendre un roulement de charrette.

— Ventre-de-loup ! c’est bien ce que je me disais ; et même que ce roulement me paraît quelque peu sortir du bois.

— Tout juste. Nous sommes de quelques toises en retard.

— Par les saints Clous ! grommela Pertuluis, qui ne se fût trouvé en retard avec tous ces malandrins, gardes, sentinelles, mendiants que nous avons trouvés sur notre route !

— Heureusement que nous n’allons pas au ciel, soupira Regaudin, car nous ne saurions pas arrivés à temps !

— Halte ! souffla Pertuluis. Vois, Regaudin, au détour de ce bosquet…

— Eh bien ! n’est-ce pas une charrette et une escorte quelconque ?

— Pardieu ! j’entends bien la charrette grincer et les sabots des chevaux battre la route.

— Et moi, je vois des ombres humaines qui m’ont tout l’air de gardes.

— En ce cas, c’est notre escorte !

— Alors ?… interrogea Regaudin en tirant à demi sa rapière du fourreau.

— Alors, répliqua Pertuluis en tirant tout à fait sa rapière, jetons-nous dans ces taillis et attendons. Achever un homme à demi mort, ricana-t-il, ici ou là… quelle différence ?

— Aucune, aucune, cher Pertuluis.

— Donc, ce sera ici, Regaudin. Maintenant entendons-nous : moi j’embroche l’escorte, et toi tu cours à la charrette et tu piques…

— Entendu… mais silence, souffla Regaudin, on approche !

La charrette n’était plus qu’à trente verges des taillis derrière lesquels les deux grenadiers venaient de s’embusquer.

Quatre gardes marchaient de chaque côté de la charrette, tous silencieux. Et dans la charrette, sur une couche de paille, gisait Jean Vaucourt qui avait l’air de sommeiller doucement. La lune éclairait son visage pâle, et une couverture le couvrait jusqu’au menton. À le voir ainsi, immobile, on aurait pensé voir un cadavre.

Au moment où on allait passer devant les taillis, deux cris féroces retentirent dans la nuit silencieuse :

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

Et en poussant leurs cris de guerre Pertuluis et Regaudin se ruèrent, la rapière au poing, contre l’escorte.

Au premier choc deux gardes dégringolèrent de leurs montures, gravement atteints par les rapières des bravi.

La voix de Jean Vaucourt tonna :

— Sus aux chenapans !

Pris par surprise, les gardes s’étaient reculés laissant la charrette à découvert.

Regaudin prit son élan…

Les gardes se ressaisissaient et dégainaient en constatant qu’ils avaient affaire à deux hommes seulement. Oui, mais c’étaient peut-être deux hommes qui en valaient vingt ! Car Pertuluis fonçait sur eux et les forçait à reculer encore…

Regaudin avait donc profité de la confusion. D’un coup de rapière il descendit le cocher de son siège, en un tour de main il eut dételé le cheval qui tirait la charrette sur laquelle il grimpa, et, féroce, il fonçait, l’épée menaçante, sur Jean Vaucourt.

Cette scène s’était passée en trois ou quatre minutes, tandis que Pertuluis se contentait de tenir les gardes en respect à quelques pas plus loin.

Trop faible même pour opposer une résistance, le capitaine des gardes s’était mis sur son séant et il avait pris un pistolet à sa ceinture. En voyant surgir Regaudin il éleva son arme et s’apprêta à tirer à bout portant. Déjà le grenadier allongeait sa rapière pour porter un coup terrible, déjà Jean Vaucourt pressait la détente…

À cet instant l’attention des deux hommes fut brusquement attirée par un bruit curieux dans les buissons qui bordaient la route. Une haute silhouette humaine venait de bondir à travers ces buissons, puis elle s’était soudainement baissée vers le sol, elle avait ramassé l’épée de l’un des deux gardes tombés sur le chemin, puis, se ramassant pour ainsi dire sur elle-même, cette étrange silhouette sauta tout à coup sur la charrette.

Alors, dans cette seconde qui avait retenu dans la surprise et l’immobilité tous les acteurs de cette scène, un long ricanement sardonique s’éleva dans la nuit, et une voix nasillarde tonna :

— Par les deux cornes de satan ! maître Regaudin, à nous deux !

À l’instant même le grenadier sentit une pointe d’épée toucher sa gorge, et il aperçut, le dominant, un grand diable que, dans la lune qui l’éclairait nettement, il reconnut pour le mendiant rencontré quelques minutes auparavant.

— Flambard !… rugit-il avec une terrible épouvante.

En entendant ce nom, Pertuluis lança une malédiction et, pris de peur, se jeta dans les taillis.

Regaudin avait lâché sa rapière sur la paille de la charrette et s’était laissé tomber sur la route au risque de s’y briser les os. Mais il était tombé à quatre pattes, un peu étourdi et l’effroi lui mangeant le ventre. Il se redressa avec un juron, bondit vers les taillis, mais non assez vite qu’il n’entendit derrière lui un rire énorme éclater… C’était Flambard qui s’était jeté à son tour en bas de la charrette ; et, avant que Regaudin eût réussi à atteindre les taillis, il lui enfonçait dans les reins de deux pouces la pointe de son épée.

Le grenadier poussa un cri effrayant… il se rua dans les buissons. Flambard se rua derrière lui, criant :

— À nous deux, maître Regaudin !

Mais une ombre à ce moment se dressait rapidement entre Regaudin et lui, c’était Pertuluis qui allongeait vivement sa rapière dans le ventre de Flambard…

— Ah ! ah ! monsieur le chevalier de Pertuluis ! se mit à rire Flambard.

À l’instant même la rapière de Pertuluis s’échappait de sa main et Flambard lui mettait deux pouces d’acier quelque part dans l’épaule gauche !

Pertuluis jeta un cri de douleur, fit volteface et, s’élançant dans les taillis, il détala avec la rapidité du cerf et se perdit dans la nuit laissant, comme son compère Regaudin, un peu de son sang et sa rapière sur le champ de bataille.

Flambard riait doucement.

Jean Vaucourt s’était dressé sur le bord de la charrette et, tout joyeux, demandait :

— Est-ce vous vraiment, Flambard, mon ami ? N’est-ce pas un rêve que je fais ?

— Capitaine, répondit le spadassin, votre surprise n’est pas moindre que la mienne, je vous rejoins après avoir couru après vous et vous avoir dépassé. Je remercie la Providence de m’avoir mis sur la route de ces dignes coquins que sont maîtres Pertuluis et Regaudin. Ils m’ont conduit vers vous. Allons ! capitaine, vous grelottez dans cette nuit trop froide, glissez-vous sous vos couvertures. Nous allons remettre votre cheval dans ses brancards et, chemin faisant, nous causerons.

Jean Vaucourt ne voulut pas se recoucher. Il aima mieux s’asseoir commodément et s’envelopper de sa couverture : il serait mieux ainsi pour s’entretenir avec Flambard. Celui-ci donna immédiatement des ordres aux six gardes valides qui relevèrent les deux autres gardes grièvement blessés ainsi que le cocher. Les trois blessés furent déposés dans la charrette, le cheval remis aux brancards, et l’attelage, conduit par l’un des gardes valides, poursuivit sa route vers la cité. Flambard, ayant pris l’une des montures restées sans maître, se plaça à côté de la charrette qu’il se mit à suivre tout en parlant avec le capitaine.

Lui, démangé par une vive curiosité, avait demandé :

— D’où arrivez-vous donc, mon brave ami ?

— Ah ! ne me le demandez pas, capitaine, je ne suis pas sûr moi-même si j’arrive ou si je pars ! J’ai pataugé si affreusement à travers tout ce pays de l’Amérique que j’en demeure tout éberlué. D’abord, j’arrive de France, par voie de la Nouvelle-Angleterre ; mais j’ai quitté les Indes depuis la fin juillet.

— Et monsieur le comte… comment se porte monsieur le comte ? demanda avidement Vaucourt.

À cette question Flambard baissa la tête, et sa figure joviale et insoucieuse se fit très sombre.

— Capitaine, répondit-il à voix basse, cette nuit je suis messager de malheur… monsieur le comte n’est plus de ce monde !

Jean Vaucourt tressaillit et regarda Flambard comme s’il n’avait pas compris.

— Cette nouvelle vous afflige, n’est-ce pas ?

— Énormément, murmura le capitaine, car j’espérais revoir ce noble gentilhomme que j’admire et que j’aime.

— C’était le plus noble des gentilshommes.

— Avez-vous instruit Héloïse de cette terrible nouvelle ?

— Non, capitaine, puisque je n’ai pas revu la cité de Québec depuis mon dernier départ pour les Indes. En remettant le pied sur cette terre d’Amérique, j’ai traversé, comme je vous l’ai dit, la Nouvelle-Angleterre pour venir en Nouvelle-France. Lorsque je fus prêt à quitter la France, il n’y avait aucun navire en destination de l’Amérique. Alors, je m’embarquai, comme simple touriste, sur un navire espagnol. En Nouvelle-Angleterre j’appris que la guerre avait été portée à nouveau sur les frontières du Canada, et que la principale action avait pour théâtre le lac Champlain. Je m’orientai donc le mieux possible dans ce pays inconnu, après avoir fait l’acquisition d’une solide monture. J’allais par des routes à peine tracées, à travers champs et bois, par monts et par vaux. Je m’égarai cent fois, mais toujours je réussis à me remettre dans la bonne voie. Alors que j’atteignais le lac Saint-Sacrement, je rencontrai des soldats anglais qui avaient déserté, puis des compagnies de milices, des bataillons et des régiments entiers en fuite, puis encore des armées prises de panique. Mais ces armées n’étaient pas celles de France… Qu’est-ce que cela signifiait ?… En mettant le pied sur le sol américain on m’avait dit que Louisbourg était au pouvoir de l’Angleterre, et que tout le reste de l’Amérique septentrionale serait bientôt emporté d’assaut. Et l’on m’avait parlé d’armées ennemies si innombrables et si formidablement équipées, que j’avais craint de ne plus retrouver ma Nouvelle-France. N’importe ! je voulus voir de mes yeux. Car j’avais été chargé par monsieur de Maubertin à son lit de mort de missions très importantes. Ce fut donc avec un émoi joyeux que je vis en fuite ces troupes anglaises. Après avoir franchi des forêts, des lacs, des rivières, des monts, je dus traverser des bandes de fuyards, et pour les traverser je dus me battre comme un fauve tant ces Anglais semblaient en vouloir à ma peau. Je sauvai ma peau, mais j’y perdis mon cheval, ainsi que ma rapière qui se brisa contre des crosses de fusils. Enfin, j’atteignis Carillon où j’appris la superbe victoire des soldats du roi et des milices canadiennes. Je me réjouis grandement et m’informai de vous, capitaine. On me dit que vous aviez été assez gravement blessé et qu’on vous avait dirigé, avec d’autres blessés, sur Montréal.

« Après deux jours de repos, je repartis faisant route avec une troupe de miliciens licenciés. Lorsque je touchai Montréal, dix jours après, j’y trouvai M. de Bougainville qui me dit que vous étiez en route pour Québec à bord du navire « Le Sainte-Croix ». Ce jour-là, un petit navire était en partance pour le Fort Richelieu, j’y pris passage. Du Fort Richelieu je gagnai Trois-Rivières en traversant le lac Saint-Pierre dans une pirogue d’indiens. On m’avait informé que le « Ste-Croix » avait fait escale à Trois-Rivières pour y réparer les dommages causés par un incendie qui avait éclaté à son bord. Je trouvai à Trois-Rivières le « Sainte-Croix » avec la plupart de ses passagers, hormis celui que je cherchais, c’est-à-dire vous-même. Comme le navire ne pouvait poursuivre son voyage avant plusieurs jours, j’appris que vous aviez décidé de vous rendre à Québec en charrette avec une escorte de huit gardes.

« Je me jetai à votre piste pédestrement. Comme vous n’aviez sur moi qu’une journée d’avance, je pensai pouvoir vous rattraper en peu de temps. Mais j’eus la mauvaise fortune de prendre un chemin que vous n’aviez pas suivi, un chemin qui avait une direction nord-est. Je vous dépassai sans le savoir, et cette nuit je me trouvai soudain presque sous les murs de Québec. Or, voilà que je vis dans ma direction deux gaillards que je reconnus un peu plus tard. Et pour les reconnaître sans provoquer leur défiance, je pris les allures d’un mendiant et je leur tendis ma gamelle en demandant l’aumône. Je n’eus pas de peine à reconnaître deux chenapans qui, jadis, avaient été à la solde de Lardinet à Pondichéry. Voilà, me dis-je, deux oiseaux mal emplumés qui ne sont pas absolument venus du ciel. Je les ai toujours connus comme très apparentés au diable, et rien ne m’étonnerait moins que de savoir les deux malandrins en quête d’un mauvais coup. Je les suivis de loin et, encore une fois, je remercie la divine Providence de m’avoir donné un juste pressentiment.

— Oui, ami Flambard, c’est bien la Providence qui vous a conduit. Je vous dois donc encore ma vie, puisque ce bandit de Regaudin, comme vous l’appelez, allait bel et bien me percer de sa rapière. Et vous aviez jadis connu ces deux individus… comment se nomme l’autre ? le chevalier de…

Flambard se mit à rire.

— Ce n’est tout simplement qu’un nommé Pertuluis, mais qui a la manie de se donner le titre de Chevalier. Ce sont deux grenadiers avec qui j’ai fait la campagne des Pays-Bas lors de la guerre de la Succession d’Autriche, et nous nous sommes trouvés à Fontenoy en 1745. Ce sont deux enfants terribles, hardis dans la bataille, mais aussi deux gredins. Plus tard je les retrouvai à Pondichéry où ils avaient réussi à se mettre dans l’entourage de Lardinet qui, je l’espère bien, ne remontera pas de l’enfer où je l’ai envoyé. Enfin, l’an dernier, je pense, j’ai croisé sur ma route les deux gaillards. J’étais alors à Chandernagor avec monsieur le comte…

— Pardon, Flambard, mon ami, vous ne m’avez pas dit encore comment était mort monsieur de Maubertin…

— C’est vrai, capitaine, j’ai oublié de vous donner ce détail. Nous voyagions à travers l’Inde, lorsque monsieur de Maubertin fut atteint d’une fièvre maligne. Je le fis transporter en toute hâte à Chandernagor où, trois jours après, il expirait après m’avoir confié ses dernières volontés.

Flambard poussa un long soupir et se tut.

Jean Vaucourt garda également le silence.

La charrette et l’escorte approchaient des murs de la cité.

Après un moment de silence, le capitaine dit :

— Nous serons bientôt chez nous, Flambard, voyez les murs de la ville.

— En effet, capitaine. Puisque j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je vous laisserai donc le soin de confier à madame Héloïse le décès de son père.

— C’est bien, mon ami. Ce sera pour elle une terrible nouvelle, mais sa douleur sera tempérée par la joie de nous revoir. Et moi-même quelle joie je ressens, malgré ce malheur qui nous frappe, à la pensée de revoir ma chère femme et le petit trésor que nous avons… notre petit Adélard ! Ah ! Flambard, quel beau marmot, un rude canadien déjà, un fier gars ! Je pense, en le voyant, que je mangerai ses joues roses ! Et puis, il y a à la maison le père Croquelin…

— Tiens ! sourit Flambard, ce brave père Croquelin est encore de ce monde ! Joue-t-il toujours de sa viole ?…

La charrette venait de s’arrêter brusquement devant la Porte Saint-Louis. Le mot de passe fut donné et la porte franchie.

Dix minutes après on s’arrêtait devant la petite maison du capitaine.

Il était environ onze heures de nuit. La maison était toute silencieuse derrière ses volets fermés qui ne laissaient échapper nul rayon de lumière.

— Il faut croire, dit Flambard, que l’on dort bien paisiblement et que l’on ne se doute guère de notre arrivée.

— J’ai pourtant fait parvenir à Héloïse, un message, dit le capitaine, pour l’informer de mon retour cette nuit même.

— Votre messager ne sera peut-être pas arrivé…

— C’est un de mes gardes que j’ai dépêché avant-hier de la Pointe-aux-Trembles où nous nous sommes reposés vingt-quatre heures. Nous n’avons repris notre route que ce midi.

— Eh bien ! je vais aller frapper à la porte pour mettre le monde sur pied s’il est couché.

Flambard, qui était descendu de cheval, marcha vers la maison, tandis que quatre gardes aidaient le capitaine à descendre de la charrette et le supportaient en l’emmenant à la suite de Flambard.

Déjà celui-ci était arrivé à la petite véranda qui ornait la façade de la maison, et avait manœuvré le heurtoir de la porte.

Cinq minutes s’écoulèrent sans que rien parût bouger à l’intérieur.

Tout à coup Flambard colla une oreille contre la porte et parut écouter avec attention.

— Oh ! oh ! murmura-t-il, que signifient ces gémissements que j’entends ?

Jean Vaucourt frissonna et bégaya :

— Vous entendez des gémissements, Flambard ?… Frappez encore… Ah ! je crains qu’un malheur ne soit arrivé !

Le spadassin fit aller rudement le heurtoir puis cria :

— Holà ! de la maison… on demande l’hospitalité !

Alors du fond de la maison, lointaine et gémissante une voix demanda :

— Pour l’amour du bon Dieu ! qui vient à cette heure de la nuit ?

C’était la voix du père Croquelin.

— Hé ! père Croquelin, appela encore Flambard, venez ouvrir, si vous ne voulez pas qu’on enfonce ! Et puis, laisserez-vous vos amis se morfondre ainsi ?

Une sorte de grognement joyeux se fit entendre à l’intérieur de la maison. Quelques minutes après la porte s’ouvrait pour encadrer le père Croquelin, en vêtement de nuit et un bougeoir à la main.

En apercevant Flambard il faillit tomber à la renverse.

— Bonne mère de l’Enfant Jésus ! s’écria-t-il en reculant, secourez-moi si c’est là un revenant !

— Allons ! allons ! père Croquelin, n’allez pas vous évanouir sitôt ; je suis bien un revenant, mais pas de la tombe, des Indes seulement ! Là.

Les gardes pénétraient dans le vestibule avec Jean Vaucourt.

Surpris et n’ayant pas encore reconnu le capitaine, l’ancien mendiant éleva son bougeoir et reconnut son maître, livide, une jambe tout enveloppée de bandages, supporté par deux gardes. Il jeta un cri et tomba à genoux.

— Mon Dieu du ciel ! gémit-il, tous les malheurs vont-ils fondre à la fois !

Les gardes venaient de déposer leur capitaine sur le divan du vestibule.

— Ne vous alarmez pas outre mesure, père Croquelin, dit Vaucourt, je ne suis que blessé. Mais que parlez-vous de malheurs… tous les malheurs ?

— Ah ! capitaine, si vous saviez…

Horriblement pâle, tremblant, le père Croquelin frappait son pied sur le parquet.

— Père Croquelin, demanda Vaucourt la voix étouffée, où est madame ma femme ? Parlez !

— Ah ! capitaine… elle est partie !

— Partie…

Ce mot fut pour ainsi dire rugi par le capitaine qui, en dépit de sa jambe blessée et de plaies à l’abdomen, se dressa d’un bond et se jeta sur l’ancien mendiant. Il saisit le pauvre diable à la gorge, le souleva et hurla :

— Ah ! tu l’as laissée partir, vieux !

Il y avait une terrible menace dans la voix du capitaine comme dans ses regards enflammés. Le père Croquelin râla :

— On l’a enlevée, capitaine… on l’a enlevée !

Flambard, à ces mots, poussa un juron formidable :

— Mort à tous les diables de l’enfer ! Qui l’a enlevée père Croquelin ?

Jean Vaucourt avait lâché le père Croquelin pour aller s’affaisser sur le divan, épuisé par l’effort accompli et désespéré par l’affreuse nouvelle qu’il apprenait.

— C’étaient des malandrins, monsieur Flambard, répondit le vieux en pleurant, des malandrins qui m’ont malmené…

Flambard venait d’arracher l’épée d’un garde.

— Par les deux cornes de Lucifer ! jura-t-il en faisant un geste effrayant, si ces malandrins sont encore en la cité, ils me rendront Héloïse ou je verrai jusqu’à la dernière goutte de leur sang !

Il s’élança vers la porte pour sortir.

Il s’arrêta subitement en voyant cette porte s’ouvrir, puis encadrer la silhouette d’une femme… d’une femme jeune encore et vêtue d’une robe et d’un manteau de religieuse.

Flambard recula… il passa une main sur ses yeux comme s’il eût voulu s’assurer que ses yeux étaient bien ouverts… il recula encore, tituba, échappa l’épée que tenait sa main droite… Puis il murmura, comme s’il s’était vu emporté dans un songe effrayant :

— Marguerite de Loisel !…