Éditions Édouard Garand (p. 41-47).

VII

PREMIÈRES ESCARMOUCHES


Dès l’aube suivante, Valmont et Bertachou furent brusquement tirés de leur sommeil par une vive mousqueterie et une grêle de balles qui vinrent crépiter contre les abatis. Le capitaine et son lieutenant bondirent, mirent l’épée à la main et se jetèrent hors de leur hutte.

— Ah ! mon pauvre Bertachou, répondit Valmont avec un accent tout à fait désespéré, tu ne comprends pas parce que tu ne sais pas !

— Eh bien ! faites-moi savoir pour que je comprenne !

— Hélas ! d’Altarez, oui ce pauvre d’Altarez est jaloux, et moi, Bertachou, je suis amoureux…

— Amoureux !…

Bertachou éclata d’un rire énorme, puis il s’abattit sur le sol en disant :

— Oui, j’avais ce pressentiment que le monde était devenu fou… moi le premier !…

Les Canadiens, également réveillés en sursaut, se levaient, saisissaient leurs armes et couraient se poster aux principaux points de défense. Par delà les abatis et à l’orée des bois on pouvait apercevoir un détachement des troupes ennemies. Les Anglais avaient cessé leur feu et, immobiles, silencieux, ils paraissaient attendre une riposte de l’armée française, comme si leur mousquetade matinale eût été une invite à engager les préliminaires du combat. Mais, à environ cinq cents verges des premières défenses que tenaient les Canadiens de Valmont, l’ennemi n’offrait pas à ces derniers une cible bien alléchante. Au surplus, il se trouvait à demi masqué par un rideau de jeunes pousses et d’arbustes.

Autant que le capitaine Valmont put juger, ce détachement ennemi n’était pas très nombreux ; ce n’était probablement qu’une avant-garde. Curieux de savoir exactement à quelle force il avait affaire, il décida immédiatement de faire une sortie. On avait ménagé entre les abatis et la Rivière La Chute une sorte de couloir qui, des premières défenses, gagnait les fourrés voisins, de sorte qu’il était possible d’aller sans danger reconnaître l’ennemi. Valmont prit cent hommes avec lui, en donna cent autres à Bertachou et sur deux hommes de front la petite troupe s’engagea dans le couloir et marcha sans bruit vers la forêt. L’ennemi ne pouvait les voir venir, et si ce détachement anglais n’était pas en nombre, Valmont pourrait faire un léger détour sous bois et prendre le détachement par en arrière et par surprise. Après vingt minutes de marche les Canadiens atteignirent la lisière des bois ; mais là une surprise les attendait : en effet, Valmont et ses cent hommes se heurtèrent soudain à un autre détachement ennemi dissimulé près des abatis. Reculer, c’était s’exposer à se faire hacher par les balles des Anglais. D’ailleurs, il n’y avait pas de temps à la réflexion, car les Anglais qui n’avaient pas vu venir ces Canadiens épaulaient déjà leurs armes à feu après la première surprise.

Valmont jeta un ordre retentissant :

— Canadiens, en avant !…

À cet instant Bertachou arrivait avec ses hommes. Les Canadiens déchargèrent les premiers leurs fusils et se dardèrent contre l’ennemi le chargeant à la baïonnette. L’attaque fut si subite que les Anglais n’eurent pas le temps de riposter par le feu de leurs armes, et une courte lutte corps à corps s’engagea au travers des arbres. Comme on ne pouvait se battre masse à masse, on se prenait homme à homme. Les Canadiens poussaient de tels cris et de telles clameurs que les échos du matin répercutaient de toutes parts sous la forêt, qu’on eût pensé qu’ils étaient là des milliers. Les Anglais, saisis de peur, se mirent à fuir dans toutes les directions de la forêt mais le plus grand nombre vers le Lac Saint-Sacrement. Certain de n’avoir affaire qu’à une petite avant-garde Valmont donna ordre de les poursuivre à outrance. Plusieurs Anglais avaient déjà succombé sous les coups et les balles des Canadiens qui, eux, n’avaient pas encore perdu un seul homme. C’était encourageant. Aussi, Valmont n’eut pas de peine à les lancer, lui en tête, contre la troupe en fuite. Mais cette course à travers le bois ne dura pas longtemps. Valmont trouva devant lui au bout d’une demi-heure Bertachou qui, avec ses hommes, avait pris par la droite pour aller assaillir le premier détachement ennemi qu’on avait aperçu à l’orée du bois.

— Holà ! capitaine, cria le lieutenant, n’allez pas plus loin, nous donnons dans un piège !

Et brièvement il expliqua qu’une nombreuse armée ennemie était en train de prendre ses dispositions pour envelopper les Canadiens et marcher ensuite contre le camp retranché de l’armée française. Valmont, nous l’avons dit, n’était pas un téméraire ; aussi donna-t-il aussitôt l’ordre de la retraite.

Revenu dans ses retranchements, Valmont dépêcha immédiatement un sous-lieutenant à Montcalm pour l’instruire de l’incident et l’informer que l’armée ennemie s’apprêtait à marcher contre le camp.

Toute l’armée française était déjà sous les armes et prête au combat, et Montcalm attendait justement le rapport de Valmont.

Or, tandis que les Canadiens se jetaient contre les Anglais sous la forêt, Bourlamaque, qui commandait l’aile gauche de l’armée et dont les retranchements dominaient la rivière La Chute, avait envoyé des éclaireurs pour s’enquérir des événements qui se passaient. Une heure après la rentrée des Canadiens dans leurs retranchements, Bourlamaque était informé par ses éclaireurs que, outre une très grosse armée ennemie campée sur les rives du Lac Saint-Sacrement, une autre armée ennemie qu’ils estimaient à cinq ou six mille hommes s’avançaient par voie de terre pour venir faire sa jonction avec la première. Plus que jamais l’on croyait bien avoir affaire à une armée anglaise de pas moins de vingt mille hommes.

Comprenant que l’ennemi n’était pas encore prêt à donner l’attaque, Montcalm ordonna de terminer les ouvrages du camp. À Valmont et à ses Canadiens, il commanda d’inquiéter l’ennemi chaque fois qu’il se montrerait et de retarder le plus possible leur marche contre le camp.

L’heure de la bataille allait donc sonner bientôt. En dépit du nombre écrasant des Anglais, la petite armée de Montcalm demeurait tranquille et confiante. Ce fut avec la plus belle diligence qu’elle se remit à l’œuvre pour consolider ses défenses.

Montcalm apporta aussi quelques changements de troupes dans le camp, entre autres le bataillon de grenadiers que commandait d’Altarez. Le premier jour on avait assigné à d’Altarez un poste dans l’aile droite sous les ordres de M. de Lévis. Mais Montcalm, après avoir passé un examen de son camp, avait trouvé que les Canadiens de Valmont dans leur bas-fond n’auraient aucun appui immédiat, si tel appui devenait nécessaire. C’est pourquoi il ordonna à d’Altarez d’aller se poster avec ses grenadiers sur un plateau qui s’élevait au-dessus des retranchements des Canadiens. Étrange ironie des choses : Montcalm qui voulait donner un ami pour soutien à Valmont, lui donnait en réalité un ennemi. Mais Montcalm, comme toute l’armée d’ailleurs, ignorait ce qui s’était passé la nuit précédente entre d’Altarez et Valmont. Aussi, grande fut la surprise de ce dernier en apprenant qu’il aurait pour l’appuyer en cas de besoin d’Altarez et ses grenadiers. Le capitaine canadien fut saisi d’une grande émotion en se remémorant la scène de la nuit, alors que d’Altarez, follement jaloux, s’était présenté sous sa hutte armé d’un poignard pour l’assassiner. Et à présent il voyait d’Altarez commander au-dessus de ses retranchements… d’Altarez qui, probablement très irrité et humilié de son échec de la nuit d’avant, serait tenté de se reprendre. Oui, d’Altarez aurait là un bel avantage : à un moment donné au cours d’une action, dans le bruit d’une fusillade, il pourrait fort bien dépêcher une balle adroite dans le dos de Valmont. Il n’aurait qu’à surveiller les mouvements de ce dernier, et Valmont disparaîtrait de sa route sans qu’on eût le soupçon d’un meurtre.

Et Valmont avait d’autant plus cette pensée qu’il savait avoir maintenant en d’Altarez un ennemi irréductible. Mais cette pensée le chagrinait plutôt qu’elle ne l’effrayait. Valmont n’avait pas peur de la mort, de quelque façon qu’elle vînt et à quelque endroit que ce fût, il était prêt à mourir pour son pays. Au reste, depuis la veille de ce jour il souhaitait la mort, il l’appelait à lui comme une délivrance, et c’est pourquoi ce matin-là il s’était maintes fois exposé aux coups de l’ennemi. Et il était sortit sans une égratignure et presque avec désespoir de cet engagement où il aurait souri à la mort. Car Valmont croyait souffrir trop pour vivre plus longtemps. Il aimait sans espoir Isabelle, croyant que la jeune fille avait jeté son dévolu sur quelque autre officier. Il était en outre très affecté par la perte de l’amitié qu’il avait vouée pour toujours à d’Altarez, et il s’imaginait que la vie ne lui réservait plus rien d’agréable. Eh bien ! oui, valait mieux mourir, et si les Anglais le manquaient, il était content de penser que d’Altarez saurait bien, lui, atteindre sa cible.

Cependant, Bertachou, lui, pensait tout autrement. Il savait aussi que d’Altarez avait été posté avec ses Grenadiers dans les défenses qui s’élevaient au-dessus des retranchements occupés par les Canadiens de Valmont. De même que son capitaine il avait eu de suite la pensée que d’Altarez, profitant de l’avantage et des circonstances, pourrait bien être tenté de réparer l’échec de la nuit précédente. Oui, mais Bertachou serait là, et il ne permettrait pas encore au jeune capitaine d’assouvir par le meurtre une stupide haine. Non ! Bertachou aurait l’œil ouvert, et quand il voulait, lui, Bertachou, pouvait voir en avant et en arrière à la fois et en même temps. Il avait comme un œil derrière la tête, et cet œil il le braquerait sur d’Altarez.

— Ma foi, se disait le brave Bertachou, j’aimais Monsieur d’Altarez autant que mon capitaine, et pour lui je me serais fait écorcher tout vif. Mais là, s’il veut devenir coquin pour de bon, sacrediable ! je lui promets une brimballe de ma façon. Bertachou est tendre, oui, des fois pour ses amis… mais pas toujours !

Comme on le voit, cette circonstance faisait réfléchir non seulement Valmont, qui était le but à atteindre, mais aussi et peut-être davantage Bertachou qui défendait le but.

Et il pensait encore avec raison :

— S’il n’y avait encore entre les deux amis que l’histoire de la jolie donzelle, mais il y a aussi cette sacrée sotte rivalité entre Canadien et Français, comme si on se battait pour savoir qui sont les meilleurs soldats, les Français ou les Canadiens. Mais ce sont les Français qui ont commencé cette histoire en dénigrant les Canadiens et les appelant des « bons-pour-la-bourre » ou bien « les sauteux ». Dame ! je suis Français et autant Français que quiconque, et si les Canadiens sont bons pour bourrer les fusils, ils savent aussi et mieux que bien de nous placer leur plomb. Et encore ils sautent plus agilement que nous les obstacles, mais ils sautent par en avant et rarement par en arrière ! Et puis, une autre chose, ça grogne jamais de mécontentement, c’est toujours bon, même si l’on est deux jours sans manger dans une marche. Mouille ou neige, chaud ou froid, ça marche gaiement quand même et à la belle lurette, et ça paillasse dans la neige, dans l’eau, n’importe où ! Rien qu’une chose, ça n’a pas d’ordre dans la bataille, et chacun tape à sa guise : si on leur dit bourrez les fusils, ils tirent ; si on crie tirez, ils chargent les fusils. Tout de même ils savent coller les ennemis bien mieux que nous. Eh bien ! oui, j’en reviens à cette rivalité, et je ne serais pas étonné que si Monsieur d’Altarez avait la répugnance de faire lui-même le coup, qu’il embauche quelques gredins de son bataillon pour tirer sur le capitaine. Oui, mais là encore je verrai bien…

Ce que redoutait Bertachou allait probablement survenir.

Tout ce jour-là, cependant, se passa sans autre incident. Au soir, il fut défendu sous les peines les plus sévères aux soldats de quitter leurs quartiers pour aller à la cantine. Seuls officiers et sous-officiers eurent ce privilège. Valmont, pour demeurer seul avec ses pensées, resta sous sa hutte, et c’est pourquoi il autorisa Bertachou à se rendre à la cantine pour vider une tasse d’eau-de-vie.

— Tiens, Bertachou, fit-il, voici tout l’argent qui me reste, va boire à ma santé.

Ce disant, il remit à son lieutenant une pièce d’or et une d’argent. Bertachou accepta les deux pièces en assurant :

— Lorsque je toucherai ma solde, capitaine, je vous retournerai ces deux pièces et les autres que je vous dois déjà.

— Ne parle point de remboursement, Bertachou. Lorsque tu toucheras ta solde, j’aurai, moi, touché le sol de l’autre monde.

Et Valmont se mit à rire sourdement et congédia son lieutenant.

Bertachou trouva à la cantine une dizaine de sous-officiers que l’eau-de-vie avait rendus très bavards. C’étaient tous aussi de jeunes hommes à peu près inconnus à Bertachou.

Lui, ne voyant personne de sa connaissance, s’assit à l’écart et appela Patte-de-Bois pour lui commander un carafon d’eau-de-vie, car notre ami sentait qu’il avait besoin d’un rude stimulant.

— Et rien de nouveau au fort ? interrogea le lieutenant.

— Non, rien, lieutenant, répondit Patte-de-Bois. Ah ! peut-être bien sauf que Mme Desprès et sa demoiselle ne sont pas encore parties !

— Ah ! ça, qu’est-ce qu’elles attendent donc pour partir les colombes ? Que les Anglais leur aient coupé les ailes ?

— Non, mais c’est par rapport que le navire qui devait les conduire a été envoyé par Monsieur de Lévis au ravitaillement, et qu’il n’est pas encore revenu.

— Bon, bon.

— Ah ! et puis faut aussi vous dire que la demoiselle a demandé l’autorisation de rester au fort pour soigner ceux qui seraient peut-être blessés durant le charivari.

— Oh ! oh ! fit Bertachou avec admiration, on me contera tant de dévouement chez une poulette de son âge !

— Vous devez bien savoir, lieutenant, que c’est l’âge qu’on a du cran ; car moi à cet âge-là, bien que je ne sois pas encore bien bien vieux…

— Sacrediable ! interrompit Bertachou, t’as peut-être raison. Et à mon jeune âge aussi… Mais d’ailleurs je connais la poularde, elle affronterait cent Anglais et cent autres encore !… Un autre carafon, Patte-de-Bois !

Bertachou jeta sur la table et d’un geste princier sa pièce d’or qui rendit un son agréable.

— Dites donc, s’écria Patte-de-Bois émerveillé, avez-vous soulagé la caisse du général ?

— Eh ! pardieu ! que parles-tu de caisse du général ! Penses-tu qu’un lieutenant, tout lieutenant qu’il est, soit sans caisse ? Allons, ouste ! j’ai soif. Et puis, qui sait ? c’est peut-être la dernière fois que je me mouille les entrailles bénies !

Hin-han-hin sur sa patte de bois l’invalide alla quérir le carafon commandé par Bertachou.

Pendant ce temps les jeunes sous-officiers plus loin s’égayaient, plus bruyamment de minute en minute et se bombardaient de plaisanteries piquantes. Quelque fois l’on tournait la plaisanterie contre un officier supérieur qu’on ne tenait pas, pour certains motifs, en sainte amitié et vénérable respect. D’autres fois, on ridiculisait par force calembours les bataillons canadiens. Puis le tout tournait aux fariboles, calembredaines et facéties de très mauvais goût.

Bertachou, tout en buvant, ne prêtait pas attention aux sottises débitées non loin de lui, il pensait à autres choses.

Un peu plus tard les sous-officiers se mirent à critiquer les plans de défense des chefs de l’armée. Un jeune blanc-bec disait avec une suffisance vraiment extraordinaire :

— N’est-ce pas manquer un peu de clairvoyance qu’un général abandonne un point important pour un autre qui rend moins avantageuses les dispositions de son armée ?

— Que veux-tu dire ? demanda un autre.

— Que Monsieur de Montcalm a manqué de jugement en retirant les régiments de Monsieur de la Bourlamaque du point qu’ils occupaient en bas près de la rivière La Chute. Voyez-vous ce qui arrivera ? Quand les Anglais approcheront, ils ne trouveront là que de craintifs Canadiens qui prendront la poudre d’escampette.

— C’est vrai, approuva un autre sous-officier, Monsieur Montcalm a commis là une grande faute. Mais dites donc, n’est-ce pas ce Valmont qui commande là ?

— Justement.

Le nom de Valmont avait frappé l’oreille distraite de Bertachou.

— Ce Valmont, fit avec mépris un autre jeune homme, je me demande ce qu’il vaut comme soldat. Pas grand chose à coup sûr. Tous ces Canadiens sont meilleurs à manier la hache et la pelle que le fusil et l’épée.

— Pourtant, faut avouer qu’il a assez bien démoli Desprès !

— Oui, répliqua le premier sous-officier, mais ce fut un coup de hasard.

— Sinon un coup de traître !

— Mes amis, s’écria un autre, ce n’est pas là, il me semble, ce qui est le plus extraordinaire. Ne trouvez-vous pas singulier que Monsieur de Montcalm tienne ce Valmont en particulière estime ?

— Et qu’il lui accorde une confiance outrée en lui donnant des postes de combat qu’il n’a ni les talents ni la capacité de défendre. Au surplus, n’est-il pas curieux de constater que le général laisse de plus aller ses préférences à ces Canadiens. Que valent-ils comme soldats ? Rien ! Et cependant, on en fait des officiers, tel ce Valmont, et l’on ignore de bons soldats comme nous… C’est écœurant !

Bertachou qui, depuis un moment, écoutait ces discours non sans faire de grands efforts pour maîtriser la colère qui grondait en lui, bondit cette fois et marcha rudement vers les sous-officiers qui, à sa vue, demeurèrent béants.

— Ah ! ah ! vous dites que ça vous écœure, vous autres, dit Bertachou d’une voix éclatante, qu’on fasse des officiers avec les braves, soient-ils Canadiens ?… Ah ! ah ! vous voudriez peut-être qu’on mette les épaulettes aux capons comme vous autres !

— Capons !… firent les jeunes sous-officiers en se levant avec indignation.

— Pardieu ! qui ne serait capon quand il dénigre un brave comme le Capitaine Valmont.

— Ah ! oui, ton capitaine ! fit narquoisement un jeune fat qui, du haut de sa petite taille, essayait de toiser Bertachou avec mépris.

— Oui bien, mon capitaine. Lui Canadien, moi Français… Oui, Français comme vous autres ! Français d’Abbeville, en Picardie ! Bertachou, Picard et bon Français, qui me démentira ? et lieutenant dans les armées du roi, temporairement versé dans les milices. Oui, lieutenant, subalterne d’un capitaine canadien, mais d’un Canadien français comme vous et moi et bon français aussi ! Qui le niera à ma face picarde ? Dites donc, vous autres les fignolets Sacrediable ! On n’est pas marquis, le capitaine et moi, ni jabot ni dentelles, et à peine quelques ronds dorés dans nos escarcelles, et pas la moindre particule… Mais si on n’a pas la gentilhommerie du nom, on a celle du cœur ! Voyez nos mains brûlées, regardez ces ampoules… c’est à manier la hache. On a du nerf, que diable. Et voyez ces Canadiens… seize heures de soleil dans l’abatis, et pas un grognement de mauvaise humeur… Mais des bons mots, mais des chansons, mais surtout de la besogne, allez voir ça ! Et vous autres, regardez vos petites mains de femmes qui s’attifent ! Ah ! dites donc, à quoi ont servi ces mains ? À vous tripoter en fignolage ? À vous caresser l’imberbe menton ? Oui, j’admets que vous vous battez bien, des fois, mais eux aussi les Canadiens, eux surtout ! Qui donc ce matin a cogné les premiers Anglais ? Vous autres ? Non ! Mais nous et les Canadiens. Aux premiers coups de feu on se coule vers la forêt. Valmont l’a commandé. Lui en tête, les autres ensuite. Et bredi-breda, pan ! pan ! pan !… Et après ça, est-on des couards ? Et vous verrez demain, foi de Bertachou ! Oui, c’est moi qui vous le dis, il y aura de la cogne et de la claque, et les Canadiens ne seront pas les derniers ! Ni leur capitaine Valmont, ni leur lieutenant Bertachou… Crac ! Approuvez, mes poulets, sinon je vous embroche un par un de cette rapière que voici, et malheur, sacrediable ! à qui dira que Bertachou ne vaut pas son homme ! Allez-y, tas de fripons… je flambe…

Échauffé par l’eau-de-vie et ses propres paroles, Bertachou de sa rapière décrivait de terribles moulinets. Prudemment les jeunes sous-officiers mirent deux tables entre le fougueux lieutenant et eux.

Plus loin, le cantinier et Patte-de-Bois assistaient à cette scène amusés et inquiets en même temps. Bertachou, dans sa colère pouvait faire une affreuse boucherie.

— Voyons, tas de canardeaux, hurla le lieutenant, qui frotte le premier ?

— Moi ! proféra tout à coup une voix résolue à l’entrée de la cantine.

Bertachou pivota, fit entendre un grondement féroce, puis, surpris, murmura seulement :

— Lui, sacrediable !…

Un jeune officier s’approchait, l’épée nue à la main… c’était d’Altarez !

— J’ai une revanche à prendre, Bertachou, dit le jeune capitaine.

— Elle est à vous, Monsieur ! répondit, troublé, le lieutenant.

— En ce cas, pare celle-ci !

Et rapide comme la pensée d’Altarez poussa à Bertachou une botte terrible. Et Bertachou qui n’était pas en garde !… Les spectateurs de cette étrange scène crurent, sur la seconde, que l’épée du jeune capitaine des Grenadiers allait s’enfoncer tout entière dans la poitrine de Bertachou. Il n’en fut rien… La rapière de Bertachou avait relevé l’épée de d’Altarez.

Il y eut un moment d’indicible surprise chez ce dernier comme chez ceux qui assistaient à ce duel inattendu.

Mais aussitôt, chargeant avec une furie terrible, d’Altarez porta successivement dix coups mortels à son adversaire… Mais les coups ne portaient point : chaque fois que l’épée du jeune capitaine allait toucher, la rapière de Bertachou faisait obstacle.

— Ah ! ah ! se mit à rire le lieutenant qui était revenu de la stupeur que lui avait causée l’arrivée de d’Altarez… ah ! ah ! monsieur d’Altarez, on a donc changé de bimbelot ? Au juste, ça vous va mieux cette épée que ce… Ah ! au fait, Monsieur d’Altarez, je vous demande pardon de vous avoir mal jugé hier…

— À quel propos ? demanda d’Altarez, surpris.

— Je vous ai cru soûl, ou tout au moins fort ivre !

— Ensuite ?

— Eh bien ! est-ce que je savais, moi, qu’il y avait poulette qui piaillait entre vous et le capitaine ?

— Silence, misérable ! Pare encore…

— Je pare, Capitaine, je pare.

Et tout en se tenant sur la défensive contre les furieuses attaques de d’Altarez, Bertachou, gouailleur, poursuivait :

— Savez-vous que vous vous êtes mal flambé en croyant que le capitaine était votre rival ? Vos lucarnes voyaient certainement trouble. Quoi ! est-ce que le capitaine peut donner dans les minauderies d’une belle ?

— Tu ne sais pas ce que tu dis ! gronda d’Altarez en attaquant, si possible, avec plus de fureur.

— Vous allez voir… répliqua simplement Bertachou.

Mais d’Altarez, pas plus que les spectateurs du combat, n’y vit goutte ; la rapière de Bertachou se mit tout à coup à esquisser de rapides et vertigineux zigzags qui effarèrent tout à fait d’Altarez, puis tout à coup encore le jeune capitaine sentit son épée lui échapper… La lame alla tomber à quelques pas plus loin.

— Et voilà, messieurs ! prononça Bertachou en s’inclinant avec une politesse moqueuse devant les jeunes sous-officiers émerveillés et béants.

Et, tandis que d’Altarez tout essoufflé se laissait choir honteusement sur un siège, Bertachou remettait sa rapière au fourreau et s’en allait, disant :

— Oui, demain, devant les Anglais on verra Bertachou… mais on y verra aussi Valmont et ses Canadiens…