La Vie de bohème/Acte IV
ACTE IV.
Scène première.
Ils entrent chacun d’un côté
Tiens ! Colline dans le monde !
Tiens ! Schaunard déguisé en homme bien mis !
Mme de Rouvre m’a prié de tenir le piano, et par amitié pour Rodolphe… Mais, du reste, c’est la dernière fois ; ça m’ennuie d’aller dans le monde… ça entraîne dans des dépenses !… Je suis venu en omnibus.
Tu as fait un tour dans les salons… que dis-tu de cette fête ?…
Ça manque de punch… Comment es-tu venu ici ?
Je suis venu par les quais…
As-tu vu Rodolphe ?
Où cela ?
Ici… il doit y venir… Il est en retard… mais je comprends… ils se sont oubliés… Rodolphe est allé dîner avec Marcel au café Anglais.
Allons donc !
C’est l’oncle qui est l’amphitryon.
M. Durandin !… je marche sur la corde raide de la surprise.
Mais tu ne sais donc rien ?… Rodolphe est maintenant au mieux avec son oncle, et une feuille ordinairement bien informée annonce son mariage avec Mme de Rouvre comme très-prochain.
Te railles-tu de la philosophie ?
Pas le moindrement… Voici l’anecdote… elle est triste comme tout… Le divorce a été mis à exécution ; Musette s’est sauvée par le trou de la serrure, et Rodolphe a quitté Mimi… J’ai été chargé d’apprendre la nouvelle à la petite… et comme elle est toujours souffrante, elle s’est trouvée mal… ça m’a attendri… je l’ai plantée là.
Mais c’est donc une débâcle d’amour ?
Musette est fiancée à un lord de première classe… je l’ai rencontrée l’autre jour aux Champs-Élysées, dans un équipage superbe, à côté de son Anglais. C’est un homme bien élevé… il m’a invité à dîner… ils sont proprement logés.
Et Rodolphe ?
Son oncle jette l’argent à plusieurs mains pour le distraire… Rodolphe partage tout avec Marcel, et depuis deux jours ce sont des lions superbes ; ils ressemblent à des gravures de modes, ils font comme moi, ils cherchent à griser leur amour… Oh ! Phémie !…
Baptiste en grande livrée et portant un plateau, entre par le fond.
Scène II.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Des glaces, monsieur.
Et le punch ?
Je n’en ai plus, monsieur… ces dames ont tout pris.
Tiens, c’est Baptiste.
Hélas ! oui, monsieur…
Baptiste avec une livrée ! ah ! fi !
Monsieur, j’ai eu de l’ambition, j’en suis bien puni… La vie est insupportable ici… Tout est convenu et arrangé d’avance : on déjeune tous les matins et on dîne tous les soirs… je ne pourrai jamais m’habituer à ce régime-là.
Reviens avec nous alors… ça te changera.
J’y rêve, monsieur ; mais je voudrais y rentrer avec des titres à votre estime ! car j’ai eu des torts, monsieur… vous les connaîtrez tôt ou tard.
Je te les pardonne à une simple condition… va me chercher du punch.
On va en composer, monsieur ; mais, en attendant, si vous vouliez une glace ? C’est aussi échauffant, je l’ai lu dans l’école de Salerne… (Il remonte.)
Qu’est-ce qui arrive là ? Eh ! c’est Rodolphe et Marcel.
Je ne veux pas qu’ils me reconnaissent… je vais mettre des gants… (Il en met un.)
Scène III.
Entrons-nous ?
Tout-à-l’heure ; je craindrais de n’être point assez gentilhomme vieux Sèvres.
Colline !
Schaunard !…
Je suis reconnu… je puis ôter mon masque…
Le portrait n’était pas flatté… cette toilette est très-habitable.
Oui ; nous avons fait quelques réparations locatives.
Nous nous sommes fait poser des carreaux.
Le bruit court à la Bourse que vous avez dîné au café Anglais ; on croit à un cataclysme, et l’on se dépêche de vendre.
Allons, M. Durandin fait convenablement les choses.
Ma foi, oui ; on est très-bien dans cette taverne ; on peut dîner pour quinze francs.
Combien de fois ?
Une seule… sans le vin.
Sans le vin ?
Nous y retournerons, n’est-ce pas, Marcel ?
Nos moyens nous le permettent…
Si nous y retournions tout de suite ?
Nous y souperons, si vous voulez, en sortant d’ici.
Nous souperons donc deux fois ?
Je n’y vois pas d’inconvénient… D’ailleurs, ce sera un déjeuner, car il va être tout-à-l’heure demain matin.
Eh bien ! c’est convenu.
Ce n’est pas une plaisanterie ?… tu as des valeurs officielles et ayant cours ?…
Il est cousu d’or.
Il faudra le découdre… Je demande à voir comment c’est fait… (Il prend quelques pièces d’or dans le gilet de Rodolphe.) Que c’est donc joli, ces médailles !… Dire qu’il y a un pays où c’est des cailloux !… J’ai eu un parent qui en avait beaucoup ramassé ; mais il a été enterré dans le ventre des sauvages… Ça a fait bien du tort à la famille… (À Rodolphe, en remontant.) Je te devrai ça… J’ai rencontré un Russe dans un des salons de jeu… Je vais venger la Pologne !…
Scène IV.
Vous disposerez tout ici…
Eh ! c’est ce bon M. Durandin !
Messieurs…
M. Durandin, permettez-moi de vous présenter M. Colline, un de nos amis…
Touchez là, monsieur, je vous prie… (Colline, interdit, cherche quelques paroles, et n’en trouvant pas, se contente de saluer gauchement. À Rodolphe.) Mme de Rouvre va se rendre dans ce salon avec quelques intimes… Nous allons prendre le thé ici, en petit comité… Si tu le veux, tu vas faire mourir de jalousie tous ses adorateurs… Mme de Rouvre ne demande pas mieux.
Moi, je ne désire la mort de personne, mon oncle.
Ah ! dis-moi : connais-tu la valse ?…
Oui… de réputation.
La valse est le pas de charge de l’amour…
Quelle heureuse définition !
Tu inviteras Mme de Rouvre… elle l’adore.
C’est convenu.
Mais tu n’as jamais valsé !
Ça ne fait rien… j’inventerai un pas, et je l’appellerai le pas des regrets.
Ah ! ça, est-ce que tu penserais encore à…
À Mimi ?… ah ! par exemple ! je ne me souviens même pas de son nom.
À la bonne heure !… On se dirige de ce côté… sois aimable.
Je tâcherai, mon oncle… (Durandin remonte avec Colline. Rodolphe et Marcel regardent en dehors, à droite, deuxième plan. — À Marcel.) Ah ! vois donc cette jeune femme qui a des roses dans les cheveux…
Justement c’est celle que je regardais.
Ne trouves-tu pas qu’elle ressemble à Mimi ?
Non… je trouve qu’elle ressemble à Musette.
Scène V.
Madame, la musique m’a toujours paru quelque chose de fabuleux… j’aurais beaucoup aimé être musicien…
Rodolphe s’est approché de Mme de Rouvre ; il la salue.
Vous venez bien tard, monsieur.
Madame !…
Si j’ai réuni quelques privilégiés ici, c’est pour vous entendre.
Comment, madame ?
C’est un piège, monsieur… Le poète m’a fait hier une promesse, et je me propose de la lui rappeler.
Je ne comprends pas, madame.
Vous êtes bien oublieux, monsieur…
Comment, monsieur, vous savez le chinois !… c’est fabuleux… J’aurais beaucoup aimé savoir le chinois…
Je vous l’apprendrai.
Madame, voulez-vous me permettre ?…
M. Durandin, n’est-ce pas que votre neveu me doit quelque chose ?
Comment donc, madame… mais il vous doit beaucoup… et si vous le voulez, il vous devra bien davantage.
J’accepte le madrigal… (À Rodolphe.) Mais je ne vous tiens pas quitte du sonnet.
Ah ! oui… un sonnet… je me souviens…
Voyons, monsieur… cela nous fait tant de plaisir, et vous coûte si peu !
Madame… de grâce…
Nous ne t’écoutons pas.
Nous écoutons, au contraire.
Vous ne pouvez plus reculer…
Allons, M. le poète !
Comment ! tu te mêles aussi à mes ennemis ?
Certainement… il ne faut pas laisser refroidir l’enthousiasme.
Ah ! c’est comme ça !… eh bien ! attends… (À Mme de Rouvre.) Madame, vos désirs sont des ordres pour nous… et voilà M. Marcel, un de nos premiers crayons, qui réclame avec empressement une feuille de votre album.
Qu’est-ce que tu dis donc ?
Ah ! monsieur… je n’osais pas vous le demander…
Madame…
Bravo ! bravo !…
Que le diable t’emporte !
Vous me ferez mon profil…
Vous ne savez pas dessiner ?
Non… mais je l’aurais bien aimé.
J’en étais sûr… (Il lui tourne le dos.)
Baptiste ! des plumes, de l’encre…
Et des crayons !…
Pardonnez-nous, messieurs… mais, vous le savez, c’est la mode à Paris.
Oui, c’est vrai… Au Bengale, on trouve des tigres… dans l’Atlas, des lions… dans les marais du Nil, des caïmans… et au milieu de Paris, couché sur la molle ottomane des boudoirs tendus de rose, il existe quelque chose de plus redoutable que les monstres du désert et de l’onde…
C’est l’album.
— Bas à Rodolphe.
Voilà les instrumens de torture.
Écoutons…
Je suis fâché d’être venu… (Durandin a donné une plume à Rodolphe ; il offre un crayon à Marcel.) Bien obligé…
Oh ! le supplice de l’album va commencer… je vais fumer une pipe dans la cour…
Ah !… elle veut un dessin… je tiens mon sujet…
Voulant mettre une étoile à son bandeau, la reine
Fait venir un plongeur et lui dit : Vous irez
Dans le palais humide où chante la sirène,
Cueillir la perle blonde et me l’apporterez.
Le plongeur, descendu sous le flot qui l’entraîne
Parmi le sable d’or et les coraux pourprés,
Cueille la perle blonde, et pour sa souveraine,
La rapporte captive en des étuis nacrés.
Que faites-vous donc, monsieur ?
Ah ! vous m’avez poussé !…
Le poète ressemble à ce plongeur, madame,
Et si votre caprice en souriant réclame
Un vers qui doit partout dire votre beauté…
Esclave obéissant, au fond de sa pensée,
Écrin où dans l’amour la rime est enchâssée,
Il plonge et va chercher le joyau souhaité.
Bravo !… bravo !
Ça rime très-bien d’un bout à l’autre… c’est fabuleux !…
Merci, mon poète !… (Rodolphe se lève.)
Voilà qui est fini !… (Tout le monde s’est levé.)
Voyons votre dessin, M. Marcel ?…
Êtes-vous fou, monsieur ?
Pourquoi ça ?
C’est fort joli !… Quel est ce portrait ?
Un souvenir.
Ah !… voyons !…
Qu’avez-vous donc ?
Rien, madame… (Il s’éloigne d’un pas. Bas à Marcel.) Le portrait de Mimi.
Sur l’album de Mme de Rouvre… c’est drôle, n’est-ce pas ?
Il s’est troublé !… (bas à Durandin.) C’est le portrait de cette fille, n’est-ce pas ?…
Mais… pardonnez-moi…
J’en suis sûre…
Comment appelez-vous cette chose que ce monsieur vient de réciter ?
C’est un sonnet.
Ah !… c’est un sonnet… il est fort joli ! mais il n’est pas assez long.
C’est un sonnet…
J’entends… mais je dis : Il n’est pas tout-à-fait assez long.
Oh ! je saurai s’il l’aime encore !
Madame, vous paraissez souffrir.
Oui… la chaleur…
Ah ! monsieur, j’aurais beaucoup aimé faire de la poésie.
Ouf !…
Ah !… (À Rodolphe.) Veuillez me préparer encore un peu de thé… (Rodolphe s’éloigne un peu d’elle et va à la console de gauche. — À part.) Je ne me trompe pas… c’est elle avec M. Schaunard.
Vous trouvez-vous mieux, madame ?
Oui… oui, monsieur… beaucoup mieux… (Se penchant davantage en dehors de la croisée. — À part.) Ils parlent à une femme de chambre… Celle-ci leur indique l’escalier de service… Ils viennent !… Cette fille chez moi… Ah ! c’est trop d’audace !… elle la payera cher !… (Rodolphe s’approche d’elle, elle s’éloigne vivement de la fenêtre.) Merci, monsieur, c’est inutile… Mais la valse commence… et vous m’avez engagée… je crois… (Elle passe à droite.)
Je suis à vos ordres, madame…
Emmenez tout le monde.
Oui, madame… (À part.) Je ne comprends pas…
Je vais à la bouillotte… Tu me relèveras dans un quart d’heure… (Il sort par le fond.)
Allons, messieurs, le salon vous réclame… l’orchestre commande, il faut obéir !…
Mlle Mimi… à tout-à-l’heure !
Scène VI.
Il n’y a personne… entrez !… (Mimi paraît.) Quel enfantillage ! Rester dans la cour de l’hôtel par un froid pareil !
Mlle Mimi ici !… ma victime !…
Asseyez-vous… (Il va regarder au fond.)
Mais si on venait ?…
Il n’y a pas de danger.
Où est Rodolphe ?
Où ?… il valse avec Mme de… (Schaunard le pousse. Se reprenant.) Non… il ne valse pas avec Mme de Rouvre… Comme vous avez froid !… Voulez-vous que j’aille vous chercher un bouillon ?
Mon bon Baptiste !
Elle m’appelle son bon Baptiste… c’est affreux !… (Haut. — Ouvrant la porte de gauche.) Je reviens tout de suite… (Il sort vivement.)
Scène VII.
Vous sentez-vous mieux ?
Pas trop…
Oh ! ça ne sera rien… ça ne sera… (À part.) Je ne sais pas consoler les femmes… (Haut.) Voyons, Mimi, ne pleurez pas comme ça.
Ça me fait du bien… Il ne m’aime plus, n’est-ce pas ? Vous m’avez dit de sa part qu’il avait la preuve que je le trompais… que j’avais assez de la vie avec lui ?… Qu’est-ce qui lui a fait croire ça, hein ?
Dame ! vous ne vouliez pas porter de chapeau de paille en hiver.
Oh ! oui, je sais… des bêtises… mais tout ça c’était des prétextes. Oh ! si je pouvais lui parler… Mais non, en quittant toutes ces belles dames il me trouverait laide… Est-ce que j’ai les yeux rouges ?
Mais, dame !… pas mal comme ça.
J’ai tant pleuré !… je l’ai attendu deux jours et deux nuits… Enfin, aujourd’hui j’ai appris qu’il allait au bal chez Mme de Rouvre… je n’y ai pas tenu… il a fallu que je vienne… si je ne le vois pas, vous le verrez, vous, dites-lui bien que je n’ai rien fait… qu’il ne me reprenne pas, s’il ne veut pas ; mais qu’il ne croie pas que je l’ai trompé !… Je sais bien qu’il ne peut pas rester avec moi toujours… on me l’a dit… j’ai compris ça… Je voulais bien le quitter pour son bonheur… mais qu’il me croie coupable !… oh ! je ne le veux pas !
Vous lui direz tout ça vous-même ; je vais le chercher.
Non, non… décidément, je n’ose pas… si on le voyait avec moi, ça le contrarierait peut-être, et il ne m’aimerait plus du tout !… Ne lui dites pas que je suis là… je suis superstitieuse, vous savez… eh bien ! si le hasard l’amène, je croirai que le bon Dieu veut nous raccommoder… Ne lui dites rien.
Dame ! si ça vous va mieux… mais si on vous voit ?…
On me verra.
Alors, je vous quitte… Il y a longtemps que je n’ai paru au buffet ; je crains que mon absence soit remarquée. Adieu, Mimi… ça s’arrangera, allez !
Vous croyez ?…
Je suis bête avec les femmes !…
Et Phémie ?…
Phémie !… elle est dans la cavalerie… (Il sort.)
Scène VIII.
Il n’y a plus de consommé… mais voici une charlotte… Ah ! Mlle Mimi… consolez-vous, allez… bientôt vous serez heureuse…
Comment ?
Laissez-moi faire… d’abord, je vais apprendre à M. Rodolphe que vous êtes ici… (Mouvement de Mimi.) Ne craignez rien… je n’ai qu’un mot à lui dire pour qu’il tombe à vos pieds.
Est-il possible ?
J’en suis sûr.
Oh ! que je suis heureuse !… mon cœur bat à m’étouffer.
Calmez-vous… voulez-vous un verre d’eau ?
Oui, pour mes yeux… Est-ce qu’on voit encore que j’ai pleuré ?
Mais, oui… Tenez, là, vous trouverez tout ce qu’il faut.
Y a-t-il un miroir ?
Il y en a deux… Allez… pendant ce temps-là je chercherai M. Rodolphe et je vous l’amènerai.
C’est ça… hâtez-vous…
Scène IX.
Le moment est venu d’exécuter mon projet… c’est Calas et M. de Voltaire qui me l’ont suggéré… Je veux réhabiliter cette enfant… (Il va pour sortir par le fond. — Regardant au dehors.) Ah ! mon Dieu ! quel contretemps ! M. Rodolphe et Mme de Rouvre qui se dirigent de ce côté… (Courant à la première porte de droite et frappant.) Mademoiselle !… mademoiselle !…
Quoi donc !
J’ai réfléchi. Vous ferez mieux d’attendre M. Rodolphe en bas… c’est bien plus ingénieux.
Vous me cachez quelque chose… (Elle remonte malgré Baptiste.) Ah ! je comprends !… Mme de Rouvre et Rodolphe.
Ils vont venir dans ce salon.
C’est bien… (Elle rouvre la porte de droite.)
Mais…
Je veux rester… (Elle rentre.)
Mais, mon Dieu !… elle va entendre…
Elle est là !…
Laissez-nous.
Pardon, madame… c’est que…
Sortez donc !…
Qu’est-ce que ça va devenir ?…
Scène X.
M. Rodolphe, vous allez savoir pourquoi je vous ai amené dans ce salon… (Lui montrant le dessin de Marcel.) Quelle est cette femme ?
Vous le savez aussi bien que moi, madame, puisque vous me le demandez.
Ceci est subtil, mais c’est vrai… Soyez donc franc jusqu’au bout… Dites-moi… est-ce que c’est arrivé votre histoire avec cette petite… comment donc ?… Mimi, je crois ?…
Mimi… Oui, madame.
C’est historique ?
Comme Charlemagne.
Vous l’aimiez ?
Madame…
L’aimiez-vous ?
On le disait.
Elle est jolie ?
Très-jolie !… Mais désirez-vous vous asseoir, madame ?
Merci !… Elle a des yeux bleus ?
Non, madame, noirs.
Bien grands ?
Des yeux tout autour de la tête !
Vous m’impatientez !
C’est toujours Pradier qui vous fournit vos mains, madame ?
Vous les trouvez jolies ?… Plus jolies que celles de Mlle Mimi ?
Les siennes étaient moins bien mises.
Point gantées ?
Pardon, madame, gantées… de baisers…
J’ai mes fournisseurs… (Rodolphe sourit. — Avec coquetterie.) Voyons, Rodolphe… Aimez-vous encore Mlle Mimi ?
Madame, je ne dois plus l’aimer… et peut-être l’ai-je aimée plutôt pour moi que pour elle.
Ah ! asseyons-nous donc… (Elle l’entraîne sur le canapé de droite, près de la chambre où est Mimi. Ils s’asseyent.) Vous dites l’avoir aimée plutôt pour vous que pour elle ?… Quelle passion est cela ?
Passion de poète, passion d’artiste… c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau…
Et de plus faux à la fois.
Oui, madame, car c’est la perpétuelle exploitation du cœur par l’imagination.
Vous reniez donc votre amour ? Vous convenez donc que ce n’était qu’un caprice, une fantaisie ?
Peut-être…
Ce que vous aimiez en elle, c’était donc sa beauté ?…
Oui, sa beauté, sa jeunesse, l’éclat de son sourire, la fanfare de sa gaieté.
Enfin, vos amours étaient de ceux qui naissent au printemps avec la première feuille et meurent à l’hiver avec la première neige.
Qu’y faire ?… Voyez-vous, madame, l’amour dans une petite chambre visitée du soleil et de la bise aussi… l’amour qui s’attable à un couvert frugal et boit dans le même verre… cet amour-là est quelque chose de charmant quand on est encore sous le soleil levant de la première jeunesse… Mais il arrive un jour où l’orgueil de l’esprit commence à disputer au cœur la liberté de ses sympathies et de ses enthousiasmes… Alors, tout change !… le naïf vous paraît vulgaire… le caquetage d’une jolie bouche vous semble monotone, et vous commencez à trouver tiède le baiser de sa lèvre ardente…
Rodolphe !…
C’est alors qu’on rêve un autre amour… Celui qui marche sur les tapis, se drape dans la soie ou le velours, se constelle de diamans, va au bois, à l’Opéra, parle un langage pur, écrit sur vélin couronné de vignettes héraldiques, et s’appelle d’un nom qui a ses entrées dans l’histoire…
Il y a quelqu’un là ?
Ma femme de chambre…
Un rentrant à la bouillotte !
On vous appelle, quittons-nous… Je vous reverrai tout-à-l’heure… Allez, allez… à bientôt !
Rodolphe. À bientôt !…
Scène XI.
La voilà !
Pardon, madame.
Vous cherchez quelqu’un.
Oui, madame… je cherche Rodolphe.
M. Rodolphe, voulez-vous dire…
Pour moi, c’est Rodolphe tout court… je suis la petite dont vous parliez tout-à-l’heure.
Attendez donc… mademoiselle…
Mimi ! vous le savez bien, madame !
Mademoiselle… songez où vous êtes !
Je m’en souviendrai, madame… si on ne me le fait pas oublier !
Que désirez-vous ?
Je veux mon amant, madame !… (Mme de Rouvre fait un mouvement pour se retirer. Mimi se place en face d’elle et lui barre le passage.) Ne vous en allez pas, madame… ou je crie !
Du scandale !
Tant pis ! je veux mon amant !
Vous êtes folle, mademoiselle.
Ça se peut bien !
Je suis désolée de vous le dire, mademoiselle ; mais vous devez comprendre que M. Rodolphe ne désire pas cette rencontre… (Montrant le cabinet.) Vous étiez là, vous avez dû entendre. Je pensais que cela devait vous suffire !… (Elle va s’asseoir sur le canapé de gauche.) M. Rodolphe ne vous aime plus… que voulez-vous que j’y fasse ?
Oh ! si, madame, il m’aime toujours ! L’accent avec lequel il disait ne plus m’aimer me prouve le contraire !
Non-seulement il ne vous aime plus… mais il en aime une autre !
Vous, peut-être ! Ha ! ha ! ha ! vous me faites rire, tenez !… Je ne suis qu’une petite fille, un enfant perdu en venant au monde, j’ignore le beau langage et les belles manières, et cependant Rodolphe m’a adorée ! oui, madame, adorée ! ce n’est pas trop dire… Aussi n’est-ce pas en quatre jours qu’il pourra m’oublier et en aimer une autre… À celle qui se croirait aimée de lui, je dirais : Il vous trompe et se trompe lui-même… ne l’écoutez pas ; car vous ne tarderez pas à vous apercevoir que vous n’êtes pour lui qu’une distraction… et cela vous ferait de la peine.
Continuez, mademoiselle… vous m’amusez beaucoup.
Non, madame, je ne vous amuse pas… au contraire… Si Rodolphe ne vous aime pas… que voulez-vous que j’y fasse ?… Il sera peut-être votre mari… il était mon amant !… C’était un poète… il deviendra un homme d’affaires… Au reste, cela arrive, et nous autres grisettes, comme vous dites vous autres grandes dames, nous avons souvent le dessus du panier de vos amours.
C’est tout ce que vous avez à me dire, mademoiselle ?
Pardon, madame, si je vous ai parlé ainsi… mais tout ce que je vous ai dit, j’en suis sûre, voyez-vous.
Je vous ai écoutée jusqu’au bout… Vous êtes venue me conter vos petites affaires, que je ne vous demandais pas… Je vous ai répondu, c’est beaucoup, croyez-le… Restons-en donc là… Si je parlais, je pourrais détruire des illusions que vous vous obstinez à conserver… et cela vous ferait de la peine, comme vous me le disiez tout-à-l’heure… Permettez-moi donc de me retirer.
Soit… mais laissez-moi voir Rodolphe !
Vous désirez qu’il vous répète ce qu’il disait tout-à-l’heure ?
Quoi ?
Je m’en souviens, moi : l’amour dans une petite chambre visitée de soleil !…
Je sais !…
Mais bientôt on rêve un autre amour… Vous comprenez, mademoiselle ?
Eh bien ! oui, c’est vrai… les diamans, la toilette, les belles choses… je n’ai rien de tout cela ; mais j’ai le dévouement qui peut les remplacer.
Croyez-vous donc que votre amour vaille le sacrifice de son avenir ?… (Musique à l’orchestre.)
Oh ! mon Dieu ! c’est donc vrai, puisque tout le monde me le dit ?… (Haut.) Mais je ne puis me passer de lui, madame ! mais cet amour, c’est tout mon bonheur !
Que c’est bien là le cri de votre égoïsme !… Tenez, vous ne savez pas ce que c’est que le dévouement… votre cœur est trop étroit pour le contenir !
Assez, madame !… Vous ne croyez pas à mon dévouement, demain vous y croirez… et Rodolphe aussi y croira… Adieu, madame… aimez-le bien !…
Scène XII.
Baptiste, descendez à l’instant, et suivez une jeune fille qui va sortir de l’hôtel.
Mlle Mimi… ah ! mon Dieu !
Allez donc !…
Son adieu m’a frappée au cœur !
Qu’ai-je appris ?… ces lettres n’étaient que mensonges… Mimi est innocente… et elle était là !…
Elle n’y est plus, monsieur.
Quoi ! vous saviez ?…
Eh bien ! oui, je le savais… il faut choisir entre vos deux maîtresses, monsieur ! je ne veux pas d’une semblable rivale !…
Une rivale ! ah ! oui… Vous l’avez chassée, madame… les larmes de cette enfant ne vous ont pas touchée.
Les miennes vous toucheraient-elles, monsieur ?…
Eh ! madame, ce n’est pas votre amour qui pleure… c’est votre orgueil.
Monsieur !…
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?
Laissez-moi, votre conduite est indigne.
Monsieur !
Mon ami !
Cette fille que j’aimais… que j’aime encore… vous l’avez calomniée.
Comment ?
Ah ! monsieur… je crains qu’il ne soit arrivé un malheur… Mlle Mimi…
Eh bien ?
Je l’ai vue sortir en courant, j’ai voulu la suivre, mais dans l’obscurité l’ai perdue…
Vous êtes chez moi, monsieur !
Oui, madame, de votre perfidie… car elle était là… et elle m’a entendu quand je la reniais lâchement.
Pour qui donc, monsieur ?
Pour une autre qui me renie à son tour. Adieu, madame… Vous me disiez tout-à-l’heure de choisir…
Je ne vous le dis plus !… Adieu, monsieur !
Allez, monsieur, continuez votre existence de désordre, votre belle vie de Bohême… Tout est fini entre nous.
Gardez votre argent… (À Mme de Rouvre.) Gardez votre orgueil… moi, je garde mon amour !…
Monsieur, vous n’auriez pas besoin d’un domestique ?
Si, quelquefois… pour m’avancer de l’argent sur ses gages…