La Vie du Christ de James Tissot

La Vie du Christ de James Tissot
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 659-680).
LA VIE DU CHRIST
DE M. JAMES TISSOT

La Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 865 compositions d’après les quatre évangiles, avec des notes et des dessins explicatifs, par James Tissot. Tome premier. Un vol. gr. in-4o; Tours, librairie Alfred Marne, 1896.


I

On connaît l’histoire de cette belle et sage princesse que son mari, après de longues années d’une parfaite union, ramena dans le bois sauvage où il l’avait jadis rencontrée. Elle n’avait eu d’autre tort que d’être trop belle et trop sage, c’est du moins ce que l’on raconte: mais j’imagine que, née dans un bois et ne sachant que l’amour, maints traits un peu rustiques auront détaché d’elle le prince son mari. Peut-être se sera-t-il souvenu qu’elle avait gardé les moutons, et l’aura-t-il jugée de trop humble naissance; ou peut-être encore, en vieillissant, se sera-t-il senti de nouveaux goûts et de nouveaux désirs, qu’il ne lui aura point pardonné de désapprouver? Nous savons en tout cas qu’il la traita sans pitié. Et à peine l’eut-il laissée, dans le bois sauvage, qu’on le vit courir joyeusement à travers le monde, en quête d’une princesse plus sage, plus aimable, plus digne de devenir la femme d’un prince tel que lui. Mais sans doute la princesse qu’il avait chassée était la meilleure de toutes : car aucune de celles auxquelles ensuite il voulut s’attacher ne lui offrit le bonheur qu’il en avait espéré. Si bien qu’après avoir vingt fois, par orgueil à moins que ce ne soit par faiblesse, refusé de rappeler d’exil celle dont il ne pouvait se passer ni pour vivre, ni pour mourir, un jour enfin il se remit en route pour l’aller chercher. La légende ajoute même qu’il eut le bonheur de la retrouver, et qu’encore qu’elle eût préféré le voir revenir à elle pour des motifs plus tendres, par profond repentir et non par besoin, touchée de sa misère elle lui pardonna. C’est le seul point par où cette naïve histoire diffère d’une autre qui s’est déroulée sous nos yeux ; mais à cette fin près, la concordance est parfaite, et il n’y a pas une des aventures du prince où nous ne puissions comparer notre aventure à nous-mêmes, depuis qu’il nous a plu, voici tantôt cinquante ans, de chasser de nos cœurs la vieille foi chrétienne, notre sûre et fidèle compagne durant tant de siècles.


Comme le prince du conte, nous l’avons reconduite aux régions lointaines d’où jadis, si jeune et si belle, avec son sourire divin elle était venue près de nous, Il nous a paru, à nous aussi, qu’elle était d’origine trop basse, bonne tout au plus pour des âmes rustiques ; et nous aussi nous avons senti naître en nous toute sorte de goûts et de désirs nouveaux, où nous ne pouvions supporter qu’elle nous contrariât. Mais tout en nous détachant d’elle sans cesse davantage, tantôt pour ces mauvaises raisons et tantôt sans raison aucune, c’était comme si nous eussions honte de la renvoyer, jusqu’au jour où l’un d’entre nous, le plus galamment du monde et avec mille égards attendris, s’offrit à la reconduire vers ses collines natales. « J’ai traversé dans tous les sens la province évangélique, nous racontait-il au retour dans son mémorable rapport de cette mémorable mission ; j’ai visité Jérusalem, Hébron, et la Samarie; presque aucune localité importante de l’histoire de Jésus ne m’a échappé. J’ai eu devant les yeux un cinquième évangile, lacéré, mais visible encore; et désormais, à travers les récits de Matthieu et de Marc, au lieu d’un être abstrait qu’on dirait n’avoir jamais existé, j’ai vu une admirable figure humaine vivre, se mouvoir. » En d’autres termes, le Dieu que Jésus-Christ avait été, dix-huit siècles durant, pour l’humanité, Ernest Renan l’avait décidément laissé dans la « province évangélique » ; et à sa place il nous ramenait cette « admirable figure humaine » dont il savait, comme nous, que nous n’avions rien à faire[1].

Encore s’est-il plu à orner cette « admirable figure » de mille traits bien « humains », et qui devaient achever de nous la rendre sans danger. « J’ai voulu faire, dit-il, un tableau où les couleurs fussent fondues comme dans la nature, qui fût ressemblant à l’humanité, c’est-à-dire à la fois grand et puéril. » Sur quoi il affirmait que Jésus aimait à mener grasse vie, qu’il mentait volontiers, que tous ses miracles étaient le fait d’un charlatanisme vulgaire, « de telles impostures supposant toujours l’acquiescement tacite de l’auteur principal ». Les disciples, d’ailleurs, n’étaient pas mieux traités que le maître. Renan ne pouvait croire, en vérité, que ceux d’entre eux qui se sont répandus dans Jérusalem en criant : Jésus est ressuscité! eussent été les mêmes qui avaient « enlevé le corps » quelques heures avant. « L’imposture, cette fois, eût été trop forte. » Mais il nous montrait ces pêcheurs grossiers se jalousant entre eux, s’acharnant sans pitié sur « le pauvre Judas », dans le fait duquel « il y a eu peut-être plus de maladresse que de perversité. »

Renan avait beau jeu, après cela, à appeler Jésus un « délicieux jeune homme », et à se représenter lui-même comme « son continuateur le plus authentique ». Son excursion en Palestine n’en avait pas moins eu pour objet de reconduire là-bas, une bonne fois, la divinité de Notre-Seigneur. Et quels que soient les motifs que nous ayons eus pour vouloir en être délivrés, il ne paraît pas que celui qui nous en a délivrés en ait eu aucun, lui, que de nous rendre service. Car les termes mêmes où il parle de la doctrine du «délicieux charlatan » prouvent que peu d’hommes en ont aussi profondément senti la surnaturelle beauté. Et quand il nous affirme, au début de son livre, qu’il lui est impossible de prendre au sérieux la divinité de Jésus, attendu que « jamais il n’y a eu jusqu’ici de miracle constaté », c’est ce propos même que nous devons nous garder de trop prendre au sérieux. Ne lisons-nous pas quelques lignes plus loin, dans la Vie de Jésus, que « l’histoire est pleine de synchronismes étranges, qui font que, sans avoir communiqué entre elles, des fractions de l’espèce humaine très éloignées les unes des autres arrivent en même temps à des idées et à des imaginations identiques »? Ce n’est point là, sans doute, un miracle tout à fait « constaté » ; mais on avouera qu’il est au moins aussi difficile à expliquer que la guérison d’un aveugle ou d’un possédé. Et à toutes les pages, dans l’œuvre de Renan, on en trouverait de pareils, dont personne n’a pensé à se scandaliser. Le miracle, du reste, ne scandalise personne. Nous sentons trop que de toutes parts il nous entoure, que nous marchons et vivons dans le surnaturel. Qui donc oserait soutenir sincèrement que, dans sa vie privée et pour son propre usage, il croit à un enchaînement invariable des effets et des causes?

Ce ne sont point les miracles de Jésus qui nous ont décidés à ne plus croire en lui. Nous avons cessé de croire en lui parce que cette foi nous semblait trop naïve, parce que nous en étions las et qu’elle nous gênait. Et à peine en fûmes-nous délivrés, qu’il nous sembla que notre cœur avait refleuri. Nous allions par le monde, en quête d’un culte nouveau; et pas une ombre ne se montrait à notre horizon, sans que nous lui prêtions des grâces divines. Ainsi nous avons d’abord adoré la science. C’était elle que Renan nous recommandait, en échange du Dieu qu’il nous avait pris. Après avoir déploré que les « belles erreurs » de Jésus l’eussent « mis en défaut aux yeux du chimiste et du physicien », il opposait à ce qu’il y avait dans le christianisme d’« impur » et de « puéril », la sainteté supérieure de l’idéal scientifique. « La science seule est pure, disait-il. Celui qui a trouvé un théorème ne monte pas en chaire, il ne gesticule pas, il n’a point recours à des artifices oratoires pour faire adopter sa démonstration. Certes, l’enthousiasme a sa bonne foi : mais ce n’est pas la bonne foi profonde, réfléchie du savant. Seule la science cherche la vérité pure, seule elle donne les bonnes raisons de la vérité. » Aussi l’avons-nous bien aimée, ou plutôt nous sommes-nous bien consciencieusement efforcés de l’aimer. Et quand nous avons reconnu que, loin de nous offrir l’appui moral où le christianisme nous avait habitués, il n’y avait pas jusqu’à la vérité, jusqu’à la moindre parcelle de vérité un peu solide qu’elle ne nous refusât, à combien d’autres ombres, tour à tour, n’avons-nous pas essayé de nous attacher! Mais ce n’étaient que des ombres; et à mesure que nous approchions d’elles nous les voyions s’effacer. Nous nous retrouvions seuls, comme le prince du conte, et, pas plus que lui, nous ne pouvions nous résigner à la solitude. Pour l’action et pour le rêve, pour la vie et pour la mort, nous avions besoin d’une foi.

II

C’est alors que quelques-uns d’entre nous s’enhardirent à regretter tout haut la vieille foi chrétienne. Un mouvement de sympathie se forma peu à peu dans les âmes en faveur de ce culte, qui avait si longtemps distrait et consolé la souffrance profonde de l’humanité. Personne ne songeait encore, en vérité, à rappeler Jésus de l’exil, pour l’installer de nouveau sur son trône divin. L’orgueil nous en retenait, à moins que ce ne fût la faiblesse. Mais à défaut de la personne du Christ, que nous nous figurions à jamais perdue, sa doctrine nous restait, la doctrine sublime qui. bien mieux que toutes les sciences et toutes les philosophies, avait jadis montré aux hommes la voie du bonheur. Nous lui offrîmes notre amour, comptant bien qu’en échange elle nous guérirait de nos maux. Et de même qu’autrefois Renan s’était chargé de ramener en Galilée le Dieu dont nous étions las, ce fut un autre poète, le comte Léon Tolstoï, qui prit sur lui de nous ramener ce Jésus nouveau, un Jésus pour ainsi dire impersonnel et abstrait, qui n’était plus d’aucun temps ni d’aucun pays, un pur esprit de justice et de charité.

Il le ramena et nous le présenta, avec une haute éloquence qu’on ne peut avoir oubliée. La flamme des anciens apôtres semblait s’être rallumée en lui. « Il n’y a d’important pour moi, disait-il, que cette lumière qui depuis dix-huit cents ans éclaire les hommes. Mais de savoir quel nom je dois donner à la source de cette lumière, d’où elle a jailli, et dans quelles circonstances, de cela je ne m’occupe en aucune façon. Je cherche une réponse au problème de la vie, et non pas à une question théologique ou historique; et voilà pourquoi il m’est indifférent de discuter si Jésus-Christ était bien tel que nous l’ont montré les évangélistes. Qu’ai-je à faire de la façon dont il est né, dont il a été élevé, dont il a vécu et dont il est mort? N’est-ce pas assez pour moi que sa doctrine soit la seule qui donne un sens à ma vie[2]? »

Aussi, dans cette singulière Traduction des Evangiles qui est en quelque sorte sa Vie de Jésus, nous prévient-il dès le début qu’il a omis à dessein « tous les passages ayant trait aux points que voici : la conception du Christ, sa naissance, sa généalogie, la fuite en Égypte, les miracles de Cana et de Capharnaüm, les exorcismes, la marche sur la mer, la malédiction du figuier, la résurrection, et toutes les allusions aux prophéties que la vie du Christ a réalisées. » C’était dire expressément qu’il n’y avait plus rien à faire pour nous, désormais, de la personne de Jésus. Le comte Tolstoï la laissait aux bords du lac désert où on l’avait reconduite.

Mais il ajoutait après cela que la doctrine de Jésus ne pouvait être d’un homme ; et il ne nous en fallut point davantage pour éprouver, en l’entendant, une impression pareille à celle que durent ressentir les disciples du Christ, lorsqu’une voix leur cria dans la nuit : « Il est ressuscité ! » Et de fait, à la voix de l’apôtre russe, la confiance et l’espoir se ranimèrent en nous. Consciemment ou non, en vertu d’un de ces miraculeux « synchronismes » dont parlait Renan, le monde se reprit à rêver de Jésus. Ce fut le temps où les poètes le représentèrent comme un poète harmonieux et doux, les philosophes comme un penseur aux vues magnifiques, les utopistes comme un révolté prêchant la vie libre et le mépris des lois. Mais les peintres surtout, on s’en souvient, s’ingénièrent à glorifier ce Christ néo-chrétien. Ils nous le firent voir s’asseyant à table avec des paysans bavarois, ou interrogeant les petits élèves d’une école primaire scandinave. Du « bon pasteur » galiléen ils firent une espèce de bon « pasteur » protestant, promenant à travers notre monde sa mine pensive et ses grands yeux inspirés. N’est-ce pas M. Béraud qui l’introduisit un jour dans un de nos restaurans à la mode, où il nous le montra enseignant la bonne nouvelle à quelques sportsmen, avec Mme Sarah Bernhardt assise à ses pieds? Tous suivaient, à leur insu peut-être, l’exemple vénérable du comte Tolstoï. Mais aucun ne l’a aussi fidèlement suivi qu’un peintre russe, Nicolas Gay, qui a exposé à Moscou, il y a trois ou quatre ans, une image du Christ mourant sur la croix. Celui-là avait fait de son Christ un moujik des environs de Moscou ; mais il lui avait donné en outre un visage si laid et des manières si communes, que son œuvre fit scandale : on dut la retirer de l’exposition. Seul le comte Tolstoï la trouva sublime : et l’on raconte qu’après l’avoir pieusement contemplée il se jeta dans les bras du peintre, avec des larmes de joie. « Ah ! lui dit-il, vous avez peint le Christ tel que je le vois dans mon cœur ! »

Cette façon de moderniser le Christ — avons-nous besoin de le dire ? — n’était pas nouvelle. On la retrouve à l’origine même de la peinture chrétienne, dans les fresques de Giotto et des Siennois primitifs : et ce n’est guère que depuis notre siècle que les peintres s’en sont communément départis. Quatre cents ans durant, les Italiens ont placé en Italie les scènes de l’Évangile, les Flamands dans les Flandres, et les Hollandais en Hollande. Paysages, intérieurs, costumes, et jusqu’aux figures, tout cela dans leurs ouvrages était pris directement à leur temps et à leur pays ; et ce qu’ils y mêlaient de fantaisie n’avait rien, non plus, de très historique. C’est ainsi qu’on peut voir au Louvre un Christ descendu de la croix sur les hauteurs de Montrouge, avec l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, la Seine, et la butte Montmartre formant l’horizon. Une Annonciation, attribuée jadis à Juste d’Allemagne, et qui doit bien être en effet d’un maître d’origine allemande, nous montre une Vierge blonde et grasse, attendant le salut de l’ange sur le seuil d’une élégante villa, dans un frais paysage de la plaine lombarde. La Sainte Famille de Rembrandt, au Salon carré, est si profondément dénuée de toute vraisemblance historique, la Hollande du XVIIe siècle y est si complètement substituée à la Palestine du temps des Hérodes, que nous n’avons pas même osé lui laisser son vieux titre : elle n’est plus désormais que le Ménage du menuisier. Dans un curieux Christ mort sur les genoux de la Vierge, de Cosimo Tura, au Musée municipal de Venise, la Vierge est une petite paysanne de quinze ou seize ans, au type mantouan fortement accusé : elle est assise sous un citronnier, et un singe la contemple avec des grimaces comiques, tandis que, pensive et les yeux baissés, elle baise tendrement la main de son fils.

Ce sont là, certes, des modernismes au moins aussi hardis que ceux de M. de Uhde et de Nicolas Gay; mais qui ne sent combien le point de départ en est différent ! Non pas que, comme on l’a dit, ces peintres anciens aient poussé l’ingénuité jusqu’à concevoir l’univers entier sur le modèle des villages où ils étaient nés. Ils n’ignoraient pas, tout au moins, que Jésus était juif, et, sans être allés en Palestine, le type juif, à coup sûr, leur était connu : ce qui ne les empêchait pas de donner à Jésus, à sa mère, à ses disciples, les figures les moins juives qu’ils pouvaient imaginer, à l’exception du « pauvre Judas » et du mauvais larron, dont ils trouvaient les modèles dans les ghettos de leurs villes. Ils savaient que la véritable vie du Christ avait été tout autre que celle qu’ils peignaient ; mais ils la peignaient ainsi, entre mille raisons. pour que l’image qu’ils en offraient parût plus réelle, et pour qu’on en reçût mieux l’impression profonde. Ils voulaient en quelque sorte rendre plus concrets les récits des évangélistes. C’était l’histoire, et non pas le symbole, qui les occupait; tandis que c’est du symbole que s’occupaient uniquement nos néo-chrétiens. En nous présentant Jésus dans notre milieu d’à présent, en le dépouillant des attributs traditionnels que lui avaient laissés encore les Flandrin et les Signol, ces messieurs nous donnaient à entendre que Jésus n’était pas pour eux une personne véritable, ayant vécu dans des conditions déterminées de temps et de lieu, mais simplement l’incarnation d’une doctrine morale, quelque chose comme un type abstrait de parfaite bonté.


C’était un christianisme nouveau qu’ils nous recommandaient, sans que la plupart d’ailleurs semblent s’en être aperçus : un christianisme « d’esprit et de vérité », infiniment supérieur déjà, sous le double point de vue idéal et pratique, au morne positivisme des générations précédentes. Ils nous invitaient à adorer en Jésus « l’éternelle loi de la vie », négligeant ce qu’il y avait eu en lui de personnel et de périssable. Et peut-être nous serions-nous résignés plus aisément à ce nouveau christianisme, s’il n’avait réveillé dans nos cœurs le souvenir de l’ancien, si aimable et si doux, qui, en outre de la « loi de la vie », nous avait offert tant d’espoirs bienfaisans, tant de chères croyances et tant de beaux rêves. C’était de lui que nos cœurs avaient soif; et tous les efforts des néo-chrétiens n’aboutirent qu’à raviver en nous le cruel regret de l’avoir perdu.

Devant le philosophe sublime dont le comte Tolstoï nous exposait la doctrine, devant le solennel et impassible héros des tableaux de nos peintres, nous songions avec attendrissement à l’autre Jésus, à celui de l’Evangile et de la Tradition, à celui qui avait été pour nos pères un si bon et fidèle ami, jusqu’au jour où, las de l’aimer, nous l’avions renvoyé vers ses collines natales. Celui-là seul pouvait nous rendre le repos, et non pas ce Dieu abstrait qu’on nous présentait sous son nom ! Mais en vain nous l’appelions : la distance était trop grande que nous avions mise entre lui et nous. On nous avait trop accoutumés à ne pas croire en lui. Trop de lectures et de réflexions inutiles avaient troublé en nous cette « pureté de cœur » dont il disait lui-même qu’elle était nécessaire pour qu’on pût « voir Dieu ». Nous l’appelions, et à sa place nous voyions surgir « l’admirable figure humaine » que Renan nous avait ramenée en échange de lui. Encore cette figure ne nous apparaissait-elle, le plus souvent, qu’entourée d’un épais brouillard d’exégèse : non que nous attachions plus d’importance qu’il ne convient aux argumens soi-disant critiques de Renan et de ses confrères sur l’existence d’un « protévangile », sur l’inauthenticité de l’Évangile de Saint-Jean, sur les contradictions des trois Synoptiques; tout cela, en vérité, nous l’avions oublié, comme un choc passager de vaines paroles ; mais il nous en était resté de vagues formules qui nous bourdonnaient aux oreilles, et l’ombre même du Christ nous apparaissait indistincte. Celui que nous appelions était décidément trop loin. Nous sentions que, pour retrouver la foi en lui, il nous faudrait un miracle, qu’il faudrait qu’il se montrât à nous en chair et en os, comme à Thomas Didyme après sa résurrection, qu’il nous fit voir dans ses mains la marque des clous, et toucher du doigt la plaie de son côté.

Aussi l’émotion fut-elle grande, il y a trois ou quatre ans, lorsque nous apprîmes que M. Pierre Loti s’était mis en route pour chercher la trace du Christ à Bethléem, à Jérusalem, et sur les bords déserts du lac de Galilée. N’allait-il pas retrouver Jésus lui-même et nous le ramener ? L’heure n’avait-elle point sonné de ce nouveau miracle que nous attendions ? Hélas ! nous dûmes bientôt nous résigner à attendre encore. M. Loti était revenu seul de son voyage aux lieux saints : il nous disait bien qu’aux approches de Nazareth « le fantôme ineffable du Christ deux ou trois fois s’était montré à lui», mais il ajoutait qu’il l’avait « laissé fuir». Et en effet à peine si l’on en découvre çà et là une trace légère dans son livre, parmi tant de couleurs et tant de parfums, sous la délicieuse caresse d’une langue magique. En vain on s’attarde avec lui sur les montagnes qui dominent Nazareth, « ces mélancoliques étendues veloutées d’herbe et de lin » ; en vain on regarde les femmes de la ville de Marie se pencher à la fontaine « avec une souplesse lente, dans un rayon de soleil », et puis « se cambrer pour poser sur leurs épaules nues leur vase plein d’eau », en vain sur les bords du lac de Tibériade, «la vraie patrie sacrée », on écoute «le rappel des chèvres au chalumeau des bergers. » C’est un autre chant qu’on voudrait entendre, « le chant des revoirs éternels, que Jésus a chanté comme aucun prophète n’avait su le faire. » Et ce chant-là, M. Loti assure qu’il ne l’a pas entendu. « Les paroles d’espérance et les paroles d’amour jadis prononcées ici même, nous dit-il, sont mortes aujourd’hui presque autant que le rivage de cette mer. » Mortes, oui : mais un miracle ne pouvait-il pas les ressusciter ?


III

C’est ce que s’était demandé, il y a dix ans déjà, un artiste de grand cœur et de grand talent, le peintre James Tissot ; et il avait résolu, lui aussi, d’aller en Palestine à la recherche du Christ, mais en se promettant d’avance de ne pas le « laisser fuir » s’il avait le bonheur de le retrouver. Et il l’a retrouvé, il le croit du moins. À force d’interroger pieusement les lieux qui avaient été témoins de l’existence terrestre du Sauveur, les rues où, enfant, il s’était promené, les collines où il avait prêché sa bonne nouvelle, et le lac où il s’était fait « pêcheur d’hommes », à force de lire l’Evangile à la place même où il avait été vécu, puis écrit, il a vu celui que nous cherchons tous surgir devant lui, dans sa double réalité humaine et divine, tel qu’il était apparu jadis aux yeux naïfs de ses compagnons. Mais écoutons-le plutôt nous raconter lui-même sa miraculeuse aventure :

« Attiré par la figure divine de Jésus et les scènes si attachantes de l’Evangile, je me décidai à partir pour la Palestine, à la visiter en pèlerin recueilli. Toute œuvre, quelle qu’elle soit, a son idéal : le mien a été la vérité, la vérité dans la vie du Christ. Il a fallu m’identifier le plus que j’ai pu aux Evangiles, les relire cent fois ; et en vérité c’est bien là, sur les lieux où se sont déroulées toutes ces sublimes scènes, qu’on se sent plus apte à en saisir toutes les impressions. Ainsi parfois, dans tel sentier parcouru fréquemment par le Christ, sentant mes yeux refléter le même paysage qu’avaient reflété les siens, je croyais voir certaine sensibilité s’exalter en moi et aviver de telle sorte mon intuition, que la scène évoquée se représentait à mon esprit d’une façon particulière et frappante. De même quand, pénétré de l’esprit de la race à laquelle appartenaient mes personnages, du caractère des lieux où ils devaient se mouvoir, de la couleur des choses qui leur étaient familières ; quand, affecté ainsi, je méditais tel sujet dans son propre sanctuaire, mes idées, mises au point par l’exactitude du cadre, me révélaient dans toute leur idéalité, et sous forme d’images saisissantes, les faits que j’avais voulu évoquer. Je n’entrerai pas dans le détail des illuminations en quelque sorte divinatrices qui m’ont été suggérées par la vue de certains détails topographiques en apparence insignifians ; je craindrais de me faire accuser de mysticisme. Le souvenir des œuvres des maîtres ne m’obsédait nullement, car mon but était tout autre que le leur. Ce que je cherchais, je le répète, c’était à être émotionné directement par la vie de Notre-Seigneur, en passant dans les mêmes lieux, en contemplant les mêmes paysages, en cherchant les traces de la même civilisation. »

On le voit, c’est bien pour y trouver le Christ que M. Tissot est allé en Palestine. Il a voulu donner à sa foi la base matérielle et concrète dont il sentait qu’elle avait besoin. Le « délicieux jeune homme » que nous avait ramené Renan ne lui suffisait point, non plus que le pur esprit de Tolstoï et des néo-chrétiens. Il lui fallait un Christ qu’il pût à la fois toucher et adorer, qui fût à la fois le Fils de l’Homme et le Fils de Dieu. Et comme nous étions en cela semblables à lui, non content d’avoir retrouvé ce Christ il s’est proposé de nous le ramener. C’est pour nous faire partager son pieux enthousiasme, et pour nous admettre, nous aussi, à la bienheureuse vision, qu’il a peint cette admirable série de quatre cents tableaux, traduisant ou pour mieux dire ressuscitant scène par scène le grand drame divin de la vie de Jésus.

La série fut exposée, en 1894, au Salon du Champ-de-Mars. Ce n’est pas assez de dire qu’elle y fut admirée : trois mois durant la foule se pressa devant elle, avec un mélange de surprise et de respect que l’effort artistique du peintre, d’ailleurs, aurait déjà à lui seul amplement justifié. « Depuis Decamps et Bida, écrivait ici même M. Lafenestre. bien des peintres ont reconnu, de temps à autre, dans les Syriens d’aujourd’hui, les patriarches et les prophètes d’autrefois. Quelques bons tableaux ou illustrations, d’une observation curieuse, le plus souvent épisodiques, parfois un peu factices et froids, sont sortis de cette école. Mais aucun artiste n’avait entrepris, avec une longue résolution, de pousser l’idée à fond et d’évoquer sur place, d’un bout à l’autre, depuis l’Annonciation jusqu’à la Pentecôte, la légende évangélique, en oubliant toutes les traditions antérieures, afin de lui rendre, par l’exactitude des lieux et des acteurs, une vraisemblance plus saisissante et plus immédiate. Depuis les pieux et hardis naturalistes du XVe siècle, depuis Fra Beato Angelico et Jehan Foucquet, c’est la plus libre et la plus complète tentative qu’on ait faite pour rajeunir et humaniser l’iconographie chrétienne. »

On ne saurait mieux résumer l’impression que nous eûmes tous, alors, en présence de cette œuvre vraiment gigantesque, réalisée par M. Tissot avec une patience, un soin, un talent merveilleux. Nous ne nous fatiguions pas de contempler ces claires et harmonieuses images, admirant la force expressive des couleurs, l’élégance du dessin, la variété et la nouveauté de l’agencement des figures. Mais ce qui nous touchait davantage encore, ce qui achevait de faire pour nous de cette série de peintures une œuvre, d’un genre spécial, dans un Salon où M. Béraud avait précisément exposé un Christ en Croix et M. de Uhde une Fuite en Égypte, c’est que nous devinions que l’art n’était ici qu’un moyen, tandis que l’objet véritable de l’artiste avait été de ramener vivante, parmi nous, la divine personne du Christ. Nous le devinions, et lui-même, on s’en souvient, avait pris la peine de nous l’expliquer. Au centre de la série, il avait placé un grand tableau où deux vieillards infirmes et misérables, tristement assis parmi des ruines, voyaient s’approcher d’eux un voyageur inconnu, un être plus infirme encore et plus misérable, mais dont la seule approche les rappelait à la vie. « Ruines récentes, avait écrit le peintre au bas du tableau, ruines de la civilisation moderne qui s’est fiée vainement à la science et à la liberté pour la conduire au bonheur, et qui se sent mourir dans des convulsions d’envie et de haine, faute d’une foi morale et d’une haute espérance. » Les deux vieillards se désespèrent. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » gémissent-ils sans même plus savoir ce que c’est qu’un Dieu. « Mais au contact du nouveau venu une chaleur se dégage de tout leur être ; ils se réconfortent, prennent courage en écoutant des voix intérieures. » Ce nouveau venu, c’est le Dieu qu’ils appelaient, c’est Jésus leur seigneur miraculeusement retrouvé. Ainsi il s’est approché de M. Tissot, sur les bords désolés du lac de Génézareth : et c’est lui que M. Tissot a voulu nous ramener, pareil à ce disciple qui jadis, ayant cru en lui, l’emmena dans sa maison pour qu’il convertît ses deux frères.


Encore le caractère essentiellement religieux de cette œuvre toute chrétienne nous apparait-il avec une clarté et un relief bien supérieurs dans la magnifique reproduction que nous en offre aujourd’hui la librairie Mame. Depuis la vision de Zacharie jusqu’au dernier voyage à Jérusalem (car c’est là que s’arrête le premier volume) nous suivons pas à pas le récit des évangélistes, que M. Tissot a pris la peine de traduire lui-même en français. Le texte et l’image marchent de front : il n’y a pour ainsi dire pas une ligne du texte dont nous n’ayons dans l’image une interprétation vivante. Œuvre vraiment gigantesque, mais en même temps si sincère, si pieuse, si évidemment destinée à notre édification, que c’est à peine si nous avons le loisir d’en admirer la valeur artistique. Jésus, dès la première page, nous y occupe tout entiers. Nous n’avons d’autre pensée que de reconnaître sa trace divine, de lire dans ses yeux et d’entendre sa voix.

Nous le cherchons au travers du livre, avec la même inquiète ferveur qu’a mise l’auteur à le chercher sur les collines de Galilée et parmi les vieilles pierres de Jérusalem. Et aussi bien M. Tissot n a-t-il rien négligé de ce qui pouvait nous aider à le retrouver. Non content de nous donner, en marge de ses peintures, le texte de l’Evangile en latin et en français, il a encore recueilli, à notre intention, les documens les plus divers, vues de villes et de villages, plans, dessins de chapiteaux, de vases, d’ornemens sacrés, tout cela accompagné d’explications et de commentaires. Il a voulu, à la fois, nous restituer directement sa vision de la vie du Christ, et nous fournir en quelque sorte les moyens de la compléter, ou de la modifier au besoin pour l’usage de chacun de nous. C’est, comme le disait M. Lafenestre, « la plus complète tentative qu’on ait faite pour rajeunir l’iconographie chrétienne » ; mais plutôt encore c’est une tentative pour nous rendre l’antique foi chrétienne, pour raviver dans nos âmes, par l’entremise de nos sens et de notre raison, la divine présence du Consolateur.

Aussi M. Tissot nous pardonnera-t-il de n’avoir pas insisté autant qu’il aurait convenu sur les précieuses qualités d’artiste, et même d’écrivain, qu’il a employées à ce noble objet. Nos lecteurs, au surplus, ne peuvent avoir oublié son exposition de 1894; ils ont gardé devant les yeux ces délicieuses peintures, si simples et si variées, alliant un scrupuleux réalisme à une émotion recueillie et poignante. Ajoutons seulement que leur reproduction, dans ce premier volume, est elle-même un chef-d’œuvre de haute maîtrise artistique. Dédaignant les procédés habituels de la chromolithographie et de la chromotypographie, les éditeurs ont eu recours à des procédés nouveaux, qui leur ont permis de rendre avec une exactitude à peu près absolue jusqu’aux moindres nuances des gouaches originales. Les planches hors texte notamment, tirées en taille-douce à la manière des estampes en couleur du XVIIIe siècle, ont un charme et une fraîcheur inimaginables. Mais en vérité, c’est le livre tout entier qui est un monument sans pareil; caractères, papier, couverture, tout y témoigne d’un soin et d’un goût parfaits: tout y sert admirablement l’admirable intention de l’auteur


IV

Que si l’on nous demandait, après cela, si cette intention s’est trouvée réalisée, et si M. Tissot est vraiment parvenu à nous ramener de Palestine la figure vivante de Jésus, une réponse précise nous serait difficile. Ou plutôt, hélas! nous devrions répondre que, cette fois encore, le miracle espéré ne s’est pas accompli. Avec une éloquence et une poésie magnifiques, M. Tissot nous a restitué, pour ainsi dire, tout le décor de la vie du Christ : mais la personne du Fils de l’Homme, sa vivante figure à la fois humaine et divine, persiste, comme naguère, à nous échapper. En vain nous contemplons le jeune mage inspiré qu’on nous montre s’avançant, le long des sentiers rocheux, avec tant de grâce et de majesté ; en vain nous essayons de l’approcher, d’éprouver à son contact la chaleur sacrée. Dans ses miracles même, ce n’est toujours qu’un jeune mage, un thaumaturge d’Orient charitable et fort ; ce n’est pas le Dieu que nous cherchons, l’adorable Jésus qui manque à nos cœurs.

La faute en est-elle à M. Tissot, qui, tout comme M. Loti, aura « laissé fuir » le fantôme ineffable? Ou bien s’est-il trompé, et nous sommes-nous trompés avec lui, en supposant que la foi pouvait rentrer dans nos cœurs par la voie des sens? Nous craignons bien, en tout cas, que le beau livre de M. Tissot ne convertisse personne. Ceux qui ont cessé de croire en Jésus ne verront là qu’un essai curieux de reconstitution historique, quelque chose comme une illustration, infiniment documentée et précise, de la vie d’un illuminé galiléen d’il y a dix-huit siècles. Et quant à ceux qui ont pu garder leur foi, ou qui, par un miracle plus étonnant encore, l’ont désormais reconquise, ils continueront à rêver d’un Christ qui n’est point celui-là, d’un Christ pour ainsi dire moins personnel et plus vivant, tel que sans doute il était aujourd’hui impossible à un peintre de le figurer.


Et cela ne vient pas, comme le pense M. Tissot, de ce que « le monde chrétien a eu depuis longtemps l’imagination faussée par les fantaisies des peintres. » A supposer même, comme il nous l’affirme, que « toutes les écoles aient travaillé plus ou moins consciemment à égarer l’esprit public », elles ne sont pour rien dans la crise morale que nous traversons. Les vieux peintres avaient beau négliger la vérité historique, la couleur locale, et jusqu’aux vraisemblances les plus élémentaires, ils avaient beau placer la Passion du Christ sur les bords de la Seine, ou faire de la Vierge une petite paysanne du duché de Mantoue, leurs peintures donnaient aux âmes de leur temps une illusion plus profonde que ne pourrait faire aujourd’hui la reconstitution artistique la plus fidèle et la plus savante. Moins vrai certainement que celui de M. Tissot, le Christ de Giotto et de Maître Guillaume a réveillé dans plus de cœurs l’émotion mystique, Mais avec l’âge est venue la méfiance; Renan et les autres exégètes nous ont accoutumés à ne pas séparer la vérité historique, dans la vie de Jésus, d’une certaine négation de sa divinité; et Jésus nous apparaîtrait en personne, le front couronné d’épines et la plaie au flanc, que nous hésiterions à le reconnaître.

Encore faudrait-il s’entendre sur la façon dont les peintres anciens ont « travaillé à égarer l’esprit public », pour « fausser » sa conception de la vie du Christ. Et l’occasion serait bonne, à ce propos, de comparer l’image que nous présente M. Tissot des principaux événemens de cette vie avec celle que nous en ont offerte ses prédécesseurs, depuis les trecentistes jusqu’à Tiepolo, qui fut, il faut bien l’avouer, le dernier grand peintre de l’histoire de Jésus. Mais, outre qu’une telle comparaison exigerait un développement que nous ne pouvons songer à lui donner ici, il en résulterait pour l’œuvre de M. Tissot un préjudice trop immérité. Car les scènes du récit évangélique qu’il a peintes avec le plus d’exactitude, et le plus de charme, sont celles précisément que personne avant lui n’avait songé à peindre : ce sont toutes les scènes de la vie au jour le jour du Christ sur les collines de Galilée, au bord de ce lac qui a été vraiment, suivant l’expression de M. Loti, la « patrie sacrée » de la foi nouvelle. Ces scènes étaient trop familières, d’un caractère aussi trop essentiellement historique et local, pour tenter des peintres préoccupés avant tout de l’émotion dramatique, ou contraints à chercher leurs modèles dans le milieu spécial qui les entourait. On n’en trouverait guère, par exemple, qui aient traité avec quelque bonheur les Vocations des Douze Apôtres, ni les Voyages de Jésus à Jérusalem, ni ses Prédications et ses Miracles dans les Synagogues, ni ses Prédications dans les barques et au bord du lac, ni le Repas chez Mathieu, ni la Guérison des lépreux et de l’hémorroïsse, ni la Conversion de Nathanaël, ni l’Entretien avec Nicodème, ni les Conciliabules des Pharisiens et le Complot des Prêtres: tous sujets qui ont fourni à M. Tissot la matière d’innombrables peintures, plus précises, plus typiques, plus instructives les unes que les autres. Et quelques-unes d’entre elles lui ont fourni par surcroît la matière de véritables chefs-d’œuvre de couleur et de sentiment, des compositions à la fois si chrétiennes et si artistiques que je ne vois rien dans toute la peinture religieuse de ce siècle qui puisse, même de loin, leur être comparé. Telles ses grandes planches du Lépreux de Capharnaüm, du Pharisien et du Publicain, de Jésus assis au bord de la mer, du Conseil chez Caïphe, mais surtout les planches où il nous montre le Christ s’avançant par les rues étroites et grimpantes des villes et villages de la Galilée.

Tout au plus pourra-t-on regretter que, sur certains points d’ailleurs secondaires, il ait manqué lui aussi à ce qui semble avoir été la vérité historique : ainsi quand il nous a représenté sous l’aspect désert et triste qu’ils ont en effet aujourd’hui ces bords du lac de Tibériade qui devaient être, au temps de Jésus, peuplés d’élégantes villas, avec un grand mouvement de commerce et de luxe[3]. Peut-être a-t-il eu tort également de chercher à Nazareth, parmi cette population galiléenne aux formes si nobles et aux traits si purs, le modèle qui lui a servi pour la figure du Christ. La mère de Jésus habitait Nazareth, c’est à Nazareth et en Galilée que Jésus lui-même a vécu sa vie presque entière : mais la Galilée n’était pas sa patrie. Descendant de David, il était juif; et ceux-là seuls le tiennent pour un Galiléen qui, comme Renan ou Tolstoï, refusent de voir en lui le Messie des prophètes. N’avons-nous pas, d’ailleurs, jusqu’à cinq images de ses traits, toutes datant des premiers siècles, et qui concordent entre elles de la plus saisissante façon? C’est le même visage, au type israélite fortement accusé, qui se montre à nous dans l’esquisse dessinée par saint Pierre pour le Romain Pudens (conservée aujourd’hui à Rome dans l’église Sainte-Praxède) et dans le portrait miraculeux de sainte Véronique, et dans le portrait attribué à saint Luc, et dans le portrait de l’église Saint-Sylvestre de Rome, et dans celui qui fut peint, suivant la légende, pour le prince Agbanus, souverain d’Edesse[4]. Visage rude et grave, aussi éloigné que possible de notre idéal moderne de la beauté masculine : mais n’était-ce pas une tradition admise universellement, dans les primitives communautés chrétiennes, que, pour mieux nous prouver sa pitié divine, Jésus avait voulu naître « sous les traits du plus humble des enfans des hommes » ?

M. Tissot, cependant, n’a tenu aucun compte de cette tradition ; et à supposer même qu’il ait eu tort au point de vue d’exactitude historique où il s’est placé, jamais une âme chrétienne ne s avisera de le lui reprocher. Nous sentons trop que Jésus, étant Dieu, et quelque effort qu’il ait fait pour se rabaisser aux formes humaines, a dû porter jusque dans les traits du visage un reflet manifeste de son essence divine. Son visage, quel qu’il ait été, n’a pu être en tout cas celui d’un homme ordinaire; et nous, faute de concevoir ce qu’il a été, nous sommes bien forcés de nous représenter, à sa place, la beauté la plus idéale dont notre imagination soit capable. C’est ce qu’a fait M. Tissot, et sans cesse plus résolument à mesure qu’il avançait dans son œuvre. Depuis la scène du Baptême, la première où il nous montre Jésus parvenu à l’âge d’homme, sans cesse la figure qu’il lui prête devient plus pure et plus noble, sans cesse elle contraste davantage avec l’expression de rudesse des autres figures mises en scène. L’homme-Dieu, de plus en plus, reprend le pas sur le Nazaréen.

Et ce n’est pas seulement la figure du Christ que le peintre s’est vu contraint d’idéaliser. Il s’est rendu compte, inconsciemment peut-être, mais profondément, de l’impossibilité qu’il y avait pour lui à suivre aucune espèce de vérité historique dans sa peinture des grands événemens de la vie de Jésus, de ceux où la réalité humaine s’efface, pour ainsi dire, tout à fait devant le mystère divin. Dans les images qu’il a consacrées à la Vision de Zacharie, à l’Annonciation, à la Vision de Joseph, à la Nativité, à l’Annonce aux bergers, à l’Adoration des Mages, à la Tentation, à la Résurrection de Lazare et à la Transfiguration, force lui a été de se départir de son réalisme. Ses anges ont beau avoir quatre ailes, suivant la tradition primitive : ce sont des êtres de rêve, et dont ni l’observation ni le raisonnement n’ont pu lui fournir les modèles. Sa Vierge, aussi, est plus qu’une femme. La lumière qui jaillit du tombeau de son Lazare le mettrait en défaut « aux yeux du chimiste et du physicien ». Et l’on dirait même que, dans ces scènes surnaturelles, il n’y a pas jusqu’au décor qu’il n’ait cru devoir embellir. Il a senti, sans doute, que la présence d’un Dieu suffisait pour transfigurer les lieux qui en étaient honorés. Il s’est dit que la chambre où Jésus avait été conçu, la grotte où il avait été tenté, le caveau où il avait ressuscité Lazare, ne pouvaient, de ce fait même, ressembler à une chambre, à une grotte, à un caveau ordinaires. Il a oublié ses principes d’exactitude historique, pour ne plus songer qu’à la vérité éternelle.

Or c’est précisément ce que se sont dit et ce qu’ont fait avant lui, dans la peinture de ces scènes, divines entre toutes, les vieux peintres qu’il accuse d’avoir « faussé nos idées » : et nous voici ramenés, après tant de détours, à examiner de nouveau son grief contre eux. Ils n’ont point pris garde, cela est trop certain, à telles vraisemblances extérieures, dont il leur eût été facile de tenir plus de compte. Rien ne les empêchait de donner à leurs personnages des figures de Juifs, rien ne les forçait à vêtir la Vierge comme une princesse, à transformer en palais italien son humble maison de Nazareth, ni à la figurer présentant son fils devant le maître-autel d’une cathédrale gothique. Sur tous ces points, M. Tissot nous renseigne infiniment mieux; et lors même qu’il idéalise le décor de ses scènes, il leur laisse du moins un fort cachet local. La chambre où il nous montre Marie recevant le salut de l’ange, pour luxueuse qu’elle soit, est bien la chambre d’une maison galiléenne, et ce n’est point agenouillée devant un prie-Dieu, mais assise sur des tapis, à la manière des femmes arabes, que l’élue du Seigneur y écoute pieusement l’annonce sacrée. La Nativité, telle qu’il nous la fait voir, s’accomplit dans la grotte même où, suivant la tradition, elle a eu lieu en effet. Peut-être l’enfant divin y est-il trop petit : mais c’est un nouveau-né, et non pas un enfant déjà souriant et agile, comme dans la plupart des tableaux anciens. La Présentation a pour cadre le Parvis des Femmes, et non pas l’intérieur du Temple, où Marie, comme l’on sait, n’aurait pu être admise. Les Mages, pour venir à Bethléem, traversent les collines des frontières de Judée. Quand le diable, ayant pris Jésus de sa forte main, le transporte au faîte du Temple afin de le tenter, c’est le vrai Temple de Jérusalem qu’il lui désigne à ses pieds, tel du moins qu’on a quelques raisons de supposer qu’il était. Dans la Pêche miraculeuse, saint Pierre et ses compagnons retirent du lac les mêmes poissons qu’en retirent, aujourd’hui encore, les pêcheurs de Tibériade. Lazare, dans son tombeau, a le front bandé comme les cadavres juifs ; et dans les Noces de Cana tout, au miracle près, se passe exactement comme dans les Noces juives peintes en Algérie par nos orientalistes.

Ce sont là des indications excellentes et précieuses, en dehors même des belles peintures dont elles ont fourni le prétexte à M. Tissot. Mais elles ne portent, en somme, que sur des détails accessoires; et pour le fond, pour la conception des sujets et leur expression, M. Tissot ressemble bien plus qu’il ne le croit aux peintres anciens. Il nous raconte tout comme eux, non pas une histoire ou une légende, mais un grand miracle mystérieux et sublime. Le surnaturel, chez lui, s’entoure d’un appareil extérieur plus particulièrement oriental : mais c’est lui qui domine, et toutes les considérations de temps et de lieu s’effacent, ainsi qu’il convient, devant lui. Ou si parfois nous jugeons qu’elles ne s’effacent pas assez, si par exemple dans les Noces de Cana, dans la Pêche miraculeuse, dans la Transfiguration, dans la Résurrection de la fille de Jaïre, la précision du décor donne à la scène un aspect trop naturel, c’est au détriment de notre émotion et de la valeur des peintures. Aussi bien ces quelques scènes sont-elles à beaucoup près celles que nous aimons le moins, dans l’admirable ouvrage de M. Tissot. Nous n’y sentons pas, autant que nous aurions voulu, le miracle ; la nature n’y chante pas la présence d’un Dieu.

Elle la chante, au contraire, dans l’œuvre des peintres anciens, malgré l’inexactitude du détail et ces fâcheux dédains de la vraisemblance. La Pêche miraculeuse de Rubens et la Transfiguration de Raphaël sont loin assurément d’être des visions mystiques ; mais de leur beauté même se dégage pour nous une certaine impression de surnaturel ; et, au risque d’avoir « l’imagination faussée », nous préférons le Christ qu’elles nous montrent à celui des deux peintures correspondantes de M. Tissot. Encore celles-ci, comme nous l’avons dit, ne sont-elles qu’une exception dans l’ensemble de l’œuvre. Cent autres des compositions qu’elle nous offre témoignent d’un haut sentiment de l’idéal chrétien et supportent, sans trop de dommage, d’être mises en regard de celles des vieux peintres : mais c’est parce que M. Tissot, au lieu de chercher à rectifier les erreurs de ses devanciers, y a suivi le même instinct profond qui les avait tous animés.

Ces braves gens ont toujours eu l’impression, eux aussi, qu’en vertu même de la divinité de Jésus les hommes et les choses, autour de lui, avaient dû être relevés de leur réalité coutumière, que son contact avait suffi pour transfigurer la nature, et que la meilleure façon, pour eux, de peindre avec vérité les scènes de l’Evangile, était de les peindre aussi belles qu’il leur était possible. Et c’est à quoi ils ont tous tâché, chacun suivant sa manière propre, de concevoir la beauté. Les uns, d’imagination faible, mais observateurs excellens, ne connaissaient rien de plus beau qu’une image bien fine et bien minutieuse, où, depuis les plis des visages jusqu’aux feuilles des arbres, tout était reproduit avec la même justesse. D’autres plaçaient la beauté dans l’émotion, soit qu’elle résultât pour eux de l’expression et du mouvement des figures, ou de l’harmonie des couleurs, ou du jeu contrasté de la lumière et de l’ombre. Et d’autres encore se sont trouvés, ui faisaient consister la beauté dans la beauté même ; de l’imperfection des formes réelles ils savaient dégager des formes parfaites, et c’était comme si le chaos des apparences se fût ordonné et purifié, au seul contact de leurs yeux. Mais tous, et ceux-là et les autres, tous depuis Raphaël et Titien jusqu’aux plus grossiers des réalistes flamands, ils ont mis leur sens de la beauté au service de leur foi. Chacun s’est efforcé de glorifier de son mieux, et par les moyens qui lui étaient les plus familiers, l’histoire surnaturelle dont leur âme était pleine. Et M. Tissot a fait comme eux. Si son œuvre nous touche autant que la leur, c’est à cause de la beauté artistique dont il l’a revêtue, et de l’ardente foi qui la lui a inspirée. Par là elle se distingue des peintures religieuses de notre temps, bien davantage que par l’exactitude des détails extérieurs. Le peintre nous dit bien que son père, « chrétien de vieille roche et catholique fervent», a été stupéfait d’apprendre « que le Calvaire n’était pas une haute montagne en pain de sucre couverte de rochers et de broussailles. » Mais, outre qu’il est difficile de connaître au juste l’emplacement du Calvaire, j’imagine que la forte impression du vieillard lui sera venue surtout de voir, dans les dessins de son fils, plus d’émotion et de piété que dans les tableaux qu’il connaissait jusque-là.

M. Tissot n’a pas rectifié notre conception de la vie du Christ, telle que nous l’ont faite les peintres anciens. Il l’a seulement ravivée en nous, à force de talent et de sincérité. Loin de contredire les vieux maîtres, il a repris leur œuvre sainte, tombée depuis cent ans entre des mains profanes. Et, sous la diversité des détails extérieurs, son intention et la leur sont si proches parentes qu’il en est résulté souvent des ressemblances imprévues, jusque dans la façon de comprendre et de traiter les sujets. Il y a telle Annonciation de Gaddi, à Sienne, où la Vierge et l’Ange ont la même attitude, et presque la même figure, que dans l’Annonciation du peintre français. L’Adoration des bergers de Rembrandt, au musée de Munich, et plus encore un dessin qui en est l’esquisse, le Jésus guérissant les malades et le sublime Lazare, ont un caractère à la fois si juif et si chrétien qu’on pourrait les reproduire, à titre de variantes, en regard des mêmes scènes de M. Tissot. Et l’on n’en finirait pas, à vouloir épuiser ces comparaisons. Ici c’est un peintre flamand, là un Français, ailleurs un Vénitien ou un Allemand qui ont donné au récit évangélique une expression approchante. M. Tissot, certainement, n’a pu les imiter : il y en a même peut-être qu’il ne connaît pas. Mais ils se sont rencontrés parce que tous ils allaient vers un but commun. Tous, comme lui, cherchaient « la vérité dans la vie du Christ » ; les uns, afin de la mieux trouver, allaient à Rome, d’autres, comme lui, en Palestine, d’autres restaient dans l’endroit où ils étaient nés : mais tous ils ne la cherchaient qu’au fond de leurs cœurs.

C’est dans son cœur que l’a cherchée et trouvée celui de tous les peintres qui, aujourd’hui encore, nous en offre l’image la plus magnifique : un humble moine toscan, le plus ignorant des hommes et le plus naïf. Celui-là n’est pas allé à Jérusalem; il n’a guère vu le monde, et ce qu’il en a vu ne parait pas même l’avoir un instant distrait des bienheureuses visions qu’il portait en lui. Ce n’était pas même un grand peintre, et les critiques n’hésitent pas à lui préférer son contemporain Masaccio, pour la science du dessin et la maîtrise des couleurs. Et cependant il n’y a point d’âme un peu religieuse qui, devant ses fresques du couvent de Saint-Marc, n’éprouve le frisson d’une présence divine. Toute la vie du Christ y ressuscite aux yeux, avec une vérité si simple et si forte qu’on ne peut plus ensuite l’imaginer autrement. Qui ne se rappelle cette Annonciation où l’ange, les bras croisés, adore dévotement l’élue du Très-Haut ? Son mouvement, sa figure, les grands plis flottans de sa robe violette, tout en lui est à la fois vivant et céleste : si vraiment un ange est apparu à Marie, c’est sous cette forme-là qu’il lui est apparu. Qui ne se rappelle, dans la Nativité, le regard de la mère contemplant son fils ? Quatre anges chantent sur le toit de l’étable, proclamant au monde le mystère glorieux : mais à défaut même de leur vue, cette mère et cet enfant suffiraient à donner l’impression du surnaturel. Et qui ne se rappelle, au-dessus de la porte de l’hôtellerie, ce Christ en robe blanche, tenant dans sa main le bourdon du pèlerin, et souriant tendrement aux deux moines qui l’accueillent? Du fond de sa cellule, étranger au reste des choses et ne cherchant que le Christ, l’humble Fra Angelico l’a retrouvé dans son cœur.

Et nous aussi, c’est dans notre cœur que nous devons le chercher. En vain Renan et ces confrères ont cru l’en faire sortir; il y est toujours, attendant, pour nous apparaître, que nous redevenions plus digne de le voir. Mais nous sommes pareils à l’un de ces deux vieillards d’un conte de Tolstoï, qui s’étaient un jour mis en route pour visiter les lieux saints. L’un des deux, le plus riche, le plus intelligent, et le plus dévot, avait traversé le monde jusqu’au tombeau du Seigneur. L’autre, une façon de niais quelque peu ivrogne, aurait bien voulu, lui aussi, baiser l’empreinte miraculeuse des pieds de Jésus; mais il avait rencontré en chemin une vieille femme si malade et de pauvres enfans si dénués de tout, qu’il n’avait pu s’empêcher de s’arrêter auprès d’eux. Et Tolstoï raconte qu’à Jérusalem le premier de ces deux vieillards, tandis qu’en vain il tentait d’approcher du tombeau divin, eut la surprise de voir, au premier rang devant lui, souriant et le visage illuminé d’une béatitude céleste, le « simple d’esprit » qu’il avait laissé à mi-route. Celui-là seul était vraiment parvenu à Jérusalem Dans la pureté de son cœur, il avait « vu Dieu ».


T. DE WYZEWA.

  1. Non que Renan ait été le premier ni le seul à effacer de nos cœurs les croyances chrétiennes; mais personne n’a autant contribué, en France du moins, à nous rendre acceptable et presque familière l’imago d’un Jésus purement humain. Lui-même, d’ailleurs, nous dit, dans la préface de la treizième édition de son livre, combien une telle image répondait alors aux sentimens du public. « Comme autrefois il fallait prouver à tout prix que Jésus était Dieu, lui écrivait un correspondant, il s’agit aujourd’hui de prouver non seulement qu’il n’est qu’homme, mais encore qu’il s’est toujours lui-même regardé comme tel. » Et il a semblé à Renan que la meilleure méthode pour y parvenir était de replacer Jésus dans ce qu’il appelait son milieu historique ».
  2. Léon Tolstoï, les Évangiles, traduction française, 1 vol.; Perrin, 1895.
  3. Six cents ans plus tard, Antonin Martyr trouvait encore la Galilée dans l’état le plus florissant, et comparait sa fertilité à celle des rives du Nil.
  4. Un sixième portrait du Christ se voit sur une médaille trouvée en 1812 dans le comté de Cork, en Irlande, et sur le revers de laquelle on lit, en hébreu : « Le Messie a régné ; il est arrivé en paix, et, étant devenu notre lumière, il vit. » L’authenticité de la médaille est malheureusement contestée: mais les traits du Christ, gravés de profil, y ressemblent de très près à ceux que nous présentent les cinq autres images, sans qu’on puisse admettre cependant qu’ils en aient été imités.