La Virginité de madame de Brangien/Texte entier

La Virginité de madame de Brangien (1883)
La Virginité de madame de BrangienAuguste Brancart (p. 5-124).

LA VIRGINITÉ

DE

MADAME DE BRANGIEN


Le silence, peu à peu, s’était fait au logis.

Un bel hôtel des environs du parc Monceau, par ma foi !

L’édifice très taupin, étale aux regards des passants, de belles portes sculptées, des fenêtres affectant une forme lancéolée, des vitraux plombés par-ci par-là ; de plus il est orné, à l’intérieur, avec un luxe peut-être un peu exotique, mais néanmoins réel.

Stéphane de Brangien, rentré dans son appartement particulier, venait de congédier son valet de chambre.

Vêtu d’un élégant veston de velours nacarat et d’une coquette chemise de foulard crème, il attendait évidemment quelqu’un ou quelque chose, car une heure du matin sonnait et, généralement, quand on est chez soi après minuit, on se livre aux douceurs du sommeil.

Stéphane, en temps ordinaire, n’eût pas manqué de solliciter les pavots de Morphée, mais ce jour-là comptait au nombre de ceux qui, malgré ce qu’on en pourra dire, font époque dans la vie d’un homme.

Stéphane s’était marié le matin même.

Oui… oui… marié, par-devant le maire et le curé, avec madame Fanny Morsacq, la veuve du riche banquier de ce nom.

Un bien brave homme, lequel après trois ans de mariage eut l’idée de rendre sa femme absolument heureuse et passa de vie à trépas non sans l’avoir, au préalable, instituée sa légataire universelle.

Depuis cet incident, quelques années s’étaient écoulées.

La veuve ayant payé généreusement le tribut de larmes dû aux mânes du défunt, trouva opportun d’en tarir la source et de couronner la flamme d’un de ses nombreux soupirants.

Stéphane de Brangien fut l’heureux élu ; il obtint un cœur, une main et part à deux dans les millions dont jouit madame Morsacq.

Cette main, par elle-même, réclamait des compensations sérieuses.

Quarante printemps l’avaient mûrie. Ils ne s’étaient pas montrés cruels ; cependant, quelque belle qu’eût été Fanny, elle avait subi du temps l’irréparable outrage.

Les filles d’Ève les plus favorisées sont logées à la même enseigne et le seront tant qu’on n’aura pas retrouvé l’antique fontaine de Jouvence.

Puis, c’était une veuve, diront les personnes fanatiques des parfums de la fleur d’oranger ?

C’est vrai ; seulement, il ne faut pas oublier que, s’il existe pas mal d’amateurs de primeurs, il y en a aussi des fruits savoureux : or Stéphane préférait les oranges à leurs boutons fleuris.

Ce titre de veuve, loin de le contrarier, l’avait, au contraire, décidé à franchir le Rubicon du mariage.

Sans que cela tire à conséquence, nous pouvons, entre nous, avouer qu’une jeune vierge, entièrement digne de ce nom, eût épouvanté Stéphane.

Ce brave garçon portait le poids d’un seul lustre de plus que madame Morsacq, cependant sur certain chapitre il était de complexion faible.

— À quarante-cinq ans ?

— Oui, tel est souvent le triste sort réservé aux naturels des contrées où, depuis des siècles, Gambrinus règne en maître. Or Stéphane, un Flamand de vieille roche, s’était sur le tard fixé dans le pays du vin ; de plus, il y avait mené une existence trop accidentée pour la dose d’énergie nerveuse qu’il possédait.

Mais nous ne sommes pas ici pour faire de la physiologie.

Depuis quelques années déjà, Stéphane devait se reconnaître sujet à des défaillances amoureuses.

Elles lui avaient joué les plus méchants tours ; aussi, jamais, au grand jamais, il n’eût osé affronter les faveurs d’une vierge immaculée.

Chez madame Morsacq rien de semblable à craindre, non seulement elle était veuve, mais la chronique disait que…… Aussi, Stéphane attendait, avec le plus grand calme d’esprit, le moment où la femme de chambre aurait terminé les préparatifs du coucher de madame, pour franchir le seuil de la chambre conjugale.

On entendait encore son trottinement dans le cabinet de toilette séparant les deux appartements ; elle remuait des cuvettes, un léger parfum d’eau de senteur filtrait par-dessous la porte, puis le murmure confus de deux voix, parlant doucement, révélait au nouveau marié que la bienséance lui commandait de différer encore un moment avant de revendiquer ses droits d’époux.

La nouvelle madame de Brangien n’approuvait pas l’usage généralement adopté de partir aussitôt après la cérémonie du mariage.

Non sans raison, elle fit valoir que dans aucun hôtel on ne trouverait le confortable existant dans le sien.

Les caravansérails élégants étaient connus de Stéphane, il préféra se ranger à l’opinion de Fanny et décider de feindre un départ.

La pensée d’un long tête-à-tête avec sa femme ne le charmait, du reste, pas outre mesure.

Il concluait un mariage de convenances et non un mariage d’amour.

Bientôt, dans la pièce voisine, le murmure des voix cessa.

La femme de chambre hâtait ses mouvements, puis, d’un pas léger, elle regagna l’escalier de service.

C’est le moment d’aller nous plonger dans les délices de Capoue, se dit le nouvel époux.

Stéphane, mon bon, courons-y gaîment, à la hussarde, près d’une veuve, les atermoiements seraient ridicules… peu de transports préliminaires… rondement au fait. C’est le meilleur moyen de paraître un gaillard !

Plein de confiance, monsieur de Brangien pénétra dans la chambre à coucher de sa femme, et fut un peu décontenancé dès l’entrée.

Fanny n’était pas couchée !

Enroulée dans un peignoir d’une blancheur virginale, elle se tenait assise près d’une petite table sur laquelle reposait une boîte ovale, dont le dessus, en verre transparent, laissait apercevoir les contours d’un bouquet de fleurs d’oranger.

Bon Dieu ! se dit-il, que vient faire ici cet emblème d’autres temps ?

Fanny, les yeux baissés, avec la contenance timide et rougissante d’une jeune fille qui voit pour la première fois entrer dans son appartement l’homme auquel elle va se donner de la façon la plus intime, Fanny, minaudant, lui fit signe de s’asseoir près d’elle. Ce qu’il exécuta avec toute la grâce possible.

— Ma chère Fanny ! dit-il en l’embrassant, nous voilà seuls, enfin débarrassés des importuns ; leur présence ne vous a-t-elle pas été bien à charge aujourd’hui ?

— Oh ! si, et cependant… tout en attendant avec impatience cette heure qui nous réunit… je la redoutais…

— Et pourquoi ? juste ciel !…

— Parce que… ah ! je vous en prie, mon ami, comprenez-moi… je n’ai plus ma mère pour me guider dans l’occurrence délicate où je me trouve et… mon embarras…

Sa mère ?… son embarras ?… qu’est-ce qu’elle me chante là, pensa Stéphane ; à son âge, et veuve par-dessus le marché, il me semble que l’épreuve d’une première nuit conjugale ne doit pas être si difficile à traverser… Va-t-elle, par hasard, me la faire à l’ingénue ?… ah non… ce serait bèbête.

— Ma bonne Fanny, reprit-il, je comprends très bien les effarouchements pudiques d’une femme aux débuts d’une semblable intimité… mais il faut surmonter ces sentiments et te dire : « C’est mon mari, » un mari amoureux, crois-le, un mari ardemment désireux de te posséder ; ma chérie, mets-toi au lit et… si tu y tiens, nous éteindrons la lampe.

— Ah ! gémit avec des démonstrations de confusion exagérées la nouvelle mariée… tu ne me comprends point.

— Pas trop… je ne suis pas sentimental moi, vois-tu, mais cela ne m’empêche pas d’être bon garçon et je ne veux te violenter en rien. Explique-toi.

— Tu as connu monsieur Morsacq ?

— Oui, et son souvenir me semble assez hors de propos ici… ce soir…

— Je suis certaine que son ombre est là près de moi…

Stéphane haussa les épaules.

— Oh ! il ne me reprocherait pas de t’avoir épousé ! le pauvre cher, m’aimait trop sincèrement.

— Eh bien ! alors ?

— C’est afin de me bénir et de rappeler mon cœur aux sentiments de la reconnaissance ! Certes je lui en dois pour ne m’avoir jamais donné d’autres témoignages d’affection que ceux d’un père…

— Comment ?… quoi ?… tu dis ?…

— Je dis, mon Stéphane bien-aimé, bénis-le avec moi, car, grâce à sa générosité, à sa réserve, je puis, aujourd’hui, t’offrir cet emblème de la pureté de ton épouse, comme si je n’avais jamais juré amour et fidélité qu’à toi…

En disant cela, Fanny, avec un geste d’adorable candeur, rendu absolument ridicule par l’ombre de ses quarante ans, Fanny tendit à Stéphane ahuri la couronne de fleurs d’oranger étalée sur la table.

Sa femme… vierge !… lui qui… lui que… lui qui tenait à épouser une veuve afin de n’avoir pas à procéder à une initiation… ah ! vraiment ce n’était pas de chance…

Il fallait cependant sortir de cette impasse sans devenir ridicule aux yeux de la femme près de laquelle sa vie devait s’écouler.

Stéphane, trop du monde pour ne pas savoir dissimuler ses impressions quelque désagréables qu’elles pussent être, fit bonne contenance, simula une joie exagérée, couvrit de baisers sa moitié, si bel et si bien, que le feu prit aux étoupes, alluma un incendie et donna, chez la vierge veuve, naissance à des transports fous.

Fanny se pendit à son cou, se pâma sur sa poitrine, n’eût de repos que lorsqu’il l’eut déshabillée et, fort inquiet du dénouement de l’aventure, se fut étendu à ses côtés.

C’est que l’arme de combat n’avait pas bonne allure ; on n’eût pas, en la voyant, chanté le couplet de la vieille chanson gauloise :

Avec une attitude fière,
S’avance le patient
Plus il lève sa tête altière
Plus il est intéressant.
L’étreinte augmente sa furie
Il s’élance et brave son sort,
Le plus doux moment de sa vie
Est le plus voisin de sa mort.

Stéphane ne pouvait rien braver du tout : mauvais cavalier, même dans les simples escarmouches, il devenait déplorable en présence des grandes manœuvres. Si du moins j’avais su d’avance, se disait-il, j’aurais pris mes dispositions… mais non… rien, une surprise, et une agréable… j’en réponds. Il faut lui donner le change ; elle se tord de désirs inassouvis… comment, sans compromettre l’avenir, vais-je m’en tirer ?…

Une femme de cet âge-là ne me pardonnerait jamais un échec… Sa virginité de quarante ans doit être enragée.

Tout en monologuant silencieusement ces choses peu plaisantes à son point de vue, Stéphane promenait une main indiscrète sur des charmes dont on ne lui défendait pas l’accès, et… il fut étonné de trouver une rondeur de formes, une fermeté de chairs, que n’eût pas désavouées une femme de vingt-cinq ans.

Ces avantages ne sont pas d’ordinaire le partage des fruits féminins très mûrs.

Loin de le ravir, cette constatation épaissit le nuage planant sur son front.

Tout en continuant ses explorations, Stéphane se mit à parler beaucoup, à expliquer comment et pourquoi la prudence commandait d’ouvrir les chemins avec précaution, afin de ne pas blesser les délicats organes de l’amour. Puis, doucement, il essaya de substituer les actes aux théories en tentant, dans le défilé des jouissances, une reconnaissance du terrain.

C’est à peine si son petit doigt avait accès à l’entrée et encore le moindre mouvement provoquait des contractions.

Serait-ce un étau en caoutchouc au lieu d’une femme, grommelait-il in petto.

Fanny poussait des cris étouffés.

Diable… diable… et c’est que… cependant ce n’est pas le désir qui me manque à cette heure… essayons de gagner du temps.

Stéphane appelant à son aide, d’abord tous les saints du paradis, puis les cosmétiques fournis par la table de toilette essaya de faciliter l’assaut final.

Ce travail non dépourvu de charmes dura longtemps, sans effets.

Tout à coup, un changement marqué se produisit.

Stéphane put se dire : Si les chemins ne sont pas larges, aucune barrière du moins, n’intercepte la circulation ; c’est un truc cette virginité, j’aime mieux cela… puisque elle tient à son innocence, faisons le crédule et… attendons le bon plaisir de messire Priape.

La persévérance est la mère du succès ; les manœuvres désordonnées de Stéphane provoquèrent un spasme dont l’intensité le fit frémir… pour l’avenir.

Que ferai-je de ce brasier ? se demandait-il.

Le premier émoi passé, le nouveau marié, toujours fixe à son poste, remarqua de nouvelles modifications, les voies s’élargissaient… ah mais… extraordinairement. Assurément, le gendarme de la légende y eût sans peine retrouvé son fourniment. Cependant aucune illusion virginale n’était plus de saison.

C’est le moment ! se dit Stéphane.

Sous l’influence de la joie que lui causa la certitude de ne pas être l’époux d’une vierge, ses forces viriles renaissaient ; il monta à l’assaut en vainqueur et prit possession de la place.

Ouf ! se dit-il après son exploit, quelle peur j’ai eue.

Si la vérité fût sortie de ses lèvres c’eût été tellement sot !

Quelques semaines plus tard, en furetant dans le cabinet de toilette de sa femme, Stéphane mit la main sur un paquet d’écorces d’arbre dont l’aspect lui parut singulier.

Qu’est-ce ? il n’y a pas d’étiquette.

Mariette, la femme de chambre, interrogée à ce sujet, ne put en dire bien long, elle raconta seulement, que madame avait fait venir ces horreurs-là du Brésil.

— Et dans quel but ?

— Je l’ignore, tout ce que je sais c’est que j’en prépare des décoctions. Mais voici madame.

Madame de Brangien entrait dans l’appartement.

— Fanny, lui dit son mari, je suis peut-être trop curieux, mais j’aimerais à connaître l’usage de ces morceaux de bois.

Fanny rougit jusqu’aux oreilles, lança un regard féroce à Mariette, et dit avec humeur :

— Ce n’est rien qui puisse vous intéresser.

— Tout mystère m’intrigue, or, je vois qu’ici il y en a un, dites-moi le nom de ces ingrédients…

— Ce sont des fragments d’Inga.

— Et les propriétés de cet Inga ?

— C’est un stomachique.

Stéphane sentit bien qu’il n’en saurait pas plus long et se tut, mais il fourra discrètement dans sa poche quelques morceaux du bois suspect ; puis, comme il connaissait intimement le docteur Traquemort, celui-ci le lendemain le vit arriver à l’heure de sa consultation.

— Docteur, dit-il en souriant, à quoi servent les écorces d’Inga.

— Inga ? Attendez, on n’en trouve que rarement dans nos pharmacies européennes, mais au Brésil l’écorce d’Inga se vend sous le nom populaire d’écorce de virginité.

— Ah ! j’y suis.

— À quoi ?… Les richesses thérapeutiques de l’Inga ne se bornent pas là. C’est un astringent tonique d’une puissance extrême, aussi dans l’hémoptysie, l’hémo…

— Ça suffit docteur, je suis fixé.

— Pourquoi me posez-vous cette question sur l’Inga ?

— Parce que…

Et monsieur de Brangien raconta l’histoire de la virginité de sa femme.

Le docteur rit de tout son cœur de l’aventure ; mais les détails donnés par Stéphane, l’intéressèrent au point de vue scientifique ; il fit venir, lui aussi, des écorces d’Inga, les soumit à de savantes manipulations. Puis, comme le docteur Traquemort est un malin, il en composa un élixir de toilette dont les résultats sont simplement merveilleux.

Les plus petites causes ont parfois de grands effets ! C’est ce que dit le docteur quand, chaque mois, il remet à son notaire les sommes rondelettes que lui vaut la confidence de monsieur de Brangien.



L’IDÉE FIXE

DE THÉODORE

L’IDÉE FIXE

DE THÉODORE


Ce soir-là Théodore Camuset se promenait dans l’espace du terrain, très connu, qui s’étend de la Madeleine au Faubourg Montmartre.

Question d’hygiène purement et simplement. Son docteur lui avait conseillé de faciliter le travail de la digestion, chez lui un peu laborieux, en prenant un léger exercice après ses repas. S’il faut en croire les doctrines de l’école de Salerne rien n’est plus salutaire.

Chaque jour, dans ce but, il quittait pour une heure sa charmante femme, une grosse blonde, à l’air ingénu, et flânait soit d’un côté, soit de l’autre, savourant un fin londrès et songeant à la joie du retour près de sa chère Aglaé ; aussi, aux douceurs de la délicieuse lune de miel dont il jouissait depuis deux ans et qui semblait devoir être son partage jusqu’à l’éternité.

Ce jour-là, il pleuvait ; force fut de se réfugier dans un passage : celui des Panoramas lui offrit son abri hospitalier.

Théodore se mit à l’arpenter, marchant vivement sans flâner ; et, tout en se mettant le sang en mouvement, se répétait : Décidement dans le sac de vipères qui symbolise pour l’homme les dangers du mariage, j’ai mis la main sur l’anguille.

Sa pensée doucement bercée s’engourdissait dans ce songe teinté de rose et de bleu, quand le discret murmure d’une voix féminine vint l’en tirer.

Une très fringante brunette qui, depuis un moment, sans qu’il y eût pris garde, naviguait dans son sillage, piquée de son indifférence se décidait à l’arracher de ses méditations pas une invite directe à lui servir de cavalier pour rentrer chez elle.

Théodore haussa les épaules et ne répondit rien.

Cela ne faisait sans doute pas les affaires de la belle-de-nuit, car elle insista.

— Veuillez me laisser en repos, dit enfin Théodore impatienté, je ne suis pas d’humeur à vous suivre.

— Tu es un imbécile ! réplique, en prenant un accent faubourien, la promeneuse, que l’humeur gagnait à son tour.

— Hein ? demanda Théodore abasourdi de l’apostrophe.

— Oui, car si tu voulais venir chez moi, je te ferais la diligence de Lyon ; mais bonsoir, idiot !

Et la peu réservée donzelle frappant avec dépit ses petits talons sur l’asphalte du passage s’éloigna rapidement.

Vraiment, se dit Théodore en secouant la tête, ces créatures-là ne doutent plus de rien, leur audace est sans bornes ; quelle société de désordres est la nôtre ! Comment avec des mœurs pareilles espérer la résurrection des sentiments patriotiques, le retour des temps glorieux !

Théodore, monologuant sur ce ton, continua sa promenade, puis, au bout d’un instant, revint sur ses pas avec l’intention de rentrer chez lui.

En passant aux environs de l’endroit où il avait été accosté, le jeune homme aperçut la sirène provocatrice montant en voiture avec un monsieur.

Ah ! dit-il en souriant, elle en a enlevé un ; celui-là va connaître les charmes de la diligence de Lyon.

Mais, au fait, que peut-elle bien vouloir dire par là ?

Je ne suis cependant pas un Saint-Louis de Gonzague.

Toute la soirée Théodore fut préoccupé de cette idée. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

Il passait en revue les souvenirs de sa vie de garçon, rien ne venait le mettre sur la voie.

Il dormit mal, sa femme le crut malade, le questionna ; mais que dire à une chaste épouse quand d’impures visions hantent votre esprit ?

Théodore se tut, essaya de chasser l’idée fixe qui commençait à devenir une obsession.

Je suis, par ma foi, trop bête, se dit-il un matin, après quelques jours de combats ; je n’ai qu’à passer une heure ou deux dans la première maison mal famée venue et je saurai à quoi m’en tenir.

Au bout du compte, ma femme ne sera pas instruite de l’incident.

Sur cette pente vertigineuse, Théodore fut bien arrêté un moment par un scrupule ; il était très religieux ; au milieu des écarts d’une jeunesse assez orageuse, sa foi avait surnagé.

Bah ! finit-il par se dire, à Pâques je me confesserai et tout sera effacé.

Ainsi dit, ainsi fait ; son ange gardien, tout effaré, se voila la face de ses ailes et Théodore franchit le seuil du temple où se célèbrent, dit-on, les mystères de Cythère.

Accueilli gracieusement par les maîtres du logis, il se fit présenter la fleur des pois de l’établissement : Une doctoresse en science amoureuse, lui dit en clignant de l’œil son introducteur.

Il serait téméraire d’affirmer qu’il se soit servi des mêmes termes, mais c’était l’équivalent.

Laissé seul avec la donzelle, Théodore dont l’imagination était plus surexcitée que les sens, se montra froid à toutes les prévenances dont il fut l’objet : en vain la belle fille déploya ses petits talents de société, Théodore ne dégelait pas. À la fin, un peu dépitée par l’inutilité de ses amabilités :

— Vous êtes bien difficile… ah ça qu’est-ce qu’il vous faut donc ?

— Ce qu’il me faut ? Eh bien ! je vais vous le dire, il faut que vous me fassiez la diligence de Lyon.

— La diligence de Lyon !… Va-t-en voir plus loin… animal immonde… il en remontrerait au compagnon de saint Antoine ! plus souvent que je te ferai la diligence de Lyon.

Théodore, effaré, veut arrêter ce flot injurieux, il s’y prend maladroitement, la prêtresse de Vénus se fâche de plus en plus et crie très haut ; le patron de l’établissement accourt.

— Qu’est-ce donc ? demande-t-il courroucé, pourquoi ce tapage ?

— Ce mufle-là ne veut-il pas que je lui fasse la diligence de Lyon ; naturellement je m’y refuse et ça ne lui plaît pas.

— Monsieur, pour qui prenez-vous mes pensionnaires ?

— Mais, pour ce qu’elles sont.

— Vous êtes un malappris, sortez à l’instant.

Les domestiques attirés par le bruit se mêlent de l’affaire, Théodore, perdant la tramontane, ayant une peur atroce d’un scandale quelconque, se sauve au plus vite, fort ennuyé et pas plus instruit qu’en entrant.

Si au moins je savais ce que c’est, se disait-il.

Les mois s’écoulèrent, toujours la même pensée fixe le poursuivait : sombre et pensif, il s’éloignait des siens et maigrissait à vue d’œil.

À force de démarches, d’histoires invraisemblables, il avait obtenu d’entrer à la bibliothèque dans certaine chambre réservée, parce que son contenu ne l’est pas assez. Il y passait ses journées ; mais soit qu’il ne sût pas diriger ses recherches, soit en raison de toute autre cause, il ne découvrait rien.

Le brave paysan de Nadaud, ne voulait pas mourir sans avoir vu Carcassonne ; Théodore tenait à ne pas quitter la terre sans s’être mis au courant de ce qui se cache sous ces mots : la diligence de Lyon.

Acharné à la poursuite de la réalisation de son désir devenu maladif, il dépensait un argent fou dans les plus mauvais lieux de la capitale.

Seulement, rendu prudent par l’insuccès de sa première tentative, il mettait des formes dans l’expression de ses prétentions, sans pour cela, obtenir un meilleur résultat.

On le repoussait avec indignation, quand on ne lui riait pas au nez, ne sachant ce qu’il voulait dire.

Dans un certain monde il fut baptisé d’un sobriquet et devint le cocher de la diligence de Lyon.

Cependant le temps pascal s’annonçait ; comment faire ?

Sa femme, pieuse créature, se fût étonnée de ne pas le voir communier à Pâques ; puis, lui non plus n’était pas homme à se mettre sous le Coup de l’anathème qui frappe les désobéissants.

Il se rendit près du père Thuillier, son confesseur habituel, et ne put manquer de lui faire part des coups de canifs donnés dans le contrat conjugal, ainsi que du motif qui l’avait amené à agir ainsi.

Les directeurs de consciences devant juger leurs pénitents, n’aiment pas à les absoudre d’une façon générale, il leur faut une masse de détails. Théodore n’échappa pas à l’interrogation et dut avouer que ses déréglements avaient eu pour cause son désir d’expérimenter in anima vili les voluptueuses délices de la diligence de Lyon.

À ces mots, le prêtre bondit dans son confessionnal.

— Comment avez-vous dit ? mon fils. Mais c’est affreux… Je ne puis vous réconcilier avec Dieu, mes pouvoirs ne sont pas assez étendus. Le grand pénitencier, à Rome, est seul autorisé à s’en charger. Partez au plus vite, je vous recommanderai à lui.

Là-dessus, il se mit à lui faire une peinture si réussie des tortures de l’enfer que c’était à croire qu’il y avait séjourné.

Théodore, très effrayé, se rendit immédiatement à Rome, entra en relations avec le prélat préposé au salut éternel des grands pécheurs. Là, après avoir versé de grosses sommes dans une masse d’œuvres purifiantes, accompli de nombreux pèlerinages, gravi les quarante marches de la Scala Sancta, mortification qui n’est pas sans mériter considération, attendu qu’elle consiste à se mettre dévotement à genoux sur la première marche ; cinq minutes d’oraison suivent ce premier point, après quoi il s’agit, sans changer de posture, de passer à la marche suivante, et ainsi de suite ; soit trois heures d’exercice ! Ceci fait on a le droit de reprendre la position verticale.

En pénitent convaincu de la noirceur du forfait prémédité, Théodore ne négligea rien, et il obtint l’absolution de son péché d’intention.

Heureux d’être purifié, le prévaricateur revint chez lui en disant : Cela coûte trop cher, je ne pécherai plus.

Il se tint parole ; seulement, les efforts qu’il dut faire pour vaincre l’idée fixe dont son voyage ne l’avait pas débarrassé dérangèrent complètement sa santé ; rapidement l’infortuné en arriva à l’article de la mort.

Insensé ! se dit-il alors, j’ai une femme bonne, aimante ; j’aurais pu vivre heureux auprès de cette chaste créature ; au lieu de cela, je vais mourir avili, indigne d’elle ; je la condamne à toutes les tristesses du veuvage ; elle me pleurera, me regrettera, car elle m’aime, et non content de ce que j’ai détruit, je l’exposerais à une existence de douleurs ? Non, elle saura à quel être méprisable elle était unie et se consolera alors plus facilement.

Prenant la main de sa femme dans les siennes, Théodore attira à lui cette chère Aglaé et la fit asseoir sur son lit.

Puis, non sans un petit préambule bien amené, il raconta la triste odyssée qui, prématurément, le conduisait au tombeau.

Madame Camuset le laissa parler sans que sa physionomie trahît l’indignation à laquelle s’attendait le moribond.

Quand il eut achevé sa confession, elle l’embrassa tendrement en disant :

— Grand nigaud, va ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit ! Je te l’aurais faite.

— Tu… sais ?…

— Mais, oui bêta !

Quoi ?… cet acte monstrueux, qui avait soulevé les protestations des femmes du plus bas étage, dont il lui avait fallu aller chercher à Rome l’absolution du seul désir, son Aglaé !… Cette chaste créature !… Les idées du moribond se brouillèrent, sa tête se monta… il regarda fixement sa femme :

— Et… et… qui t’a renseignée ? demanda-t-il en balbutiant.

— Je te le dirai, guéris-toi d’abord, nous en reparlerons plus tard.

Théodore se tut, mais ne recouvra plus la parole.

Vers le soir, il mourut sans avoir appris même la théorie de cette fameuse diligence de Lyon dont beaucoup parlent, mais que nul ne connaît.

Dieu fasse paix à son âme.



LE BON BILLET

QU’AVAIT OCTAVE

LE BON BILLET

QU’AVAIT OCTAVE


Le respect de la vérité oblige à convenir que le cher Octave appartenait à la catégorie des maris scélérats qui, traîtres à un serment rarement prononcé sans restriction mentale, ne se font nul scrupule de courtiser la brune ou la blonde, et n’en éprouvent pas même l’ombre d’un remords.

Alors que, maris complaisants, ils ne délaissent qu’à demi leur moitié, ces messieurs se donnent pleine absolution.

Les peines de l’enfer les menacent c’est indubitable ; seulement beaucoup ne les redoutent guère, ou se disent : Dans l’empire de Pluton nous serons si nombreux qu’on pourra former une majorité et forcer le ministère à modifier la constitution du pays.

Il y a là-dessous un mystère. Car, jusqu’à ce jour, les femmes n’ont pas encore pu obtenir une absolue fidélité au foyer conjugal, ni trouver le moyen d’enchaîner les volages à perpétuité.

Elles auraient, du reste, tort de gémir de leur insuccès ; elles jouent à qui perd gagne : le mot à perpétuité a quelque chose de si effrayant par lui-même !

Ce brigand d’Octave faisait donc, disons-nous, de fréquentes excursions dans les plates-bandes de l’adultère ; mais, on se lasse de tout, ici-bas, même de piétiner sur des gazons fleuris, aussi, un beau jour, l’imprudent sauta en pleine corbeille pour y cueillir une belle rose très parfumée de grâce, d’esprit et d’amour.

Elle avait nom Madeleine, et, comme son homonyme des temps jadis, savait aimer.

Le terrain sur lequel pousse cette délicieuse variété de femmes est presque toujours adhérent.

Octave en fit l’épreuve ; son cœur, jusque-là resté le spectateur indifférent des fantaisies de son imagination et de ses sens, se mit en mouvement.

Lorsqu’un peu inquiet de certains symptômes il se décida à faire son examen de conscience, aucune illusion ne lui fut possible : une belle et bonne passion l’avait envahi.

Or, si l’on dissimule facilement des caprices à une épouse par trop ombrageuse, on ne lui fait point prendre le change sur un amour vrai.

Des rêveries, des délicatesses, se produisent dans ce cas, puis des réserves, des répugnances, disons-le, qui changent immédiatement la face des choses ; subir les expressions suprêmes de l’amour, quand elle n’aime pas, est un réel supplice pour la femme, mais exprimer ce qu’il n’éprouve pas, devient pour l’homme un problème aussi insoluble que l’est celui du civet sans lièvre. La nature le trahit ; plus il lui impose ses volontés, plus elle se montre rebelle et toujours finit par lui jouer quelque méchant tour.

Aucune diplomatie ne peut combattre efficacement ce mauvais vouloir.

Octave ne fit pas exception à la règle, et dame Léocadie, sa conjointe, ne s’y trompa point.

Elle ne se dit pas : la beauté du diable, la seule que j’aie jamais possédée a pris son vol sans esprit de retour ; elle oublia son humeur, dont la douceur ne fut jamais le caractère dominant et n’eut pas la bonté de penser : du moment où ce pauvre ami est gentil pour moi, laissons-lui prendre quelques distractions ; montrons-nous seulement exigeante à l’endroit de ces petits cadeaux, de ces prévenances qu’un mari prévaricateur ne refuse jamais à sa compagne légitime.

Il y a très peu de femmes assez intelligentes pour comprendre les avantages attachés à cette manière d’envisager les situations conjugales.

Léocadie, loin de devenir plus aimable, passa à l’état de verjus et menaça d’un éclat pour le jour où elle saurait sur qui appesantir sa colère.

Octave aimait Madeleine, nous l’avons dit ; on en était à la conjugaison des premiers temps du verbe éternel, la pensée prudente de rompre sa liaison avec la jeune femme ne lui vint pas à l’idée.

Il parla de ses ennuis à madame de Rivers, et l’on avisa aux moyens de détourner les soupçons de la vindicative Léocadie.

— Eurêka ! s’écria un soir Octave.

— Quoi ? demanda Madeleine.

— Si tu veux t’y prêter et supporter la corvée que je vais t’imposer, tout s’arrangera au mieux.

— Je ne refuse rien, explique-toi.

— Tu as entendu parler de Jacques Melmork, un de mes amis ?

— Oui.

— C’est un garçon très dévoué.

— Tu en es certain ?

— Absolument. Jacques n’est pas beau, un grand, brun, toujours dans la lune, à moitié poète, à moitié artiste. Cependant ne produisant ni vers, ni tableaux. Pas séduisant du tout, mais très loyal camarade.

— Ensuite ?

— Je vais te le présenter, après lui avoir fait la leçon, si ma femme découvre notre secret, il assumera toutes les responsabilités et lui jurera que je ne suis pour toi qu’un visiteur patronné par lui. Pour rendre la chose vraisemblable, Jacques se posera en adorateur de la belle madame de Rivers.

— Et madame Léocadie fera mille cancans sur mon compte !

— Non, ses intérêts n’étant pas en jeu, elle est incapable de te compromettre par une indiscrétion.

— Alors, vogue la galère !

— Tu le verras : tout ira ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ainsi dit, ainsi fut fait.

Octave eut une longue et sérieuse conférence avec Jacques, lui fit prêter plusieurs serments de discrétion et de réserve… puis l’introduisit dans la place.

C’était, en effet, un étrange garçon que ce Jacques, vivant dans les espaces, disait-on, ayant sur une masse de choses des idées ne ressemblant à celles de personne, écoutant sans les entendre les banalités qui se débitent dans les salons, du Ier janvier à la Saint-Sylvestre, susceptible d’enthousiasmes non justifiés ; personnage, enfin, que les femmes du genre dit sérieux considéraient comme un impossible, un toqué.

Pendant quelques semaines, tout marcha sur des roulettes.

Léocadie cherchait le gîte de l’ennemi. On la laissait faire, le paratonnerre étant en place, personne ne la craignait plus.

Madeleine et Jacques riaient franchement de leur situation.

Le jeune homme de temps à autre se présentait au logis, pendant les heures où il savait y rencontrer Octave, et celui-ci se frottait les mains, en se congratulant, lorsqu’il pensait à l’adresse dont il venait de faire preuve.

On lisait, on causait des choses, des idées et non des gens, et, au grand étonnement d’Octave, Madeleine et Jacques avaient souvent les mêmes appréciations.

— Tu es aussi hannetonnée que lui, disait-il à Madeleine.

Octave fort galant homme, d’un physique agréable et gentleman accompli était simplement ce que sont beaucoup de gens bien élevés : ses capacités ne dépassaient pas le niveau d’une bonne moyenne.

Madeleine, femme fine, nature poétique, intelligente au suprême degré, lui était éminemment supérieure.

Peut-être ce trio eût-il vécu longtemps en modulant le parfait accord, si dame Léocadie ne se fût avisée de promettre cinquante centimes à saint Antoine de Padoue, ce qui ne manque jamais, on le sait, de faire trouver dans les vingt-quatre heures l’objet cherché.

En apprenant les fréquentes visites de son époux chez madame de Rivers, elle entra dans une fureur aussi grande que légitime et se demanda comment elle l’exprimerait.

Madame de Rivers est une de ces femmes avec lesquelles on doit compter, une de celles qu’on salue encore partout, un esclandre aurait offert des inconvénients dont le moindre eût été de faire qualifier l’infortunée Léocadie de femme mal élevée, par une partie de son entourage.

Elle se décida à écrire une lettre fort injurieuse à sa rivale et la menaça de toutes sortes de désagréments si elle ne fermait pas sa porte au coupable Octave.

Cela fait, elle attendit le résultat de son épître.

Octave, le lendemain, achevait tranquillement son déjeuner quand on lui annonça la visite de monsieur Jacques Melmork, qui, d’un air peu aimable, s’avança au-devant d’Octave sans paraître voir la main ouverte de celui-ci.

— Qu’est-ce ? demanda Octave, en apparence interloqué.

— Je désire, monsieur, avoir avec vous quelques instants d’entretien.

— Parle, mon ami, mais qu’as-tu ? est-ce que ma femme est de trop ?

— Je le crois.

— Je m’en vais, dans ce cas, dit Léocadie d’un ton aigre-doux.

— Au fait, repartit Jacques Melmork, semblant se raviser, ce que je veux vous dire concernant beaucoup Madame, elle a le droit d’entendre notre conversation. Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Octave, madame Cabesting s’est permis, sous l’empire de je ne sais quel sentiment, d’écrire à une femme que je respecte autant que je l’aime, une lettre d’insolentes récriminations, basées sur ce fait, que vous êtes familièrement reçu dans sa maison.

Madame de Rivers n’a pas sa famille près d’elle pour la protéger, ce devoir m’incombe, et, ne pouvant m’en prendre à une femme que sa faiblesse défend, je demande raison au mari des injures faites par elle, et aussi de l’incroyable légèreté dont ce monsieur a fait preuve en laissant subsister l’ombre d’une équivoque au sujet de nos positions respectives.

C’est moi, qui vous ai présenté chez madame de Rivers et je suis indigné de vos procédés à son égard.

Tout cela fut débité avec le plus parfait naturel.

Octave joua l’étonnement, demanda des explications, se mit en colère ; Léocadie affirma avec confusion que si elle avait su… la vérité ! exprima tous ses regrets et sans qu’il fût même question de plumer les canards, l’affaire s’arrangea par une lettre d’excuses écrite à madame de Rivers, laquelle missive renfermait la promesse d’une absolue discrétion.

Léocadie, délivrée de son cauchemar, eût désiré se mettre en quatre afin d’éviter tous froissements résultant de son incartade.

Il fallut user de diplomatie et l’empêcher d’aller chez madame de Rivers, celle-ci voulant absolument la tenir éloignée de son intérieur.

Toutes choses reprirent leur train train. Puis, il arriva que Léocadie s’intéressa au roman qu’on lui avait conté, elle en suivit à distance les divers incidents et obligea ainsi Jacques à jouer plus sérieusement son rôle d’amoureux auprès de Madeleine.

Celle-ci n’était pas sans constater la parfaite communion d’intelligence existant entre Jacques et elle.

Elle appartenait à Octave, mais c’était à son ami qu’elle réservait les expansions intimes de son esprit rêveur et fantaisiste, Octave ne les comprenait pas !

De son côté, Jacques trouvait de plus en plus difficile de jouer loyalement le rôle platonique imposé par le mari de Léocadie.

Madeleine ne possédait pas seulement un esprit charmant, c’était aussi la plus voluptueuse des créatures : elle avait une diablesse de petite oreille rose qui donnait continuellement envie de la mordre ; une peau de satin et des seins toujours en éveil, de ces globes si charmants… qu’il faut avoir quatre-vingts ans pour les contempler sans émotion. Avec cela, l’intimité convenue du terrain sur lequel on s’était placé, autorisait les jolies toilettes d’intérieur : vêtements sous lesquels une femme coquette se montre délicieusement déshabillée.

Elle portait surtout une certaine robe en mousseline des Indes, doublée d’un léger foulard rose pâle, qui se roulait, se tordait sur son torse de façon à en modeler les plus secrètes beautés : celle-là le mettait hors de lui. Généralement les jours où Madeleine s’en paraît, Jacques, en sortant de chez elle, se rendait à l’établissement d’hydrothérapie le plus voisin pour s’y faire doucher.

À ces séductions se joignait l’attraction des marivaudages, des poignées de mains, des longues étreintes laissant au fluide amoureux le temps de faire son petit chemin et bien d’autres de ces riens qui finissent par former un tout puissant.

Bref, le pauvre garçon était fort malheureux. D’incidents en incidents la lumière se fit dans son esprit ; aussi, un jour, avec une explosion de vrai désespoir, il déclara à la jeune femme et sa fatale passion et son impuissance à venir désormais chez elle à simple titre d’ami.

— Je ne veux pas agir déloyalement vis-à-vis d’Octave, ajouta-t-il, et je pars pour longtemps.

Madeleine ne lui répondit que par un étroit serrement de mains, ses yeux se fermèrent à demi, comme sous l’impression d’une délicieuse extase, et son silence en disait bien long !… Si long, même, que les beaux principes de Jacques furent précipités dans le quatrième dessous ; il enserra la taille de la jeune femme, se laissa glisser près d’elle, sur la chaise longue, puis joignant ses lèvres à celles de Madeleine, s’enivra de son souffle parfumé.

Il est des heures dans la vie, où l’être humain est positivement inconscient de ses actes. Madeleine et Jacques traversaient un de ces moments divins. C’étaient deux natures faites pour se comprendre, tous les deux vibraient à l’unisson et leurs sens affolés réclamèrent bientôt impérieusement une union plus complète.

Jacques, d’une main nerveuse, détacha le ruban qui fixait, à la ceinture, le léger vêtement chinois dans lequel, ce jour-là, était enveloppée Madeleine.

C’est le seul nœud qui maintienne ce genre de vêtement.

Il glissa sur les épaules.

La gorge étala ses blanches rondeurs, dressa ses pointes avides, sous le fin tissu qui les recouvrait, et Jacques les dévora de caresses.

Les bras qui l’enlaçaient tendrement lui firent l’effet de fils électriques.

Absolument fou, il repoussa batiste et dentelles, mit à nu le délicieux buste de la jeune femme, la dépouilla de ses derniers voiles, goulûment, de ses lèvres asséchées, lui fit un vêtement magnétique et… après lui avoir fait courir sur tout le corps un long baiser de feu, prit possession de la voluptueuse créature qui, renversée sur les coussins de sa chaise longue, se pâmait, se tordait sous ces caresses passionnées.

Cette soirée se prolongea, car ces deux corps amoureux avaient soif l’un de l’autre depuis bien longtemps.

Étendus sur la peau d’ours qui formait le tapis, enlacés l’un à l’autre comme deux couleuvres au temps des amours, ils s’unirent avec des délices inouïes.

Jacques, ainsi que tous les hommes bruns, maigres, un peu dégingandés, mais vigoureusement musclés, recélait des trésors de puissance et de science amoureuse.

Madeleine, une passionnée en réalité, ressemblait au feu qui couve sous les volcans neigeux et ne devenait ardente dans les bras de l’aimé que s’il comprenait qu’avant d’embraser les sens, chez elle, l’incendie devait illuminer le cerveau, mais Jacques avait été clairvoyant ! ! !

 
 

Il fallut enfin, se quitter.

Ce fut à ce moment-là que l’un et l’autre se dirent :

— Qu’avons-nous fait ? qu’allons-nous faire ?

Après le départ de Jacques, Madeleine resta jusqu’à une heure avancée de la nuit plongée dans de profondes réflexions, à la suite desquelles deux lettres furent écrites par sa main mignonne.

Le lendemain, le courrier du matin apportait à Octave un billet ainsi conçu :

« Mon ami, nous ne sommes pas les maîtres des attractions de nos cœurs, vous ne l’ignorez pas ; nous les subissons ; seulement, la loyauté nous impose des devoirs, et je trouverais indigne de vous comme de moi de feindre des sentiments que je n’éprouve plus. Soyons donc désormais deux bons amis et ne m’en veuillez pas trop.

« Toujours, votre dévouée,
« Madeleine. »

À la même heure, Jacques recevait la copie de cette lettre, à laquelle était jointe une feuille de papier au chiffre de la jeune femme, sur laquelle feuille on lisait : « Madame de Rivers, Grand-Hôtel, à Nice. »

Octave fut atterré, il aimait encore ! Accourant au logis de Jacques pour lui demander ce qu’il pensait de l’aventure ; il trouva porte close.

Chez madame de Rivers les domestiques répondirent : « Madame est absente, » et s’étonnèrent d’apprendre que monsieur n’était pas informé de ce voyage.

Peu après il sut que monsieur Melmork lui aussi voyageait.

Jacques s’était arrangé de façon à remplir la formalité des adieux polis sans le rencontrer.

Ce fut Léocadie qui en apporta la nouvelle à son époux.

La lumière brilla alors dans son esprit ; il comprit, un peu tard, l’imprudence qu’il y a toujours d’introduire un élément étranger sur le terrain des amours.

Qui eût pensé cela ? Un garçon à moitié fou, n’ayant rien pour lui, pas même beau !

Octave n’avait jamais apprécié le type gitano de son ami.

Ah ! les femmes ! les femmes ! se répétait-il.

Il revint à son foyer, se consola lentement, souffrit intérieurement beaucoup, car il lui fallut entendre les appréciations de dame Léocadie, laquelle pendant quinze jours n’eût point d’autres sujets de conversation.

La brave dame ne tarissait pas sur les remarques faites par elle ; elle exaltait la parfaite sympathie existant entre les deux fugitifs : chez madame X…, où souvent venait madame de Rivera, elle avait vu ceci, cela ; entendu M. Melmork dire ceci, cela.

Le cœur de l’infortuné Octave ressembla bientôt à une pelote d’épingles. Il accepta son châtiment avec résignation, se disant : Je l’ai mérité. Mais il jura, malheureusement un peu tard, qu’on ne le prendrait plus à présenter personne là où il avait intérêt à jouer le premier rôle.

L’ingrate ! la perfide ! monologuait-il quand il était seul, trouvant ainsi une consolation à meurtrir d’injures celle qu’il adorait toujours et ne comprenant pas une des choses les plus cruelles de la vie : l’écart qui se produit dans les relations amoureuses.

L’horloge de l’un avance sur celle de l’autre, et le retardataire ne rattrape le temps perdu que trop tard ! Aussi, vient inévitablement un moment où il n’y a plus qu’un des conjoints dont les cordes intimes vibrent.

Jacques et Madeleine s’aimèrent longtemps. Comme les peuples privilégiés ils n’eurent point d’histoire autre que celle résumée dans ces mots :

Ils vécurent heureux et n’eurent point d’enfants.



LE

PREMIER FAUX PAS

DE

MADAME PRESTANVILLE

LE

PREMIER FAUX PAS

DE

MADAME PRESTANVILLE


Ce fut très loin de Bruxelles que cet incident se produisit.

Le pays du granit et des farfadets en a été le témoin, et la jolie maisonnette qu’on voit encore tout embroussaillée de clématites et de rosiers sauvages sur le bord du grand chemin de Kérantrech, près Lorient, lui servit de théâtre.

Il y a quelques années, tout y était gai et gracieux.

Les corbeilles fleuries du jardinet s’étendaient jusque dans la prairie.

Le feuillage touffu des vieux chênes d’un petit bois voisin l’abritait plus contre le dur vent de nord-ouest qu’il ne l’ombrageait ; ce que, du reste, la pâleur du soleil d’Armorique rend assez inutile.

Dès en entrant dans le jardin, on était charmé par les fraîches senteurs qui s’en exhalaient, par l’aspect calme et harmonieux de cette modeste demeure.

Cette impression s’accentuait lorsqu’au travers des fenêtres entr’ouvertes, se montraient la silhouette élégante de madame Prestanville, la femme du lieutenant de vaisseau de ce nom, et celle d’Aline sa sœur.

Parfois la brune tête du capitaine Amaury de Kernec apparaissait dans le fond du tableau.

Ce bel officier d’infanterie de marine était le cousin d’Anatole Prestanville et, de plus, son ami d’enfance.

Brillant gentleman, très apprécié par les élégantes de Lorient qui se montraient disposées à beaucoup de bienveillance en sa faveur, Amaury, soit par indifférence, soit par l’effet de tout autre sentiment, dédaigna cependant ces succès de la ville et préféra consacrer aux gentilles châtelaines de Kérantrech, le temps dont son service lui permettait de disposer.

Il ne faisait en cela qu’accomplir un devoir.

En partant pour le voyage qui le retenait loin des siens, Anatole lui avait fait jurer de veiller sur ses cousines.

Quoique mariée depuis deux ans, madame Prestanville eut presque pu se dire jeune fille, les joies de la femme s’étant bornées pour elle à quarante-huit heures d’intimité conjugale.

Or, si pour certains êtres il est des situations dont les prémices doublent la saveur, ce n’est bien sûr pas pour le sexe faible.

La jeune femme épousait sinon avec passion, du moins avec plaisir, le lieutenant Prestanville ; malheureusement le cap des désenchantements dévolus aux femmes pendant leurs premiers jours d’initiation aux sensations amoureuses n’était pas encore franchi, qu’arrivait au logis une dépêche du ministère de la marine, ordonnant au nouvel époux de reprendre immédiatement la mer pour une campagne de trois ans.

Ce sont là de ces incidents fort simples, inévitables dans la carrière maritime, seulement, ils renferment, sous leur banale apparence, des amertumes atroces.

Telle fut l’opinion d’Anatole quand il lut la cruelle missive.

La jeune madame Prestanville, tout en étant, elle aussi, attristée de se trouver veuve, après si peu de temps de mariage, éprouva, dans le fond de son cœur, une certaine satisfaction à la pensée de dormir ses nuits complètes sans intermèdes douloureux.

Il est évident que huit jours plus tard, sa manière d’envisager la question eût été autre, mais, quarante-huit heures de mariage, ne représentent pas un laps de temps suffisant pour effacer la trace des froissements de la première heure.

Le pauvre mari s’embarqua, la mort dans l’âme, après mille recommandations de toutes sortes et avoir fait jurer à l’ami Amaury de veiller sur la nouvelle épousée et sur sa sœur.

La parenté d’Anatole et d’Amaury n’existait qu’à un degré assez éloigné, mais dans un pays comme la Bretagne, où les liens de famille se conservent jusqu’à la sixième génération, ce titre de cousin, vu les mœurs locales, autorisait aux yeux des voisins, les assiduités du jeune homme.

Le temps se passa rapidement dans le jardinet de l’habitation Prestanville.

On était si à l’aise au milieu du grand champ d’où elle avait été distraite ; et le soir, lorsque la lune dardait sur la campagne les pâles rayons de son disque d’argent, lorsque les insectes noctambules animaient l’air de leurs bruissements, l’âme éprouvait un grand sentiment d’union avec la nature.

Il ne semblait, alors, pas extraordinaire de voir le capitaine prendre la main de sa gentille cousine Margaret dans les siennes ; non plus si d’un peu trop près, peut-être, il se penchait pour respirer l’odeur de mousse fraîche qui s’exhalait du limbe d’or crêpélé couronnant la tête de la jeune femme.

Il n’y avait aucun mal à cela car tout le temps on parlait de l’absent.

Amaury n’ignorait pas que le meilleur moyen d’user une peine morale est de s’en entretenir fréquemment : à force de retourner le fer dans la plaie, on blase le patient sur la douleur qu’elle produit.

L’habitude est une grande puissance ! Or, évidemment, la jeune femme souffrait de sa solitude ; aussi, lui parlait-il à chaque instant du désappointement qu’elle devait éprouver d’avoir vu se clore si vite l’ère des joies amoureuses de la lune de miel.

Comme tous les hommes, Amaury nourrissait une haute idée de la valeur des plaisirs auxquels il faisait allusion, plaisirs fort peu prisés, cependant, par la toute jeune femme.

Margaret, très naïve, toute confiante, lui raconta un jour ses désillusions à cet égard et, depuis ce moment-là, le capitaine se crut appelé à une mission : celle de ramener dans le vrai chemin l’égarée qui blasphémait.

Il s’efforça de lui démontrer la part prise par les circonstances dans les sensations éprouvées et lui affirma qu’il n’en était point ainsi pour toutes les femmes.

— Vous vous trompez absolument, chère amie, si vous croyez que le nec plus ultra du bonheur en ménage, consisterait à restreindre les rapports intimes à ceux existant entre deux sympathiques associés.

— Il me semble cependant ?

— Vous parlez de ces choses comme le ferait un aveugle des couleurs ; quand vous aurez quelques semaines de vie conjugale, bien tendre, à votre actif, vous changerez d’opinion.

Anatole personnifiait le type de ces bons garçons près desquels la vie peut s’écouler facile et douce, mais qui ne sont pas du bois dont on fait les héros de roman ; aussi jamais il n’avait produit une impression assez vive sur une femme pour l’armer contre les influences combinées de l’absence et du temps.

C’est une triste destinée d’être l’épouse d’un marin !

C’est le rêve d’un jour, d’une nuit, rêve délicieux parfois, mais qui s’évapore comme un songe au réveil quand la mer réclame son amant.

Puis ensuite, pour la femme, pendant des jours, des mois, des années, la solitude intime, l’isolement au milieu de tous les dangers du monde, des angoisses sans nombre.

Lorsqu’un berceau a eu le temps de prendre sa place au logis, le mal est moins grand.

Dans le ménage Prestanville, rien de semblable ne s’était produit et l’examen de conscience de Margaret, soigneusement fait, lui eut apprit, combien l’image d’Amaury avait à peu près effacé, dans son cœur, celle de son mari.

C’était lui, cet aimable cousin, qui écartait les ronces du chemin, lui auquel était dévolu le règlement de tous les détails matériels de la vie extérieure, si ennuyeux pour les femmes ; lui qui apportait les distractions au logis, lui qui était le confident, en un mot, l’arbre fort offrant au lierre chancelant son solide appui. Et la jeune femme s’attachait chaque jour davantage à ce beau capitaine si prévenant, si affectueux.

Cependant, on n’hébergeait pas encore les remords, le chapitre des serrements de mains, des baisers furtifs avait seul été parcouru.

La présence d’Aline gênait Amaury et le forçait à modérer ses transports ; cette enfant avec les regards curieux, étonnés de ses grands yeux couleur de bluets, l’avait plus d’une fois fait reculer au moment où il perdait le sens du bien et du mal.

Un soir, l’heure psychologique sonna.

Ce jour-là, la chaleur avait été étouffante, Aline, un peu souffrante, se retira dans sa chambre.

Une menace d’orage flottait dans l’atmosphère saturée d’électricité.

Le ciel affectait des allures sombres, on voyait à l’horizon s’avancer de gros nuages derrière lesquels le soleil tout blême se disposait à faire son plongeon dans l’obscurité.

Une sorte de buée d’étuve se dégagea de la terre, montant jusqu’aux êtres animés et produisant sur leurs nerfs tendus une de ces impressions auxquelles les femmes résistent mal.

Margaret semblait en proie à une sorte de malaise et le capitaine la regardait avec des yeux extraordinairement brillants.

On était seuls au logis, dans ce sens que la servante, cette gardienne incommode parfois, avait obtenu vingt-quatre heures de congé.

Vite la conversation glissa sur une pente dangereuse.

Amaury ne demandait rien, mais ne marivaudait plus : on parla amour, et l’accent avec lequel s’exprimait, par la bouche du capitaine, le malin Cupidon seconda efficacement l’influence des éléments.

Margaret étrangement troublée perdait pied.

Le moi charmant, dans ces doux propos, n’avait pas encore jailli de la fournaise ; seulement le voile dont il se parait était si transparent !

Amaury assis sous un berceau de lilas, tout près de Margaret, semblait prendre un plaisir extrême à étoiler ses cheveux de fleurettes arrachées à une des corbeilles du jardin, et souvent le parfum de ces mêmes fleurettes l’invitait à se pencher, à en respirer les suaves senteurs de si près que les soies noires de sa belle barbe disaient un affectueux bonjour aux blonds anneaux de sa compagne.

— Quel trésor, murmurait-il comme in petto, mais de façon à être bien entendu, et dire que tout cela se fane sans jouissance, sans recevoir, sans donner le bonheur ? pauvre chérie ! comme je vous aime et comme je vous plains.

— Vous êtes bon !

— Vous méritez si bien une meilleure destinée.

— Cela changera.

— Qui sait ?

Amaury, comme recueilli en lui-même, restait silencieux laissant la jeune femme méditer ses paroles.

Les vilains nuages louches silencieusement devenus épais, se dirigeaient rapidement sur Kérantrech et le silence se faisait profond, car les oiseaux, sentant l’approche du gros temps, avaient hâté les préparatifs de leur coucher.

Les brins d’herbe même ne bougeaient plus.

Tout à coup, comme un tourbillon d’une étrange poussière grisâtre s’éleva sans qu’aucun coup de vent l’eût annoncé ; puis le ciel s’illumina et les grondements d’un immense coup de tonnerre ébranlèrent l’atmosphère.

En proie à un effroi subit, Margaret affolée se serra en frissonnant sur la poitrine du capitaine.

— J’ai peur, dit-elle.

— Rentrons, répondit Amaury en l’enlaçant avec passion.

On ferma hermétiquement les persiennes, on alluma les bougies du salon, et comme un galant homme ne peut pas abandonner une femme qui a peur, il s’efforça de détourner les pensées de sa cousine du désordre des éléments en se montrant fort galant et de plus en plus tendre.

Il s’y prenait adroitement et le temps s’écoula rapidement.

Minuit sonna ses douze coups : ni le capitaine, ni sa jeune cousine ne s’en aperçurent et… si le crime, l’épouvantable crime n’était pas encore fait accompli, il faut reconnaître que la distance à franchir pour en arriver là ne devait plus être bien longue.

Certes, le précepte assimilant au forfait et menaçant des châtiments les plus terrifiants le seul désir de pécher, avait été absolument mis en oubli.

Assis l’un près de l’autre sur le grand divan du salon, le couple imprudent mêlait le murmure de son dialogue amoureux à la grande basse de l’orage.

Tout à coup celle-ci se tut.

— L’orage s’éloigne, dît Margaret, ce n’est pas trop tôt. Dieu que j’ai eu peur !

— Même dans mes bras ? demanda câlinement Amaury.

— Non pas là… je ne songeais plus à rien, murmura la jeune femme, comme se répondant à elle-même.

— Je voudrais qu’il tonnât toujours vibra le capitaine, et pour mieux affirmer la sincérité de ses paroles, Amaury, passant son bras sous la taille de sa cousine la tint palpitante sous son regard.

Tout à coup, sans préméditation, sans crainte, sans remords, comme obéissant à une attraction plus forte que sa volonté et indépendante d’elle, Margaret, inconsciente, laissa sa jolie tête retomber amoureusement de côté.

L’épaule du capitaine devait lui servir de coussin, et le guerrier ne demanda aucune permission pour se pencher et poser ses lèvres en feu sur les deux yeux calins qui, noyés dans une délicieuse extase le regardaient fixement.

Le capitaine n’était plus un novice.

Aussi, la bouche souriante de la jeune femme ne l’effaroucha-t-elle pas, il la dévora longuement. S’il se fût contenté de cela !…

Anatole eût été mal venu à se plaindre, mais… s’il est des cas où s’abstenir est possible, il en est où s’arrêter en route ne l’est point.

Amaury ne songea pas à rester en si beau chemin ; de la bouche il descendit plus bas, ses dents déchirèrent la légère mousseline qui voilait de délirants contours, et, confus d’avoir été aussi hardi, il s’efforça de cacher sous ses baisers la charmante nudité de la jeune femme.

Par un temps d’orage, il n’en faut pas tant pour faire perdre à une femme le sens du bien et du mal.

Margaret, du reste, ne paraissait pas y tenir énormément à ce sens moral si précieux et… si ennuyeux.

L’extase s’emparait d’elle, elle voyait rose, bleu ; de sa poitrine s’échappaient des soupirs ressemblant à des cris de bonheur, et tout son être fut bientôt secoué par un frissonnement dont la douceur lui était inconnue et qu’elle ne songea pas à analyser.

Et bien elle fit ! cette rage moderne de tout creuser gâte tant de belles choses !

La plus légère attention de sa part donnée à ce qui se passait, lui eût probablement révélé la cause de ces sensations nouvelles et leur saveur en eût peut-être été déflorée, car elle se fût aperçu que, si les lèvres du capitaine restaient collées sur sa poitrine, une de ses mains enserrait ce que, dans les quelques entretiens conjugaux dont Anatole avait fait les frais, il lui désigna sous le nom de Mont de Vénus — ne pas confondre avec la proéminence paumale que Desbarolles a baptisée du même nom.

Là, le capitaine se livrait à une gymnastique savante dont les effets ne pouvaient tarder à se faire sentir ; l’ébranlement nerveux, presque extatique, qu’elle ressentait n’en était que le prélude.

Bientôt, les battements de son cœur semblèrent s’arrêter, un fluide chaud, partant du cervelet, glissa le long de la moelle épinière avec des chatouillements à peine perceptibles, et, rempli de voluptueuses promesses, s’accumula dans les profondeurs sexuelles de ses entrailles.

Le monticule rose, qu’Amaury taquinait, se gonfla sans mesure, près de se rompre ; tout l’effort des forces nerveuses se concentra sur lui, et un spasme d’une volupté inouïe, intense et prolongé, un de ces spasmes qui produisent le délire et parfois la mort fit proférer à la jeune femme un rugissement de jouissance après lequel, haletante et pâmée, elle retomba sur les coussins du divan.

Le brave Anatole avait largement usé de ses droits de mari.

Margaret n’était plus vierge, et le capitaine Kernec eût pu s’écrier : « d’Altorf les chemins sont ouverts !… » Cependant ce fut lui qui cueillit la véritable virginité de la jeune femme, la seule à laquelle on devrait attacher du prix, car c’est sous ses baisers que, pour la première fois, elle a éprouvé les sensations d’un spasme d’amour.

Amaury la contempla un moment ; puis… releva prestement les jupes légères qui couvraient les parties inférieures du corps charmant étendu devant lui ; d’un long baiser il voila les trésors d’amour qui s’offraient à sa vue et… donna un libre cours aux transports du captif amoureux dont la rébellion menaçait d’amener une catastrophe dans les fermetures de… l’inexpressible, dirait une miss anglaise dont la pudeur se trouverait à pareille fête.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le capitaine prit une attitude conquérante et pénétra au cœur d’une place forte se rendant à merci, encore toute vibrante de l’émoi provoqué par ses manœuvres savantes.

— Ah ! murmura Margaret.

Un baiser lui ferma la bouche. Elle sentit les caresses précipitées et impatientes d’un homme vigoureux et ardent porter le trouble dans ses sens ; un jet de flamme la brûla au plus intime d’elle-même et les transports qu’elle venait d’éprouver quelques minutes auparavant se reproduisirent, mais, cette fois, plus complets, moins énervants, plus naturels en un mot.

Sa bouche se colla sur celle du jeune homme, sa poitrine laissa échapper de ces sons qui, pour être inarticulés n’en sont pas moins éloquents, et les échos de l’appartement répercutèrent un double cri de bonheur. Un profond silence lui succéda, silence pendant lequel Margaret et Amaury, dans les bras l’un de l’autre, perdirent absolument la notion du temps.

Ils ne s’aperçurent même pas du fracas de l’orage dont les fureurs se faisaient entendre de nouveau.

Un bruit insolite, se produisant dans le chemin, les réveilla cependant à demi.

On entendait comme le roulement d’une voiture.

— Qui est-ce qui peut bien se promener par un temps pareil ? murmura Margaret.

Son compagnon n’eût pas le temps de lui répondre.

Un violent coup de sonnette ébranlait la porte.

Le coup de sonnette du maître ! Ni Amaury, ni Margaret ne s’y trompèrent.

Tous les deux pâlirent.

Qu’allait penser le mari en trouvant son cousin chez lui, à cette heure indue ?

Puis… ce désordre de toilette ? Puis enfin les mille indices qui révèlent un assaut d’amour.

— Il faut être idiot, murmura Amaury. pour revenir ainsi sans prévenir, après deux ans d’absence.

Un second coup de sonnette retentit accompagné des éclats d’une voix de stentor : celle d’un homme accoutumé à dominer le bruit des éléments.

— Mais ouvrez… C’est moi, n’ayez pas peur, sacredié ! ouvrez donc, il pleut des hallebardes ici, c’est moi, Anatole.

On savait bien que c’était lui !…

Il fallait cependant prendre un parti.

Au bruit, Aline s’était levée, elle accourait charmante dans son peignoir blanc et resta interdite en entrant dans le salon.

Toute trace d’un désordre, par trop évident, avait disparu, mais la présence d’Amaury l’étonnait.

— Quoi, dit-elle, vous êtes encore ici ? entendez-vous ? on sonne… C’est Anatole qui revient.

— Eh, je le sais bien, répondit le jeune homme avec humeur ; aussi, il faut que vous me cachiez quelque part ; car, enfin, il pourrait trouver mauvais de me voir ici à cette heure !

— En effet, dit Aline, c’est drôle, vous aviez donc beaucoup de choses à dire à Margaret. Maintenant, quand vous vous regarderez comme des Iroquois, cela ne vous avancera à rien… Venez avec moi, je vous dissimulerai dans ma chambre. Anatole n’y viendra pas ; que Margaret lui parle par la fenêtre d’abord, puis qu’elle aille ensuite lui ouvrir.

L’innocence la plus complète se lisait dans les yeux de la jeune fille ; sa candeur d’ignorante lui faisait émettre, comme toute naturelle, la peu orthodoxe proposition de garder dans son appartement particulier un beau garçon de vingt-six ans.

Il n’y avait pas à discuter. Anatole criait tempêtait, cassait la sonnette, il devenait urgent d’agir.

Margaret entrebailla la fenêtre, parlementa pendant qu’Amaury suivait Aline dans sa chambre, puis… Anatole rentra bruyamment en possession de son logis et de la personne de sa femme.

Quand le silence régna depuis quelque temps dans la chambre conjugale, la jeune Aline ouvrit doucement les contrevents de la sienne située heureusement au rez-de-chaussée sur le jardin et le capitaine prit la clef des champs.

Mais le guignon voulut que la pluie de la nuit eût détrempé les allées ; de plus il fallut traverser une grande corbeille remplie de verveines ; il en advint ceci : plusieurs des délicates corolles se trouvèrent endommagées par le passage du lourd papillon qui s’envolait, et, le lendemain, lorsque Anatole passa l’inspection de la maisonnette avec une joie d’avare, depuis longtemps privé de son trésor, il fut surpris en apercevant, sur le sol, l’empreinte de pas masculins.

Il ne dit rien, seulement son front se rembrunit.

On a été bien longtemps à m’ouvrir, pensa-t-il ; cette réflexion ne ramena pas la sérénité sur son front.

Il suivit la piste dénonciatrice.

Elle le conduisît à la corbeille de verveines.

Les dégâts que celle-ci avait subis étaient significatifs.

Un homme devait, nocturnement, être sorti de la chambre de la jeune fille.

Dans son for intérieur, le lieutenant Prestanville se sentit moins douloureusement inquiet.

Cependant, comme il était le seul protecteur d’Aline et ne voulait tolérer rien d’irrégulier sous son toit, il observa, et ne fut pas longtemps à découvrir que le cousin Amaury et la cousine Aline échangeaient des regards d’intelligence.

Il interrogea l’un et l’autre ; on voulait, sur toute la ligne, lui faire prendre le change, naturellement on y réussit tellement bien, qu’une sommation au capitaine d’avoir à épouser sa complice d’amour s’ensuivit.

Cette mise en demeure n’amena pas un aussi grave conflit qu’on pouvait le redouter, mais elle rendit la position d’Amaury fort difficile.

Il ne voulait pas froisser Margaret et cependant devait y renoncer.

D’un autre côté les charmes de la blonde et naïve enfant le captivaient.

Margaret, pour lui, représentait un caprice satisfait, Aline, un avenir de bonheur.

La jeune fille, de son côté, faisait ses petites réflexions.

Elle avait pris un plaisir extrême à se laisser courtiser, à respirer la bonne odeur de mystère et de roman planant dans l’air ; ces effluves lui montaient au cerveau.

Aucun soupçon de ce qui s’était passé entre sa sœur et Amaury n’effleurait cet esprit candide, et son cœur se sentait vivement attiré vers le capitaine.

Quant à madame Prestanville, une fois de sang-froid elle s’adressa des reproches amers sur sa faiblesse ; la crise des remords se produisit.

La confiante affection de son mari la touchait, et la lune de miel brilla de tout son éclat. Dans le fond de son cœur germait même le désir de voir s’élever, entre monsieur de Kernec et elle, une barrière infranchissable.

Après quelques jours de tergiversation, Margaret leva les derniers scrupules d’Amaury, en mettant, un soir, la main d’Aline dans la sienne et en lui disant avec un bon sourire :

— Aimez-vous donc à l’aise, vous en mourez d’envie.

Six semaines plus tard, le curé de Kérantrech bénissait le plus joli couple qu’on eût vu depuis longtemps dans le voisinage, et tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes sans la naïveté d’Aline.

Mais, le lendemain de son mariage, en causant avec son beau-frère qui la plaisantait sur les surprises de sa première nuit de noces et la taquinait au sujet de la présence d’Amaury chez elle le jour de son arrivée ; sans y chercher malice, l’innocente enfant raconta ce qui s’était passé.

Anatole, ému par tant de candeur, ne la désabusa pas, seulement il resta dans son cœur la conviction qu’il était… ce que les maris n’aiment pas à être.

Son humeur s’assombrit. À partir de ce jour il mit fin à tout rapprochement conjugal, régla la situation pécuniaire de sa femme, demanda du service pour les colonies et, avant de partir, se borna avec dédain à lui réciter ces vers :

La plainte est pour le fat, le bruit est pour le sot,
L’honnête homme trompé, s’éloigne et ne dit mot.

— Adieu !

Depuis lors, Anatole n’a point donné signe de vie à madame Prestanville qui, froissée dans ses sentiments les plus intimes avant qu’ils fussent épanouis, s’est à corps perdu lancée dans les chemins du plaisir à outrance.

Sortie de la voie régulière, sans avoir pour la soutenir même le bras de son complice, elle devint ce que deviennent les roses détachées de leur tige : elle se fana et se flétrit après avoir cherché longtemps le bonheur dans des aventures qui lui firent connaître le plaisir, mais non l’extase de l’âme ; l’amour avec sa flamme divine ne donne jamais, sur ce terrain-là, le signal de l’incendie général.

Margaret fut pendant quelque temps une des brillantes étoiles du ciel amoureux ; puis elle en devint une filante, lancée à toute vapeur vers un abîme dont la femme ne sort qu’à jamais morte pour toutes les délicates joies de l’esprit et du cœur.



LE JOURNAL

DE

MADAME PRISCAILLET

LE JOURNAL

DE

MADAME PRISCAILLET


Ce fut en l’an de grâce 18.. que madame Adèle Priscaillet se dit avec une tristesse fort légitime : L’heure de déposer les armes sonne.

D’abondants flocons de neige attardés sur sa chevelure envahissaient les digues que Sarah Félix ou ses émules s’efforçaient en vain de leur opposer ; et autour d’eux bien d’autres symptômes significatifs lui disaient sans pitié : « Si le printemps est loin, hélas ! l’été l’a suivi, et les dernières feuilles d’automne viennent de disparaître dans le gouffre dévorant où se sont englouties leurs devancières : les belles saisons de la jeunesse et de l’amour. »

L’hiver, le froid au cœur, les souffrances de toute nature, puis la tombe, voilà ce que l’horizon présentait à ses regards.

Le moment où s’imposent ces dures vérités est un des douloureux de la vie des femmes.

Pour beaucoup, c’est la solitude, l’abandon qui se dressent menaçants ; pour d’autres, ce n’est qu’un changement de batteries à opérer.

Madame Priscaillet voulait être du nombre de ces dernières, et, après avoir régné par sa beauté, le faire encore par son esprit.

Elle résolut de se transformer en une femme de lettres. Les bas bleus, quand ils sont de teinte douce, ne déparent cependant pas une jambe blanche et rose. Pourquoi peu de femmes s’en chaussent-elles avant trente ans ?

Peut-être parce que pour exprimer des sentiments, il faut les avoir éprouvés ; pour raconter des péripéties, y avoir joué un rôle ; peut-être aussi parce qu’au printemps de la vie, la sève amoureuse bouillonne trop violemment et ne laisse pas à l’esprit le loisir d’analyser des sensations. Mais ne nous éloignons pas de madame Priscaillet qui, n’étant plus jeune, voulait entrer dans la république des lettres.

C’est, en somme, bien simple, se dit-elle ; je vais composer un roman, je le ferai éditer, je serai reçue membre de la Société des gens de lettres et le tour sera joué. Tout doucement j’éliminerai de mon salon les papillons désormais inutiles, je les remplacerai par des journalistes, des auteurs ; je donnerai de bons dîners, je n’inviterai chez moi que des femmes aimables, et tout le monde me choyera comme devant.

On n’a jamais su au juste dans quelle région sociale Adèle Priscaillet a ouvert les yeux à la lumière.

Sa mémoire chargée de citations émanant du répertoire classique, la façon dont elle dit la chansonnette, le chic avec lequel elle fait vibrer les r en déclamant les poésies, donneraient à penser que sa jeunesse a dû s’écouler soit à l’ombre d’un conservatoire, soit à celle d’un théâtre quelconque.

Probablement sur le terrain où s’est exercé sa profession elle a remporté des succès, car, depuis longtemps, Adèle possède, non seulement pignon sur rue, mais une fort respectable inscription de rente au grand-livre de la dette publique.

Elle s’assit donc devant sa table, et s’absorba dans de profondes méditations.

Il me faut trois cents pages par volume, murmura-t-elle. Adèle mesura, coupa, numérota de fort beau papier, beau à effaroucher les idées qui aiment à s’ébattre librement, sans soucis des ratures ni des pâtés, et, suivant l’usage des débutants, commença ainsi :

« Par une belle journée… d’été ou d’hiver, » ceci est une affaire de tempérament. Le soir ou le matin ont aussi leurs adeptes particuliers… Arrivent également en bataillons pressés, les vapeurs ou les buées, suivant qu’on appartient à l’école romantique ou à l’école naturaliste.

Mais ceci ne fait rien à notre affaire, nous disons donc que la plume à la main, madame Priscaillet noircit très couramment quatre feuilles de papier ; la cinquième devint d’un travail plus laborieux, la sixième resta indéchiffrable. Les fils de l’intrigue se collaient les uns sur les autres, en voulant dire ceci, l’auteur s’apercevait qu’il ignorait cela et ne pouvait plus parler de ce qu’il avait projeté de dire. Bref, à Monaco, le croupier eût crié : « Rien ne va plus. »

C’est ce que fit l’auteur embarrassé ; mais comme Adèle ne manque ni d’imagination, ni d’énergie, elle réfléchit un instant et se dit :

Suis-je assez sotte !

Au lieu de me creuser l’esprit à chercher un sujet de roman et ses incidents, je fonde un journal et je le fais rédiger par mes invités du jeudi.

Depuis un temps immémorial Adèle reçoit le jeudi, c’est un fait acquis à l’histoire.

Dès la semaine prochaine, continua-t-elle, je leur mets l’affaire dans la tête, c’est décidé, il ne s’agit plus que de bien choisir mon monde.

Le jeudi qui suivit cette résolution l’hôtel occupé par la future émule de madame Adam fut de bonne heure éclairé à giorno.

Dans l’antichambre, Dick, en tenue, attendait les invités.

Ce personnage n’ayant pas encore une notoriété universelle, la présentation devient nécessaire.

Dick est un jeune adolescent nègre qui fait le service de groom chez madame Priscaillet ; elle en raffolle, bien qu’il ne vaille pas un singe, et lui fait, dans les appartements, bien entendu, porter ce qu’on appelle sa tenue locale, laquelle se compose d’une simple petite jupe en plumes haute d’environ cinquante centimètres.

Quoiqu’il ait les cheveux crépus d’un naturel de la Sénégambie, sa patrie, elle lui ceint le front d’une légère couronne, genre indien, et le nomme son Iroquois.

La maison est toujours tenue sur un bon pied chez Adèle, mais ce jour-là, il y eut dans l’air quelque chose d’inaccoutumé.

Un parfum plus austère vous saisissait dès l’entrée au logis ; on voyait presque des vapeurs d’encens flotter dans l’atmosphère, et sans s’en rendre compte, Méro humait autour de lui, avec inquiétude, en regardant Dick, comme pour l’interroger.

Vous vous demandez peut-être, lecteur, ce que c’est que Méro, et si vous êtes tant soit peu versé dans la littérature contemporaine, trompé par la consonnance du mot, vous pensez à ce précepteur, plus royaliste que le roi, figure immortalisée par Alphonse Daudet aux côtés des ouistitis du prince Christian.

Eh bien ! non… ce n’est pas cela du tout… vous n’y êtes pas : Méro est tout simplement le caniche blanc de madame Priscaillet.

Il est très beau, grand, fort et bien découplé ; sa maîtresse, n’appréciant les roquets dans aucun genre, l’a choisi avec un soin jaloux.

D’un caractère affectueux, facile à vivre et reconnaissant, jamais l’animal ne lui a donné que des satisfactions, ce qui fait qu’entre deux êtres aussi disparates que peuvent l’être une future étoile littéraire et un modeste caniche, il s’est néanmoins formé des liens étroits et tendres.

Les invités se présentèrent : une heure après leur arrivée, une douzaine de convives prenaient place autour d’une table aussi élégamment que somptueusement servie.

La salle à manger, chaude à l’œil comme aux sens ; les effluves les plus délectables se mêlant aux senteurs des corbeilles de fleurs, les femmes en toilettes de soirée contribuèrent à la bonne humeur dont les convives se montraient pourvus.

Les meilleures conditions pour qu’il en fût ainsi se trouvaient du reste réunies chez Adèle.

Des vins généreux coulaient largement.

Les femmes étaient intelligentes et jolies.

Les hommes connus par leur esprit.

Qu’eût-elle pu désirer de mieux ?

— Mesdames et messieurs ! s’écria tout à coup la maîtresse du logis, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi la vie est semée de tant de chagrins ?

— Ma foi, non, répliqua le docteur Perkins, son voisin de gauche, se demande-t-on à quoi sert l’ombre dans un tableau ? Elle absente que deviendrait la lumière ? N’en est-il pas de même pour l’existence ? Sans la douleur que serait le bonheur ?

— Non, docteur, vous n’y êtes pas, ou vous aimez l’école de Zurrbaran : les maux dont nous sommes plus ou moins accablés sont causés par le désaccord régnant dans les sociétés et par la résignation avec laquelle chacun les subit.

— Et le remède, le remède ? Je suis pour le système antique, dit l’avocat Bridouillard, un charmant garçon, avocat pitoyable qui une seule fois appelé à défendre l’opprimé du code, fit, contre toute probabilité, radicalement tomber la tête de son client et depuis ce bel exploit, se contentait de chercher noise à ses nombreux tenanciers.

— Système qui consiste ? demanda madame de Lizancourt, une jeune veuve rendue fort intéressante par l’expression d’ingénuité charmante répandue sur ses traits : on l’appelait la Vierge veuve.

— Jadis, madame, répondit Bridouillart on ne permettait pas de critiquer un ordre de choses établi, sans apporter le remède à côté de la critique.

— Eh bien ! c’est ce que je vais faire, riposta madame Priscaillet.

— Dites-nous vos plans, mon amie, glapit d’une voix de tête, qui s’entendait comme un clairon, madame de Nymphéa, une belle blonde très pimpante et naviguant à toute vapeur dans les eaux de la haute galanterie, pendant que le cher Eusèbe, son époux, naviguait lui dans les mers de la Chine.

— L’union des forces, continua madame Priscaillet, peut seule conjurer les misères dont nous parlons.

Tenez, sans aller plus loin que notre petite coterie, figurez-vous qu’unis sincèrement par un serment aussi solennel que jadis l’était celui des chevaliers de la Table Ronde, nous nous soutenions dans le monde, au lieu de nous démolir les uns les autres comme cela arrive souvent ; ne changerions-nous pas la face de bien des choses ?

— Certainement, mais certainement, répéta-t-on.

Un vieil académicien faisant partie de la société, on ne sait trop à quel titre, regarda autour de lui, fort étonné d’entendre une voix féminine évoquer dans ce lieu l’ombre des antiques paladins et se demanda ce que pouvait bien en vouloir faire leur aimable amphitryone.

Ne trouvant pas la solution du problème, il se consola de son peu de lucidité en grignotant, des quelques dents restées fidèles, une belle truffe déposée sur son assiette par une gracieuse voisine.

— Ah ! vont s’écrier les gens à scrupules, les corrects.

Mon Dieu ! je sais bien que ces choses-là ne se font pas dans les salons du faubourg Saint-Germain. Mais on n’est pas partout aussi rigoriste et chez madame Priscaillet personne ne s’offensait de ces petites familiarités.

— Fondons un ordre, s’écria l’avocat.

— Oui, oui, un ordre, avec des décorations et des statuts.

— C’est une délicieuse idée.

— Un ordre ? dit la maîtresse du logis ; non… J’ai mieux que cela à vous proposer.

— Explique-toi, Adèle, tu nous mets sur le gril.

— Au lieu d’un ordre de chevalerie, posons ici, ce soir, les bases d’un journal qui sera rédigé par nous, lancé par nous, indépendant de tout gouvernement, n’admettant aucune opinion autre que la nôtre, et dont le but, en dehors de notre amusement, sera d’initier le public à l’originalité de nos hannetons, lesquels, positivement, ne sont pas d’humeur soporifique comme les feuilles graves, dont le facteur nous gratifie chaque jour.

— Ce sera tout bonnement exquis, dit le vicomte de Mézarque, un beau garçon aux longs favoris, au teint brun, aux yeux bleus, au front plissé avant l’âge, et qui voyait bien l’anguille circulant sous roche. Il avait une telle expérience des femmes !

Madame Priscaillet, continua-t-il, sera notre directrice ; nous composerons le journal ici, et dès ce soir, croyez-m’en, établissons les statuts de la Société en commandite du… ?

— Du Moniteur des Hannetons, répliqua madame Priscaillet, dont vous serez, vicomte, le secrétaire de la rédaction.

— Et les statuts, qui va les établir ?

— Maître Beauraket, puisqu’il est notaire ; en outre, nous le nommons notre trésorier.

Maître Beauraket, gros bon diable, parfait tabellion, aimant les plaisirs plus que ne le comportent les habitudes austères du notariat, fit une affreuse grimace, mais n’osa point protester.

— Et nous en serons, de la rédaction, nous les femmes ? demanda madame de Lizancourt.

— Certes, mes toutes belles, et ce que vous nous fournirez ne sera pas la partie la moins intéressante du journal, si toutefois vous vous donnez la peine, au lieu de faire de l’esprit, de feuilleter vos souvenirs.

— Et nous paraîtrons ?

— Tous les huit jours. Notre aimable académicien se chargera de la correction des épreuves ; nous allons d’emblée le nommer l’échenilleur en chef du Moniteur des Hannetons.

— Hein ? hein ?

— Oui, oui, cet honneur vous revient de droit, que votre modestie ne se cabre pas.

— Mais…

— Chut.

L’Académicien se tut et resta pensif : on dinaît si tranquillement ici, pourquoi nous donner ce tracas ? pensait-il. Malheureusement, je connais Adèle, quand elle a une idée logée dans la cervelle, il n’est pas facile de la lui enlever. Je vais m’adjoindre le petit Oscar Bolynus, qui aspire à la position de journaliste. Car il est clair qu’avec ces farceurs-là, l’échenillage sera laborieux, je n’aurais plus une minute de tranquillité, sans cet expédient qui ravira mons… Oscar au troisième ciel.

La soirée se prolongea ce jeudi-là bien avant dans la nuit.

Beauraket avait fait le projet d’acte de Société. Chacun s’empressant d’y apposer son paraphe, on arrêta le plan du journal.

Le vicomte se chargea de trouver l’éditeur.

L’académicien, dès le lendemain, introduisit Oscar Bolynus dans la place, et… quinze jours plus tard, on fêtait chez madame Priscaillet l’apparition du premier numéro de la mirifique feuille.

Depuis lors, tout marche au mieux chez Adèle.

Ses soirées sont animées, l’ennui a fui de son cœur, et son travail de directrice est léger, grâce au jeune Oscar, lequel, pour une somme modique, la débarrasse de tout ennui. Cela jusqu’au jour, où… à son tour, l’ambition lui prendra d’être… directeur de quelque chose.



AVRIL ! ! !

AVRIL ! ! !


Jamais elle n’a su son nom. Jamais, lui, ne s’est inquiété de son état Ce fut par une belle journée de printemps que le rapprochement s’opéra.

Elle descendait les Champs-Élysées, lui les remontait.

À la hauteur du Rond-Point ils se rencontrèrent.

L’éclair de leurs regards se croisa, et sans savoir pourquoi, tout en continuant leur chemin, chacun en sens inverse, ils ne cessèrent de penser l’un à l’autre.

Sans doute pour cette raison, cinq minutes plus tard, de nouveau ils se promenaient côte à côte.

— Bizarre !… dit l’un.

— Étrange, murmura l’autre.

Au troisième tour on se sourit, au quatrième l’on se salua.

Elle n’avait cependant pas les allures d’une femme qui cherche aventure.

Lui ne paraissait aucunement appartenir à l’espèce du Monsieur qui suit les femmes.

Bien qu’elle fût mise avec une parfaite élégance, tout dans sa toilette portait ce cachet de comme il faut simple, adopté par les femmes d’un monde qui tient à passer inaperçu aux yeux du vulgaire piéton.

La promeneuse était fort jolie, vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, des traits fins, une carnation chaude, de splendides cheveux noirs très ondulés, des lèvres épaisses rouges comme une fraise mûre, laissant apercevoir, par l’entrebaillement d’un sourire, la blancheur nacrée d’une rangée de petites quenottes tout à fait mignonnes… Un vrai morceau de roi enfin !…

Lui, beau blond, aux façons aristocratiques, semblait devoir appartenir à la meilleure société.

Chacun de son côté faisait des réflexions.

Au cinquième tour on s’aborda.

— Pardon, madame, mais il m’a semblé que vous me reconnaissez et…

— Moi de même, monsieur et…

— Oh ! il n’y a pas à en douter, nous sommes de vieilles connaissances.

— Cela me paraît certain. Seulement ?

— Oui, seulement vous avez oublié mon nom… Caliste !

— Et moi Madeleine !

— Je le pensais. Quand on est si charmante on ne peut avoir pour patronne qu’une sainte ayant su aimer. Pourvu que vous soyez dévote à son culte et que ?…

— Et que ?

— Que vous sachiez aimer.

— Je voudrais d’abord savoir ce que c’est vraiment que l’amour avant de vous répondre.

— Oh ! vous avez bien entrevu au moins les ailes de ce petit dieu malin ?

— En rêve, oui…

— Vous devez donc être une femme de mauvaise volonté, car beaucoup ont dû essayer de vous le présenter.

— Je suis peu exposée aux entreprises téméraires.

Le ton, les façons de son interlocutrice, ses paroles, tout confirmait Caliste dans la pensée que, malgré l’incorrection de leur aparté, Madeleine appartenait au vrai monde.

— Et vous n’êtes pas fille d’Ève pour rien, reprit-il.

— Est-ce un défaut de ressembler à sa mère ?

— Cela dépend ; dans tous les cas ce n’est pas moi qui songerai à vous en faire un reproche, et même, si vous me le permettez je solliciterai la faveur de me mettre au service de cette curiosité.

— On vous le permet, sauf réserve.

— Ah ! et laquelle ?

— Celle de ne jamais chercher à savoir qui est Madeleine ; elle, ne demande pas à connaître le nom dont civilement se fait accompagner celui de Caliste.

— Accordé avec enthousiasme. Alors brûlons les protocoles, nous voilà de vieux amis, Madeleine et Caliste, sans monsieur et madame en vedette.

— Eh ! mon Dieu oui, pourquoi pas ?

— Vous êtes une adorable créature ; seulement que penseriez-vous de quitter le grand chemin des flâneurs ? J’aperçois là-bas des têtes connues, peut-être mieux vaut-il ne pas les rencontrer ?

— Allons au Bois, à cette heure, les sentiers y sont déserts.

— Prenez mon bras.

Sans aucune espèce de cérémonie la jeune femme posa sa petite main sur le bras de Caliste. On héla une voiture vide qui fut abandonnée au milieu des fourrés et Caliste put, ce jour-là théoriquement, développer ses idées sur l’amour et sur la meilleure manière d’en exprimer les impressions.

Sa conversation instructive ne parut pas déplaire à sa compagne, malgré la hardiesse de ses vues.

C’est qu’aussi avril exhalait ses parfums de renouveau. Les mousses relevaient leurs tiges froissées par le poids des feuilles sèches, jaunies par la froidure de l’hiver.

Puis, ni Madeleine ni Caliste n’étaient de ceux qui tremblotent :

« J’ai peur d’avril, peur de l’émoi qu’éveille sa senteur nouvelle. »

Bien évidemment l’amour ne les effrayait pas plus que ses conséquences.

Caliste, en prose, disait ce que Sully Prudhomme a dit en vers :

Posséder la beauté, c’est dans une caresse
Offerte, mais rendue, avec un trouble égal
Par la fête des sens exprimer la tendresse
Par l’exquise tendresse honorer l’idéal.


et Madeleine répondait :

— Pour moi c’est :

Offrir à l’âme, l’âme aux lèvres condensée
Voilà l’amour entier, rêve des cœurs puissants.

On se promena pendant deux heures, et, charmés l’un de l’autre, les nouveaux amis se séparèrent après s’être donné rendez-vous pour le lendemain.

Et le lendemain, et le surlendemain, et pendant quinze jours ces deux attractions formées, réunies par le hasard, feuilletèrent le doux livre de l’esprit et du cœur, si charmant à savourer doucement, sous les rayons du soleil de la jeunesse, quand on sait n’arriver à la crise du dénouement qu’après avoir, le long du chemin, cueilli un assez gros bouquet de fleurs pour en voiler les désillusions.

Caliste, un raffiné en amour cependant, était aussi un homme de trente ans, susceptible de ces ardeurs qui, pour être intelligentes, n’en sont pas moins exigeantes, puis enfin avril ! avril ouvrait ses bourgeons… les oiseaux caquetaient dans les buissons, et Madeleine se faisait d’une câlinerie, d’un abandon des plus irrésistibles.

Du reste, l’hypothèse de la demi-mondaine écartée, cette femme ne pouvait être qu’une affolée d’amour et d’inconnu !

Caliste devint plus pressant, plus précis surtout, et ne fut pas repoussé avec perte, car le lendemain une voiture aux stores baissés, dans laquelle il trouva Madeleine, le conduisit vers un lieu innommé, puis s’arrêta à l’entrée d’un petit chemin.

Là, le cocher fut congédié, on foula pendant quelques moments le sable fin d’un sentier déjà fleuri d’aubépines et bientôt, blotti sous la feuillée, apparut un nid humain affectant la forme d’un chalet.

— Ah ! la jolie demeure, s’écria Caliste.

— Un peu exiguë… mais, je l’espère, suffisante pour deux oiseaux de passage comme nous.

— Je le crois bien !

Tout était frais, coquet, neuf même dans l’intérieur.

— On dirait que le tapissier sort d’ici, fit observer le jeune amoureux.

— À peu près, et je prends, en même temps que vous, possession du logis.

— Que toi, dis toi, chérie ?

Madeleine répondit par un tendre baiser.

— Nous sommes seuls ici ?

— Avec ma fidèle Kate qui nous servira.

— Et ne te trahira pas, mystérieuse aimée ? demanda Caliste en souriant.

— Non, car tu ne prendras pas la peine, parfaitement inutile, de la questionner.

— En effet… Aimons-nous et qu’importe le reste.

Le logis se composait de deux pièces à chaque étage : au premier, une chambre et un cabinet de toilette ; en bas, un salon servant de salle à manger ; beaucoup de fleurs, de plantes l’ornaient, mais de simple cretonne en composait la décoration.

Tout le luxe avait été réservé pour la chambre.

Un vrai temple d’amour capitonné de soyeuses étoffes, d’épais tapis, au milieu duquel s’élevait, posé sur une estrade, un immense lit moelleux et neigeux d’apparence sous ses flocons de batiste et de dentelles.

Un feu clair lançait sur les murs le flamboiement de ses ardeurs, et dans l’atmosphère les atomes troublants de parfums capiteux se livraient à des sarabandes effrénées.

Oh ! la douce entente de la volupté ! pensa Caliste, est-elle le fruit de l’expérience ou le rêve d’une ingénieuse imagination ? Jamais Caliste n’a résolu ce problème.

Il s’en soucia probablement fort peu.

Une femme belle, ardente, avide d’amour jetait nerveusement sur un meuble, son chapeau et son manteau, il avait, ma foi ! mieux à faire que des analyses psychologiques. Caliste la débarrassa de son corsage, trouva inutile d’appeler la femme de chambre pour enlever le corset ; les petits souliers peu solidement noués, se séparèrent facilement des pieds mignons qui s’y nichaient.

Caliste possédait la science rare de savoir déshabiller une femme, et sans qu’on s’en aperçût, de se débarrasser lui-même de ses vêtements superflus.

Bientôt les grandes traînes de dentelles du lit s’abattirent et pendant longtemps les échos de l’appartement ne répercutèrent que les sons étouffés, les murmures entrecoupés, inintelligibles, mais éloquents, qui décèlent la douce ivresse d’un couple amoureux.

Puis la nuit se fit, la faim rappela à eux-mêmes les affolés qui, pâlis, mais radieux, se retrouvèrent peu après assis en face l’un de l’autre devant un bon dîner, servi avec des allures d’automate par une vieille Anglaise sèche comme une morgate et dont les traits rappelaient vaguement ceux des bouledogues de la vieille Angleterre.

Ce dîner fut ce que devait être celui de deux personnes dans les conditions où se trouvaient Caliste et Madeleine ; la plus spirituelle, la plus tendre des conversations l’anima ; puis on remonta dans la chambre et, pendant huit jours, les amoureux ne sortirent de leur retraite que pour se promener dans le bois.

Cela parut d’abord ravissant à Caliste ; les livres les plus variés garnissaient le petit salon.

Madeleine, excellente musicienne, lui prodiguait des mélodies ; il eût toujours voulu vivre ainsi. Puis… il devint rêveur. Nous n’allons cependant pas, ad vitam æternam, rester sous cette verdure pensa-t-il.

On ne lui laissa pas le temps de donner de la consistance à ses réflexions ; car le lendemain du jour où, pour la première fois, il avait fait allusion à son vague désir de voir s’ouvrir la porte du paradis, Madeleine au déjeuner lui dit :

— Veux-tu que nous allions à Paris ?

— Je le veux bien ; quand reviendrons-nous à Cythère ?

Un énigmatique sourire lui répondit.

On se dirigea vers la grande cité.

— Où nous retrouverons-nous, chérie ? demanda Caliste, car je ne sais toujours pas dans quelle contrée ma cachottière adorée m’a conduit.

— Viens près de la barrière de Neuilly.

L’on s’embrassa tendrement ; Madeleine, très pâle, semblait émue au moment du départ.

Au jour convenu, Caliste attendit au lieu du rendez-vous, et les heures s’écoulèrent sans qu’il vît rien venir.

Il n’eut même pas, comme sœur Anne, la consolation de regarder l’herbe verdoyer et le soleil poudroyer : il pleuvait.

Les jours suivants Caliste erra, dans le même endroit, sans plus de succès. Il se promena dans les Champs-Élysées, explora les théâtres, écrivit des appels dans le Figaro. Mais ! plus jamais il n’entendit parler de Madeleine, qui, de son côté, n’apprit point son nom.

Bien des années s’étaient écoulées ; Bruxelles en liesse, fêtait ses souverains et les étrangers affluaient.

Madeleine, accoudée à une fenêtre tressaillit soudain.

Dans une des voitures de l’ambassade de France, un grand homme blond, causait avec son voisin : c’était Caliste : Caliste un peu mûri, mais encore beau. La main de la jeune femme ébaucha un signe, puis s’arrêta.

À quoi bon ? se dit-elle.

Cette envolée printanière reste au nombre de mes meilleurs souvenirs, pourquoi la déflorer en déchirant le voile de l’incognito ?

Ce fut bien pensé ; et si ces pages tombent, par hasard, sous les yeux du héros de l’équipée, probablement il approuvera son amoureuse d’une semaine.


FIN