La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe/02

La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 330-363).
LA VILLE ET LA COUR[1]
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONY

II[2]
ANNÉE 1832


2 février. — Voilà encore un grand bal à la Cour passé heureusement ; nous dansons toujours sur un volcan ; cette fois-ci, on a découvert une conspiration à 10 heures du soir ; quelques minutes plus tard, il n’était plus temps. Douze personnes devaient être poignardées : le Roi, le Duc d’Orléans, Casimir Perier, Sébastiani et les autres ministres, Soult excepté.

La famille royale et ses entourages avaient l’air bien tristes. Le Duc d’Orléans m’avoua lui-même qu’il se sentait si fatigué qu’il n’attendrait pas la fin du bal. Il a fort peu dansé, s’est assis bien souvent à côté de la Reine, ce qui n’est pas son habitude et a témoigné d’une préoccupation extrême.

Déjà, dans la matinée d’hier, le bruit s’était répandu qu’on avait l’intention d’attaquer les Tuileries pendant le bal pour assassiner le Roi et sa famille, que la conspiration avait été découverte et que le Roi, pour sa défense, avait fait entrer 8 000 hommes au château et qu’ils étaient cachés dans les caves et dans l’orangerie.

On a ajouté d’abord peu de foi à ce bruit ; cependant, il est arrivé à la Cour plus d’excuses pour cause d’indisposition qu’à l’ordinaire. Au bal, la disproportion entre le nombre d’hommes et celui des femmes était frappante ; celles-ci étaient beaucoup moins nombreuses que les hommes. Tout ce monde avait l’air fort inquiet, et cette inquiétude, loin de diminuer, fut augmentée par les nouvelles qui arrivaient du dehors, annonçant des attroupemens et des charges de la troupe. La disparition de gardes nationaux et d’officiers de ligne, qui étaient rappelés d’urgence à leur corps, mit le comble aux anxiétés ; les pauvres mères ne savaient si elles devaient s’en aller ou bien rester ; en quittant les Tuileries, elles s’exposaient à se trouver dans l’émeute et empêchées de rentrer chez elles. Lady Granville était dans ce cas, puisque des charges se faisaient dans la rue Saint-Honoré et aux Champs-Elysées. Elle suivit donc mon conseil et se résigna à rester, au grand contentement de ses filles. Mais laissons parler un de mes correspondans qui, ordinairement, est bien informé. Voilà ce qu’il me dit sur les nouvelles du jour :

« Moi, qui suis sceptique, j’ai peine à croire tout ce que l’on débite sur la conspiration du 1er février. Ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, venant de personnes dignes de foi, je vous avoue que je ne sais plus que penser. — Le coup serait manqué et ajourné ; les auteurs de la conspiration restent inconnus, ils sont à Paris. Un journal, La Tribune, affirme qu’un maréchal de France est mêlé au complot dans lequel plus de 10 000 individus étaient enrôlés. On leur avait dit qu’il s’agissait seulement de proclamer un gouvernement provisoire à la tête duquel on aurait vu le duc de Bellune, Martignac, et peut-être Chateaubriand. Quatre courriers étaient prêts pour la Duchesse de Berry, pour l’empereur d’Autriche, pour le roi de Prusse et pour l’empereur de Russie. Huit conjurés, qui étaient au bal et qu’on me nommera demain, devaient faire monter Louis-Philippe en voiture et on devait l’emmener à Vincennes. On aurait pénétré aux Tuileries par la Galerie des Tableaux ; on avait déjà la clef. »

A ces détails, je suis en mesure d’ajouter qu’à dix heures du soir seulement, la police a appris par deux transfuges ce qui allait arriver. Les chefs de la conspiration l’ont su, et contre-ordre a été donné à ceux de leurs complices qui étaient postés aux Tuileries. Ils étaient sans armes, mais ils avaient reçu chacun 10 cartouches ; on devait leur distribuer des fusils de munition au dernier moment. Un cocher de cabriolet, dont je me sers quelquefois pour mes courses lointaines m’a montré les 10 cartouches et m’a dit qu’il en était et qu’il avait reçu 25 francs pour sa part. Ceci est donc du positif. Il n’a voulu me nommer personne. Le 16e régiment de ligne devait se porter de Rueil et de Courbevoie sur le Louvre, deux régimens d’Issy devaient appuyer le mouvement. Le gouvernement est, dit-on, si troublé des complicités qu’il rencontre dans l’instruction, que le Moniteur d’aujourd’hui ne dit mot. La garde nationale est très mal disposée. Il y a eu beaucoup d’argent distribué.

Mon armurier m’a dit qu’il avait vendu presque tous les pistolets de la fabrique de Liège, qu’il avait dans sa boutique ; que ses confrères en avaient aussi vendu considérablement ; on a acheté également beaucoup de sabres, épées et fusils sur les quais. J’y suis allé hier et j’y ai interrogé à ce sujet un nommé Moreau, marchand de vieilles armes, qui m’a confirmé ce qu’on m’avait dit. La garnison de Soissons est très compromise dans tout ceci ; elle se compose d’un bataillon du 11e régiment d’infanterie légère, les deux autres bataillons de ce régiment sont au château de Ham où ils gardent les anciens ministres. Ce bataillon de 895 hommes est là avec deux batteries du 8e régiment d’artillerie dont l’esprit est ultra-républicain.


2 avril. — J’ai eu la première nouvelle de l’arrivée du choléra à Paris dans la soirée du mardi où il y a eu grande et nombreuse réunion chez nous ; ce fut entre la tasse de thé et la brioche qu’on nous l’annonça ; cela ne nous empêcha pas de prendre de l’un et de manger de l’autre. On n’a pas la moindre frayeur ou tout au moins si peu, que diners, raouts, spectacles, bals, concerts, tout va son train sans interruption ; la seule précaution qu’on prenne et qui est même devenue à la mode, c’est de porter sur soi des sachets de camphre que les belles dames offrent aux jeunes cavaliers et de petites cassolettes avec une pastille odoriférante composée de menthe et de camomille ; il est de bon genre de porter cette petite boite dans la poche de son gilet et de la respirer de temps en temps. Il n’y a que très peu de maisons qui changent leur régime. Chez nous, l’eau à la glace, la salade, les truffes, et les glaces sont abolies ; tout le reste est comme à l’ordinaire. La progression de la maladie a été particulièrement sensible entre hier et avant-hier. Hier, il y a eu deux cent un cas, tandis que, les jours précédens, il n’y en avait eu que cinquante au plus. On compte en tout quatre cent cinquante malades et cent quarante et quelques morts.

Le bas peuple, ici comme partout, croit qu’on empoisonne les fontaines, le pain, etc., etc. Les chiffonniers, qui ne trouvent plus autant d’immondices à ramasser dans les rues depuis qu’on les nettoie un peu plus soigneusement, n’ont pas de quoi vivre et s’ameutent ; ils brisent les tombereaux de la nouvelle entreprise et les jettent dans la Seine, trop heureux le cheval et son conducteur s’ils n’éprouvent pas le même sort.

Il y a bien quelques personnes qui désertent Paris, mais pas autant que j’aurais cru, surtout avec ce beau temps et à l’approche de la saison qu’on aime à passer à la campagne. Nous autres, nous resterons tranquillement ici, nous avons un beau jardin et une grande et belle maison facile à aérer. Personne de nous n’a peur.


3 avril. — Nous avions le projet de passer une partie de notre soirée chez la Reine, mais les attroupemens étant devenus plus forts et plus sérieux dans la journée, nous avons remis notre visite à un autre jour. On nous dit que la Cour n’est pas inquiète, mais que la Reine est indignée contre les misérables qui profitent d’une calamité publique terrible, pour agir contre le gouvernement. Ayant renoncé à paraître aux Tuileries, nous allâmes tout droit chez Mme de Labriche, qui nous avait priés pour entendre un superbe concert. Entre le chant divin de Rubini, de Lablache, et la musique de Kalkbrenner, des nouvelles nous arrivèrent de tous les côtés sur les mouvemens dont les rues Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Antoine, les places du Châtelet, de l’Hôtel-de-Ville et de Grève étaient le théâtre.

En commentant ces rumeurs, on fut conduit à parler de fontaines empoisonnées et du vin mêlé d’arsenic qu’on accuse le gouvernement de laisser vendre et qui tue ceux qui en font usage. Mme de Lespinasse a raconté qu’une amie de sa femme de chambre est morte dans les crampes les plus horribles après avoir bu du vin qui provenait de la boutique du marchand qui fournit sa maison. Naturellement, elle a donné l’ordre de ne plus acheter de ce vin, mais de donner à ses gens du cidre qui se trouve dans sa cave.

— Alors, madame, dis-je à la comtesse, vous ne ferez que changer de poison, car le cidre en est un en temps d’épidémie.

— Ah ! vraiment ! s’écria-t-elle ; alors je mettrai mes gens à l’eau.

Toutes ces histoires et le bulletin de la maladie qui constate pour la journée d’hier deux cent cinquante cas, n’ont pas empêché l’enthousiasme qu’ont excité Rubini et Lablache de se manifester ; on les a applaudis à outrance. La comtesse Pozzo et sa cousine, la princesse de Chalais, étaient resplendissantes de diamans ; elles avaient des robes superbes en blondes et ont causé beaucoup d’ombrage à une autre jeune mariée, Mme de Maillé, qui avait une robe en moire couleur de rose et garnie en blondes, des diamans et des plumes dans les cheveux, mais pas avec autant de profusion que les deux autres. Cependant, elle est encore plus belle, et sa mise plus simple rehaussait, à mon avis, les charmes de sa figure si belle avec cette expression de modestie qui pare tant les femmes.

En quittant ces splendeurs à une heure et demie, j’ai fait une ronde à travers Paris. J’ai trouvé sur le boulevard, devant la porte du général Sébastiani, les trois bataillons du 3e de ligne ; à la porte Saint-Denis, le Ier et le 2e bataillon du 1er de ligne. Là, il y avait déjà un attroupement fort considérable et, à deux pas, un escadron du 2e dragons ; à la porte Saint-Martin, les 3e et 4e bataillons du 1er de ligne et un bataillon de la 1re légion ; mais c’est tout ce qu’il y avait en fait de garde nationale. A la Bastille stationnaient deux bataillons du 16e de ligne, arrivés de Courbevoie pour remplacer le 52e qui part et sur la place, outre ces bataillons, deux escadrons du 2edragons et du 6e de la même arme.

J’ai vu arriver le Duc d’Orléans précédé de 25 carabiniers et suivi d’un escadron du même régiment ; il était au milieu d’un état-major où figurait le maréchal Lobau. J’ai continué ma course jusqu’à la barrière du Trône, confiée à la garde d’un bataillon du 25e de ligne. Là, l’émeute m’a semblé plus hideuse ; j’y ai vu des chiffonniers et les débris de tombereaux qui ont été brûlés.

C’est là que j’ai lu le placard suivant, à moitié déchiré par la police :


REMÈDE CONTRE LE CHOLÉRA MORBUS

« Prenez 200 têtes de la Chambre des Pairs, 150 de celles des Députés, qu’on vous désignera, celles de C. Perier, Sébastiani et d’Argout, celles de Philippe et de son fils, faites-les rouler sur la place de la Révolution et l’atmosphère de la France et de la Belgique sera purifiée... — Signé : UN DÉCORÉ DE JUILLET. »


La prison de Sainte-Pélagie était gardée par la garde municipale à pied et à cheval. Je suis revenu le long des quais où j’ai vu les tambours de la garde nationale battre en vain le rappel ; il n’arrivait que des officiers. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin sont veuves de leurs réverbères, qui sont tous brisés. On promenait sur les quais un ouvrier blessé ; il avait reçu d’un dragon du 6e régiment un coup d’épée dans l’œil. Cette promenade lui a valu des aumônes. Moi-même, arrêté dans mon cabriolet, j’ai été forcé d’y contribuer. On répète toujours dans les groupes que le gouvernement et le Roi lui-même font empoisonner le peuple.


6 avril. — Nous avons passé hier une grande partie de notre soirée chez la Reine. Sur les escaliers, nous avons rencontré Casimir Perier et d’Argout ; ces deux ministres avaient l’air assez préoccupés. Le premier nous dit que le nombre des malades augmentait prodigieusement et qu’on n’en guérissait presque pas. Dans la galerie de Diane, nous avons vu Mme de Boigne qui venait de quitter la Reine et qui nous dit qu’elle avait laissé Sa Majesté, pour la première fois de sa vie, non seulement triste et douloureusement affectée, mais même irritée contre la méchanceté atroce de l’esprit de parti qui exploite ces tristes circonstances pour essayer d’en tirer avantage. La comtesse nous dit aussi que l’ambassadeur de Russie n’était malade que pour avoir pris trop de précautions contre le choléra, telles que quatre jattes de chlorure dans la même pièce, puis un régime très échauffant, que tout cela avait fait remonter sa goutte qui, d’ailleurs, depuis ce matin, reprend son siège dans les jambes.

La Reine et Madame Adélaïde étaient, comme à l’ordinaire, à côté de la cheminée, par conséquent là où il y a le plus de courans d’air. Ni elle, ni le Roi, ni personne de la famille royale n’ont apporté de changement dans leur régime. Ils n’ont même pas cessé de prendre de l’eau glacée pendant et entre les repas. Sa Majesté nous a soutenu qu’il fallait avant tout ne rien changer à sa manière de vivre, que leur médecin le lui avait fortement recommandé et qu’elle abondait dans ce sens. Sa Majesté nous a rassurés aussi sur les empoisonnemens qu’elle taxe de pure invention. Elle prétend que les recherches minutieuses de la police ont prouvé que ce n’était qu’une très mauvaise plaisanterie imaginée par quelques individus ou bien un moyen de répandre la terreur en jetant de la poudre blanche tout à fait inoffensive sur les comestibles et dans le vin pour faire croire qu’il n’y a point de choléra, mais bien des empoisonneurs.

— Il est déplorable, nous a dit la Reine, que le peuple de Paris ajoute foi à des mensonges et y trouve prétexte pour se livrer à des excès atroces.

Mme du Roure m’a parlé de l’attaque de choléra qu’elle a eue et dont elle a heureusement conjuré les effets en provoquant par tout son corps une forte transpiration qu’elle a maintenue pendant seize heures. J’ai su par Madame Adélaïde qu’il y a eu six cas dans la domesticité du château : deux des malades sont morts ; les autres ont été sauvés.

Nous avons fini notre soirée chez la marquise de Bellissen. Chaque personne qui arrivait nous apportait une mine de circonstance et quelque histoire épouvantable. La plus écoutée était celle qui donnait sur l’épidémie les détails les plus sinistres. Dieu ! combien, par le temps où nous sommes, sont heureux les gens sans imagination ! A quoi bon exagérer le mal quand il est déjà si terrible ?


7 avril. — Malgré le choléra, il y avait foule hier chez nous. La seule chose que j’aie remarquée, c’est qu’on a pris deux fois plus de thé qu’à l’ordinaire. Au reste, on n’a servi ni glaces ni boissons acides ou glacées. On était d’une gaîté folle, et cependant la journée d’hier est faite pour inspirer les plus tristes, les plus douloureuses réflexions sur les forfaits qu’engendre l’esprit de parti. Les perturbateurs voyant que le choléra ne répandait pas assez de terreur dans le public, ont imaginé d’augmenter la mortalité en empoisonnant le vin, les fontaines, etc. : on a poussé la cruauté jusqu’à distribuer dans les rues des bonbons et des gâteaux empoisonnés à des enfans qui, après en avoir mangé, meurent dans des douleurs atroces. Ces horreurs rendent le peuple comme fou. Hier, dans la rue Saint-Denis, on a mis en pièces un individu qu’on accusait d’être un empoisonneur. La police et la troupe, rien n’a pu soustraire ce malheureux à la rage de la populace. Était-il coupable, était-il innocent ? On l’ignore : l’événement n’en est pas moins horrible.

Deux marchands de vin m’ont assuré que, ce soir, des agens de police leur ont recommandé de bien surveiller les personnes qui viendraient chez eux leur demander un verre d’eau ; que ces individus, au moment où l’on ne s’y attend pas, jettent un poison dans les fontaines de la boutique. Dans un café de la rue des Petits-Champs, on avait surpris un de ces misérables au moment où il jetait un petit paquet de poudre blanche dans une de ces fontaines et on aurait trouvé sur lui douze paquets de cette poudre qu’on a reconnue être de l’arsenic.


8 avril. — La populace de Paris est en train de prouver que le peuple reste toujours peuple et qu’en tous les pays du monde, dans les mêmes circonstances, il se livre aux mêmes excès. Les médecins de Paris, comme partout ailleurs, ont été en butte aux soupçons les plus affreux. Ici, pas plus que chez nous, qu’en Russie et que partout ailleurs, on ne veut croire au choléra ; on crie au poison, on parle d’aller délivrer les malades des hôpitaux où, dit-on, on les assassine. L’esprit de parti a profité de la frayeur populaire pour pousser au désordre et répandre la terreur. Soit qu’on ait vraiment empoisonné quelques personnes, soit qu’on ait fait semblant, on est parvenu à exaspérer le peuple et il en est résulté des faits profondément regrettables.

En voici un, cependant moins tragique que beaucoup d’autres qu’on raconte. Un des prétendus empoisonneurs a été, l’autre jour, jeté du haut du Pont-Neuf dans la Seine. Heureusement pour lui, c’était un excellent nageur, et il se dirigea vers le pont des Arts. La populace rassemblée sur les quais et les ponts, qui, tout à l’heure, criait : « A l’eau ! à l’eau ! » l’applaudit à outrance ; on se porta à son secours et on le promena en triomphe à travers les rues, distinction toute faite pour lui donner le choléra ; cependant, il en échappa fort heureusement et se porte aujourd’hui aussi bien que nous tous.


9 avril. — Le baron de Delmar, riche étranger, d’origine prussienne, établi à Paris, nous a donné, ces jours derniers, un superbe concert : on y a exécuté La Création de Haydn avec la plus rare perfection. Rossini en était le directeur, ayant autour de lui Lablache, Rubini, Consul, Benatti et autres artistes et amateurs, parmi lesquels le duc de Montesquiou-Fezensac, qui conduisait les chœurs d’hommes. Du côté des dames, il y avait, outre les artistes, Mme de Delmar, la duchesse de Rauzan, la marquise de Caraman, Mlle de Fezenzac, la comtesse Potocka, la comtesse de La Redorte, Mlle Greffulhe et la duchesse de Vallombrosa ; une soixantaine de musiciens composaient l’orchestre ; en un mot, rien ne manquait à un ensemble parfait, à une exécution qui ne laissa rien à désirer. Il y avait donc de tout, musique divine et ce qu’il faut pour la faire valoir, et cela dans un local admirable, magique, et pour la vue des spectateurs, un demi-cercle de femmes charmantes sur une estrade. Le choléra semblait bien oublié.

Dans les hôpitaux, on compte de 1 000 à 1 200 malades par jour, mais on n’en avoue que 826 dans le bulletin d’aujourd’hui. Les cholériques ne sont point spécifiés, car le nombre serait par trop effrayant. Cependant, la vie mondaine n’est changée en rien ; visites, dîners, spectacles, soirées, concerts, enfin réunions de toute espèce se continuent comme à l’ordinaire.

Nous avons depuis hier un cholérique à l’ambassade : c’est le domestique du baron Koller, qui est malade, à ce qu’il paraît, pour avoir bu une trop grande quantité d’eau de framboises ; on lui a mis cinquante sangsues sur le bas-ventre, on lui donne des infusions de menthe à boire avec quelques gouttes d’extrait de camphre.

Jusqu’à présent, les médecins sont très malheureux dans leurs essais ; les malades meurent comme des mouches, on ne comprend rien à cette maladie. Koreff m’a dit hier que les autopsies n’apprenaient rien du tout, qu’il avait ouvert dans la matinée d’hier dix cadavres de cholériques et qu’il n’y avait trouvé aucun symptôme de destruction intérieure, aucune lésion dans aucune partie et que tout est encore mystère dans la maladie.

Le comte de Caumont-La Force a été attaqué et est resté pendant trois jours entre la vie et la mort. Koreff a été assez heureux pour le sauver du choléra, mais il n’est pas encore hors d’affaire : il souffre ordinairement d’une maladie de cœur et on craint pour lui l’effet des remèdes qu’on a dû lui administrer ; on l’a frictionné d’une manière si forte que son corps ne présente qu’une plaie.

Casimir Perier parait sauvé. Le médecin Broussais l’a traité par des sangsues et de la glace pilée administrée à fortes doses. Hier soir, chez Mme de Delmar, la comtesse de Saint-Maurice m’a dit qu’un médecin, depuis le matin, avait guéri nombre de malades avec du charbon pilé. En réalité, les médecins n’y comprennent rien, et c’est pur hasard si le malade ne meurt pas. Les enfans ne sont pas plus épargnés que les grandes personnes. Mme de La Ferronnays vient de perdre le sien, une petite fille de vingt-deux mois.


12 avril. — Après avoir parlé de toutes les horreurs commises au début de l’invasion du choléra, il est juste de parler de tout le bien qui se fait, de tout l’argent qu’on donne pour les pauvres et pour les malades. Les dons en argent se montent à 60 000 francs par jour ; outre cela, on envoie des couvertures de laine, des lits complets, des chemises, des chaussettes. Certaines personnes ont cédé leur maison pour y établir des ambulances. D’autres ont organisé des refuges soit à l’aide de souscriptions dont ils ont pris l’initiative, soit en fournissant eux-mêmes les fonds nécessaires. Il en est de tout rang, de tout âge qui se font inscrire dans les infirmeries pour y faire le service de garde-malade. L’ambassadeur a remis 1 000 francs en argent au Préfet de la Seine et des couvertures de laine pour 600 francs au bureau de secours de notre arrondissement.


15 avril. — Les expériences auxquelles se livrent les savant pour décomposer l’air n’ont rien produit qui puisse expliquer l’épidémie. Mais ce qu’on sait, c’est que personne ne revient du choléra asiatique. Les médecins sont au bout de leur latin, et les plus habiles se perdent en conjectures.

Mme de Laverdine, sœur des Anisson, s’est couchée bien portante ; pendant la nuit, un frisson la prend ; les médecins accourent à l’appel de son père, Hippolyte Anisson, et arrivent juste à temps pour la voir expirer. M. de Chauvelin, membre de la Chambre des Députés, a été également enlevé en peu d’heures. Mme de Couronnel, fille du duc de Laval-Montmorency, au moment d’accoucher, a eu la cholérine.

— Sa pauvre mère, m’a dit le duc, et Mme de Mirepoix ont manqué mourir de frayeur ; heureusement pour nous tous, ma pauvre fille va mieux en ce moment.

Un médecin me dit dernièrement :

— Mangez, buvez tout ce que vous voudrez, sans faire d’excès cependant ; enfin, vivez comme à l’ordinaire et vous n’aurez pas le choléra, si vous n’avez pas la disposition ; mais, si la disposition est dans votre corps, il n’y a rien au monde qui vous préservera, et vous êtes perdu sans retour si le choléra asiatique vous prend, car jamais personne n’en est revenu.

— A la bonne heure, docteur, vous parlez franchement, en honnête homme.

— Avez-vous peur ? me demanda-t-il.

— Pas le moins du monde ; il faut bien mourir une fois ; je ferai comme les autres.


16 avril. — Mme de Champlâtreux, fille cadette du comte Molé, mariée depuis deux ans à peine à M. de La Ferté-Meun, frère du marquis de ce nom, qui a épousé la sœur ainée, vient de mourir en peu d’heures du choléra. Son père l’idolâtrait ; c’est à elle qu’il voulait léguer son nom et sa belle terre de Champlâtreux, Elle n’est plus, et laisse après elle une petite fille âgée de neuf mois. La pauvre femme n’avait pas vingt ans. Le désespoir de la famille est difficile à dépeindre ; la pauvre mère est comme folle et Mme de Labriche, la vieille grand’mère, se meurt de chagrin.

Mme Molé et ses deux filles avaient une peur horrible de la maladie régnante et décidèrent de partir pour la Suisse. Mme de Labriche, leur mère et grand’mère, ne voulant pas se séparer d’elles, se décida à les accompagner, bien que n’approuvant pas ce voyage, à la condition toutefois qu’on emmènerait le médecin ordinaire de la maison. Celui-ci, non seulement déconseilla le départ, mais encore déclara au comte Molé qu’il ne pourrait quitter Paris en ce moment, sans se faire accuser par ses confrères d’avoir déserté son poste au moment du danger. Le projet de voyage fut donc abandonné.

Le jour même de la mort de la pauvre Mme de Champlâtreux, le samedi, j’ai rencontré, vers les quatre heures, M. Molé chez Mme Alfred de Noailles, qui reçoit ses amis tous les samedis matin. Il nous raconta le refus de son médecin et ajouta :

— Je sais bien une chose, c’est que jamais une épidémie ne m’attrapera plus : je saurai la fuir à temps.

A son retour chez lui, vers six heures, sa pauvre fille commençait déjà à souffrir ; mais les symptômes étaient encore si peu alarmans que Mme de Labriche la quitta à neuf heures pour faire ses visites. Elle se trouvait encore à minuit chez la princesse de Vaudémont, à qui elle dit que sa petite-fille de Champlâtreux était malade et qu’elle irait la voir avant de se mettre au lit. Lorsque la pauvre grand’mère arriva chez sa petite-fille, le choléra s’était déjà déclaré ; le mal, malgré tous les soins, fit de tels progrès que, trois heures après, il ne restait de Mme de Champlâtreux qu’un cadavre défiguré. Il y a de quoi devenir fou de douleur.


17 avril. — Nous sommes à 45 000 décès depuis le début de l’épidémie. Le jour où l’on avait annoncé dans le Moniteur 1 009 malades, il y avait eu 1 064 morts et, depuis, le nombre a été de 800, 900, 700 et enfin 600 depuis peu de jours. Le gouvernement compte qu’à la disparition du fléau, il y aura eu près de 30 000 décès. Nous ne sommes encore qu’à la moitié. On était dans la ferme persuasion qu’à Paris, le choléra ne serait rien ; à entendre messieurs nos médecins, ils étaient sûrs de le guérir comme un rhume de cerveau ; or, l’un d’eux avouait l’autre jour que, pour son compte, il avait eu 800 cas mortels et que ces malades avaient expiré sous ses expériences. Après tant de malheureux essais, il n’est pas plus avancé qu’au premier malade qu’il a traité.

La Duchesse de Berry ayant envoyé 12 000 francs à M. de Chateaubriand pour être distribués en secours, les ministres ont refusé le don. Le vicomte s’est alors adressé aux maires des arrondissemens. Ils lui ont répondu qu’ils n’osaient accepter ce que le gouvernement venait de refuser. Devant cette réponse, il a pris le parti de distribuer lui-même la somme. Mais il annonce une brochure qui sera, paraît-il, virulente.

Le prince de Castel-Cicala, ambassadeur de Naples, vient de mourir, non du choléra, mais d’une inflammation du tube intestinal, à ce que les médecins prétendent. Il n’est pas moins mort et la pauvre princesse et Mlle Dorothée Ruffo, sa fille, sont dans la plus profonde douleur. L’ambassade d’Autriche a mis un appartement à la disposition de la princesse ; mais elle a déclaré qu’elle ne quitterait pas les restes de son mari jusqu’à son enterrement.


18 avril. — La marquise de Montcalm, sœur du feu duc de Richelieu et de la marquise de Jumilhac, s’est trouvée incommodée hier soir à quatre heures. Nous y avons envoyé à huit heures afin d’avoir de ses nouvelles ; elle était déjà au plus mal et, à dix heures, elle expirait dans les plus affreuses souffrances.

Mme de Montcalm était une de ces femmes qui ont le grand art de conserver leurs amis ; elle avait une société d’hommes et de femmes, qui la soignait beaucoup. L’ambassadeur de Russie y allait tous les soirs depuis trente ans qu’il la connaît. La conversation de la marquise était spirituelle et nourrie ; elle avait un esprit véritablement français, gai, aimable et prompt en reparties et saillies. Ses souffrances continuelles, résultant d’un désordre dans les organes de son côté gauche, qu’elle appelait son petit enfer, la faisaient paraître capricieuse ; dans ces momens, elle brusquait un peu son monde, elle grognait, elle disait même des duretés ; mais, le lendemain, on était sûr de recevoir d’elle un charmant billet tout rempli d’excuses et de regrets, avec l’invitation la plus aimable de venir le soir. Elle ne sortait presque plus ; c’était un événement de la voir aux Tuileries, chez la duchesse de Gontaut, son amie de jeunesse, ou chez la comtesse de Chastenay, qui logeait dans la même maison qu’elle, ou bien chez nous, en tout petit comité.

On ne parle plus que de morts, on ne fait autre chose que se lamenter. Le marquis de Vence a perdu sa sœur ; sa fille a perdu le dernier de ses trois fils. Mme de Rougemont, la mère, a perdu sa sœur cadette. On a enterré sept à huit pairs, quatre à cinq députés. Tout le monde souffre ou croit souffrir. Les églises tendues de noir, des cercueils, des corbillards, des bières dans toutes les rues, dans toutes les maisons, des équipages, des hommes, des femmes en deuil, partout enfin la mort ou ses emblèmes, voilà le lugubre spectacle que présente Paris.

La nuit, on voit arriver de loin, dans les rues désertes, des hommes vêtus de noir, des torches à la main, avancer doucement à la triste lueur vacillante ; on voit jusqu’à cinq cercueils entassés sur un corbillard fait pour n’en recevoir qu’un seul. Un réverbère rouge frappe vos yeux ; il désigne le bureau de secours contre le choléra. C’est là qu’on trouve des médecins, des médicamens ; combien de mères, de fils, de frères, de pères, de maris et d’amans ont vainement espéré y trouver le salut d’un être cher !

Tant d’horreurs devraient anéantir les passions de l’homme, imposer silence à l’esprit de parti. Tout au contraire, c’est la même rage des uns contre les autres ; c’est un plaisir infernal que d’apprendre la mort de celui qui, pendant sa vie, professait d’autres opinions que vous ; il ne vous a fait personnellement aucun mal ; vous ne l’avez pas même connu et vous éprouvez une véritable satisfaction en écoutant la nouvelle de son trépas.

Le gouvernement a eu la faiblesse, la gaucherie de ne point accepter l’aumône de la Duchesse de Berry, envoyée de sa part à M. de Chateaubriand pour être distribuée dans les douze arrondissemens de Paris. M. de Chateaubriand en est furieux :

— Comment, dit-il, on refuse le denier de la veuve !

Il a fait insérer aujourd’hui dans la Quotidienne une lettre fort désagréable pour le gouvernement.


5 juin. — Déjà, depuis quelques jours, on avait annoncé un mouvement républicain, à l’occasion des funérailles du général Lamarque. Le convoi, partant de sa demeure, passa par la place Vendôme ; là, des gens en veste qui précédaient et suivaient en foule le cortège de troupes et de gardes nationaux poussèrent des cris séditieux : Vive la République ! A bas Louis-Philippe ! A bas la poire molle ! Pendant qu’ils poussaient ces cris, on agitait au milieu d’eux un drapeau rouge portant l’inscription : « Fraternité, liberté. » On força le cortège à faire trois fois le tour de la colonne de la place Vendôme, ce qui devait commémorer les adieux de Lamarque à Napoléon, le dernier hommage du général à son empereur. On obligea aussi le poste militaire placé à l’état-major, qui se trouve sur cette place, à se mettre sous les armes et à battre la caisse, honneur qu’on ne rend qu’au Roi seul.

Cependant les groupes des perturbateurs, des criailleurs augmentaient à chaque pas et, déjà, on remarquait parmi eux un grand nombre de gens bien vêtus, quelques uniformes d’infanterie et d’artillerie de la garde nationale, des élèves de l’École polytechnique et de l’École d’Alfort. Arrivés au boulevard, vis-à-vis de la rue de Grammont, où se trouve le Club des étrangers, les manifestans voulurent forcer le duc de Fitz-James et les autres membres du Club à ôter leur chapeau au moment où passait le corbillard du général Lamarque. Ces messieurs et le duc de Fitz-James surtout, ne voulant absolument pas se soumettre aux ordres de la populace, des pierres furent lancées sur le balcon et dans les croisées de la maison ; en une minute, toutes les vitres furent cassées, de même une cinquantaine de chaises qui se trouvaient au café Tortoni. Les tapageurs s’emparèrent des débris de ces chaises et s’en servirent en guise d’armes ; puis ils escaladèrent le Club, y brisèrent les glaces et autres objets et ce ne fut qu’après s’être convaincus que le duc de Fitz-James et ses amis avaient pris la fuite par une autre porte qu’ils se retirèrent pour continuer la marche funèbre. Je tiens ces détails de Greffulhe, qui était présent à la scène et qui fut légèrement blessé à la main gauche par une pierre lancée du boulevard. Il est au nombre des courageux qui sont venus nous voir dans la soirée.

Le corbillard éprouva quelques difficultés pour arriver à la place du pont d’Austerlitz, à cause du rétrécissement du chemin fermé par le pont du canal de la Bastille. C’est sur ce pont qu’aurait dû avoir lieu la grande scène toute préparée, mais qui n’a réussi qu’en partie.

Le plan était de se faire attaquer et charger par la troupe de ligne, de tirer sur elle et de la forcer par là à faire la même chose. De cette manière, les gardes nationaux et la ligne qui se trouvaient dans le cortège, derrière les tapageurs, auraient été exposés au feu tout comme les républicains et on avait espéré que, plutôt que de se faire tuer ainsi, ils passeraient du côté de ceux-ci ; on avait encore le projet de jeter en même temps le cercueil dans la Seine, afin d’augmenter la confusion et d’irriter le peuple.

Mais ce plan, dont la police était avertie, fut entièrement déjoué. On coupa la foule, de manière qu’elle se trouva isolée et sans armes. Cependant, après une espèce de nécrologie du général Lamarque lue par M. Lepelletier du haut d’une estrade érigée sur cette place et tendue en noir, un jeune homme vêtu en noir prononça un discours très véhément dans lequel il proposa de porter le corps du général au Panthéon. Le corbillard fut à l’instant couvert des drapeaux des réfugiés étrangers, parmi lesquels on distinguait le polonais et celui de la nouvelle Germanie : rouge, noir et or. Il fut également parlé du haut de cette tribune des fautes du gouvernement, de l’inexécution de ses promesses et l’on proposa de proclamer la République, de mener le général de La Fayette à l’Hôtel de Ville et de là aux Tuileries, proposition qui fut accueillie par des cris de : Vive la République ! A bas Louis-Philippe ! Un fiacre fut aussitôt dételé. La Fayette y monta plus mort que vif, à ce que m’ont assuré les personnes qui l’ont vu dans cette singulière équipée ; de la véritable canaille entourait ce fiacre avec son héros dedans ; des gens déguenillés le traînaient et le héros des deux mondes salua ses chers amis, tout pâle, tout tremblant, tout défait.

Dans ce moment, on aperçut plusieurs drapeaux rouges dont l’un portait l’inscription : La liberté ou la mort et un autre surmonté d’un bonnet rouge, autour duquel l’on dansait la Carmagnole, accompagnée de chants révolutionnaires. Parmi ces gens, se trouvait une femme qui proposa d’ôter le coq des drapeaux et de le remplacer par un crêpe noir. Cette proposition fut immédiatement exécutée ; on couronna aussi d’immortelles le bonnet rouge et les chefs de la révolte promirent le pillage à la populace.

Sur ces entrefaites, les dragons arrivèrent et chargèrent les mutins ; on tira de part et d’autre deux cents coups environ. Le désordre et la confusion se répandirent partout, des barricades furent improvisées, des jeunes gens, dans une exaltation difficile à dépeindre et armés de pistolets chargés, faisaient entendre les exclamations les plus singulières.

— Aux armes ! criaient-ils ; on nous massacre. La Fayette vient d’être assassiné par les dragons ; il faut le venger. A l’Hôtel de Ville, à l’Arsenal !

Ils s’adressaient surtout aux gardes nationaux et leur disaient :

— Nous abandonnerez-vous ? Nous laisserez-vous massacrer ? Venez avec nous ou donnez-nous vos armes.

Dès ce moment, les révoltés parcoururent les rues Saint-Antoine, Saint-Denis, le Marais et les faubourgs aux cris répétés de : « Aux armes ! »

En quelques instans, la terreur devint générale. Partout où passaient des bandes d’agitateurs, les réverbères étaient brisés ; plusieurs postes furent désarmés ; des barricades s’élevaient dans beaucoup de rues ; on battit la générale pour réunir la garde nationale ; le gouvernement se trouvait attaqué comme celui de Charles X ; on prit la poudrière, déjà on avait désarmé le poste de la Banque et cela sous la direction d’un colonel polonais, qui voulait s’emparer de l’argent qu’il y avait. On parvint cependant à le repousser lui et ses satellites. La Mairie aussi a manqué être prise par une bande ayant à sa tête un élève de l’École polytechnique, qui venait parlementer au nom du gouvernement provisoire.

Cependant le maréchal Soult donnait ordre aux troupes stationnées à Paris et dans les environs de prendre les armes. A sept heures du soir, à l’Ambassade, nous venions de nous lever de table, lorsqu’un grand nombre de canons avec leur escorte, la mèche allumée, passèrent au grand galop devant la terrasse de notre hôtel qui donne sur l’esplanade des Invalides. Nous entendions en même temps les fusillades plus ou moins rapprochées et la générale qu’on battait dans les rues de notre quartier.

A huit heures et demie, nous arrivèrent Mmes les comtesses de Vaudreuil et de Vignolles, très effrayées ; elles ne restèrent que très peu de temps, de peur d’être coupées soit par l’émeute, soit par l’artillerie qui obstruait toutes les issues. Il fut décidé cependant que nous recevrions, malgré le canon qui grondait, toutes les personnes qui viendraient à notre réception, mais nous étions persuadés que nous prendrions notre thé et nos brioches, seuls, en partie carrée. Plusieurs cependant furent assez courageuses pour venir non seulement de notre quartier, mais même de l’autre côté de la Seine : d’abord le baron et la baronne de Werther avec leur fille, l’ambassadeur de Sardaigne avec la marquise de Brème, la princesse de Béthune avec sa fille, la vicomtesse Alfred de Noailles avec Mme Cécile, Mme de Vaudreuil, la belle-sœur de celle que j’ai nommée tout à l’heure, la comtesse de Virieu avec ses deux filles, la marquise de Caraman ; en fait d’hommes, les ducs de Noailles, de Montmorency, de Caraman, puis le comte Medem, le marquis de Bartillat avec son fils, Jean Greffulhe, le comte de Grigny et autres jeunes gens. On courait aux croisées pour voir si l’on n’avait pas encore mis le feu aux quatre coins de Paris. Le canon grondait toujours et, malgré cela, la conversation fut encore assez animée. Voilà une belle journée, j’en suis fatigué et ne sachant pas trop si je ne me réveillerai pas avec la République, je prends avant tout le parti de me coucher.


6 juin. — Le gouvernement déploie une force imposante : partout des bivouacs, des canons braqués, ou attelés, tout prêts à se rendre, au premier signal, là où l’on en aurait besoin. On se bat toujours ; les boutiques sont toutes fermées. Je reviens des boulevards ; je me trouvais entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin, plusieurs individus s’étaient postés sur cette dernière en tirant sur la troupe qui se trouvait dans la rue et sur les boulevards. Une barricade, avec un groupe nombreux, les défendit pendant quelque temps ; mais, se voyant repoussé de tous les côtés, le groupe a dû se retirer en abandonnant à la troupe de ligne la barricade et les frères placés en haut de la porte. Le colonel du régiment les fit descendre et fusiller sur-le-champ.

Comme des coups de fusil sifflaient de tous les côtés et que j’avais rendez-vous chez la marquise de Caraman, dans notre faubourg, j’allai retrouver mon cabriolet pour descendre le boulevard des Italiens et me rendre dans la rue de Grenelle. Au coin de la rue de Richelieu, je rencontrai le Roi précédé et suivi de plusieurs détachemens militaires et de garde nationale. En tête de la troupe, se trouvait le comte de Chabannes, qui ouvrait la marche en uniforme de colonel. Il me salua en souriant et en haussant les épaules. Le Roi et le Duc de Nemours me rendirent mon salut avec un air de contentement et de triomphe. Parmi les aides de camp, le seul qui eût l’air triste, c’était M. de Laborde. Le comte de Chabot passa si près de mon cabriolet qu’il put me tendre la main en disant :

— Cela va bien, nous n’avons plus rien à craindre.

Le rappel avait battu aussi à la campagne et les gardes nationales de la banlieue s’était mises en mouvement. Plusieurs bataillons sont arrivés sur la place des Victoires, où ils ont été accueillis avec joie et cordialité par leurs frères de la garde nationale de Paris. G*est eux qui ont le plus souffert à l’affaire du Cloitre Saint-Merry. Le mouvement général des troupes avait principalement pour but de cerner les postes occupés par les insurgés, de manière à leur fermer toute retraite. Cette tactique a eu, non sans beaucoup de peine, un complet résultat sur la plupart des points. Le passage du Saumon était enlevé à quatre heures du matin. Parmi les individus arrêtés au quartier Montmartre, se trouvent, dit-on, deux élèves de l’École polytechnique, un prêtre déguisé, quelques étudians et beaucoup de vagabonds.

Une immense barricade s’élevait à l’entrée du faubourg Saint-Antoine ; elle avait plus de neuf pieds d’élévation et était si bien construite avec des pavés et des planches qu’il fallut force boulets pour la démolir ; on a remarqué que les barricades étaient beaucoup mieux construites cette fois-ci qu’aux grandes journées. Celle dont je parle a résisté depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures après-midi. C’est alors seulement que ses défenseurs ont cédé à la force de l’artillerie et aux troupes nombreuses qui arrivaient de tous les côtés. Je me suis trouvé près de la porte Saint-Martin sur les boulevards et vis à-vis de la scène ; il était près de une heure, et la barricade n’était point encore enlevée.

Les révoltés se sont défendus avec un acharnement et un courage extraordinaires ; des jeunes gens de quinze à seize ans franchirent les barricades, s’approchèrent à deux pas de la troupe de ligne qui tirait toujours, se jetèrent comme des tigres enragés sur les soldats et les gardes nationaux, en tuèrent plusieurs à bout portant pour se faire hacher en pièces quelques minutes après. Un cafetier de la rue Saint-Denis, un homme à formes athlétiques, républicain enragé, qu’on avait fait dans le temps capitaine de la garde nationale, espérant le gagner au gouvernement, a passé du côté de la révolte dès les commencemens. Il combattait en uniforme de capitaine de la garde nationale ; il se précipitait dans les rangs de ses camarades d’autrefois avec une rage féroce, il en tua sept avant qu’on put s’emparer de sa personne.

L’insurrection, repoussée de la rue Saint-Martin, était, dès lors, concentrée dans les quartiers des Lombards et de l’Hôtel de Ville. Les étudians et les élèves des écoles, au nombre de trois cents, se trouvant abandonnés de la population de Paris, rentrèrent chez eux vers midi. Cet exemple n’a pas été suivi par les principaux meneurs. Chassés de tous les points, délogés de toutes les rues adjacentes à la rue Saint-Martin, ils ont concentre leurs forces derrière la grande barricade élevée dans le quadrangle formé par cette même rue et celles de Saint-Merry et d’Aubry-le-Boucher. Les charges successives d’infanterie ayant été insuffisantes pour emporter cette barricade, on a employé l’artillerie ; une pièce de huit, placée au marché des Innocens en face de la rue Aubry-le-Boucher, a commencé, vers une heure de l’après-midi, à battre en brèche le parapet. Obligés d’abandonner leur dernier retranchement, les insurgés se sont retirés dans la maison faisant face, dans laquelle ils avaient établi leur quartier général. La lutte déjà si sanglante et si acharnée semblait arriver à son terme, lorsque, contre l’attente générale, elle a pris un caractère d’opiniâtreté et de rage qui a prolongé le carnage depuis trois heures jusqu’à cinq heures et quart.

C’est par des compagnies du 14e léger et du 1er de ligne, soutenues par des gardes nationaux de la banlieue, qu’a été remportée cette victoire si douloureuse, disputée avec un courage dont tout homme raisonnable doit déplorer le funeste abus. Depuis ce moment, le calme, l’ordre et la tranquillité se rétablissent partout et les rues retentissent des cris : Vive le Roi, vive la ligne, vive la garde nationale !

Nous avions aujourd’hui quelques personnes à diner ; dans le nombre se trouvaient le duc et la duchesse de Noailles, le duc de Laval-Montmorency, le duc de Caraman, Maurice de Noailles, etc. Après diner, il a été beaucoup moins question des événemens de Paris que de ceux de la Vendée et de la malheureuse présence de Mme la Duchesse de Berry dans ce pays, présence si compromettante pour ses amis et si peu favorable pour sa cause et celle de Henri V.

M. de Laval nous a raconté que, dans une de ses courses aventureuses, la princesse, accablée de fatigue, conjura son guide de demander pour elle, dans une maison inconnue, l’autorisation de se reposer. Il lui fit observer que les gens qui l’habitaient n’étaient pas des blancs.

— Cela m’est égal, lui dit la princesse ; et elle y entra. — Je vous demande l’hospitalité, supplia-t-elle, en s’adressant aux personnes qui se trouvaient assises autour d’une table. Je suis la Duchesse de Berry, mère de votre souverain, de votre roi légitime.

Toute la famille se jeta aux pieds de Madame et lui offrit tous les soins qui étaient dans son faible pouvoir.


7 juin. — Tout est rentré ce matin dans un certain ordre, c’est-à-dire qu’on ne se bat plus ; cependant, la ville de Paris est déclarée en état de siège ; nous sommes donc sous un gouvernement militaire et tout délit sera puni militairement. Le Roi ne fait que passer la troupe en revue. Dans les Champs-Elysées, il y a un camp. Dans ma tournée de visites, je m’y suis rendu pour voir le général marquis de Saint-Simon ; je l’ai trouvé établi dans son quartier général, sur le grand carré des Champs-Elysées, au milieu de sa brigade.

— Eh bien ! me dit-il, que pensez-vous de tout cela ?

— Je ne suis pas moins étonné que vous, monsieur le marquis, dis-je, de vous voir assiégeant Paris. Vous ne l’auriez certainement pas cru, si je vous l’avais prédit, il y a quelques jours.

— Mais trouvez-vous que le Roi ait mal fait ?

— Tout au contraire, mon cher marquis ; le Roi, à moins de vouloir céder la partie comme Charles X, n’a pu faire autrement ; il s’est conduit avec courage, avec force.

— Vous auriez dû le voir hier, reprit le général ; c’était un autre homme, il fit l’étonnement de nous tous ; je l’ai vu à son arrivée de Saint-Cloud ; nous l’attendions avec impatience aux Tuileries. Dès qu’il se vit entouré de ses généraux, il nous dit : « — Messieurs, ma position est grave, mais je ne céderai pas comme mon prédécesseur, je ne quitterai point Paris ; je veux tout voir moi-même, je veux agir avec force. Tout ce qu’il y a de troupes dans et autour de Paris, doit se mettre sur le pied de guerre ; il faut pousser la chose jusqu’au bout, et, si nous sommes battus, je me retirerai avec mes troupes fidèles hors Paris, et je ferai une proclamation dans laquelle j’inviterai à venir auprès de moi tous ceux qui veulent un gouvernement fort et constitutionnel ; puis, je déclarerai Paris en état de siège et je la prendrai, cette ville, comme Henri IV. Messieurs, êtes-vous d’accord avec moi ? » Un : Vive le Roi ! retentit dans la salle. « — Partons donc, dit Sa Majesté. » Elle monta à cheval et rien n’arrêta plus sa marche. Nous passions à travers les barricades ; les balles sifflaient autour de nous, et, bien souvent, on représenta au Roi qu’il s’exposait trop ; il nous répondit avec la phrase que vous avez lue dans les journaux : « — J’ai une excellente cuirasse, ce sont mes cinq enfans. » Quant à la Reine, elle n’a pas montré moins de courage ; elle nous disait : « — Je compte sur vous, messieurs, je compte sur la garde nationale de Paris, vous ne nous abandonnerez pas. » Nous avons été assez heureux pour réussir. Il faut rendre justice au maréchal Soult ; tout a été parfaitement ordonné. En peu d’heures, il y a eu 60 000 hommes sur pied. Enfin, il me semble que ce n’est que d’hier qu’on peut dater le règne de Louis-Philippe ; persuadé qu’on ne peut réussir dans ce pays qu’avec de la force, il n’agira plus autrement. »

Cet événement, si le Roi continue à aller ainsi, peut avoir les plus heureux résultats, non seulement pour la France, mais aussi pour toute l’Europe. Si l’on parvenait à détruire ici le foyer de la Révolution et de la propagande, nous aurions tout gagné.


22 juin. — Berryer avait été envoyé par le Comité carliste auprès de Madame la Duchesse de Berry pour la conjurer de quitter la France. Porteur d’un acte signé par les chefs du Comité, Chateaubriand, Bellune, Hyde de Neuville, Fitz-James, il fut arrêté avant d’avoir pu s’acquitter de sa mission. Interrogé par les magistrats, il perdit complètement la tête au point de dire des choses dont le gouvernement aurait tout autant aimé ne pas être instruit publiquement, car ces révélations l’obligeront à sévir avec rigueur contre des personnages considérables, sous peine d’être accusé par les Républicains de partialité pour les Carlistes.


30 juin. — La princesse Louise d’Orléans, qui va épouser le roi des Belges, est de taille moyenne, très blanche, d’un blond un peu pâle avec des yeux d’un bleu clair ; elle est douce, spirituelle ; elle ressemble de figure et de manières à la Reine dont elle est la favorite. Dans le monde, elle est la réserve même ; elle ne fera jamais la plus petite faute contre l’étiquette, elle ne sourira que lorsque ce sera tout à fait de convenance. Elle salue bien en observant les nuances avec un tact admirable. Elle voit tout, observe tout, sans avoir l’air de s’en occuper. Telle est son attitude dans le monde. Dans le salon de la Reine, dans l’intérieur, dans l’intimité, c’est une autre personne ; elle est rieuse, elle saute, elle est gaie, sa figure si pâle, si solennelle, s’anime ; elle est cordiale et affectueuse pour ses frères et sœurs, pour ses amis. Elle a du talent pour la musique et le dessin, elle excelle à trouver les ressemblances. Elle est occupée maintenant à faire les portraits de toute sa famille : les Ducs de Nemours et d’Aumale, et ses sœurs, Marie et Clémentine, ont déjà subi l’ennui des séances, qui n’ont pas été cependant trop nombreuses.

Mme de Caraman vient d’achever mon portrait, qui est très réussi et dont elle a fait hommage à l’ambassadrice.


12 juillet. — Madame Adélaïde a eu ces jours derniers une attaque assez forte de choléra. On est parvenu à la sauver, mais elle est d’une faiblesse extrême. Plusieurs personnes du château de Saint-Cloud en ont été atteintes, c’est ce qui fait que la princesse, sœur du Roi, ne veut pas qu’on sache que ce fut le choléra dont elle a souffert, afin de ne point effrayer le reste des habitans de Saint-Cloud.

On s’occupe beaucoup du trousseau de la princesse Louise, auquel le Roi consacre une somme de cinquante mille francs. Madame Adélaïde donne à sa nièce une parure en diamans de la valeur de cent mille francs. Le mariage se fera très prochainement. Le roi des Belges viendra à cet effet à Compiègne où les noces se célébreront dans la plus grande intimité et très bourgeoisement, ainsi que le prouve déjà le voyage du roi Léopold, qui vient lui-même chercher sa femme.


25 juillet. — J’ai passé ma soirée d’hier à Saint-Cloud, chez la Reine. Le Roi et toute sa famille s’y trouvaient réunis. Madame Adélaïde avait l’air un peu fatiguée de sa maladie et avait la parole plus traînante encore qu’à son ordinaire. La Reine était de fort bonne humeur, de même les princesses. Mademoiselle Louise d’Orléans exceptée. Elle avait la figure un peu allongée ; elle pensait à son futur et à son trône ; je ne lui ai parlé ni de l’un, ni de l’autre, Mme d’Hulst m’ayant prévenu qu’elle n’aimait pas à en parler et qu’elle pleurait à chaudes larmes lorsqu’il était question de la séparation d’avec sa famille.

La princesse Louise, sans être belle, a un extérieur fort agréable ; elle est bien faite, elle a une belle peau, de belles épaules, un beau bras, une jolie main et un charmant pied, ce qui fait un assez bel ensemble. Elle est de moyenne taille ; ses mouvemens sont gracieux, mais elle a des manières un peu trop froides, trop calculées pour son âge ; je n’ai jamais surpris chez elle le moindre abandon ; elle aime beaucoup la danse, mais elle cessera de danser dès qu’elle aura remarqué que le mouvement commence à déranger sa toilette ; elle est toujours en représentation lorsqu’elle est devant le monde. La princesse Marie m’a assuré qu’elle était tout autre dans son intérieur, qu’elle parlait, qu’elle riait beaucoup, qu’elle était la plus gaie de toutes. Il se peut que sa pâleur et ses cheveux excessivement clairs, de ce blond qu’on ne voit ordinairement qu’en Allemagne, avec des yeux d’un bleu grisâtre, lui donnent un air encore plus froid qu’elle ne l’est réellement.

J’ai eu une longue conversation avec les Ducs d’Orléans et de Nemours. Le premier a été surtout fort aimable ; il m’a parlé des anciens temps, du temps de Charles X, de nos amusemens et des regrets qu’il avait de ne plus me voir autant qu’autrefois et qu’il espérait que, peu à peu, il pourrait renouer ses anciennes relations. Il entra après cela dans des détails de société, ce qu’il n’avait pas fait depuis les Glorieuses. Il me demanda des nouvelles de toutes les dames que nous voyions constamment chez la Duchesse de Berry et dont plusieurs étaient des dames d’honneur ; je lui ai parlé avec beaucoup de franchise sur tout cela et sur le changement regrettable que le départ de Charles X a opéré dans la société. Le prince m’a dit qu’il en était au désespoir, mais qu’il espérait cependant que, l’hiver prochain, on parviendrait à déblayer un peu les Tuileries. Ce propos m’a fait un sensible plaisir.


31 juillet. — La nouvelle du décès du Duc de Reichstadt nous a gâté notre petit bal, qui était arrangé comme surprise pour Rodolphe II qui atteint aujourd’hui l’âge de vingt ans. Nous avions réussi à inviter quelques centaines de personnes sans que le secret fût arrivé à ses oreilles ; il a donc appris notre projet et sa non-réussite à la même heure. Nous avons été tous fort contrits et nous nous sommes mis aussitôt à la triste besogne d’écrire des lettres d’excuse aux personnes invitées. Le pauvre Rodolphe, l’ambassadeur et moi nous nous partageâmes en parties égales cet ennuyeux ouvrage qui, grâce à nos efforts réunis, fut bientôt terminé.

Cette triste nouvelle a fait bien peu d’effet sur les Napoléonistes, ce qui prouve que ce parti depuis longtemps n’existait que de nom, et que, réellement, le Duc de Reichstadt n’avait que peu de partisans en France. Le parti carliste est celui qui a montré le plus de plaisir à la disparition d’un rival de Henri V ; il a de la peine à dissimuler devant nous.

L’existence de ce malheureux prince fut toujours considérée par la branche aînée comme un danger. Les Bourbons craignaient que l’Autriche ne le lâchât un jour et son nom seul les faisait trembler. Madame la Dauphine elle-même, malgré son attachement personnel à la maison d’Autriche, partageait cette crainte. Des royalistes de l’ancienne cour m’en parlaient sans déguisement en disant que semblable astuce ne leur paraissait nullement contraire à la politique du Cabinet de Vienne. Quand je protestais, on feignait d’être convaincu par ma réfutation, mais néanmoins, on continuait à partager cette opinion avec d’autres personnes de tout rang, de toute condition. Les plus polis énonçaient leurs craintes à ce sujet en disant qu’ils avaient peur que le jeune Napoléon, arrivant à l’âge d’homme et ne pouvant plus être tenu en tutelle sous la surveillance immédiate d’un gouverneur, ne s’échappât de la Cour de son grand-père pour venir en France conquérir le trône de son père. J’avais beau dire que c’était matériellement impossible et que pareille entreprise n’entrait pas même dans les idées du Duc de Reichstadt, qui était beaucoup trop fier pour faire l’aventurier, on revenait toujours sur la même question. Cette méfiance a beaucoup gâté les relations, même dans les grandes affaires, entre ces deux empires ; elle dirigea constamment toutes les démarches du Cabinet de Charles X ; les conseils salutaires de l’Autriche ne furent jamais écoutés et, qui plus est, on agissait presque toujours dans un sens diamétralement opposé aux vœux de l’Empereur, ce qui n’a pas peu contribué à la chute de la branche aînée.


2 août. — Le chansonnier Béranger, si populaire par son talent et plus encore par ses mauvais principes, qui attaquait autrefois, dans ses chansons, le gouvernement de Charles X avec autant de violence que de mauvaise foi, vient d’en lancer une intitulée : Le lion muselé, où il attaque le gouvernement de Louis-Philippe. Les royalistes, comme les républicains, se sont emparés de cette chanson ; on se la dit, on se la répète ; tout leur paraît plus désirable que le régime actuel.


10 août. — Voilà donc Mademoiselle Louise d’Orléans reine des Belges. Jamais on n’a vu une jeune mariée plus éplorée. Le roi des Français, la Reine, les princes et les princesses et toute la Cour pleuraient à cette cérémonie comme des enfans. Le Duc d’Orléans, avec des efforts inouïs, est parvenu à se vaincre pendant la cérémonie et pendant toute la journée qui précéda cette solennité. C’est lui qui s’approchait, de temps en temps, de sa sœur pour lui prêcher le courage ; mais, lorsque le moment arriva où la princesse, donnant le bras au roi des Belges, ne fut plus parmi les siens et se trouva entourée de sa nouvelle Cour, la force du Duc d’Orléans l’abandonna ; il fondit en larmes et ce ne fut que le lendemain qu’il reprit un peu plus de contenance.

Jamais famille ne fut plus unie que celle du roi des Français ; les sœurs et les frères s’aiment tendrement. Ils sont partagés dans la famille en ménages, d’après le degré de l’intimité qui règne entre eux ; ainsi on appelait le ménage d’Orléans la princesse Louise et le prince royal, le ménage de Nemours la princesse Marie et le Duc de Nemours, le ménage Joinville le prince de ce nom et sa sœur la princesse Clémentine. Le Duc d’Orléans se propose d’aller voir sa sœur à Bruxelles quinze jours après le départ de la princesse.

Les nouveaux mariés partent le 13 pour la Belgique. La princesse Marie est au désespoir du départ de sa sœur ; c’était son amie, elles ont été élevées ensemble, couchaient dans le même appartement, ne se quittaient jamais. Quel vide lui laissera ce départ ! Leur ancienne gouvernante, Mme de Malet, qui a été nommée depuis dame d’honneur de la princesse Marie, devait accompagner à Bruxelles la reine des Belges, mais elle est mourante de la poitrine. Ce n’est même qu’au prix du plus énergique effort qu’elle a pu assister à la cérémonie.


12 août. — Philippe d’Orléans est le père le plus tendre, l’époux le plus fidèle, le plus soigneux, le plus aimable, ne pensant, ne s’occupant que du bien-être de sa femme et de ses enfans. Rien n’est plus touchant que les rapports de ce prince avec sa famille ; c’est une union, une confiance sans bornes. Il ne se console pas du départ de sa chère Louise ; à chaque lettre qu’il reçoit d’elle, il pleure de joie et de regrets, de joie lorsqu’elle lui dit que le roi des Belges est tout soin, toute tendresse pour elle et qu’elle serait parfaitement heureuse si elle n’était point séparée de ceux qu’elle chérit. Elle tâche de consoler son père en lui disant que le mois d’octobre approche et que le bonheur du revoir compensera les douleurs de la séparation ; elle le dit, mais on voit bien qu’elle ne le pense pas.

La jeune reine a été enchantée de l’accueil qu’on lui a fait en Belgique ; elle est dans ce moment établie à Laeken, château royal qui lui plaît beaucoup. « Je suis très bien logée, dit-elle dans sa lettre à la Reine ; mes appartemens sont vastes et plus beaux que ceux du Roi même ; le parc me rappelle notre jardin de Mousseau, ce qui me le rend cher ; il est cependant beaucoup plus grand. »

La princesse Louise aimait à se lever de très bonne heure ; elle ne le fait plus maintenant, ne voulant pas contrarier le goût du roi des Belges, qui aime à se lever vers les dix heures ; puis elle se promène à cheval avec lui dans le parc ; à son retour, on sert le déjeuner ; le Roi et la Reine se retirent ensuite chacun dans son appartement. C’est l’arrivée du courrier de Paris, par conséquent l’heure de la journée que la reine Louise attend avec impatience. Elle est seule dans son cabinet, toute seule ; elle peut lire et relire toutes ces chères lettres de sa mère, de son père, de ses frères, de sa tante, de ses amies ; elle peut pleurer à son aise sans faire du chagrin à son mari, qui ne voit pas couler ses larmes ; puis, elle répond à chacune de ces épîtres, elle tâche de consoler les autres, mais elle ne parvient pas à se consoler elle-même de la cruelle séparation, de l’isolement dans lequel elle se trouve. Elle regrette tout, même les caprices, la mauvaise humeur de Mme de Malet, son ancienne gouvernante que la maladie rendait insupportable aux yeux de tout le monde, excepté à ceux de la princesse Louise, qui supportait ses travers avec une douceur, une patience exemplaires.

Avant l’heure de sa toilette, la reine des Belges fait avec le Roi une promenade en voiture. On dine à cinq heures et demie précises et, après-diner, la Reine passe dans son salon. Le roi Léopold a fait meubler cette pièce exactement comme le salon de la reine des Français à Saint-Cloud et aux Tuileries : une même table ronde couverte de drap vert avec des tiroirs tout autour, un grand candélabre au milieu et un petit bougeoir devant chacune des dames qui entourent cette table ; la Reine dans un fauteuil, les dames sur des chaises, chacune une tapisserie à la main. Le Roi va, çà et là, parler avec les hommes ou jouer au billard qui se trouve dans une pièce à côté ; une autre table un peu plus éloignée de la cheminée que celle de la Reine est remplie de journaux de tous les pays. La Reine, après avoir parcouru les feuilles qui paraissent à Bruxelles, s’occupe de préférence de celles de la France.

Si quelques dames arrivent de Bruxelles pour faire leur cour à la reine des Belges, Sa Majesté les reçoit avec cette grâce qu’elle a héritée de sa mère ; mais, à Laeken comme à Saint-Cloud, ce sont à peu près toujours les mêmes personnes. Là, toute la haute aristocratie est orangiste comme on est carliste ou henriquinquiste en France.


2 septembre. — J’ai rencontré, dans la rue de Varenne, la duchesse de Liancourt ; elle arrivait de la campagne pour voir la comtesse de Narbonne-Pelet, son amie intime. Elle me dit, en s’arrêtant dans la rue, qu’elle avait trouvé son amie très fatiguée.

— Vous n’êtes cependant point inquiète pour la comtesse ?

— Je n’en sais rien, me répliqua la duchesse, je n’en sais rien ; je l’ai trouvée bien changée, et, si je n’avais pas tout ordonné pour retourner chez moi à la campagne dans une heure, j’aimerais tout autant rester à Paris.

Effectivement, deux jours après cette conversation, Mme de Liancourt revint en toute hâte à Paris auprès de Mme de Narbonne qui, deux heures après, allait expirer dans ses bras.

C’est une désolation universelle, tout le monde aimait la comtesse de Narbonne ; elle était si douce, si jolie, si aimable, si bienfaisante, si spirituelle, si instruite, si gaie, si bienveillante, si affectueuse, si désireuse de plaire, d’une humeur si égale ! Tout le monde la gâtait pour être gâté ; on lui faisait mille petites surprises, autant pour lui faire plaisir que pour lui donner une nouvelle occasion de dire des choses aimables et obligeantes ; elle avait le don de prouver à ses amis combien elle était touchée de leurs attentions et cela de la manière la plus gracieuse, la plus spirituelle du monde ; elle leur attribuait mille charmantes idées qu’elle supposait ou qu’elle mettait pour ainsi dire dans la bouche de celui qui lui faisait une petite surprise, au point que la plupart s’en allaient de chez elle tout enchantés d’eux-mêmes et de leur amabilité, car ils finissaient par se persuader qu’ils avaient véritablement eu toutes les intentions que Mme de Narbonne leur attribuait.

Un jour, le comte de Turpin, qui a un tel talent de peintre qu’il peut rivaliser avec les premiers artistes, eut l’idée de peindre en arabesques à l’huile la salle à manger de la comtesse, et cela pendant qu’elle était malade. Le comte de Narbonne était dans le secret et, lorsque la comtesse fut entièrement rétablie, il invita M. et Mme de Turpin à diner afin qu’ils eussent le plaisir de voir la surprise de sa femme. A son entrée dans la ravissante salle, elle reconnut sur-le-champ le goût si distingué de Turpin et le combla d’éloges, de remerciemens si aimables, si gracieux, que le comte m’avoua lui-même qu’elle avait trouvé des perfections dans le dessin de ses arabesques et beaucoup de poésie dans la composition de tout l’ensemble et, qu’il y trouvait réellement tout cela depuis que la comtesse le lui avait fait voir, mais qu’il était trop franc pour ne pas avouer qu’il n’y avait pas pensé en travaillant et que son ouvrage devait ces mérites uniquement aux interprétations judicieuses de la comtesse.

Mme de Narbonne passait la moitié de sa vie sur une chaise longue. Malgré toutes ses souffrances, elle restait toujours gaie et aimable. C’était curieux de la voir couchée sur son lit de repos, tout enveloppée d’écharpes et de fichus en dentelles, et cela dans une salle éclairée à jour, une salle de bal avec orchestre et tout ce qui s’ensuit. Les jeunes gens, les jeunes personnes entouraient son lit dans les intervalles de repos, elle les excitait à la danse, à la gaîté. On arrangeait pour elle des bals costumés, des quadrilles burlesques ou de caractère, et le tout était exécuté pour ainsi dire au chevet de la malade. A une certaine heure qu’elle reculait jusqu’au moment où ses forces l’abandonnaient, elle prenait congé de la société ; on la roulait jusqu’à sa chambre éloignée de la salle et elle y passait sa nuit, tandis que la jeunesse continuait la danse jusqu’à l’aube.

20 septembre. — Une des dernières victimes du fléau épidémique a été la marquise de Coigny, une des femmes les plus spirituelles de la société, belle-mère du général Sébastiani, mère du duc de Coigny, tante des princesses Charlotte et Berthe de Rohan. Son nom de fille était Conflans. Née sous des auspices les plus brillans, tels qu’un grand nom, une grande fortune, avec de la grâce, de l’esprit et de la beauté, il n’est pas étonnant qu’elle se fût mariée fort jeune et que bientôt elle ait occupé une place éminente dans la société.

Son salon fut le plus recherché de Paris ; tous les jeunes élégans de la Cour de Louis XVI furent aux pieds de la spirituelle et séduisante marquise. Elle exerçait un tel pouvoir sur ces messieurs, qu’un jour où elle se trouvait brouillée avec la reine Marie-Antoinette et avec la princesse de Lamballe, et que Sa Majesté, donnant un petit bal, ne la pria point, la marquise se vengea en donnant chez elle un bal magnifique où elle invita tous les élégans de la Cour et de la ville, et pas un de ces messieurs n’osa mettre le pied dans le salon de Marie-Antoinette, craignant de déplaire à la marquise de Coigny.

Elle fut surtout célèbre pour ses charmans bons mots, ses reparties piquantes et enfin ses billets du matin, qui étaient d’une élégance de style, d’une originalité rares. J’en ai lu beaucoup, car elle en écrivait à tout le monde et nommément à ma cousine, qu’elle appelait « l’Excellence de toutes les excellences et la plus excellente. »

Cette femme si élégante, si recherchée, si aimable, avait un défaut dont elle ne put se défaire, dont elle riait elle-même, mais qui la subjugua entièrement, ce défaut fut l’avarice. Déjeuners, diners, soupers étaient rayés de son budget ; la première chose qu’elle avait faite après la mort de son mari, avait été de supprimer dans sa maison, la cuisine. Elle s’invitait chez ses amies et lorsqu’elle était malade à ne pouvoir sortir, elle avait un petit pot dans lequel elle réchauffait sur quelques charbons des restes de volailles ou autres, qu’elle emportait dans son sac à ouvrage des diners qu’elle faisait chez les autres.

Sa vie est remplie de traits semblables. En voici un et non des moins piquans : M. Alfred de Vigny venait d’achever un de ses, ouvrages et demanda la permission à Mme de Coigny de lui en faire la lecture. La marquise accepta avec reconnaissance et invita avec M. de Vigny quelques amis de la littérature à diner chez elle. Pareille chose n’était plus arrivée depuis la mort du marquis ; toute la ville parla de cet événement comme d’un phénomène précurseur de la mort prochaine de la marquise ; ses enfans, dont elle était adorée, en furent très inquiets.

Cependant, le jour du fameux repas arriva. La marquise, pendant toute la lecture qui précéda le dîner, se surpassa en amabilité, en esprit ; ce fut un volcan de bons mots, de remarques gaies et remplies de justesse. La lecture était déjà finie depuis longtemps, sept heures venaient de sonner, le diner n’était pas annoncé et déjà l’on commençait à se regarder avec quelque inquiétude, lorsque tout à coup la marquise partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! par exemple, dit-elle, c’est la chose la plus drôle qui me soit arrivée de ma vie ; c’est vous, monsieur de Vigny, qui en êtes la cause ; j’étais toute à vous, toute à votre ouvrage et, dans ma préoccupation, j’ai oublié de commander le diner. La seule chose qui nous reste à faire, c’est d’arranger entre nous un pique-nique. Chacun de vous fera venir du restaurant un plat, moi je me charge du dessert.

Ce dessert fut composé de quelques oranges qu’on venait de lui envoyer en cadeau de Chantilly.

On pourrait écrire un volume entier sur ses manies. Mais le résultat de tout cela fut une fortune immense qu’elle laisse après elle. On a trouvé de l’argent partout, dans son lit, cousu dans les matelas, dans ses jupons, sous le parquet, derrière les vieilles tentures, dans les coussins des canapés. Malgré ses travers, elle était adorée de sa famille ; fils, gendre, petite-fille, nièces, amis et amies, tous sont inconsolables de sa perte.


9 novembre. — Ce qui devait arriver est arrivé, voici deux jours, à dix heures du matin : Madame la Duchesse de Berry a été arrêtée à Nantes avec M. de Mesnard, Mlle de Kersabiec et M. Guibourg, cachés dans une maison rue Haute-du-Château. Les recherches dans cette maison ont duré plusieurs heures ; on a découvert enfin une plaque de cheminée qui, tournant sur elle-même, donnait accès à une petite chambre. C’est là qu’avaient cherché asile la Duchesse et les personnes qui l’accompagnaient. Elle fut transférée au théâtre de Nantes où elle est détenue et confiée à l’honneur de la garde nationale et de la garnison. On annonce aussi que le gouvernement veut en référer aux Chambres pour statuer sur le sort de la Duchesse de Berry. J’espère encore qu’il ne fera pas cette bêtise.

Le Roi, à la première nouvelle de l’arrestation de Madame Royale, a fondu en larmes. La Reine et les princesses sont vraiment inconsolables de cet événement. Le Constitutionnel commence déjà à déclamer contre toute espèce de loi d’exception en faveur de Madame la Duchesse de Berry.


12 novembre. — Le château fort de Blaye près de Bordeaux, a été arrangé pour recevoir Madame la Duchesse de Berry, avec un luxe, une magnificence royale ; le Roi et la Reine ont donné les ordres nécessaires pour que Madame Royale fût traitée de la manière la plus convenable et comme nièce de Leurs Majestés. Aussi, ne reste-t-il au château de Blaye que le nom de prison, car pour le reste, toutes les mesures sont si bien prises, tout est tellement prévu qu’il faudrait plus que de la mauvaise volonté de la part de Madame, pour ne pas être contente d’une pareille réclusion.

La Reine a envoyé à Madame la Duchesse de Berry tout un trousseau complet et magnifique et tout ce qu’elle a pu retrouver en fait de tableaux, de meubles et autres objets ayant appartenu autrefois à sa nièce et dont celle-ci se servait journellement aux Tuileries et à Saint-Cloud. Le tout attendait Madame à Blaye, et, ces jours derniers, la Reine a fait partir pour ce même château tous les maitres et maîtresses qu’employait autrefois Madame la Duchesse de Berry pour cultiver ses talens ou pour s’amuser.

On m’a dit aussi que les dames amies de Madame et qu’elle désirera avoir auprès d’elle, seront admises, mais à la condition de partager sa réclusion. Le Roi a fixé à 100 000 francs par mois la somme allouée à Madame la Duchesse de Berry et dont le premier semestre a été déjà assigné d’avance.

Madame, une fois entre les mains de ses gardiens, reprit son ancienne gaité. Elle dit au préfet, au général et aux autres personnes qui assistaient à la rédaction du procès-verbal :

— Me voilà donc enfin en votre pouvoir ; j’espère que la galanterie française ne se démentira pas dans cette occasion ; j’y compte non seulement pour moi, mais aussi pour ceux de mes fidèles qui ont partagé tous les dangers avec moi ; je vous recommande surtout mon pauvre vieux Mesnard que j’ai presque tué. Vous voyez, il n’en peut plus de fatigue.

Puis, elle invita tout ce monde à diner avec elle, mangea avec appétit et entretint ses convives de toutes ses petites aventures, entre autres de celle où elle-même, en traversant une rivière à cheval, a manqué périr.

— Et mon pauvre Mesnard, dit-elle, était déjà dans l’eau tout de bon ; il fallut l’en retirer, il était à moitié noyé.

Elle rit beaucoup de tout cela et témoigne d’une grande amabilité avec ces messieurs qu’elle appelle ses geôliers. Pour moi, je déplore pour elle le manque complet de dignité et cette étourderie qui est dans le caractère de Madame, dont elle ne pourra jamais se défaire et qui gâte tout l’effet que produiraient sans cela ses grandes qualités, telles que son courage, son dévouement à ses amis et à la cause de Henri V. Dans ses courses, elle s’est oubliée, dit-on, un peu trop souvent ; on prétend même que la grande intimité avec les hommes, qu’exigeait souvent sa position critique, est devenue encore plus intime que le cas ne le nécessitait et qu’il en est résulté un inconvénient qui serait fort à regretter en ce moment, puisque, s’il transpirait dans le public, il deviendrait nuisible à la cause du fils en ce qu’il jetterait au moins du ridicule sur la mère.


21 novembre. — Avant-hier, nous avons eu l’ouverture des Chambres. S’il n’y a pas eu d’émeute, il y a eu tentative d’assassinat contre le Roi[3]. Le Constitutionnel du 20 et le National d’aujourd’hui contiennent les détails de l’événement et le discours du trône. Ce discours est parfait. Le Roi, tout en parlant des complications générales, ne dit cependant rien qui puisse le compromettre devant les Chambres ou devant les puissances étrangères. Je trouve de fort bon goût qu’il n’ait pas nommé Madame la Duchesse de Berry.

Sa Majesté, après l’incident fâcheux qui venait de se passer quelques minutes avant son entrée dans la Chambre, n’a pas eu l’air troublé le moins du monde. Elle avait défendu à ses aides de camp d’en parler, de sorte que ce ne fut qu’après la séance que cette nouvelle s’est répandue.

Nous avons fait hier notre visite de condoléances et de félicitations aux Tuileries. Il y avait foule et grand cercle dans la salle du trône. La nouvelle galerie a été ouverte pour la première fois ; elle est immense et du plus beau style possible. C’est dans le genre de Versailles, de Fontainebleau, enfin de tout ce qu’on a jamais vu en France dans ce genre de plus beau, de plus grandiose.

Entre autres choses, Madame Adélaïde m’a dit que le Roi, dans la crainte que les détails de l’affreux attentat contre sa vie n’arrivassent défigurés aux oreilles de la Reine, a préféré l’en faire instruire par son aide de camp dans la Chambre même, et au moment où la Reine et sa famille ont pu le voir.

— Nous avons tous été atterrés, a ajouté la princesse ; mais il fallait se contenir pendant la séance ; nous y avons réussi ; en revanche, une fois dans la voiture, nos larmes ont coulé ; elles coulent encore !...

Madame m’a exprimé aussi son admiration pour le Roi, pour son courage et le désir qu’elle a qu’on trouve l’auteur d’un crime aussi affreux, afin de pouvoir le punir. C’est de toute nécessité et surtout dans ce pays-ci.

Les ministres qui, dans la Chambre, ne savaient rien de l’événement, ont regretté que le Roi dans son discours n’en ait pas parlé ; je trouve que le Roi a eu parfaitement raison ; on n’aurait pas manqué de dire qu’il se servait de ce moyen pour faire effet, pour provoquer des applaudissemens. Madame Adélaïde m’a dit aussi qu’elle avait remarqué dans la foule, un peu avant l’attentat, des gens d’un aspect sinistre, et qu’elle y avait rendu la Reine attentive.

Le maréchal Soult disait hier pendant le Cercle :

— Tout ce que cet événement nous prouve, c’est que nous avons passé de l’époque des émeutes à celle des assassinats.

Ce n’est pas bien consolant pour la famille royale. Les ministres, le Roi sauvé, sont enchantés d’un événement dont ils comptent tirer tout le parti possible pour dompter l’opposition, pour se raffermir au pouvoir. Ils en ont grand besoin, car le déficit de près de 200 millions de l’année dernière et un budget peut-être encore augmenté pour l’année 1833 ne seront pas chose facile à faire digérer par la Chambre.

La première chose que la Reine a faite, au retour au château, a été d’écrire à ses fils, en ce moment en Belgique, et à la reine des Belges, pour les rassurer. Le Roi et les autres membres de la famille royale ont chacun ajouté quelques lignes de leur main à l’épitre de la Reine.

Le Roi nous a dit hier qu’il avait fait pratiquer un escalier dans le château de Blaye pour permettre à Madame la Duchesse de Berry de communiquer de ses appartemens avec un très joli jardin qui se trouve dans l’enceinte des murs du château et qu’il espère pouvoir bientôt trouver le moyen de lui faire rejoindre sa famille à Prague.


COMTE RODOLPHE APPONYI.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1912 et du 1er mai 1913.
  3. Le Roi se rendant à la Chambre pour ouvrir la session, un coup de pistolet fut tiré sur lui, sans l’atteindre, au débouché du Pont Royal. Arrêtés comme auteurs de cet attentat, les sieurs Bergeron et Benoist furent traduits en Cour d’assises et acquittés, faute de preuves.