La Vie littéraire/5/Stéphane Mallarmé. Vers et prose

La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 270-278).

STEPHANE MALLARMÉ
« VERS ET PROSE »

« Voici le singulier, le compliqué, l’exquis Stéphane Mallarmé, petit, au geste calme et sacerdotal, abaissant ses cils de velours sur ses yeux de chèvre amoureuse et rêvant de la poésie qui serait de la musique, à des vers qui donneraient la sensation d’une symphonie. » C’est un poète, c’est M. François Coppée qui faisait de la sorte, il y a dix ans le portrait de son compagnon du Parnasse. M. Stéphane Mallarmé avait dès lors, dans le cercle des connaisseurs, le renom d’un chanteur de chansons exquises et mystérieuses. M. Catulle Mendès disait joliment de lui que c’était ce qu’on appelle au collège un « auteur difficile ».

Il ne venait à aucun de ceux qui approchaient M. Stéphane Mallarmé} le soupçon que ce poète affectât l’obscurité et se plût, par orgueil, à s’envelopper de nuées. Il se montrait à ses amis l’homme le plus simple, le plus modeste, le moins envieux de paraître et d’étonner. On ne pouvait pas non plus soupçonner des troubles graves dans sa fine et subtile intelligence. Tous ses propos révélaient un esprit ingénieux, méditatif, d’une inflexible douceur, très réfléchi et capable de suivre longtemps un raisonnement. Il fallut donc chercher, avec une sympathique attention, dans la philosophie de ce poète le principe et les causes de son ésotérisme. M. Stéphane Mallarmé est grand logicien, et il ne fut pas très difficile de découvrir les lois de son esprit, un des plus intéressants et des plus extraordinaires qui soient parmi les artistes. C’est un platonicien. Voilà tout le secret.

Je ne l’ai point découvert. Plusieurs s’en sont avisés, et M. Jules Lemaître, entre autres, a dit en quelques lignes où reluit la clarté gracieuse de son esprit : « M. Stéphane Mallarmé (je cite un endroit des Contemporains ) est un platonicien éperdu. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l’invisible… Il croit à une sorte d’universelle harmonie préétablie en vertu de laquelle les mêmes idées abstraites doivent susciter, dans les cerveaux bien faits, les mêmes symboles. Ou, si vous voulez, il croit que les justes correspondances entre le monde de la pensée et l’univers physique ont été fixées de toute éternité, que l’intelligence divine porte en elle le tableau synoptique de tous ces parallélismes immuables et que, lorsque le poète les découvre, ils éclatent à son esprit avec tant d’évidence qu’il n’a point à les démontrer. » Il est donc obscur à la manière des gnostiques ou des kabbalistes, par cette raison que, pour lui comme pour eux, tout dans la nature visible est signe et correspondance. Et c’est dans sa théorie des analogies qu’est sûrement le grand arcane, la clef de son art. Cette théorie, il l’a faite et publiée en grande partie, car il a, comme j’ai dit, l’esprit de suite et de continuité. Après cela, vous me demandez, peut-être, si je me charge de tout expliquer dans cette œuvre dont bien des parties sont secrètes. Je vous répondrai que non, sans croire sottement que ce que je n’entends pas soit inintelligible. Je pense, au contraire, qu’avec la clef on peut pénétrer dans ces chambres somptueuses et closes. Mais je ne suis pas platonicien, je ne suis pas gnostique, et j’ai peu le sens des analogies systématiques. L’univers m’étonne par son apparente incohérence plus qu’il ne me frappe par son intime harmonie. Je ne comprends pas la philosophie de l’absolu et suis de la sorte très mal fait pour expliquer M. Stéphane Mallarmé, dans les endroits difficiles, comme, au moyen âge, on expliquait Dante à Florence. Heureusement, n’est-il pas tant besoin de gloses et de commentaires pour goûter en beaucoup d’endroits le rare poète d’Hérodiade et de l’Après-midi d’un faune. Le sentiment y suffit çà et là. Aimer quelques endroits, goûter quelques morceaux est un plaisir délicat et le seul qui s’accorde avec un penchant à la paresse ou du moins à l’indolence dont je ne puis tout à fait me défendre. Aussi, sans nous faire, comme dit André Chénier, de doctes veilles, à creuser le sens simple ou triple de tel vers (Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, par exemple) nous aborderons, si vous voulez, l’œuvre de M. Mallarmé aux rivages les plus accessibles, aux plages les plus hospitalières, qui rappellent ces stations lumineuses de Virgile où les alcyons se plaisent.

Et d’abord, au risque de contrister le poète, je citerai une de ses œuvres de jeunesse, un gracieux petit monument de sa première manière, qu’il a exclu du recueil des morceaux choisis dont on a lu le titre en tête de cet article. C’est un sonnet rocaille, d’un style joliment tarabiscoté, qu’on lira, j’en suis sûr, avec beaucoup de plaisir et qui conserverait encore son parfum dans le plus odorant florilège que puisse composer, au bord du Lignon, un poète de bergerie :

PLACET

J’ai longtemps rêvé d’être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de tes lèvres ;
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.

Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé,
Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni tes jeux mièvres,
Et que sur moi pourtant ton regard est tombé.
Blonde dont les couleurs divins sont des orfèvres.

Nommez-nous… vous de qui les souris framboises
Sont un troupeau poudré d’agneaux apprivoisés
Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires.

Nommez-nous… et Boucher sur un rose éventail
Me peindra, flûte aux mains, endormant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

Cela est précieux, et c’est une merveille de bijouterie. M. Stéphane Mallarmé serait mal avisé de rejeter ces premières pièces sorties de ses mains délicates. Il ne peut cacher qu’il est bijoutier. Il l’est, le fut et le sera. Même dans les nues, il est orfèvre. Je citerai, comme un exemple heureux de la seconde manière de ce poète, sa Brise marine où rien, ce me semble, n’est fait pour trop déconcerter le simple lecteur qui y goûtera la prompte netteté des images :

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur, qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages,
Perdus, sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Je parle ici de seconde manière. J’ai peut-être tort, et ce poème, comme ceux que je vais citer tout à l’heure, rappellent le premier Mallarmé, plutôt que le second qui est décidément trop escarpé pour le parcourir dans notre courte et facile promenade. Mais on voudra sur la pente douce où nous restons s’arrêter à cette mélancolique figure de femme, transformée par la grâce mythologique du poète, en un paysage d’automne :

SOUPIR

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur
Et vers le ciel errant de ton œil angélique.
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d’eau soupire vers l’Azur !
— Vers l’Azur attendri d’Octobre pâle et pur

Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie
Et laisse, sur l’eau morte où la fauve agonie
Des feuUles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se traîner le soleil jaune d’un long rayon.

J’admire ce poète ; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé. Je le tiens pour un poète inestimable dans quelques menus fragments de son œuvre. Quant à son œuvre même, je la laisse à juger d’ensemble à ceux qui, vivant près de lui, suivent sa pensée plus fidèlement. Il faut être disciple pour porter un témoignage minutieux.

Pour ma part, M. Mallarmé me plaît inachevé. J’aime infiniment, je l’avoue, ce qui n’est pas fini et je crois qu’il n’y a au monde que des fragments ou des débris pour doimer aux délicats l’idée de la perfection. Ses deux poèmes les plus étendus sont Hérodiade et l’Après-midi d’un jaune.

Hérodiade a tout le charme d’un fragment ; et j’y goûte même ce que je n’y comprends pas. Hélas ! faut-il tant comprendre, après tout, pour aimer ? Le mystère au contraire ne conspire-t-il pas parfois avec la poésie ? Jadis, je demandais aux vers un sens précis. Je ne les goûtais pas seulement par le sentiment. C’est une de mes erreurs. J’ai pensé depuis qu’il était bien inutile de demander à la raison son consentement avant de se plaire aux choses.

L’Après-midi d’un faune est un ouvrage plus fini que Hérodiade. Je n’en possède pas à la vérité toute la signification. Mais j’y entrevois, dans une ombre colorée et chaude, cette idée profonde que le désir est une plus grande volupté que la satisfaction même du désir. Et cela est dit presque clairement, ce me semble, dans les délicieux vers allégoriques que voici :

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et, par d’idolâtres peintures,
À leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté.
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers….

Tout ce poème de l’Après-midi d’un faune me semble profondément philosophique. Si j’étais vieux et si j’habitais la province, j’en ferais une glose en un ou deux volumes in-8o. Ce serait un doux emploi de mes heures. Mais je n’entends pas encore, comme le Tyrcis de Racan, la voix amie qui me conseille de faire retraite. Et il me faut pousser en avant et brûler la symbolique du faune de M. Stéphane Mallarmé. Aussi bien, ai-je hâte de vous faire une surprise et de vous offrir du Mallarmé tout à fait clair, lucide, translucide et pourtant exquis encore. Ce sera du Mallarmé en prose, en prose fine et caressante. Que choisirai-je ? J’ai là, sous les yeux, nombre de pages heureuses et faciles, d’une clarté à la fois géométrique et poétique. M. Mallarmé est volontiers intelligible quand il écrit en prose. Ce doit être par mépris pour cette forme vulgaire du discours. Mais il n’importe. Les hommes sont parfois excellents par ce qu’ils négligent. Et il y a plus de génie et de bonheur dans Candide que dans l’Essai sur les mœurs. Vous citerai-je la page adorable qui commence ainsi :

Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est venue de Saxe par les longues diligences, autrefois.

Cette précise rêverie a du charme et révèle la nature vraie de M. Stéphane Mallarmé, qui est un songeur exact. Mais j’aime encore mieux vous mettre sous les yeux ce parfait petit chef-d’œuvre, qui rappelle les poèmes en prose de Baudelaire, par le fini du travail, et qui appartient en propre à M. Mallarmé, par le tour elliptique de la pensée, le raccourci des images et le mouvement régulier :

PLAINTE D’AUTOMNE

Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile — laquelle, Orion, Altaïr, et toi, verte Vénus ? — j’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longues journées seul avec mon chat et, seul, avec un des derniers auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.

Je lisais donc un de ces chers poèmes (dont les plaques de fard ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée des peupliers dont les feuilles me paraissent mornes même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon donne aux fibres déchirées la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaieté au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul.

Poète ou prosateur, et toujours poète, M. Stéphane Mallarmé peut, vous en avez maintenant le sentiment, se faire entendre hors du cénacle où il est tenu pour inspiré et écouté comme un docteur. Il exerça une action puissante sur la jeune génération de poètes, MM. Viélé-Griffin, Charles Morice, Dujardin, Mockel, Retté le tiennent pour un maître et l’un d’eux a dit de lui : « Il est, dans l’art, notre conscience vivante. »

Pour nous, qui ne sommes pas des dévots et qui ne vivons pas dans le sanctuaire, nous voudrions que l’œuvre et l’enseignement du maître fussent moins ésotériques et secrets. Mais comment ne pas estimer cette âme fière et douce, inflexible et courtoise ? Comment ne pas subir le charme d’un talent qui, dans l’intervalle des ombres, jette de ces lueurs qui font le prix des diamants et des pierres fines, et lancent de ces rayons qui transpercent le cœur ?

15 janvier 1893.