Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 22-32).


QUATRIÈME NUIT DE PARIS.


Ce soir, me dit Polumnie, il faut nous rendre à l’île Saint-Louis ; c’est là, dit-on, que se sont réfugiées les bonnes mœurs, les mœurs antiques de la veille roche ; et moi je veux parier que l’amour ne laisse pas d’y faire des siennes : la fée Sein d’amour serait bien la plus aimable des sorcières, si son génie, qui sait tout, consentait à nous diriger chez quelque prude renforcée, qui emplirait tout son quartier d’une odeur de sainteté. Nous passâmes, moi et Polumnie, une partie de la matinée aux bains Montesquieu, où j’eus le bonheur de l’admirer à travers une onde diaphane qui, rafraîchissant ses attraits, en relevait encore la blancheur. Ce serait bien le cas, s’écria-t-elle, prise d’une pensée folle, d’user de notre double magie et de faire agir les enchantemens… Comment ? Polumnie ! et que voulez-vous dire ? — Quoi, vous ne me comprenez pas encore ! vous ne présumez pas qu’une maison de bains publics doit cacher, dans le sein des baignoires et de toutes ces cellules, souvent choisies uniquement pour le théâtre de la volupté, des épisodes charmans, des intrigues délicieuses, et que l’hypocrite bourgeoise, clouée à son comptoir, surveillée par vingt commis et surtout par son argus de mari, épie le prétexte du bain, pour se consoler, dans les bras d’un beau jouvenceau, des caresses périodiques et uniformes de son époux… — Sans doute les fiacres et remises sont maintes fois métamorphosés en couches adultérines, comme l’a fort spirituellement décrit M. Dejouy, dans ses Mœurs Parisiennes ; mais que le bain prête bien plus aux délicieuses trahisons conjugales !… Soyez aussitôt satisfaite, Polumnie ; cela ne nous empêchera pas de planer ce soir sur l’île Saint-Louis, et d’en découvrir quelques toitures… — Mais je crois que le hasard nous sert on ne peut plus favorablement ; et sans pénétrer dans une baignoire éloignée, je me bornerai, en enchantant le miroir que nous avons ici, à lui donner la propriété de réflexion de tout ce qui se passe chez nos voisins… Bon dieu ! que vois-je ! s’écria aussitôt Polumnie en prenant la fidèle glace dans ses mains et sans se déranger du bain où elle était voluptueusement étendue ; je crois… mais je ne me trompe pas ; sous cet accoutrement de prétendue femme de chambre, c’est un beau jeune homme ?… oui ; son menton est à peine revêtu d’un léger duvet… Mais le voilà bientôt déshabillé ! Peste, madame la douairière, comme vous êtes pressée d’examiner ce bel Adonis !… L’idée est, d’honneur, ingénieuse ; introduire ici son mignon sous le déguisement d’une femme, et, sous ce toit hospitalier, se livrer commodément et sans crainte à ses plus doux penchans… J’avoue que la pensée ne m’en est jamais venue, malgré que la beauté d’Adolphe, sous les habits d’une fringante soubrette, aurait produit une illusion complète.

Polumnie, émerveillée de la scène piquante dont elle m’était redevable, continuait son marivaudage, son comique babil, et moi-même, ravi de son spirituel monologue, je me serais bien gardé de l’interrompre ; je me bornais à fixer, comme elle, la glace délatrice ; et si parfois j’interrompais sa curieuse attention, c’était pour dérober sur son sein, ému mollement par les vagues de l’eau, quelques baisers humides…

Notre douairière, à son tour femme de chambre de son amant, l’eut bientôt présenté à nos yeux étonnés, tel que Vénus sortit du sein des eaux ; ses épaules d’ivoire furent marquetées de ses baisers, et nous pouvons assurer qu’il n’y eut pas une partie de cette belle statue de marbre qui ne reçût l’empreinte d’une pression de lèvres brûlantes. Il faut en convenir, la nature ne produisit jamais rien de si séduisant que ce charmant adulte ; la neige et l’azur se disputaient les nuances incarnates de son beau corps ; c’était enfin un second Narcisse que les eaux de notre baignoire réfléchissaient délicieusement. On comprend bien que les filles de l’établissement, qui vont et viennent dans les couloirs du côté des femmes, soit parce que la porte était parfaitement fermée, soit pour avoir reçu leurs instructions, ne contrariaient en rien l’heureux manége de notre vieille douairière. — Mais quel moment douloureux pour son amour propre et sa vanité, que le moment où il fallut à son tour se dépouiller de voiles importuns et d’ailleurs incommodes aux amours… La froideur, la lenteur de notre héros à enlever l’attirail de la toilette de son aïeule (car elle aurait pu l’être) ; son dégoût mal déguisé, en ôtant ici des suppléans, là un faux toupet, puis mettant sur cette chaise des hanches et un ventre postiches, et encore dans ce gobelet un œil de verre…, ne se lisaient que trop dans ses gestes et dans ses yeux, pour le bonheur impatient de notre héroïne surannée ; et il était facile de pénétrer que l’or, qui achète tout, même l’honneur et la vertu, avait payé d’avance les douloureuses complaisances de ce beau jeune homme, et qu’il avait cédé à la nécessité les charmes de sa personne, comme une jeune beauté consent, par intérêt, à une union disproportionnée, sous le rapport de l’âge et de la figure. Ce n’eût encore rien été d’avoir sous les yeux une carcasse étique, inégale et cornue de tous côtés, d’être condamné à voir, à toucher deux seins rougeâtres et oblongs comme ceux de l’Envie, de se sentir pressé par des genoux, des bras décharnés, qui, chaque fois dans une accolade repoussante, dessinaient un sillon sur le corps potelé de notre bel Adonis… Il fallut enfin, comme Faublas avec la tante (madame la marquise d’Armincourt), se résigner à combler soi-même la mesure de son martyre : un canapé, surchargé de vingt oreillers moelleux, placé exprès par les soins d’un tiers intéressé et intelligent, devait servir de théâtre ou plutôt d’échafaud à la victime courageuse… Moi et Polumnie nous ne pûmes que le plaindre et gémir avec lui de la nécessité affreuse où il s’était lui-même placé par le sentiment d’une vile cupidité sans doute. Le sacrifice commença enfin… De toutes parts les amours s’envolèrent de honte ; moi-même ; irrité à juste raison de voir un couple aussi mal assorti, je voulus punir, dans cette mégère, une vieille dissolue, et, par un charme soudain, j’empêchai que le sacrifice pût être consommé ; l’Amour devint impuissant une fois par respect pour lui-même, et cessa de prodiguer une volupté vénale, trop souvent arrachée par la richesse et le rang… Polumnie elle-même, révoltée de ce tableau graveleux que nous avions eu trop longtemps sous les yeux, brisa la glace de dégoût, en m’applaudissant d’avoir su justement priver la douairière d’une félicité indigne d’elle… —

J’invitai Polumnie à sortir du bain ; moi-même je disparus, après lui avoir donné rendez-vous à son petit coucher, et être convenu de nos faits relatifs à notre première incursion projetée sur l’île Saint-Louis ; incursion qui composera les fait historiques de la