La Vie de Mr de Molière/Avant-propos

Texte établi par A. P.- Malassis, Isidore Liseux (p. V-XVIII).
AVANT-PROPOS

De tous les biographes de Molière, Grimarest se trouve encore avoir le plus fait pour sa mémoire. Si son œuvre, pendant plus d’un siècle et demi, a figuré, de préférence à toute autre, en tête des meilleures éditions de notre grand comique, ce n’est vraiment que justice.

Bien que démodée, peut-être reste-t-elle la seule qui vaille, non pour les lettrés et les érudits, mais bien pour cette foule sans cesse renouvelée et en marche, sans cesse montante, où tout lecteur nouveau en est un pour Molière. Le goût de son théâtre est comme un niveau intellectuel auquel la masse de la nation aspire, et que le très-petit nombre croit utile ou même possible de dépasser. Et c’est pour cela qu’entre ses diverses biographies, sans en excepter celle de Taschereau, d’un si louable effort, mais déjà de trop d’étendue et de surcharge, celle-ci, avec des rectifications en forme de notes, serait à maintenir dans les éditions destinées au public ascendant, au grand public.

Sa valeur et son intérêt persistent surtout dans la partie anecdotique qui fut, à sa date, au moins une nouveauté. On n’avait encore vu traiter de la sorte, avec ce soin, cette complaisance, cette insistance apologétique, que des princes ou des religieux, des chefs ou des pasteurs de peuples, des personnages d’institution et d’ordre divins. Le récit de la vie de ce génie si profondément humain, rien de plus qu’humain, qui dans ses actions privées faisait sans cesse honneur à l’homme, à plaindre dans ses faiblesses, excusable dans ses défauts, fut comme un scandale auquel l’esprit public s’associe vite, dont en quelque façon il se chargea.

C’était en 1705. Avancé de quelques années, le livre n’eût pas eu le même à-propos ni rencontré le même accueil. La Lettre critique attribuée à de Visé[1] expose sans ambages les scrupules et les préjugés des générations antérieures, et du monde officiel, auxquels il avait encore à se heurter.

Ils se résument en ceci, que Molière, homme de profession « ignoble », réserve faite de ses talents de comédien et d’auteur comique, ne pouvait être proposé comme un modèle ou un exemple, et que l’ouvrage et son « héros » dérisoire s’adressent à la foule, aux gens de peu, de rien.

C’était, en effet, pour ce public que Grimarest avait travaillé, et la pleine conscience de son effort littéraire, ou mieux de sa visée morale, paraît assez dans sa Réponse, où se montre aussi, sous des formes encore soumises et respectueuses, la liberté d’esprit d'un écrivain à la suite de Fontenelle, habitué des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l’Histoire des oracles : « Oui, dit-il, tout petit qu’étoit Molière par sa naissance et par sa profession, i’ai rapporté des traits de sa vie que les personnes les plus élevées se feroient gloire d’imiter, et ces traits doivent plus toucher dans Molière que dans un héros.» Et il énumère longuement les actes de générosité, de bonté, de fermeté, de droiture de ce héros d’un nouveau genre, de son héros, en y mêlant des témoignages de l’estime universelle qu'il inspirait, et aussi, par habitude de déférence, des preuves de son respect pour les puissances établies. La conclusion, en douceur, est que tous ces traits n’ont pas été rassemblés par lui pour le simple amusement du public. Notons en passant que Grimarest avait eu Fontenelle lui-même pour censeur, et comme on le verra plus loin, celui-ci s’intéressait à l’œuvre, et n’épargnait pas à l’auteur les conseils de ménagement et de prudence. S’il importe peu que Voltaire, trente ans plus tard, ait déprécié le livre de Grimarest, en se contentant toutefois de l’abréger, on ne peut taire que Boileau-Despréaux ne l’approuva pas lorsqu’il parut. Ce grand témoin, même incomparable, du génie de Molière, qu’il avait confessé plus hautement que personne, se prévalant de ce que Grimarest n’avait pas connu l’homme, contesta la vérité des détails biographiques, sans en infirmer ni rectifier aucun. Représentant des vieilles mœurs, janséniste et quelque peu septuagénaire, il devait juger puérile, condamnable même, cette singulière curiosité pour des faits et gestes de nature, en somme, à diminuer les idées de gravité et de respect. On n’est jamais que de son temps.

La mode a été, de nos jours, de rabaisser Grimarest et de déconsidérer son livre, comme insuffisant, par rapport aux recherches de documents originaux, inaugurées par Beffara, qui ont rendu possible un renouvellement de l’histoire de Molière, en fournissant de nouveaux points d’appui à ses futurs biographes. Cette inquisition de pièces d’état civil, d’archives, et d’actes notariés s’est produite, comme l’œuvre de notre auteur, et se poursuit en temps favorable[2]. Si, par impossible, celui-ci en avait eu l’idée, avec le pouvoir de s’y livrer, et de la faire aboutir sur quelques points, il n’en eût tiré que peu de profit, et d’honneur, encore moins. On le trouverait plus exact sur un petit nombre de noms et de dates, mais pas plus qu’aucun autre écrivain, en I705, il n’eût songé à tirer des conséquences, plus ou moins légitimes, à la moderne, de l’éducation si complète de Molière, de ses longues caravanes dramatiques dans les provinces, de l’inventaire après décès de son mobilier, et de ceux de ses ascendants ou descendants.

Il s’agit aujourd’hui, ce semble, de déterminer les éléments complexes dont se forma le génie du poëte comique. Pour Grimarest, la situation était tout autre, sinon plus simple. Ses contemporains s’inquiétaient surtout d’un Molière qui ne démentît pas dans sa vie les idées de dignité, de noblesse d’âme, de bonté, de parfait bon sens qu’il leur inspirait par la lecture et la représentation de ses œuvres. Ce Molière imaginé, ce Molière souhaité, avait été, par bonheur, le Molière réel, et Grimarest le leur donna conforme à la vérité, comme à leurs vœux. Il le leur donna sincèrement, en toute bonne foi, car les mémoires que lui fournit Baron exceptés, son livre n’est rien de plus qu’une enquête suivie, longue, minutieuse, sur les Actes de Molière, à la pluralité des voix.

Le nombre et la qualité des témoignages, c’est toute la critique du biographe ; lui-même en convient, et ses aveux se réitèrent dans sa lettre, retrouvée, au président de Lamoignon, à propos d’une anecdote qui avait circulé sur quelques mots adressés par Molière au public, après l’interdiction de la seconde représentation du Tartuffe[3]: « Messieurs, nous comptions avoir l’honneur de vous donner la seconde représentation du Tartuffe, mais M. le Président ne veut pas qu’on le joue. » Telle était, dans sa forme indécente, l’allocution arrangée par des esprits frondeurs, et que Grimarest avait rejetée de premier mouvement. Néanmoins, comme on le va voir, il ne se put mettre la conscience en repos qu’après en avoir « approfondi la fausseté », et interrogé à ce propos plus de vingt témoins. Voici cette pièce justificative de son honnêteté ; elle est essentielle à toute nouvelle édition de son livre[4] :

À Monsieur le Premier Président de Lamoignon.

MONSEIGNEUR,

Je me donne l’honneur de vous envoyer l’article de la Vie de Molière, qui regarde le Tartuffe, sur ce que M. de Fontenelle m’a dit que vous doutiez de la discrétion et du respect que je deuois avoir en rapportant ce fait. Vous n’ignorez pas, Monseigneur, tous les mauvais contes que l’on a faits sur cet endroit de la vie de Molière. J’en ai approfondi la fausseté avec soin ; mais plus de vingt personnes m’ont assuré que la chose se passa à peu près comme je l’ai rendue, et j’ai cru qu’elle étoit d’autant plus véritable que dans le Menagiana, imprimé avec privilège en 1693, on a fait dire à M. Ménage, en parlant du Tartuffe: « Je dis à M. le Premier Président de Lamoignon, lorsqu’il empêcha qu’on ne le jouât que c’était une pièce dont la morale étoit excellente, et qu’il n’y auoit rien qui ne pût être utile au public.» Vous voyez, Monseigneur, que j’ai supprimé ce nom illustre de mon ouvrage, et que j’ai eu l’attention de donner de la prudence et de la justice a sa défense du Tartuffe, par mes expressions. M. de Fontanelle qui a la même attention que moi pour tout ce qui vous regarde, Monseigneur, a jugé que j’auois bien manié cet endroit puisqu’il a approuvé mon livre, qui est presque imprimé. Cependant, si vous jugez que je n’aye pas réussi ayez la bonté de me prescrire les termes et les expressions, et je ferai faire un carton[5]; le profond respect et le sincère attachement que j’ai depuis longtemps pour vous, Monseigneur, et pour toute votre illustre famille, ne me permettant pas de m’écarter un moment de ce que je lui dois. Lorsque j’ai eu en vue de composer la vie de Molière, je n’ai point eu l’intention de me donner une mauvaise réputation ni d’attaquer personne, mais seulement de faire connoitre cet excellent auteur par ses bons endroits. Si j’ai l’honneur de vous écrire, Monseigneur, au lieu d’aller moi-même vous rendre compte de ma conduite, que l’on vous aura peut-être altérée, c’est que je sais que vos momens sont précieux, et c’est pour vous donner le temps de réfléchir sur ce que je prends la liberté de vous mander, et lorsqu’il vous plaira, je me rendrai auprès de vous pour recevoir vos ordres, que je vous supplie très—humblement de me donner le plus tôt qu’il vous sera possible, à cause de l’état où est mon impression. Je vous demande en grace, Monseigneur, d’être persuadé de l’envie que j’ai de vous témoigner, dans des occasions plus essentielles que celle-ci, que personne ne vous est plus attaché que je le suis, et que l’on ne peut être avec plus de respect que j’ai l’honneur d’être,
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

DE GRIMAREST.

Je recevrai les ordres dont il vous plaira m’honorer dans la rue du Four-Saint-Germain.
Molière grand comédien, grand écrivain, sans doute, mais surtout grand homme de bien, et animé dans toutes ses actions des sentiments que son œuvre excite, Molière enfin parangon d’humanité, tel est le Molière dégagé par Grimarest ; tel il avait été, tel est-il montré, tel le demandait-on, et ne se lassera-t-on pas de le demander.

Sans doute peut-on rêver de lui une plus haute, mais non plus touchante et plus vive image. C’est dans Grimarest que Molière reste le plus, présent, le plus familier.

En dehors des articles des Biographies universelles, nous n’avons rien sur Grimarest. MM. les Moliéristes ne se sont pas encore mis en frais sur le premier des Moliéristes, ancêtre dépassé, mais non prescrit. Sa profession était de donner des leçons de français aux seigneurs étrangers, de les façonner à nos manières, à notre génie. La liste de ses ouvrages se compose en majeure partie de traités de belle éducation, relatifs au récitatif dans la lecture, dans l’action publique, dans la déclamation ; à la manière d’écrire les lettres ; au cérémonial ; à l’usage dans la langue française[6]. Ses connaissances étaient étendues, sa curiosité poussée en tous sens. Le livre intitulé Commerce de lettres curieuses et savantes[7] contient, à côté de considérations sur les fortifications et aussi sur les bibliothèques, une dissertation sur la patavinité[8], une explication du rire, et des remarques sur la lettre A dans le dictionnaire de Furetière. La date de sa naissance reste inconnue ; celle de sa mort est fixée à 1720.

A. P.-M.

  1. Voir p. 171. Cette Lettre n’est certainement pas de Visé, car il résulte de plusieurs passages que l’auteur n’avait pas connu Molière, ni même été son contemporain, et c’est un point que Grimarest accorde dans sa réponse.
  2. Depuis cinquante-six ans, 1821-1877.
  3. Cette lettre, publiée par Taschereau dans la troisième édition de son Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, Paris, Hetzel, 1844, in—18, lui avait été communiquée en original par Vilienave.
  4. Voir pour les difficultés que rencontra la représentation du Tartuffe, p. 94 à 101.
  5. Nous nous sommes assuré qu'aucun des passages du livre relatifs au Tartuffe n’avait été cartonné.
  6. Traité du récitatif dans la lecture, dans l'action publique, dans la déclamation et dans le chant ; avec un traité des accens, de la quantité et de la ponctuation. Paris, Jacques Le Fèvre et Pierre Ribou, I707, in-12.
    Traité sur la manière d'écrire des lettres et sur le cérémonial, avec un discours sur ce qu'on appelle usage dans la langue françoise, par Monsieur de Grimarest. Paris, Jacques Etienne, 1719, in-12.
    Dans le préambule de cette production approuvée à la date de 1708, Grimarest dit leur fait à un « poëte insolent » et à un « avocat critique », détracteurs de ses précédents ouvrages. L'un ou l'autre de ces fâcheux, de préférence le poète, doit être l‘auteur de la Lettre attribuée sans raison à de Visé par les bibliographes (voir la note de la page vii).
  7. Paris, 1700, in-12.
  8. C’est la latinité de Tite-Live né à Padoue.