Éditions Édouard Garand (p. 12-17).

II

LA RENCONTRE


À l’instant où Valmont atteignait le pied du plateau, il vit venir à lui, au travers des abatis, un jeune et bel officier des Grenadiers. Un tout jeune homme, vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, avec un visage d’adolescent, tout blanc et tout rosé. C’était le Capitaine d’Altarez, des Grenadiers, issu d’une famille de la noblesse espagnole. Depuis longtemps cette famille avait émigré en France, au temps de Charles-Quint, et elle avait donné au roi de France de beaux et braves soldats. Ce jeune capitaine en était le digne descendant, et c’est pourquoi il avait conquis ses grades en si peu de temps.

Le capitaine d’Altarez n’était pas d’une taille imposante ; il était plutôt petit, mince et élégant. À l’exemple du général Montcalm, il allait à la bataille en habit de velours et culottes de soie. Il était très soigneux de sa personne, et pour préserver le teint de sa jolie figure — une véritable figure de jeune fille — du hâle, il portait un voile, mais lui affirmait que c’était pour se préserver de la morsure des moustiques. En outre, il gantait toujours ses mains fines et délicates, comme celle d’une jeune fille encore, de peau de chèvre ou de daim. Il apparut donc à Valmont ainsi voilé et ganté, mais il est vrai de dire que les maringouins, à cette heure du jour, devenaient très incommodants.

— Ah ! ça, mon cher Valmont, s’écria de loin le jeune officier, il paraît qu’on a une vilaine affaire sur les bras, si j’en crois l’histoire qu’est venu me narrer Bertachou ?

Valmont sourit avec un haussement d’épaules.

— Vilaine ? dis-tu, d’Altarez ? Moi, je la trouve magnifique !

Le jeune capitaine des Grenadiers sautait par-dessus quelques fûts d’arbres et arrivait bientôt près du Canadien. Son visage qui riait tout à l’heure sous le voile blanc se fit tout à coup sévère et grave.

— J’ai dit, vilaine, reprit-il, et je maintiens le mot.

Il s’assit sur un tronc d’arbre et retira un de ses gants pour relever le voile jusqu’à son tricorne. Valmont s’assit à son tour et demanda :

— Pourquoi l’appelles-tu vilaine, d’Altarez ? Dois-je entendre que tu refuses de me servir de témoin ?

— Non, non, jamais ! Comment pourrais-je refuser ? C’est un service qu’on se doit entre amis. Mais là… te battre avec Desprès…

— Non seulement me battre avec lui, mais le tuer… interrompit durement Valmont.

— Le tuer ? Tu es fou ! Voyons, Valmont, ne fais pas cette bêtise !

— Oublies-tu qu’il m’a provoqué ?

— Mais tu l’as outragé…

— Peut-on outrager un pareil homme ? ricana Valmont avec mépris. Et, d’ailleurs, n’ai-je pas, le premier, reçu l’affront ?

— Soit. Mais observe bien que ce n’est pas toi qui tueras Desprès, mais Desprès qui te tuera, je le connais !

— Entendu, d’Altarez. Tu vois, je ne m’en plains pas.

— Mais, fou, mourir ainsi…

— En duel ?… Bah ! mourir comme cela ou autrement, là ou ailleurs, que m’importe ? Est-ce que j’ai peur de mourir ?

— Non ! Non ! Mais sans gloire…

— La gloire ?… D’Altarez, laisse-moi tranquille !

— Non, Valmont. Tiens, écoute : je dis que cette affaire n’ira pas plus loin.

— C’est-à-dire que tu refuses de me servir de témoin ?

— Non, tu me comprends mal.

— Ou dois-je penser que Mademoiselle Desprès…

— Évite, je t’en prie, des pensées qui seraient injurieuses ou injustes.

— Mais enfin, s’impatienta le Capitaine Valmont, quelles raisons invoques-tu ?

— Une surtout : celle de perdre un ami que j’aime.

— Rassure-toi, te dis-je, tu ne perdras pas cet ami. Sans présomption de ma part, je peux te jurer que Desprès restera sur le terrain. Donc, je peux compter sur toi ?

Le Capitaine des grenadiers ne répondit pas de suite ; il sembla retourner dans son cerveau quelques pensées qui, à coup sûr, le tourmentaient.

— Ah ! tu ne réponds pas ? reprit soupçonneusement Valmont. D’Altarez, ajouta-t-il en accentuant chaque mot, je pense que tu tiens plus à la vie de Desprès qu’à la mienne…

Le jeune capitaine tressaillit et répliqua :

— Valmont, tu n’as aucune raison de douter de mes sentiments à ton égard.

— Alors, sois franc et dis toute ta pensée, de même que je dis toute la mienne ; ce sera le meilleur et peut-être le seul moyen de nous comprendre.

— Soit. Je vais te confesser la vérité, mais n’oublie pas que tu auras été le seul homme à qui j’aurai dévoilé les secrets de mon cœur, parce que je regarde cet homme, toi, comme mon seul et meilleur ami. Valmont, acheva le jeune homme sans transition, j’aime Isabelle…

— Isabelle !… fit Valmont avec surprise et comme s’il n’eût pas bien compris.

— Oui, Isabelle… la fille de Desprès.

Valmont, sans pouvoir s’en expliquer la cause, sentit tout son sang se figer dans ses veines, et son visage devint très pâle. Heureusement pour lui, ou, peut-être mieux, pour l’amitié qui unissait les deux officiers, d’Altarez ne regardait pas son ami à ce moment ; les yeux baissés sur le sol, on eût pensé qu’en avouant cet amour il redoutait un désaveu. Et il continua, après une légère pause :

— Je l’aime sans le lui avoir déclaré. M’aime-t-elle, elle ?… Je n’en sais rien. Tout ce que je crois savoir, c’est qu’entre elle et moi il y a une irrésistible sympathie qui nous rapproche l’un de l’autre. Mais un chose bien certaine, Valmont, moi je l’aime… je l’aime… je l’aime !

Le jeune homme termina cette confidence dans un murmure exalté. Puis, levant cette fois les yeux sur son ami, il demanda :

— Et maintenant, mon pauvre ami, me vois-tu ton second dans une affaire où la vie de son père est en jeu ?…

Le silence se fit entre les deux jeunes hommes. Valmont avait retrouvé son calme, et maintenant il réfléchissait tandis que ses yeux erraient çà et là. Au bout d’un moment, il répondit doucement :

— Je te comprends, d’Altarez. Ah ! pourquoi ne t’avoir pas expliqué de suite ? Eh bien ! non, je ne veux pas exiger de ton amitié un tel service… un tel sacrifice. Je m’adresserai à un autre, d’Altarez.

— Tu as le droit de l’exiger ce sacrifice, Valmont, ou, du moins, je t’en reconnais le droit parce que, un jour, tu m’as sauvé la vie…

— N’exagère rien, d’Altarez.

— Je te dois, Valmont, cette vie que tu as sauvée, et je te la dois au même titre que ton fidèle Bertachou te doit la sienne. Oui, Valmont, je n’oublierai jamais cette nuit affreuse de l’hiver dernier alors que je m’étais aventuré par mégarde sur un lac dont les glaces avaient été brisées par un dégel récent. Vous autres, les camarades, vous étiez au bivouac sous une sapinière à plusieurs arpents de là. Oh ! je m’en souviens bien… J’étais parti vers la fin du jour pour aller à la recherche d’un gibier, il faisait déjà presque noir. Je marchai longtemps à travers bois sans rien découvrir. Je décidai de revenir au bivouac, remettant ma chasse au lendemain. Mais je m’égarai et j’errai pendant deux heures à l’aventure. Toi, Valmont, inquiet de ne pas me voir revenir, tu déchargeas trois fois ton fusil. J’entendis ton coup de feu et je répondis de même par un coup de fusil. Et alors je pus retrouver ma direction. Mais la nuit était très noir et un vent violent venait de s’élever. J’arrivai après une bonne marche devant un lac que je pris pour un marais ordinaire. À ce moment, je pouvais voir la lueur de votre feu de bivouac. Pour vous rejoindre plus tôt je me mis à courir, sur le lac dont la glace était recouverte par une mince couche de neige. Tout à coup, je sentis que tout manquait sous mes pieds, et j’enfonçai dans une eau glacée. Je jetai un cri déchirant. Mais sachant nager j’avais chance de me tirer de là pourvu que la nappe d’eau ne fût pas trop étendue. Mais l’eau était si froide et j’avais eu tellement chaud à marcher, que je fus saisi de crampes… Je compris que j’étais fini. J’eus encore la force de pousser un cri… Puis, ce fut en moi et hors de moi le néant. Valmont, tu sais le reste mieux que moi, puisque c’est toi-même qui, à mon appel, étais accouru, puisque c’est toi-même, au risque de ta propre vie, qui se jetas à l’eau et réussis à m’arracher de l’abîme. Tu te souviens comme moi, n’est-ce pas, Valmont ?

— Tu me rappelles une vieille histoire que j’avais oubliée, d’Altarez. Voyons, ne parlons plus de cela !

— Je veux te dire, Valmont, que je me souviens, et je veux que tu comptes sur ma gratitude… Valmont, conclut d’Altarez en se levant, ce soir, je te servirai de témoin !

— Non ! Non ! d’Altarez, je ne veux pas t’imposer…

— Valmont, répéta, le jeune grenadier sur un ton résolu, je serai là avec Bertachou, à huit heures… j’y serai !

Et pour ne pas entendre les protestations de son ami, il se jeta brusquement dans la futaie voisine et disparut.

— Brave cœur !… murmura Valmont après quelques minutes de méditation.

Et pensif encore, l’esprit tout plein d’Altarez et d’Isabelle, mais d’Isabelle surtout dont l’image douce et charmante s’attachait à lui malgré tous ses efforts pour la chasser, le capitaine Valmont regagna son bataillon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil inclinait rapidement vers l’horizon et bientôt il disparaîtrait derrière la crête des montagnes. Une fraîcheur apaisante commençait à se répandre, les oiseaux qui, tout le jour, avaient somnolé sous l’ombrage, faisaient entendre leur chants joyeux et les douceurs du soir faisaient oublier les misères du jour. Les clairons avaient sonné le rappel des hommes, les feux des cuisines crépitaient joyeusement et aux odeurs de sapin se mêlaient les parfums appétissants des potages et les arômes de gibier rôti et de soupe. Les haches avaient cessé leur rude besogne, et les bras qui les avaient tenues tout ce jour se reposaient un peu en attendant que fût prêt le repas du soir. Un silence relatif régnait sur tout le camp dont les ouvrages étaient loin d’être terminés. Il faudrait pas moins de deux jours encore pour terminer les défenses. Mais les bras étaient encore solides et les cœurs dispos, et demain on se remettrait à la tâche avec le même entrain.

Comme partout ailleurs, le bataillon de Léandre Valmont était au repos dans ses retranchements. Le Capitaine était parti avec Bertachou pour se rendre au Fort et de là au rendez-vous assigné par le commandant Desprès. Les miliciens parlaient de la rencontre qui allait avoir lieu, tous, naturellement, faisant des vœux pour le succès de leur Capitaine. Mais là seulement on parlait de cette affaire, car le bruit ne s’en était pas encore répandu dans l’armée. Dans le bataillon de Valmont on gardait la chose secrète, parce qu’ainsi l’avait voulu le capitaine ; et quant à d’Altarez, il s’était bien gardé d’en souffler mot à quiconque.

Valmont et Bertachou étaient donc partis pour le Fort. À sept heures le Capitaine et son lieutenant se trouvaient près de la porte attendant un message d’Isabelle. Mais la jeune fille ne vint pas, comme l’avait espéré le capitaine, et nul n’apporta de sa part un message. Après un quart d’heure d’attente, le capitaine dit à son compagnon :

— Il faut penser, mon ami, qu’Isabelle n’a pas réussi dans sa démarche près de son père.

— Tant mieux, sacrediable ! jura le lieutenant. Il me fera plaisir de voir aller ce Desprès en enfer ! Ah ! surtout, n’oubliez pas, capitaine, de lui porter ce coup que je vous ai montré, je jure que l’animal s’enferrera de lui-même.

— Sois tranquille, Bertachou, je n’oublie rien, sourit le capitaine. Ah ! dis donc, Bertachou, si on allait manger un brin à la cantine pour attendre l’heure ?

— C’est bien une bonne idée, et même une fameuse. Mais, sacrediable ! je devrai vous regarder manger, puisque je n’ai pas d’argent.

— Eh bien ! répliqua malicieusement le capitaine, si tu ne peux pas manger, tu pourras boire un peu…

— Boire ?… Boire quoi et avec quoi ?… Je vous dis que mon escarcelle a la gueule en bas !

— En ce cas, mon brave Bertachou, je te paierai à boire et à manger… viens !

La cantine était une longue et basse baraque qu’on avait élevée à quelques toises du Fort sous un bouquet de hêtres. Elle était tenue par deux hommes : un vieux militaire réformé et un jeune Canadien dont la jambe gauche avait été amputée à la suite de blessures graves que le jeune homme avait reçues dans un engagement, deux années auparavant, à la prise d’Oswégo. On avait réussi à l’accommoder d’une jambe de bois, et, après, il avait été surnommé Patte-de-bois. Le vieux militaire cuisinait, le jeune servait la clientèle. La baraque était aménagée de longues tables rectangulaires avec bancs rustiques de chaque côté. Lorsque le soldat n’avait pu assouvir sa faim avec sa ration quotidienne, le soir venu et pour quelques deniers il pouvait aller à la cantine manger du gibier ou du poisson arrosé de cidre doux, ou d’un petit vin rouge acide qui avait pour unique effet de jeter quelque désordre dans le ventre de celui qui l’avait avalé. Mais, répétons-le, ceci était servi pour quelques deniers seulement. Mais si le client avait des écus, c’était différent. S’il avait de l’or, c’était encore mieux. Car le vieux militaire avait des réserves précieuses qu’alimentait le sieur Desprès, commissaire des vivres et sommelier de l’armée, et alors on pouvait boire des vins excellents, des bières mousseuses et l’on pouvait manger tout aussi bien qu’à la table de Monsieur le Commissaire lui-même. Naturellement, il n’y avait que les officiers qui pussent se payer ce luxe dont les profits allaient dans le gousset du Commissaire au détriment des coffres du roi.

Lorsque Valmont et son lieutenant entrèrent dans la cantine, il ne s’y trouvait encore que deux sous-officiers français qui, silencieux, mangeaient à l’autre extrémité, près de la cuisine. Valmont, ne connaissant ces deux hommes que de vue, les salua seulement de la main, et s’assit à une table près de la porte. Bertachou prit place en face de son capitaine. Celui-ci commanda un potage et du vin… du meilleur, et dix minutes après les deux amis mangeaient en silence. Chose curieuse, Valmont était très calme, tandis que Bertachou paraissait très énervé. Ce dernier, une fois, échappa son gobelet rempli de vin. Il sacra avec fureur.

— Sacrediable ! suis-je un enfant que je ne sais plus tenir ma tasse !

— Au fait, dit Valmont en souriant, tu tiendrais mieux ta rapière, mon vieux.

— Ah ! pour ça, oui ; c’est vous qui le dites. Savez-vous, Capitaine, que j’aimerais à me voir à votre place ?

— Pas ce soir, Bertachou, tu es trop énervé.

— Pardieu ! qui ne le serait, à savoir qu’on va choquer de la lame et qu’on n’en sera point !

— Tu en seras comme témoin.

— Ça ne me suffit pas. Et puis, je redoute toujours que vous ne teniez pas compte de mes conseils.

— Sois tranquille. Vois comme je suis calme…

— C’est vrai, Capitaine. Eh bien ! tant mieux que je me fasse des peurs inutiles…

Et, ayant dit, Bertachou remplit sa tasse de vin pour la vider aussitôt d’un trait énorme. Puis, silencieux, il se mit à ronger une côtelette de chevreuil.

Au fond de la baraque les deux sous-officiers s’étaient mis à causer à mi-voix. Plus loin, le vieux cantinier grillait sur la flamme d’un fourneau un brochet que Patte-de-bois avait tiré de la rivière dans l’après-midi. Et lui, Patte-de-bois, frottait des tasses et des gamelles avec ardeur, tout en sifflant l’air endiablé d’un cotillon. Ma foi, cet invalide avait bien l’air tout à fait heureux de son sort.

À huit heures moins dix minutes, Valmont se leva de table. Bertachou venait de finir aussi son repas et de vider sa dernière tasse de vin. Le Capitaine alla payer la dépense et sortit accompagné de son lieutenant.

Le soleil venait de se coucher. Mais il faisait encore beau jour sous le ciel d’un bleu tendre que pas un nuage ne tachait. L’air était frais et plus embaumé. Des massifs qui se teignaient d’ombre partaient les chants crépusculaires, et sous le firmament et dans les échos paisibles ces chants se répandaient en rumeurs joyeuses.

— Un beau soir pour se battre ! remarqua Valmont.

Bertachou, silencieux et l’air inquiet, suivait son capitaine. Les deux hommes contournèrent l’angle d’un bastion et s’engagèrent peu après dans un chemin sinueux et bordé de saules. Après cinq minutes de marche ils débouchèrent dans une large clairière tapissée d’herbes et de fleurs multiples. Un personnage se trouvait là, debout et immobile au milieu de la clairière, et pensif et sombre : c’était d’Altarez.

À la vue des deux arrivants il sourit avec tristesse et dit :

— Ah ! mes amis, votre arrivée me fait perdre tout espoir… Oui, j’avais espéré que l’affaire s’arrangerait hors du terrain.

— J’en suis bien chagriné pour toi, mon cher d’Altarez, répondit Valmont. J’ai peut-être eu le même espoir que toi ; néanmoins je suis content qu’elle soit réglée ici.

— Tu es donc bien résolu, Valmont ?

— Parbleu ! je le suis moi, si le Capitaine ne l’est point ! intervint Bertachou qui redoutait que Valmont ne fût ébranlé par quelque conseil inopportun du capitaine des Grenadiers.

Mais d’Altarez connaissait Bertachou, et il sourit.

— Parions, dit-il, que vous souhaiteriez de vous voir à la place de votre capitaine, Bertachou ?

— Eh ! Monsieur, vous l’avez bien deviné. Rien ne me ferait tant plaisir que d’envoyer cette canaille de Desprès en enfer. Tenez, Monsieur d’Altarez, foi de Bertachou, et j’en prends le Ciel à témoin, et toute la terre, et tous…

— Silence ! commanda tout à coup Valmont. Voici mon aimable adversaire…

Par le chemin qu’avaient suivi l’instant d’avant Valmont et Bertachou arrivait le Commissaire Desprès, accompagné de deux jeunes officiers du génie particulièrement attachés à la personne de l’ingénieur militaire Pontleroy. Ces deux officiers étaient inconnus à Valmont ; mais d’Altarez les connaissait bien, car ils faisaient partie de la brillante compagnie que le Commissaire réunissait souvent à sa table.

Desprès, tout vêtu de noir, apparaissait comme à l’ordinaire, hautain et méprisant. Il ne daigna saluer ni Valmont ni ses témoins. D’Altarez et Bertachou échangèrent un salut plutôt froid avec les seconds du commissaire, et, sans plus de cérémonie, les deux adversaires mirent l’épée à la main.

D’Altarez vint alors se placer entre les deux hommes en garde.

— Messieurs, dit-il d’une voix peu assurée, n’y aurait-il pas moyen, de régler la chose tout à l’honneur de chacun et sans l’intervention de l’acier ?

— Non ! répondit durement Valmont en regardant Desprès avec défi.

— Non ! fit, à son tour le Commissaire en jetant à Valmont son regard le plus méprisant.

D’Altarez baissa la tête et se retira, la mine chagrinée.

— Attaquez !… commanda Bertachou d’une voix forte.

Valmont fit trois pas, l’épée haute, dans le dessein de tâter d’abord la lame de son adversaire. Mais Desprès ne bougea pas. L’épée en garde, il est vrai, ployé sur ses jarrets, il demeurait immobile comme s’il eût attendu l’attaque. Et tout à coup, alors que Valmont ébauchait un mouvement de surprise, Desprès bondit… il bondit en avant, la pointe de son arme dirigée vers la poitrine du capitaine canadien. Ce fut un bond de tigre, prodigieux, presque gigantesque, qui surprit Valmont et qui étonna les témoins. Mais ce fut tout, sinon qu’on entendit un râlement… Puis on vit du sang jaillir et un corps d’homme s’abattre lourdement. Et c’était Desprès… oui Desprès qui venait, par on ne sait quel faux mouvement ou par quelle surprenante et rapide tactique de son adversaire, de s’enferrer sur l’épée de Valmont. L’événement n’avait eu à peu près que la durée d’un éclair, tant et si bien que tous les personnages de cette scène en demeuraient stupéfaits. Le Commissaire était tombé, la poitrine percée d’outre en outre, et un flot de sang giclait et rougissait l’herbe.

Le premier, d’Altarez courut au Commissaire pour le secourir s’il n’était que blessé. Mais il ne trouva déjà qu’un cadavre… la mort avait été instantanée.

Malgré sa surprise, Bertachou souriait, il paraissait content.

Valmont, très pâle, essuyait la lame de son épée et disait :

— A-t-on jamais vu s’enferrer aussi bêtement !…

Les seconds de Desprès, revenus de leur stupeur, s’approchèrent à leur tour, et l’un d’eux dit avec un sourire ambigu :

— Ma foi, tant pis pour lui !

Ce fut l’oraison funèbre du Commissaire Desprès, et ce fut tout.

Bertachou courut au Port pour en ramener des soldats et un brancard. Plus tard, dans la grande salle d’armes du Port le corps du commandant était exposé ; mais près de là une orpheline s’évanouissait de douleur, tandis qu’une veuve se jurait de tirer une terrible vengeance contre l’auteur de cette catastrophe.