La Vie du Bouddha (Herold)/Partie I/Chapitre 13

L’Édition d’art (p. 60-64).



XIII


Kanthaka, bravement, fournit une longue route, et, à l’heure où s’ouvrit l’œil du monde, le plus noble des hommes aperçut un bois où vivaient de pieux ermites. Des gazelles y dormaient tranquillement et des oiseaux y voletaient sans crainte. Siddhârtha se sentit tout reposé, et il crut qu’il ne devait pas aller plus loin. Il descendit de cheval, il caressa la bête, et, le regard joyeux, la voix heureuse, il dit à Chandaka :

« Vraiment, le cheval est fort et rapide comme un Dieu. Et toi, très cher ami, tu m’as, en m’accompagnant, montré combien tu m’aimes et combien tu es valeureux. Tes pareils sont rares, qui savent à l’énergie joindre le dévouement. Je suis content de ta noble action. Tu te montres mon ami, et tu n’as pas de récompense à attendre de moi ! D’ordinaire, pourtant, c’est l’intérêt qui rapproche entre eux les hommes. Je te l’affirme, tu m’as fait un grand plaisir. Maintenant, retourne à la ville avec le cheval. J’ai trouvé la forêt que je cherchais. »

Le héros alors ôta ses parures, et il les tendit à Chandaka.

« Prends ce collier, dit-il, et va trouver mon père. Tu lui diras qu’il ait confiance en moi, et qu’il ne se laisse pas aller au chagrin. Si j’entre dans un ermitage, ce n’est pas que je manque d’affection pour mes amis, ni que je ressente de la colère contre mes ennemis ; ce n’est pas non plus que je désire gagner le ciel. Ma tâche est meilleure ; je détruirai la vieillesse et la mort. Ne te désole donc pas, Chanda, et que mon père ne soit pas triste. J’ai quitté la maison pour me délivrer de la tristesse. La tristesse naît du désir ; l’homme qui se soumet aux passions, voilà celui qu’il faut plaindre. Quand un homme meurt, il se trouve toujours des héritiers de sa fortune, mais des héritiers de sa vertu, il ne s’en trouve guère, il ne s’en trouve pas. Si mon père te dit : « il est parti pour les forêts avant le temps voulu, » tu lui répondras que la pratique de la vertu est toujours de saison, tant la vie est instable. Dis au roi de telles paroles, ô mon ami. Fais en sorte aussi qu’il perde mon souvenir ; affirme-lui que je n’ai ni vertu ni mérite ; on n’aime pas l’homme sans vertu, et qui n’aime pas ne pleure pas. »

Chandaka répondit, les larmes aux yeux :

« Comme ils vont gémir, ceux qui t’aiment ! Tu es beau, tu es jeune, les palais des Dieux devraient être tes demeures, et tu veux t’étendre sur la terre des bois, parmi les herbes dures et les racines sauvages ? Ah, je savais ta cruelle résolution. Je ne devais pas aller chercher Kanthaka ; mais une force surnaturelle m’a poussé, m’a trompé, et je t’ai amené le cheval. Maître de moi, comment aurais-je commis une pareille action ? Dans Kapilavastou, j’ai fait entrer la douleur. Ton père te chérit, ne l’abandonne pas, ô prince ! Et Mahâprajâpatî ! Que n’a-t-elle pas fait pour toi ! Elle est ta seconde mère : n’agis pas en ingrat ! N’as-tu pas encore une femme qui t’aime ? Ne délaisse pas la fidèle Gopâ ! Et avec elle, élève ton fils, qui, un jour, sera ta gloire. »

Il sanglotait amèrement. Le héros se taisait. Chanda reprit :

« Tu vas quitter à jamais les tiens ! Ah, si tu veux les affliger d’une si triste nouvelle, que je n’en sois pas, du moins, le messager ! Que me dirait le roi, en me voyant revenir sans toi ? Que me dirait ta mère ? Que me dirait Gopâ ? Et, quand je serai devant ton père, tu me conseilles de te refuser tout mérite, toute vertu ! Comment le ferais-je, seigneur ? Je ne sais pas mentir. Et puis, si je me décidais au mensonge, qui me croirait ? À qui ferait-on croire que la lune a des rayons brûlants ? »

Il saisit la main du héros.

« Ne nous abandonne pas ! Reviens, oh, reviens ! »

Siddhârtha se tut encore un instant. Puis, d’une voix très grave, il parla :

« Il faut nous séparer, Chanda. L’heure vient toujours où les êtres les plus unis doivent s’éloigner les uns des autres. Si, par affection, je renonçais à quitter les miens, la mort viendrait nous séparer malgré nous. Que suis-je aujourd’hui pour ma mère ? Qu’est-elle pour moi ? Les oiseaux qui, la nuit, dorment sur un même arbre, se dispersent quand vient l’aurore ; les nuages du ciel qu’un souffle a rassemblés, un autre souffle les sépare. Je ne puis plus vivre dans ce monde qui n’est qu’un songe. Il faut nous séparer, ami. Dis au peuple de Kapilavastou qu’il n’a pas de reproches à me faire, dis-lui qu’il renonce à m’aimer ; dis-lui encore qu’il me reverra bientôt, vainqueur de la vieillesse et de la mort, à moins que je n’échoue et ne meure, misérablement. »

Kanthaka lui léchait les pieds. Le héros caressa le cheval, et il lui parla comme à un ami :

« Ne pleure pas. Tu as prouvé que tu es un noble animal. Prends patience. Le temps approche où tes peines auront leur récompense. »

Ensuite, il prit des mains de Chandaka une épée à la poignée d’or et de pierreries ; la lame était bien affilée ; d’un seul coup, il trancha sa chevelure. Il la lança dans l’air, et elle rayonna comme un astre nouveau. Les Dieux la recueillirent, et ils la vénérèrent pieusement.

Mais le grand héros portait encore des vêtements précieux ; il en souhaitait de simples, de ceux qui conviennent aux ermites. Et voici qu’un chasseur parut, dont l’habit grossier était d’une étoffe rougeâtre. Siddhârtha lui dit :

« Ton vêtement paisible, pareil à celui des ascètes, et ton arc cruel font un singulier contraste. Donne-moi ton habit, et, en échange, prends le mien, qui te siéra fort.

— Grâce à cet habit, répondit le chasseur, je trompe les bêtes dans les forêts ; elles me voient sans défiance, et je les abats de près. Pourtant, seigneur, s’il peut t’être utile, je te le donnerai volontiers, et je prendrai le tien. »

Siddhârtha vêtit avec joie l’habit rougeâtre du chasseur. Le chasseur reçut avec respect le vêtement du héros, puis il s’envola vers le ciel. Siddhârtha comprit que les Dieux mêmes avaient voulu lui donner son habit d’ermite, et il en fut tout heureux. Chandaka était frappé d’admiration.

Le saint héros, dans son habit rougeâtre, allait par le chemin de l’ermitage ; on eût dit le roi des monts dans les nuages du crépuscule.

Et Chandaka, tout triste, reprit la route de Kapilavastou.