La Vie du Bouddha (Herold)/Partie II/Chapitre 1

L’Édition d’art (p. 93-99).



LA VIE DU BOUDDHA



DEUXIÈME PARTIE



I


Le Bouddha ne bougeait pas. Il resta sous l’arbre, les jambes croisées. Il goûtait le bonheur d’avoir atteint la science parfaite. Il pensait : « Je suis délivré. » Toute une semaine, il fut immobile sous l’arbre de la science.

La seconde semaine, il fit une longue promenade ; il parcourut tous les mondes.

La troisième semaine, il demeura de nouveau sous l’arbre de la science, et, pas une fois, ses yeux ne clignèrent.

La quatrième semaine, il fit une courte promenade de la mer d’orient à la mer d’occident.

C’est alors que Mâra, qui ne pouvait pas se consoler de sa défaite, vint à la rencontre du Bouddha, et lui adressa des paroles perfides :

« Bienheureux, tu connais le chemin de la délivrance. Que tardes-tu ? Souffle la lampe ; que la flamme s’éteigne. Entre dans le nirvâna, Bienheureux ; le temps est venu. »

Mais le Bienheureux répondit au Malin :

« Non, Mâra, non, je n’éteindrai pas encore la flamme, je n’entrerai pas encore dans le nirvâna. Il faut que je gagne à ma loi des disciples nombreux, qui, à leur tour, lui gagneront d’autres disciples. Il faut que, par des paroles et par des actes, je réduise au silence mes adversaires. Non, Mâra, je n’entrerai pas dans le nirvâna tant que le Bouddha ne sera pas célébré par le monde, tant que ne sera pas reconnu le bienfait de sa loi. »

Mâra dut s’en aller, tout confus. Il lui semblait entendre des voix divines, qui disaient, par raillerie :

« Tu es vaincu, Mâra, et tu restes rêveur, comme un vieux héron. Tu es sans force, Mâra, tel un vieil éléphant embourbé dans un marais. Tu te croyais un héros, et tu es plus faible qu’un malade abandonné dans une forêt. À quoi t’ont servi tes paroles insolentes ? Elles étaient plus vaines que des bavardages de corneilles. »

D’un morceau de bois mort, il traçait des figures sur le sable. Ses trois filles, Rati, Arati et Trishnâ l’aperçurent. Elles voulurent savoir la raison de son chagrin :

« Pourquoi es-tu si triste, père ? demanda Rati.

— Je suis vaincu par un homme pur, répondit Mâra. La force ni la ruse ne peuvent rien contre lui.

— Père, dit Trishnâ, nous sommes belles, et nous savons les moyens de charmer.

— Nous irons vers cet homme, continua Arati ; nous l’enchaînerons des chaînes de l’amour, et nous te l’amènerons humble et lâche. »

Elles allèrent vers le Bouddha. Elles chantaient :

« Le printemps est venu, ami ; c’est la plus belle des saisons. Les arbres sont en fleurs ; il faut nous réjouir. Tes yeux sont beaux ; il s’en échappe une lumière gracieuse ; tu as les signes souverains de la puissance. Regarde-nous : nous sommes faites pour donner le bonheur et la joie aux hommes comme aux Dieux. Lève-toi ; viens à nous, ami ; jouis de la claire jeunesse ; chasse de ta raison les austères pensées. Vois nos chevelures légères ; les fleurs en parfument la soie ; vois nos grands yeux où dort la douceur de l’amour ; vois nos lèvres chaudes, pareilles aux fruits qu’a mûris le soleil ; vois nos seins fermes qui se dressent fièrement. Nous glissons ainsi que les cygnes ; nous chantons d’aimables chansons, et nous savons danser des danses qui enivrent. Ami, ne nous dédaigne pas ; qui rejette un trésor est fou ; regarde-nous, seigneur, nous sommes tes esclaves. »

Mais le Bienheureux fut insensible à la chanson ; il lança aux chanteuses un regard sévère, et les jeunes filles ne furent plus que des vieilles décrépites.

Désolées, elles revinrent près de leur père.

« Père, s’écria Rati, vois ce qu’il a fait de notre jeunesse et de notre beauté.

— Certes, dit Trishna, l’amour ne le blessera jamais, lui que n’a pas touché notre grâce.

— Ah, soupira Arati, comme il nous a cruellement punies.

— Père, implorait Trishnâ, guéris-nous de cette vieillesse subite.

— Rends-nous notre jeunesse, criait Rati.

— Rends-nous notre beauté, criait Arati.

— Pauvres filles, répondit Mâra, je vous regarde avec douleur. Oui, il a vaincu l’amour ; il est hors de mon empire, et je suis triste. Vous me suppliez de vous rendre la jeunesse et la beauté ! Le puis-je ? Seul, le Bouddha peut détruire ce qu’a fait le Bouddha. Retournez vers lui ; avouez que vous fûtes coupables ; dites que vous vous repentez, et peut-être vous rendra-t-il les charmes d’autrefois. »

Elles implorèrent le Bouddha.

« Bienheureux, disaient-elles, pardonne-nous notre faute. Nos yeux étaient fermés à la lumière, nous étions folles. Pardonne-nous !

— Oui, vous étiez folles, répondit le Bienheureux ; vous vouliez creuser la montagne avec les ongles, vous vouliez ronger le fer avec les dents. Mais vous reconnaissez votre faute ; c’est, déjà, de la sagesse. Soyez donc pardonnées, ô jeunes filles. »

Et les trois filles du Malin s’éloignèrent, plus belles encore qu’elles n’étaient avant leur aventure.

La cinquième semaine, le Bienheureux resta sous l’arbre. Mais, tout à coup, il souffla un vent froid, il tomba une pluie glaciale. Alors Moucilinda, le roi des serpents, se dit : « Il ne faut pas que le Bienheureux souffre de la pluie ni du froid. » Il sortit de sa demeure. De ses anneaux, il entoura sept fois le Bouddha, et il l’abrita de sa crête ; le Bouddha put ainsi passer sans souffrance aucune les jours de mauvais temps.

La sixième semaine, il alla près d’un figuier où, souvent, se réunissaient des chevriers. Là, des dieux l’attendaient, qui le saluèrent humblement. Et il dit :

« La mansuétude est douce à qui connaît la loi ; la bienveillance est douce à qui sait voir ; la mansuétude est douce envers les créatures ; la bienveillance est douce envers les créatures. Bienheureux qui n’a plus de désirs dans le monde ; bienheureux qui a su vaincre tous les péchés ; bienheureux qui échappe à la douleur des sens ; bienheureux qui n’a plus la soif de l’existence ! »

La septième semaine, il demeura sous l’arbre de la science.

Or, deux frères, Trapousha et Bhallika, s’en revenaient vers les pays du nord. Tous deux étaient marchands ; ils étaient suivis de cinq cents chariots. Comme ils approchaient de l’arbre, ils virent que les chariots s’arrêtaient ; on avait beau encourager de la voix ou piquer de l’aiguillon les bêtes qui les traînaient, elles ne pouvaient faire un pas. Les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu. Trapousha et Bhallika s’effrayèrent. Mais un Dieu leur apparut, qui les rassura et leur dit :

« Faites quelques pas, ô marchands, et vous verrez celui à qui vous devez rendre hommage. »

Trapousha et Bhallika aperçurent le Bienheureux. Sa face brillait. Ils se demandèrent :

« Est-ce le Dieu d’un fleuve ? Le Dieu de la montagne ? Est-ce Brahmâ lui-même ? »

Mais, à examiner ses vêtements, ils pensèrent :

« C’est quelque moine, sans doute ; et peut-être a-t-il besoin de nourriture ? »

Trapousha et Bhallika allèrent au chariot des vivres ; ils y trouvèrent des gâteaux de farine et de miel, et ils vinrent les offrir au Bouddha.

« Prends, saint homme, dirent-ils ; prends et sois-nous bienveillant. »

Or, le Bienheureux n’avait pas de vase où recevoir les aumônes. Il était fort embarrassé. Les Dieux qui veillent aux points cardinaux virent son embarras, et ils accoururent avec des vases d’or. Mais le Bienheureux se dit :

« Vraiment, il messiérait à un moine de recevoir des aumônes dans un vase d’or. »

Et il refusa les vases d’or. Les Dieux lui apportèrent alors des vases d’argent, qu’il refusa aussi. Il refusa encore des vases d’émeraude, et il n’accepta que des vases de pierre.

Il reçut alors les gâteaux que lui offraient les marchands. Il mangea. Puis il parla :

« Marchands, que la bénédiction des Dieux soit avec vous ! Prospérez et soyez heureux ! »

Trapousha et Bhallika s’inclinèrent. Et ils entendirent un Dieu qui leur disait :

« Celui que vous voyez a acquis la science suprême ; depuis qu’il a découvert la voie de la délivrance, il vient de prendre son premier repas ; il vous était réservé de le lui offrir. Maintenant, il ira par le monde, enseignant la bonne loi. »

Trapousha et Bhallika se sentirent très joyeux ; et, les premiers parmi les hommes, ils confessèrent la foi en le Bouddha et en la loi.