La Vie chère
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 584-617).
LA VIE CHÈRE

I
EN FRANCE

Au lieu de travailler pour vivre, l’Europe, de par la volonté de l’Allemagne, est forcée de travailler pour tuer. Les Austro-Allemands ayant résolu de tuer pour dominer, les Alliés en sont réduits à tuer pour ne pas mourir, comme peuples, ou, ce qui revient au même, pour ne pas servir. L’Europe, depuis vingt mois, détruit donc au lieu de créer ; elle produit surtout des engins de mort et fort peu de marchandises nécessaires ou utiles à la vie ; il devait arriver très vite que ces marchandises se raréfient et renchérissent.

Celles du moins que la plupart d’entre nous prétendent consommer en quantité égale ou supérieure. Car il est des denrées dont la rareté n’a nullement ralenti la demande, parce qu’elle n’en a pas réduit le besoin.


I

Toutes les dépenses n’ont pas augmenté ; le logement, par exemple, même pour les locataires exemplaires qui continuent de payer leur loyer ; les frais de poste, pour les personnes qui affranchissent leurs lettres ; les tarifs des chemins de fer ; l’éducation des enfans ; les places dans les théâtres ; le gaz et l’électricité..., pour les consommateurs s’entend, parce que les intermédiaires seuls ou les producteurs supportent la hausse ; les journaux..., pour les abonnés bien entendu ; les huîtres, les truffes, les fleurs artificielles et un petit nombre d’autres agrémens dont on use moins.

Le renchérissement de la vie n’atteint pas uniformément toutes les classes sociales ; les riches ont vu diminuer ou disparaître de leur budget certains chapitres qui leur étaient propres : celui des voitures, chevaux et automobiles ; ceux des domestiques et des livrées, des voyages et entretien des propriétés de luxe, des divertissemens et des fêtes. Madame ne dépense guère pour sa toilette et Monsieur ne dépense rien pour sa chasse ; ils ont supprimé tout achat de meubles et de bibelots ; or, l’ensemble de ces chapitres représente en temps normal les deux cinquièmes environ des revenus dépassant une quarantaine de mille francs. Les taxes publiques elles-mêmes, auxquelles il faut se préparer à faire dans l’avenir une grosse part, n’avaient pas augmenté jusqu’à la mise en recouvrement de l’impôt sur le revenu.

Mais si les dépenses s’étaient réduites chez les riches, cette économie avait été imposée à beaucoup d’entre eux par la suppression partielle de leurs revenus : suivant qu’ils possédaient des biens fonciers ou mobiliers, des terres ou des usines dans le Midi ou dans le Nord, des fonds d’Etat ou des valeurs industrielles ; suivant qu’ils vivaient d’honoraires ou d’appointemens fixes ; suivant le lieu et la source de leurs recettes, les riches, ou soi-disant tels, ont très diversement porté le poids de la guerre ; il n’en est pas, j’imagine, qui n’aient ressenti ses effets dans leur situation matérielle, et il en est qui sont réduits au quart ou au tiers de ce qu’ils encaissaient naguère.

La cherté de la vie porte surtout sur les dépenses de première nécessité, et on doit reconnaître qu’elles tiennent dans les petits budgets une place tout particulièrement importante. La nourriture, par exemple, représente, dans le total de nos débours annuels, une part extrêmement variable, suivant le chiffre des fortunes : une famille composée de quatre personnes consacre à sa table 60 pour 100 d’un revenu annuel de 2 500 francs, 40 pour 100 d’un revenu de 5 000 francs, 25 pour 100 d’un revenu de 20 000 francs et 15 pour 100 seulement d’un revenu de 60 000 francs, bien qu’en ce dernier cas l’effectif des commensaux soit doublé de quatre ou cinq domestiques.. Et, dans la nourriture elle-même, les proportions sont aussi variables pour chaque aliment en particulier : ainsi le pain, sur 100 francs de dépenses de la table ouvrière ou paysanne, absorbe en moyenne 40 francs ; mais il n’exige pas plus d’une quinzaine de francs chez les privilégiés de la classe laborieuse, tandis que les familles nombreuses et misérables, qui ne mangent guère autre chose, consacrent au pain jusqu’à 90 pour 100 de leurs frais alimentaires.

Plus heureux que nos ennemis, nous pouvons nous féliciter, dans l’intérêt du plus grand nombre, d’avoir de bon pain à discrétion et de ne pas le payer trop cher. Non qu’il soit taxé, — les taxes ne servent de rien contre la rareté, — mais parce que les grains sont en abondance. Le pain, qui avait beaucoup enchéri depuis une quinzaine d’années, passant à Paris de 0,33 c. le kilog. en 1900 à 0,43 c. en 1913, est une des denrées qui ont le moins haussé depuis la guerre ; le prix du pain de quatre livres n’est aujourd’hui supérieur que de deux centimes, à Paris comme en province, à ce qu’il était la veille des hostilités.

Que ce prix relativement bas soit un peu artificiel, il n’importe ; nous louerons les auteurs de cet artifice. La récolte française de froment avait été inférieure en 1914 à celle des trois années précédentes ; celle de 1915 fut plus basse encore : si nous défalquons du total la dizaine de départemens plus ou moins occupés par l’ennemi où nous ne possédons que des résultats incomplets, — au lieu d’un apport global de 18 millions et demi de quintaux que ces dix départemens fournissaient en général à la récolte nationale, c’est à peine si dans les portions demeurées à l’intérieur de nos lignes, ils en ont recueilli 8 millions en 1915, — et si nous comparons, dans les soixante-dix-sept départemens restant, le froment engrangé l’an dernier (56 725 000 quintaux) à ce qu’il était en moyenne dans les trois années antérieures à la guerre, il apparaît une différence en moins de 12 millions de quintaux.

M. Dariac, dont la compétence est connue, évaluait en 1915 à 18 pour 100 la proportion des terres qui « paraissaient devoir être abandonnées ; » il semble bien que jusqu’ici les faits ont donné raison à ces prévisions que l’on estimait pessimistes : les ensemencemens en blé de l’automne dernier, comparés à ceux de l’automne 1913, — déduction faite aux deux dates des départemens aujourd’hui envahis, — sont évalués au 1er janvier 1914 à 5 417 000 hectares et au 1er janvier 1916 à 4 622 000 hectares seulement. Que les permissions agricoles, accordées sur une large échelle dans la zone de l’intérieur ou dans les dépôts, et que d’autres mesures administratives aient pour effet de réduire dans l’avenir l’étendue des sols demeurés incultes, on peut l’espérer. Il est certain que, dans le passé, la pénurie de froment aurait eu depuis vingt mois une influence néfaste sur les prix. Décréter un taux maximum n’eût servi de rien ; l’on n’a même pas obtenu la suppression du pain de fantaisie à Paris, sauf chez les petits boulangers, incapables d’en faire parce qu’ils manquent de personnel ; les prix se moquent de l’état de siège, comme ils se sont moqués depuis des siècles de tous les gouvernemens libéraux ou despotiques.

Lors même que rien ne serait libre en un Etat, le prix des choses le demeurerait néanmoins et ne se laisserait point asservir : quant à ceux qui pensent pouvoir influer sur les prix par des arrêtés ministériels ou préfectoraux, imités des Édits innombrables de nos anciens rois sur la matière, ils ressemblent à des gens qui s’imagineraient élever la température en chauffant le thermomètre. Les prix sont des signes ; ils obéissent à une « Loi » que l’on aurait peine à abroger : la loi de l’offre et de la demande.

Ce n’est pas du tout parce que l’Etat a fixé à 30 francs le prix du quintal de blé que ce prix a été observé et que le cours du pain est demeuré stationnaire ; mais c’est parce que le gouvernement s’est chargé de fournir lui-même à un prix correspondant, aux meuniers et aux boulangers, le grain et la farine qu’il achetait à l’étranger : 3 millions de quintaux de farine et 16 715 000 quintaux de froment ont été importés en 1915, la plus grande partie des Etats-Unis et d’Argentine, 1 million seulement venait de Russie par Arkhangel, 1 100 000 d’Algérie et de Tunisie. Ces quantités, comparées aux 15 656 000 quintaux de la même céréale introduits dans la dernière année de paix (1913), n’ont rien d’excessif ; mais le système d’achat s’est heureusement inspiré de la période critique où nous sommes.

Au lieu de laisser des fournisseurs indépendans créer la hausse à son détriment, en enchérissant à l’envi les uns des autres sur les marchés d’origine et dans leurs contrats avec les armateurs, l’Etat français a écarté le commerce libre en rétablissant à notre frontière le droit de douane de 7 francs sur le blé, un moment suspendu. Ainsi investi pratiquement d’un monopole, il s’est constitué l’unique acheteur de la France et ses accords avec l’Angleterre et l’Italie permettent aux trois gouvernemens de ne pas surfaire inutilement la marchandise à leur mutuel préjudice.

L’Angleterre s’est réservé l’Australie et les Indes ; le Canada, où le blé est d’une qualité supérieure, est commun entre elle et nous. Les achats, exécutés pour la plupart au-dessous de 25 francs le quintal, n’excéderont pas cette année 12 millions de quintaux pour la Guerre et autant pour le Commerce ; les deux ministères demeurant distincts tant pour les acquisitions que pour les transports. Ceux-ci ont été assurés, en ce qui concerne le service civil, au moyen de l’affrètement, pour deux années à partir de décembre 1915, de cinquante bateaux de toutes nationalités, d’une capacité moyenne de 6 000 tonnes, dont M. Chapsal, directeur du ravitaillement, suit et dirige de son cabinet tous les mouvemens, heure par heure, afin d’en obtenir le meilleur rendement possible.

Chacun de ces cargos revient à 3 000 francs par jour et, quoiqu’ils soient obligés de repartir sur lest, faute de marchandises de sortie, après avoir déchargé leur cargaison dans nos ports, — deux d’entre eux ont été ainsi torpillés à vide, — le fret moyen pour le blé nous revient entre 8 et 12 francs le quintal, très au-dessous du cours actuel de l’armement. Sur le fonds de roulement de 120 millions, voté par les Chambres pour cette opération sans précédent, il a été dépensé l’an dernier 36 millions ; on prévoit pour 1916 un déficit analogue. Mais aussi la France, par cette offre permanente, pèse sur ses prix intérieurs, déjà très avantageux à la culture et, pour maintenir le bon marché relatif du pain, le sacrifice imposé aux finances publiques est bien peu de chose.


II

Ce que l’on a fait pour le blé, pourra-t-on le faire pour l’avoine dont le prix est bien plus élevé (de 50 pour 100) et le déficit bien plus considérable ? En tout cas, l’on aurait pu le tenter pour la viande. La viande, beaucoup moins que les grains, se proie aux statistiques. Le kilogramme de bœuf, de veau, de mouton, suivant qu’il s’agit d’animaux sur pied ou abattus, de Paris ou de la province, du printemps ou de l’automne, de la vente en gros ou en détail, des qualités extra ou inférieures, et, pour le même animal, suivant son mérite et la place du. morceau, le kilo de viande varie du simple au décuple ; il se voyait avant la guerre, à Paris, du « bœuf » à 4 francs et à 30 centimes.

Les mêmes disparités existent entre les diverses races de bétail et les diverses régions. Aujourd’hui où les bêtes à cornes se vendent à merveille, les bêtes à laine dans le midi de la France sont encore à bas prix ; les marchés sont encombrés de moutons de cheptel provenant de propriétés abandonnées par les métayers, que la rareté et les exigences des bergers découragent.

Sans reproduire pour nos lecteurs les amples mercuriales officielles de la capitale, où sont prévues pour le « gîte à la noix » et le « milieu de paleron, » quatre qualités distinctes, je me contenterai d’observer que rien absolument ne caractérise à première vue chacune de ces qualités pour les profanes et que, si les prix auxquels elles correspondent étaient obligatoires, — ils ne le sont pas, ce sont de simples indications, — rien n’empêcherait les bouchers astucieux de ranger dans la qualité première ce que les tables administratives appellent « la viande troisième, » sans que le client pût se plaindre, ni même s’en trop apercevoir avant d’avoir sous la dent le corps du délit. Les ménagères, qui n’achètent ni par demi-bœufs, ni par moutons entiers, mais sous forme de beefsteaks ou de gigots, le consommateur de toute catégorie qui s’inquiète peu des cours des marchés et des abattoirs, constate que la viande, qui avait augmenté de 1901 à 1913 d’environ 20 pour 100, a de nouveau haussé depuis le commencement de la guerre en moyenne d’un bon quart, avec cette particularité que nous allons observer pour toutes les denrées et même pour toutes les marchandises : le premier choix a moins enchéri que le commun ; sans doute que le luxe était moins demandé et que la hausse générale obligeait l’acheteur à se rabattre en tout sur des qualités ordinaires.

Ne nous y trompons pas cependant : la cherté actuelle est l’indice très consolant de notre richesse. S’il ne s’agissait que d’alimens somptueux que se disputent quelques privilégiés, la chose ne tirerait pas à conséquence, et le fait qu’à Noël dernier, il ne se trouvait pas, aux Halles, assez d’asperges à 30 francs la botte pour satisfaire toutes les demandes, ne prouverait pas la richesse de la France ; mais les sacrifices faits par la masse de la population, pour conserver la nourriture confortable et variée dont elle a l’habitude, montrent que la France entend ne pas trop se priver et que jusqu’ici elle a le moyen de bien vivre. Un pays pauvre ne connaîtrait pas la cherté, parce que la hausse de certains articles en paralyserait la vente ; tandis que l’achat universel d’une marchandise légèrement raréfiée provoque l’élévation des cours autant et plus que la réduction même des stocks.

La ration annuelle de la France était évaluée en 1913 à 1 900 000 têtes de bœufs et de vaches, fournissant environ 600 000 tonnes de viande nette. La guerre a développé les besoins en multipliant les pertes, qu’entraînent forcément la concentration et le transport de troupeaux immenses. On a critiqué les acquisitions de l’intendance ; on lui a reproché, non sans fondement, d’avoir manqué de méthode, de s’être trompée, au début des hostilités et pendant les premiers mois qui suivirent, sur les régions qui convenaient à ses approvisionnemens ; si bien qu’une partie des bœufs furent abattus à contre-saison. Les détails de cette organisation n’ayant pas été prévus, — et l’on admet volontiers qu’ils ne furent pas les seuls oubliés dans la préparation de cette guerre, — ceux-là mêmes qui ont le plus vivement reproché cette erreur à l’intendance eussent été les premiers à fulminer contre elle si, faute d’expéditions assez rapides du bétail, les troupes au front avaient été moins bien nourries. Or, chacun reconnaît que nos soldats n’ont manqué de rien sous ce rapport et tout le reste était accessoire.

Au 31 décembre 1914, l’effectif de la race bovine avait diminué de 1 700 000 têtes ; au 31 décembre 1915, il est chiffré par l’administration à 12 millions et demi au lieu de 14 787 000 qu’il atteignait il y a deux ans. La différence est moindre en réalité, parce que, dans le chiffre ancien, les dix départemens en partie au pouvoir de l’ennemi, compris pour 1 600 000 têtes, ne figurent dans le chiffre actuel, amputés d’une portion de leur territoire, que pour 700 000.

Mais l’âge du troupeau français n’est plus le même : pour les départemens exactement comparables, ce n’est pas seulement son total qui a diminué, c’est sa composition. Un décret du 14 octobre 1915 précédé de mesures analogues prises par les préfets et dont l’observation est assurée surtout par la volonté des éleveurs de repeupler leurs étables, a interdit, sauf dérogations exceptionnelles pour les animaux mal conformés, l’abatage des génisses au-dessous de deux ans et demi. Notre cheptel national comprend aujourd’hui un plus grand nombre d’élèves d’un an et au-dessus, mais deux millions d’adultes de moins qu’avant la guerre. Des réductions analogues peuvent être constatées pour les moutons et pour les porcs ; à continuer ainsi, nous » mangions, » au sens propre du mot, notre capital-bestiaux, dont la reproduction normale ne saurait suffire à une consommation accrue. Or, il n’était pas possible de songer à réduire cette consommation supplémentaire qui, avec l’importance des effectifs sur pied, dépasse de 300 000 tonnes, c’est-à-dire de 50 pour 100, celle du temps de paix.

On songea aussitôt à la viande frigorifiée. Les grandes villes des Etats-Unis n’en connaissent guère d’autre, et l’Angleterre, qui possède d’ailleurs les races de bétail les plus sélectionnées, importe annuellement 700 000 tonnes de viande congelée et réfrigérée, parce que, en Angleterre, les intérêts du consommateur, — qui est le nombre, — ont toujours primé ceux du producteur. Il n’en est pas ainsi dans notre république démocratique, où le socialisme à rebours (le socialisme propriétaire) opérant en vue de la hausse ou du maintien des revenus fonciers, et contre l’abaissement du coût de la vie, jouit de la faveur du Parlement. Le Parlement donna l’an dernier une preuve nouvelle de cette disposition, en rejetant la proposition qui lui était faite de conclure un achat ferme de viande frigorifiée dont la livraison à l’Etat, garantie par des importateurs solvables, devait s’échelonner sur une période de plusieurs années.

L’affaire était vaste, — il s’agissait de 900 millions de francs, — elle n’était pas mauvaise, puisque, aux prix actuels, cette même quantité de viande coûterait maintenant 1 200 millions. S’il est vrai que la conclusion d’un semblable marché eût permis à certains de griveler quelques menus courtages, ou de s’embusquer dans de vagues emplois, qu’importe auprès du bénéfice public et de l’assurance pour le pays d’une fourniture nécessaire, que nul ne consentirait à risquer sans un contrat d’assez longue durée. Néanmoins, le projet du gouvernement fut repoussé par cette objection qu’il ne fallait pas que l’Etat devînt « marchand de viande. » Nous avons vu tout à l’heure qu’il était marchand de grains pour le bien public.

Sans être plus qu’il ne faut socialiste d’Etat, chacun convient que le rôle de l’Etat est éminemment d’assumer les besognes d’intérêt général que nul particulier ne veut ou ne peut entreprendre ; le tout est affaire de mesure et d’opportunité. Tout Etat comporte un minimum de socialisme ou de « socialisation ; » pour pratiquer dans son intégrité le système individualiste il faudrait vivre tout seul, et dès que Robinson dans son île rencontre Vendredi, le socialisme commence.

Cette viande frigorifiée dont nos Chambres ont repoussé la fourniture directe, comme il fallait à tout prix ménager le cheptel français, nous sollicitons modestement l’Angleterre de nous en repasser 20 000 tonnes par mois pour aider à l’alimentation de nos armées, et l’intendance militaire, qui la reçoit, et la paie, en revend quelque peu à la population civile.

Celle-ci d’ailleurs n’en réclame guère jusqu’ici, et la difficulté consiste plutôt à la lui faire accepter. Rien d’étonnant à cela : depuis longtemps, on s’était soigneusement appliqué à paralyser la concurrence de la viande étrangère ; les viscères devaient être adhérens chez les sujets importés, sûr moyen de les faire pourrir en route ; on exigeait pour les moutons « la section cruciale, » ce qui, en langage administratif, signifiait qu’ils devaient être coupés en quatre, contrairement aux habitudes du commerce de gros, etc. Bref, comme on ne voulait pas révéler tout crûment que le motif de cet ostracisme était le maintien des prix du bétail français, on était parvenu à déprécier dans l’opinion la viande d’outre-mer, en la représentant comme malsaine ou du moins fort défectueuse. Seuls, des aloyaux frigorifiés parvenaient ces dernières années régulièrement aux Halles ; ils étaient vendus de préférence aux grands restaurans, qui les appréciaient pour leur clientèle de choix parce qu’ils étaient plus tendres.

Quant au grand public, on avait si bien réussi à lui imprimer le dégoût de cet aliment que les commissions nommées depuis la guerre pour en organiser l’introduction cherchaient à le baptiser d’un adjectif nouveau, tellement celui de « frigorifie » semblait déplaisant ; « congelé » ne parut pas plus attractif ; quelques-uns proposèrent viande « rafraîchie, » qui n’était pas exact, et l’on tomba d’accord sur « importée. »

Une étiquette ne suffisait pas ; ces quartiers de viande « congelée à cœur, » c’est-à-dire soumise au départ, en Argentine ou en Australie, à une température de 20 à 25 degrés au-dessous de zéro, transformés en blocs rigides et compacts, il fallait en organiser le transfert amiable depuis le frigorifique de la Villette ou celui de Clichy, — ce dernier construit à grands frais par une société anglaise, avant la guerre, et doté d’installations modèles, — jusqu’au fourneau du bourgeois et de l’ouvrier. La maison Félix Potin s’offrit avec bonne grâce ; les épiceries de moindre importance ne l’imitèrent pas. Les intermédiaires naturels étaient les bouchers, mais, par suite de la manie de réglementation qui sévit depuis une dizaine d’années, et à laquelle nous devons la loi dite de « répression des fraudes, » ou soi-disant « fraudes, » au lieu de convier les bouchers à acheter la viande importée comme ils achètent la viande fraîche et de leur laisser l’espérance d’y gagner quelque chose, — le prix du frigorifié est de 1 fr. 62 centimes le kilo pour le bœuf et de 1 fr. 56 centimes pour le mouton, — au lieu de s’en rapporter à eux pour faire l’éducation du public, il fut résolu, pour déférer au vœu de l’Académie nationale d’Agriculture, que cette viande « devait être mise en vente dans des locaux spéciaux ; » un honorable professeur avait même ajouté qu’il fallait procéder « comme pour la viande de cheval. »

Il était difficile d’être plus maladroit, puisque précisément la législation sur la viande de cheval, qui date du second Empire, consistait à la mettre en quarantaine, afin d’éviter qu’elle ne fit aux autres viandes une concurrence redoutable par son prix. Plus tard, lorsqu’on voulut tuer la margarine au profit de l’industrie beurrière, on employa le même procédé et, par la loi qui édictait la séparation des deux commerces et disqualifiait ainsi la margarine, on parvint à faire tomber sa vente de 95 pour 100. Par les conditions imposées au débit de la viande importée, au lieu d’avoir les bouchers pour alliés, on eut pour adversaires ces professionnels qui auraient fourni en abondance la main-d’œuvre nécessaire et se fussent ingénias par les mille habiletés de leur métier à présenter, parer et vanter cette chair exotique.

Tenus à l’écart, il leur était facile d’en dégoûter la clientèle sans avoir besoin d’inscrire sur leur boutique, comme firent quelques-uns, cet avis hautain : « Ici, on ne vend pas de viande frigorifiée. » Les préventions étaient telles qu’en certaines localités surburbaines on n’osait trop s’approcher de l’étal exclusif où cette viande était offerte ; chacun craignait d’être montré au doigt. La décongélation, du reste, que les bouchers de Londres font depuis longtemps le plus simplement du monde, exige un minimum d’expérience que des novices, recrutés avec peine, ne possédaient pas et la marchandise n’avait pas toujours bon air. Le ministre finit par faire voter à la Chambre une subvention de 500 000 francs en faveur des coopératives de Paris et de province — il y en a jusqu’ici trois ou quatre, — qui vendraient de la viande frigorifiée. Geste platonique, disons-le : l’intendance ne pourra guère céder plus de quelques douzaines de tonnes par jour à la population civile d’ici à la fin de la guerre, et, la guerre terminée, l’éducation du public se fera d’elle-même par les soldats retour du front.

Il faut donc s’attendre à ce que la viande fraîche ne baisse pas au détail, puisque les bœufs et les veaux sur pied sont en hausse moyenne de 30 pour 100 sur les marchés des pays d’élevage. Cependant la France a importé, en 1915, sous forme de bétail vivant ou de conserves en boites, de viande salée ou frigorifiée, un poids de 2 millions 800 000 quintaux de plus qu’en 1913.

Pour la charcuterie au contraire, l’importation a diminué ; mais ce n’est pas à la disparition des « jambons d’York, » dont la qualité supérieure venait presque exclusivement de Hambourg, qu’est due la hausse des porcs qui atteint 50 pour 100 depuis la guerre et surtout depuis un an. Les poitrines et les jambons en gros sont passés de 220 francs à 320 et 360 francs les cent kilos ; avec le haut prix des céréales, orge ou sarrasin, les campagnards élèvent moins et ce qu’ils élèvent leur revient plus cher. Des causes analogues, l’augmentation de l’avoine et du son, ont agi sur le prix des lapins qui, de 1 fr. 80, sont montés à 3 francs le kilo.

Les saucissons-populaires avaient haussé de 20 pour 100, sans que les porcs eussent enchéri, depuis que l’on avait interdit aux fabricans de salaisons le mélange de viande de cheval, naguère pratiqué dans la proportion d’un quart avec la chair du cochon. Cet enchérissement méthodique et artificiel, poursuivi avec des intentions excellentes sans doute pour le bien des consommateurs, aurait fini par les exaspérer, surtout dans une période de cherté naturelle des vivres, et l’administration autorise maintenant les charcutiers en gros à marier à leur gré, sans être tenus d’en faire mention, la viande du bœuf à celle du porc, ce qui permet de vendre les saucissons meilleur marché.

Certains comestibles ont passagèrement disparu, tel le gibier tant français qu’étranger ; ce dernier correspondait en 1913 à 5 millions et demi de kilos consistant en pigeons, pour la plupart italiens, en perdrix et en lièvres allemands ou autrichiens. Bien que la consommation du gibier fût dix fois moins importante que celle de la volaille, son absence a pu contribuer à faire hausser le prix des animaux de basse-cour ; mais c’est surtout la cherté des grains et, par une répercussion des prix les uns sur les autres, celle de la viande, qui ont fait enchérir les volailles de 50 pour 100, avec cette particularité que les poulets communs se vendent presque au même taux que les produits renommés de la Bresse, et que, dans la plupart des villes de province, d’où partent de nombreuses expéditions pour la zone des armées, les cours sont aussi élevés qu’à Paris et quelquefois même davantage.


III

Pour les beurres et les fromages, la crise de cherté a atteint une acuité telle qu’elle a provoqué à certains momens des manifestations sur les marchés. La production a-t-elle diminué, comme on le dit, tandis que la consommation augmentait ? Notre exportation d’une centaine de milliers de quintaux de lait naturel a presque cessé ; au contraire, nos importations de lait condensé sucré ont triplé, jusqu’à concurrence de 45 000 quintaux.

D’après les comptes d’une grosse entreprise laitière à la gestion de laquelle participent les coopératives de consommation, le prix d’achat du lait aux cultivateurs n’aurait augmenté que de 13,5 pour 100, mais les frais généraux de ramassage et de traitement du lait en province ont haussé de 45 pour 100 par suite de la cherté des fourrages et du charbon nécessaire à la pasteurisation. Les gros consommateurs industriels se procurent avec une certaine peine, entre 30 et 33 centimes, le lait dont ils ont besoin ; au détail les familles parisiennes le paient 40 et 45 centimes.

Préoccupées de garder pour leur propre usage les denrées de leur cru, chacune des nations d’Europe en limite ou en interdit la sortie : l’Angleterre ne nous envoie qu’avec parcimonie son chester ; de Hollande, il ne nous est venu l’an dernier que 34 000 quintaux de fromages, au lieu de 85 000 ; nous-mêmes avons ramené par décret aux chiffres d’avant la guerre notre exportation des beurres frais et salés qui avait un peu monté en 1915.

Nous avons aussi vendu 100 000 quintaux de fromages en moins à l’étranger. Chiffres minimes d’ailleurs, comparés à ceux que représente la production de ces articles en France : n’oublions pas que, depuis quarante ans à peine, le nombre des vaches et génisses avait passé chez nous de 7 millions à 12 et demi, et que la production d’un seul fromage, le roquefort, dont il se faisait sous Louis XV, 600 000 kilos et 1 200 000 sous Louis-Philippe atteignait onze millions de kilos en 1912.

Depuis la guerre, il semble que la quantité de lait, par suite d’un trop grand abatage de vaches, ait diminué ; son emploi s’est largement accru. Le café au lait, pour bien des adultes arrachés à leurs foyers, a remplacé la soupe rurale. Cette réduction du lait, qui peut-être contribue au moindre élevage des porcs, a eu pour conséquence directe le renchérissement des beurres : à Paris, ceux de Bretagne ont haussé de 90 pour 100, — de 260 francs les 100 kilos, en 1914, à 490 francs aujourd’hui ; — les beurres d’Isigny ou des Charentes, de 40 pour 100 seulement : de 400 francs à 560. Un moment on avait fixé un prix trop bas pour les qualités fines, ce qui les avait chassées des marchés ; il n’en venait plus.

Même au taux actuel, il en vient peu ; pour tâcher de maintenir leur taxe conventionnelle et paralyser la hausse, les mandataires aux Halles limitent les achats ; on se fait inscrire d’avance pour une motte de beurre. Les ménages peu fortunés se rejettent sur le saindoux, la graisse alimentaire à 2 fr. 40 le kilo, ou sur ce qu’on appelle « Végétaline » et « beurre de Coco, » qui ne sont autre chose que des graisses de bœuf bien travaillées avec de l’huile jusqu’à insipidité. C’est, sous un autre nom, la résurrection de la margarine, pour laquelle le commerce et le Conseil municipal ont demandé la suspension passagère de la loi de 1897, qui prohibe sa cohabitation avec le beurre dans les mêmes boutiques.

Par leur prix excessif, les fromages aussi contribuent à la raréfaction des beurres ; le profit sur le fromage est plus grand ; il s’est monté depuis la guerre des fromageries importantes : avec deux litres de lait, on fait un camembert qui vaut 1 fr. 10, — juste le double des 0,55 centimes qu’il coûtait il y a deux ans. — Le brie a suivi la même progression : de 3o francs la dizaine, en gros, à 72 francs ; le port-salut, de 200 à 380 francs ; le pont-l’évêque, le coulommiers ont aussi doublé. Quant aux gruyères, français ou suisses, au roquefort et au munster, qui, malgré son nom germanique, vient des environs de Remiremont (Vosges), leur augmentation est plus discrète, — 70 pour 100, — mais on en manque.

On a aussi manqué d’œufs l’hiver dernier ; à l’époque où la ponte est presque nulle, ils valurent couramment à Paris 240 francs le mille, en novembre, c’est-à-dire 2 fr. 88 la douzaine, en gros. Notre temps, qui a inventé l’aéroplane et la télégraphie sans fil et qui, dans le domaine alimentaire, a résolu beaucoup de problèmes en apparence plus difficiles, n’a pas encore trouvé le moyen de faire pondre les poules en toutes saisons, ou de conserver les œufs frais sans dommage d’une saison à l’autre. Nous importions donc chaque automne, en octobre, des œufs de Russie et de Sibérie, — 154 000 quintaux en 1913, — puis, de janvier à mars, des œufs bulgares ou galiciens, moins gros que les russes. Tous reconnaissables à un goût particulier, dû peut-être aux fibres de bois de leur emballage, mais valant seulement de 85 à 105 francs le mille, formaient les trois quarts de la consommation urbaine durant plusieurs mois de l’année. Depuis la fermeture des Dardanelles, la réduction des importations étrangères sur ce chapitre se chiffre par 310 000 quintaux ; ce qui, au poids de 55 kilos le mille, représente plus de 56 millions d’œufs de moins. Les œufs marocains, plus petits que les français, dont on signale depuis peu quelques arrivages, se vendent, comparativement à leur grosseur, aussi cher que les nôtres. Bienvenus d’ailleurs sur notre marché, où cette denrée n’a cessé d’enchérir ; le mille d’œufs du Midi, qui valait 75 francs il y a sept ou huit ans, au début du printemps, coûtait, en 1913, 90 francs ; il s’est vendu cette année 160 francs aux détaillans, qui le repassaient à leur clientèle avec un léger bénéfice ; car le détaillant parisien gagne peu sur les œufs, de décembre à Pâques ; mais, quand la baisse se produit aux Halles, il maintient ses prix autant que possible jusqu’au 1er juillet, et réalise en trois mois son profit annuel.

On aurait tort, du reste, de croire que la hausse actuelle soit pour une part quelconque imputable aux intermédiaires de gros ou de détail. Les légendes d’ « accaparement » et de spéculation, qui trouvent de toute éternité bon accueil dans le public et même dans les assemblées délibérantes aux époques d’extrême cherté, sont dénuées de tout fondement. Il n’est pas nécessaire d’être très versé dans les arcanes du commerce, pour concevoir que c’est au contraire en période d’abondance et de bon marché que les intermédiaires, petits et grands, s’approvisionnent amplement à peu de frais et à moindre risque ; c’est aussi dans ces momens-là qu’ils jouissent d’une marge importante entre le prix d’achat et le prix de vente ; celui-ci toujours plus lent à se réduire : le consommateur, habitué à payer un certain chiffre, ne se plaint pas.

En temps de hausse, c’est l’inverse. Les intermédiaires gagnent à la vérité sur leur stock en magasin, s’ils en possèdent ; lorsqu’il s’agit de marchandises susceptibles de conservation, ils en portent le prix au niveau de celui auquel ils devront se réapprovisionner eux-mêmes ; seulement, devant les résistances des acheteurs, menaçant de s’abstenir ou de changer de fournisseurs, commerçans de gros et de détail sont portés à restreindre leur prélèvement, non par générosité ou philanthropie, mais par une concurrence naturelle et par le souci de leurs intérêts. A pénétrer intimement, à l’heure actuelle, toutes les branches de commerce qui ne sont pas investies d’un monopole, le phénomène se vérifie aisément, et il est général.

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de marchandises surfaites, quoique souvent, parmi celles qui semblent le plus évidemment majorées, il se peut que leur prix excessif ait tenu a une production mal organisée, plus qu’à une ambition de gain démesurée des vendeurs : au début de la guerre, l’Etat faisait fabriquer pour la troupe, à façon, pour 50 000 kilos par jour de conserves assaisonnées, dont il fournissait la viande et la boite, et qui lui revenaient à 4 fr. 70 le kilo. Après de longs mois, il se décida à commander en Amérique, moyennant 2 fr. 70 le kilo, les mêmes conserves, réalisant ainsi une économie de 100 000 francs par jour.


IV

Sans aller en Amérique, l’organisation des achats et des transports, la collaboration des intermédiaires unis dans le désir désintéressé de servir le pays, peuvent, sinon supprimer une hausse incoercible puisqu’elle résulte de l’absence partielle de marchandises, au moins en atténuer sensiblement les effets. C’est ce que fit le « Comité de l’approvisionnement de Paris, » fondé et dirigé par deux hommes d’initiative qui, depuis vingt mois, ont bien mérité de leurs concitoyens : MM. Bouat et Dayné, présidens, l’un des syndicats de l’alimentation en gros de France, l’autre, des syndicats de mandataires aux Halles. Lors de la publication du décret de mobilisation, l’administration municipale s’était préoccupée du ravitaillement journalier de la population pendant la période difficile qui allait s’ouvrir. Les particuliers eux-mêmes créaient la disette par leurs accumulations de provisions, dans l’inquiétude de l’avenir : le riz, de 40 francs montait à 130 francs les 100 kilos ; les pommes de terre de 15 francs à 60.

MM. Bouat et Dayné fondèrent, avec des collègues de bonne volonté, comme eux principaux mandataires et commissionnaires aux Halles pour les diverses denrées, un Comité qui offrait cette particularité rare et presque invraisemblable de n’être composé que de gens compétens. Le Préfet de la Seine, M. Delanney, sans que son rôle en fût moins actif dans la sphère de ses attributions, leur prêta un concours énergique en leur laissant carte blanche, et nul homme politique ne leur fut adjoint. Ce Comité, au milieu du désarroi des cours, commença par imposer à tous, expéditeurs, intermédiaires et revendeurs, des prix délibérés et fixés à l’amiable, de commun accord, en modérant les exigences de chacun par un appel au patriotisme ; puisqu’il est connu que l’homme ne vit pas seulement de pain, qu’il est accessible aux mobiles les plus nobles et que tel, dont les intérêts égoïstes se montreront intraitables si l’on prétend les contraindre, sera tout prêt à une besogne de pur dévouement si l’on s’adresse à son cœur.

Provoquer des envois de la part des producteurs découragés par la brusque suppression des transports et se porter garans, vis-à-vis des timides, du paiement de leurs marchandises malgré le moratorium, rechercher avec discernement et obtenir, dans le désarroi inévitable de la vie commerciale, le rétablissement des quelques trains indispensables et des horaires sans lesquels ces trains n’auraient pu être utilisés ; c’est à quoi s’employa le Comité tout d’abord. Et, comme chaque saison exige un régime de transports adapté aux conditions climatériques et à la nature des denrées, comme aussi la durée des hostilités suscite des difficultés croissantes, ne fût-ce que pour la navigation maritime : et notamment pour nos relations avec l’Algérie, comme il faut concilier avec les besoins primordiaux de la Défense nationale, avec les voyages de troupes et de munitions, tantôt l’arrivage des oranges africaines via Port-Vendres, et le retour des emballages vidés outre-mer, tantôt l’envoi des fraises du Tarn-et-Garonne et des asperges de Loir-et-Cher, on présume que ce Comité de professionnels, qui travaillent pour l’honneur, n’est pas sans affaires. Rappelons-nous que certaines denrées, certaines primeurs dont le total se chiffre par millions, sont le pain des agriculteurs qui vivent une partie de l’année sur le produit de ces récoltes de luxe.

Pendant de longs mois, l’alimentation des troupes en campagne s’était surtout composée de viande ; lorsqu’on eut reconnu la nécessité de varier ce régime carné, les intendances, agissant isolément, sans unité de direction, passèrent des marchés de légumes avec de nombreux fournisseurs, qui, enchérissant les uns sur les autres, causaient une hausse injustifiée. La population civile en souffrait autant que le Trésor. Le remède proposé par le président du Comité d’approvisionnement, M. Bouat, à cette concurrence fâcheuse que l’Etat se faisait à lui-même, fut la centralisation des achats. D’octobre 1913 à octobre 1915, les choux aux Halles parisiennes étaient passés de 7 francs à 24 francs les 100 kilos ; les navets et les carottes de 10 à 15 et 20 francs ; les poireaux de 12 à 32 francs, les oignons de 18 à 38 francs.

Sitôt qu’un mandataire unique fut chargé de la totalité des fournitures militaires, la baisse se fit sentir. Ce spécialiste avisé renversa les rôles : ce furent les vendeurs, qui par lui se trouvèrent piqués d’émulation et au besoin mis en posture de solliciteurs. Il envoya dans les provinces des agens de renseignemens qui, sachant les offres de la culture, permirent de peser sur les prix. L’oignon étant déficitaire en France cette année, il en fit venir d’Espagne, d’Italie, d’où l’exportation n’était pas interdite, et même d’Egypte. Par centaines de milliers de kilos partent chaque jour, d’un petit bureau de la rue Sainte-Opportune, les ordres d’achat de légumes pour toute l’armée : à la Villette, où se fait le dosage destiné à chaque corps et à chaque régiment du front, ils arrivent par trains entiers de directions multiples ; car ils ne sont que très exceptionnellement achetés à Paris ou aux environs.

Ce ravitaillement sagace, dirigé avec le souci d’éviter tout ce qui pourrait causer une perturbation du marché et amener une hausse factice, s’efforce de faire venir les denrées du fond des provinces, des centres éloignés qui les cultivent, où elles reviennent ainsi moins cher à l’Etat, en laissant pour Paris les régions plus proches. Ce type d’achats systématisés par un homme du métier peut être cité comme un palliatif à la hausse ; il ne saurait toutefois l’abolir, et créer l’abondance quand il y a défaut de marchandises. Quoiqu’il soit entré en France l’an dernier 120 000 quintaux d’oignons de plus que d’habitude, leur prix avait néanmoins plus que doublé cet automne.

Souvent aussi, l’importation est pratiquement impossible : Nous ne recevons plus les lentilles de Russie, ni les haricots de Buda-Pesth ; leur absence se remarque davantage que celle des foies gras de Hongrie que les marchands de comestibles destinaient à donner de la fermeté aux nôtres. Les deux millions de quintaux de légumes secs qui nous venaient annuellement de l’étranger et représentaient le double des similaires français, sont tombés à 900 000 en 1915 et, si les pommes de terre coûtent 50 pour 100 de plus, c’est que notre récolte a été inférieure d’un tiers à la moyenne des dix dernières années. Les nations voisines en ont interdit l’exportation ; nous n’aurions pas grand profit du reste à les acheter au dehors ; elles sont aussi chères en Hollande, en Espagne et en Italie qu’en France. Cependant, nous ne sommes pas à bout de ressources, puisque nous consommons presque autant d’oranges et de bananes que les années antérieures, sans regarder à leur prix.

Du moment que les chalutiers à vapeur, réquisitionnés, péchaient des sous-marins au lieu de pêcher du poisson, le poisson forcément devenait rare ; d’autant plus que, si la pêche en haute mer est tout à fait supprimée, la pêche côtière est elle-même fort gênée ; on a dû l’interdire dans les environs des ports et dans presque tous les estuaires des grands fleuves, parce que rien ne serait plus facile à un sous-marin que de s’embusquer derrière un bateau de pêche et, dissimulant ainsi son périscope aux lorgnettes qui fouillent l’horizon, de sortir brusquement de cet abri pour attaquer les paquebots ou les transports de guerre. Le personnel a disparu des ports en même temps que le matériel : le plus grand nombre des pêcheurs sont mobilisés ; il ne reste que les vieux et les mousses. Leur consolation est de gagner davantage. Le poisson de luxe a presque doublé, le poisson commun a plus que triplé : la hausse des soles, de 3 fr. 25 à 6 francs le kilo, semble raisonnable auprès du kilo de dorades ou de colins passé de 0 fr. 75 et 0 fr. 90 à 3 fr. 50 ; du kilo de raies ou de merlans de 0 fr. 50 ou 0 fr. 60 à 1 fr. 50 et 2 francs. Le maquereau, que des crieurs ambulans débitaient le long des rues dans les quartiers populaires : — « Il arrive le maquereau, il arrive ! » — à raison de 16 francs le cent, en vaut aujourd’hui 45. Tous ces poissons fournissaient avant la guerre à la population pauvre une nourriture substantielle et à bon marché.

La consommation du poisson frais était de nos jours à Paris vingt fois plus grande qu’il y a cent ans, — de 2 millions de kilos à 40 millions par an, — tandis que celle des salaisons, harengs ou morues, qui s’était fort développée en province, était tombée, depuis la fin de l’Ancien régime, de 4 millions de kilos à 900 000 aujourd’hui dans la capitale. Les Parisiens voudraient-ils y revenir par économie qu’ils devraient payer la morue 80 pour 100 de plus qu’avant la guerre et qu’une boite de 25 harengs saurs, au lieu de 2 francs en 1913, vaut 4 fr. 75. Le poisson frais est si disputé que les différentes villes renchérissent directement dans les ports, à la plus grande joie des gens de mer.

Scandale inqualifiable, disent les marchands évincés ! Est-il raisonnable, est-il « juste » que ce pêcheur, qui était satisfait et gagnait sa vie en vendant ses soles 3 francs, se mette à les vendre le double et encaisse ainsi un bénéfice « exorbitant ? » Remarquons que si, par une cause quelconque, ce pêcheur, réduit à céder les mêmes poissons pour trente sous au lieu de 3 francs, se voyait menacé de la misère, aucune force humaine ne pourrait maintenir sa marchandise à un taux suffisant pour le faire vivre. On en peut dire autant des cultivateurs qui réalisent en ce moment leurs bestiaux ou leurs fromages à des prix exceptionnels, ou des ouvriers dont la pénurie générale de main-d’œuvre a fait hausser les salaires. Ces privilèges occasionnels sont la contre-partie légitime, pour les uns comme pour les autres, des crises agricoles ou industrielles, des méventes ou des chômages qui sévissent à certaines heures.

Le poisson d’eau douce a, lui aussi, enchéri : les truites de 2 fr. 25 à 5 fr. 50, les brochets et les anguilles de 1 fr. 70 à 2 fr. 75 et 3 francs. La Hollande nous en envoyait avant la guerre et, en revanche, les Allemands venaient à Marseille chercher des anguilles en provenance d’Algérie ; ils les transportaient chez eux en des wagons réservoirs soigneusement aménagés, munis d’un moteur qui, pour aérer l’eau, la pompait sans relâche et la faisait retomber en pluie. L’Allemagne faisait aussi, avec des croisemens français, des élevages de carpes sélectionnées : en France, où le poisson d’eau douce ne représentait qu’un appoint modeste, les 25 000 quintaux introduits en moins (1915) sont peu de chose auprès d’une diminution des deux tiers dans les 500 000 quintaux de morue que nous tirions de l’étranger.

Ce n’est pas à une moindre importation qu’est due la cherté inouïe des vins ordinaires ; bien qu’au contraire de ce que l’on croit généralement et malgré les tarifs élevés de notre douane, la France achète en général plus de vins à l’étranger qu’elle ne lui en vend. Ce haut prix ne tient pas non plus à ce que le sulfate de cuivre, nécessaire à la vigne, ait manqué ; mais il a été employé à d’autres usages et, surtout, l’absence de personnel n’a pas permis de donner au vignoble les soins nécessaires.

Sur une vingtaine de millions d’hectolitres récoltés cet automne, le quart a été payé pour l’armée de 30 à 50 francs suivant le cru et le degré ; les gros négocians bien pourvus de capitaux se sont approvisionnés en hâte, ce qui leur permet de revendre le litre au détail avec bénéfice au-dessous du cours actuel de 80 francs. Cette disette de vin eût suscité un formidable mouvement d’opinion en faveur de la liberté du sucrage des vendanges, qui, dans l’occurrence, eût été profitable à tous, si le sucre avait été à bas prix. Mais le sucre a doublé : de 37 francs à 75 francs, non compris les 25 francs d’impôt, le raffinage et le profit du détaillant, qui le portent à 1 fr. 15 ; et sans doute eût-il triplé comme le vin, si le même ministère, dont nous avons vu le rôle bienfaisant pour le blé, ne s’était fait aussi marchand de sucre.

Les résultats de son intervention sont ici moins saillans ! tout simplement parce que le sucre a, sur le marché mondial beaucoup plus enchéri que le blé, et parce que l’Etat n’avait aucune raison pour revendre à perte celui qu’il avait acheté au dehors. Au lieu de 700 000 tonnes dont la France disposait annuellement, sur lesquelles 110 000 provenaient de ses colonies, — le reste étant produit sur son propre sol, — nos fabriques indigènes, dont 180 sur 220 sont situées dans des départemens partiellement au pouvoir de l’ennemi, ont produit seulement 140 000 tonnes en 1915. Les envois de nos colonies et les achats faits en Amérique et à Java par le commerce libre s’élèvent à 350 000 tonnes. Au moyen d’un stock supplémentaire de 175 000 tonnes, dont il a fait directement l’acquisition à l’étranger, l’Etat est en mesure d’exercer sur les prix une action régulatrice.

Il le fait avec modération en tenant compte de son propre prix de revient et de celui des cultivateurs et industriels français, dont les frais ont augmenté parce qu’ils travaillent dans des conditions anormales. Il convenait de leur laisser une marge raisonnable, aux uns pour la vente de leurs betteraves, aux autres pour le prix de leur sucre brut. Le Ministère s’est engagé à leur reprendre le sucre invendu pour 70 francs le quintal, à la condition qu’eux-mêmes le cèdent aux raffineries à 75 francs. Tout au contraire des taxes brutales et obligatoires d’autrefois, toujours inopérantes, c’est une entente, un trust formé par l’Etat avec l’industrie privée. La spéculation disparaît, non par décret ou prescription solennelle, ce qui serait un rêve, mais parce qu’on lui enlève son objet en fournissant au public ce qu’il demande. Or le public demande 45 000 tonnes de sucre par mois, très peu de moins que si les prix n’avaient pas haussé.

Personne ne renonce à ses confitures, à ses pâtisseries, à son chocolat : nous importons 28 000 quintaux de thé, au lieu de 12 000 et 75 000 quintaux de cacao de plus qu’avant la guerre, et, — serait-ce que la chicorée est hors de prix ? — 230 000 quintaux de café de plus. C’est au point que le gouvernement, trouvant la provision plus que suffisante, songerait à en interdire l’importation, pour ne pas encombrer inutilement les bateaux, et aussi pour nous contraindre à l’économie.

Il est entré en France, l’an dernier, autant de vanille et d’essence de rose, et trois fois plus de musc que d’ordinaire ; ce qui prouve que la parfumerie se défend malgré la cherté de l’alcool, qui fait majorer l’eau de Cologne de 80 pour 100. L’alcool pur, en effet, a quintuplé ; il vaut aujourd’hui près de 300 francs l’hectolitre ; nous sommes obligés d’en faire venir d’Amérique. Quoiqu’il se soit fondé chez nous des distilleries nouvelles, nous étions incapables de fournir à nos poudreries les milliers d’hectolitres qu’elles consomment chaque jour. On sait que les poudres françaises sont faites de deux cotons nitrés à des degrés différens, délayés et mis en pâte dans un mélange d’alcool et d’éther.


V

Est-ce parce que la guerre absorbe ainsi d’énormes quantités de coton que les chiffons de cette étoffe se vendent cinq fois leur prix de naguère ? Les déchets de toute sorte, laine ou coton, ont aussi beaucoup augmenté. En tout cas, si le coton brut a passé de 83 francs à 112 les 50 kilos, ce n’est pas que son prix soit plus élevé au pays d’origine ; la hausse du fret, de 4 francs à 22 fr. 50, et celle du change suffisent à expliquer cet écart. Pour le tissu de coton écru la hausse est de 50 pour 100 : le mètre, qui valait 50 centimes avant la guerre, vaut 74 cenimes aujourd’hui ; la différence est plus grande pour les tissus blanchis ou teints, parce que les teintures manquent, l’indigo et le noir font absolument défaut.

Une grande partie des étoffes nous viennent au reste de l’étranger ; malgré nos droits de douane très élevés, nous avons été forcés d’importer de la bonneterie d’Amérique. Quelle que soit l’énergie de nos industriels, — ceux de Picardie font des tricots et des chandails au son du canon, à Corbie, sur le front anglais, à Villers-Bretonneux derrière les lignes françaises, — ils arrivent à peine au tiers de leur production normale. Beaucoup sont réquisitionnés par l’intendance ; les fabriques de Romorantin et d’Elbeuf ne travaillent que pour l’armée.

Les vêtemens civils tout faits, dont les stocks de l’été 1914 subsistent encore invendus dans les rayons de la nouveauté, les complets à 49 francs pour hommes ont le rare privilège de n’avoir pas enchéri. Pour les femmes, la mode a ses exigences qui les contraignent inopportunément à revenir à l’ampleur : elles sont passées, d’un costume étroit et long, à des jupes courtes et larges qui, au lieu 1 m. 40, absorbent 3 m. 60 d’étoffe ; juste au moment où le drap souple, dans lequel sont coupés les costumes tailleur, a haussé de 3 fr. 75 à 7 francs. Les dames pourtant savent se restreindre sur le luxe ou le demi-luxe ; dans une série de modèles de 200 francs à 20 francs, les grands magasins ont beaucoup moins de débit que précédemment pour les premiers, et bien davantage pour les seconds. Par les chiffres seuls on mesure mal la distance réelle entre la valeur intrinsèque des marchandises nouvelles et la valeur de celles qu’elles prétendent remplacer ; l’on s’est en effet ingénié à diminuer la qualité pour ne pas augmenter le prix : au lieu de faire cinq lots gradués dans une balle de coton, on n’en fait plus que trois ; on atténue la hausse en mélangeant au premier choix des substances un peu inférieures, et l’on opère ainsi du haut en bas de l’échelle.

Lorsqu’il s’agit par exemple des flanelles fantaisies, dites Mic-Mac, mélangées de coton, employées à la confection des corsages et des jupes, le prix a simplement doublé (de 1 fr. 05 à 2 fr. 10) parce qu’on a pu mettre en œuvre des matières moins pures, surtout dans le noir ; de même, la draperie foulée pour hommes n’a haussé que de 5 à 8 fr. 50, grâce à l’usage de laines plus communes, qui servaient antérieurement à faire des feutres ou des tapis. Mais pour la flanelle « irrétrécissable » cotée pure laine, — elle contient en réalité 8 à 10 pour 100 de coton, qui précisément a pour effet de l’empêcher de rétrécir, — comme sa nature n’a pas changé, son prix est monté de 0 fr. 85 à 2 fr. 25.

Ici la hausse de la matière première, de la toison du mouton d’Argentine ou d’Australie, agit autant que le fret et, pour les laines travaillées en France, autant que la façon, filage et tissage, dont tous les élémens (huile, savon, combustible et main-d’œuvre) sont doublés. Manufacturée ou non, la quantité de laine dont nous disposons est d’ailleurs bien réduite depuis la guerre : il est entré 340 000 quintaux de plus qu’en 1913, à l’état de tissus ou de fils, mais il est entré 2 millions 200 000 quintaux de moins à l’état de laine brute, c’est-k-dire le quart seulement de ce que nous importions. Or nous avons depuis deux ans consommé plus de laine ; il s’en est porté, usé et perdu plus au front des armées que d’ordinaire dans la vie civile.

La même remarque s’applique au linge ; les chemises de soldats ou les caleçons militaires ont absorbé surtout du coton ; le peu de chanvre et de lin que nous avons reçu a servi aux tentes, aux sangles, aux bretelles de fusil, et autres besoins de l’intendance et des hôpitaux. Les Allemands s’étaient emparés de tous les stocks de fils et de toiles existant dans le Nord de la France et en Belgique, d’où les filatures ont presque disparu ; les 1 120 000 quintaux de lin, que la Russie nous fournissait, ont manqué. Sur le chanvre, le déficit de 230 000 quintaux, broyés, peignés ou en étoupe, ne pourrait être compensé par les 300 000 quintaux de sacs en jute, importés pour les tranchées en 1915.

Si bien que le fil de lin est, suivant sa finesse (sec ou mouillé), trois et quatre fois plus cher ; les toiles de ménage, à chaîne coton et trame fil ou inversement, ont plus que doublé, et un torchon pur fil devient chose précieuse. Nous revenons, en fait de linge, sinon à la pénurie de l’ancien régime où les serviettes, nappes et mouchoirs, étaient un luxe, du moins aux prix d’il y a un demi-siècle avant la révolution des industries textiles. Et nous n’avons pas, comme nos aïeux, la consolation d’avoir les chaussures presque pour rien ; car, elles aussi, ont monté de 40 pour 100 ; et elles auraient augmenté bien davantage, faute de cuir, si l’Etat n’avait importé l’an dernier du dehors 102 000 selles pour notre cavalerie et 5 millions 200 000 paires de bottines ou souliers brodequins pour nos soldats.


VI

L’augmentation des prix du vêtement et de la nourriture tient pour partie à l’absence de main-d’œuvre et pour partie à la suppression des moyens de transport ; cette seconde cause est le facteur principal dans le chapitre du chauffage et de l’éclairage. Un simple calcul permettra de saisir le rôle capital de la question transports dans notre vie nationale : avant la guerre. chaque Français transportait annuellement, pour le charme ou la commodité de sa vie, pour mieux vendre ses produits ou acheter à meilleur compte ceux d’autrui, treize cent mille kilos à un kilomètre ou treize mille kilos à cent kilomètres. Quand je dis qu’il les transportait, j’entends qu’il les faisait transporter ou, plutôt, qu’on les transportait pour lui.

Telle était, rapportée à nos 39 millions de concitoyens, quelque modeste que fût leur rang dans l’échelle sociale, la part moyenne qui revenait à chacun d’eux dans le volume et le poids gigantesque des 50 milliards de tonnes kilométriques déplacées chaque année à leur intention par les voies ferrées, fluviales ou maritimes, sans parler du mouvement de nos routes terrestres dont il n’existe aucune statistique. Ce mouvement global de 50 milliards de tonnes, chargées, déchargées, voiturées par ou pour nous se décomposait : en 180 millions de tonnes effectuant Sur nos chemins de fer un parcours de 435 kilomètres, 35 millions de tonnes accomplissant sur les canaux et rivières un trajet de 156 kilomètres et 40 millions de tonnes importées ou exportées par mer d’une distance que, pour être sûr de rester au-dessous de la vérité, l’on peut chiffrer à 500 kilomètres en moyenne, puisqu’elles venaient en égale quantité d’Angleterre et d’Amérique, faisant tantôt 30 kilomètres et tantôt 7 000.

Il peut sembler extraordinaire et même invraisemblable que, pareil à M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, chaque Français déplaçât inconsciemment, envoyât ou apportât chaque année d’une distance moyenne de 200 kilomètres, 6 500 kilos par terre ou par eau. Cependant si l’on regarde vivre, dans le premier semestre de 1914, je ne dis pas les riches et les bourgeois, mais le plus simple paysan dans son village, on ne s’étonnera plus que, pour faire vivre comme elle vivait alors la famille qui occupait cette maisonnette, il fallût mouvoir et véhiculer un pareil poids.

Presque tout ce qu’elle consommait venait de loin et les choses mêmes qu’elle produisait sur place, comme les grains ou le bois, pour qu’elles n’enchérissent pas à l’excès, pour que le pain blanc de sa table et la bûche de son foyer ne devinssent pas, en se faisant rares, des objets de luxe qui lui échapperaient, devaient être multipliés par des apports lointains dans l’intérêt de cette famille paysanne. Il fallait que le froment du Nord vînt alimenter le Midi, que le froment de l’Amérique, de l’Inde ou de la Russie comblât les vides de la récolte française. Si le charbon de terre n’avait pas remplacé le bois dans tous les usages industriels, si les citadins ne l’avaient pas employé de préférence comme combustible ; si, même aux champs, le maréchal, le bouilleur de cru, ne s’était servi de houille pour sa forge ou son alambic, le bois, disputé par des consommateurs plus fortunés, aurait été arraché aux campagnards.

Pour sa nourriture quotidienne cette famille rurale usait de café du Brésil, de sucre de l’Aisne ou du Pas-de-Calais, de morue de Saint-Pierre-Miquelon ou de Terre-Neuve ; le pétrole qui brûlait dans sa lampe de faïence blanche, suspendue aux solives du plafond, venait de Bornéo dans l’océan Indien ou de Bakou sur la Mer-Noire ; sa bougie était le produit de graisses internationales, peut-être de gadoues des Etats-Unis, désinfectées, blanchies et déshydratées par un procédé scientifique récent. Sa faucheuse était importée d’Amérique, à moins qu’elle n’eût été fabriquée par la succursale française de quelque International Harvester. De Lorraine venaient le fer de sa charrue, l’acier de ses essieux, de ses bandages de roues, de ses instrumens aratoires, la ronce artificielle de ses clôtures. Le lien de corde, enroulé sur le front de ses vaches, était fait avec les fibres de Manille (Iles Philippines) mariées au chanvre russe de Riga. Les poutres de son toit, les planches de son grenier étaient arrivées tout équarries et débitées de Suède et de Norvège, d’où lui venaient aussi, sous forme de sapin brut ou de pâte chimique, le papier de son journal et son propre papier à lettres. Sa chemise, son mouchoir, ses serviettes de coton venaient de la Louisiane ou du Texas, la laine de ses habits venait d’Argentine ou d’Australie et, si l’on objecte que, parmi les fournitures qui précèdent, beaucoup étaient de faible poids, on se souviendra que les milliers de kilos d’engrais artificiel qui fertilisaient ses labours ou ses prairies venaient : les nitrates, du Chili, les phosphates de l’Afrique du Nord.

Des diverses provinces françaises et même de toutes les parties du monde étaient apportés à ce paysan cent objets nécessaires ou utiles à son exploitation agricole, comme à sa nourriture, à son vêlement, à son éclairage personnel ; mais il n’usait pas moins des moyens de transport pour exporter à des prix avantageux presque tout ce qu’il produisait et qu’il n’aurait pu continuer de produire, pendant un an ou même pendant quinze jours, si des trains entiers de chemins de fer n’étaient partis sans cesse de la station la plus voisine, chargés de ses volailles, de ses légumes, de ses fruits, de ses fleurs, aussi bien que de ses grains, de son bétail ou de son vin.

Plus les moyens de transport étaient, en temps de paix, mêlés à notre vie, plus leur collaboration nous était indispensable et plus rude fut le coup que leur paralysie, leur disparition partielle nous porta. Leur prix était une portion du prix de chaque chose, portion si réduite que, sur mer et généralement par eau, sur les fleuves et les canaux, on voiturait mille kilos de marchandises pour quelques demi-centimes par kilomètre. Aujourd’hui, les frets maritimes ont sextuplé, octuplé, décuplé ; le tarif de la navigation fluviale n’a modestement augmenté que du triple : de Rouen à Paris, ce qui coûtait 3 francs avant la guerre se paie 9 fr. 75. Les tarifs des chemins de fer n’ont pas augmenté ; mais on ne trouve plus ni péniches, ni wagons.

Certaines routes internationales sont barrées : la moitié de la consommation française en pétroles venait de Russie et de Roumanie ; depuis la fermeture des Dardanelles, nous importons exclusivement des Etats-Unis, moyennant un fret de 140 shillings la tonne, au lieu de 15 shillings autrefois. Essences et huiles lampantes nous arrivent prêtes à être livrées à la vente, — le raffinage, aux prix actuels du charbon et de l’acide sulfurique, serait ruineux pour l’industrie privée. — Seul, l’Etat importe du pétrole brut de Bornéo, parce que l’on s’est aperçu, en Angleterre d’abord, puis en France, sur les indications de la maison Deutsch de la Meurthe, que cette huile malaise contenait environ 7 pour 400 de toluène, propre à la fabrication des explosifs.

Tandis que l’éclairage enchérissait dans les campagnes par la hausse du pétrole et de la bougie (celle-ci montait de 50 pour 100), il demeurait sans variations dans les villes, où le gaz et l’électricité n’avaient pas changé de prix..., du moins pour les consommateurs. Les Compagnies, que des contrats obligeaient à fournir suivant un tarif déterminé, eurent à supporter de ce chef des pertes importantes ; quelques-unes se virent menacées de liquidation. Pour les Sociétés électriques qui produisent exclusivement l’énergie avec la houille, l’augmentation seule du charbon est plus grande que le prix même auquel le kilowatt-heure est vendu, quel que soit le combustible employé par elles : les fines de Cardiff sont passées de 18 francs à 60, et de même les grains lavés d’Ecosse ; de là, au chemin de fer métropolitain, un surcroît de débours annuel de 4 millions de francs. Sans parler de l’intérêt perdu sur le fonds de roulement improductif, qui triple avec un charbon triplé de prix. Quant aux Compagnies qui vendent à la fois lumière et force, telles que les secteurs électriques de Paris, comme la lumière se vend dix fois plus cher que la force, elles ne sont pas trop à plaindre.

Il n’en est pas de même des Compagnies de gaz, qui emploient annuellement 4 millions de tonnes de houille ; pour elles, la hausse du charbon est loin d’être compensée par le supplément qu’elles tirent de leurs sous-produits : du coke notamment, ou des huiles de goudron, dont la France, comptant sur l’étranger, avait eu le tort grave de négliger la distillation avant la guerre et qui fournissent maintenant du phénol et du crésol pour la fabrication des explosifs. Pour la Société du gaz de Paris, la réduction de l’éclairage des rues dans la capitale n’est pas, comme on pourrait le croire, une source d’économie bien sérieuse ; elle est seulement l’occasion de pétitions innombrables de la part des boutiquiers en crédit près des puissans du jour, en vue de faire rallumer le bec de gaz situé devant ou à proximité de leur porte. Quel élu du suffrage universel refuserait d’appuyer pareille demande de la part des marchands de vins de son quartier ? Quel ministre serait assez dur pour ne pas intervenir en faveur du grand restaurant qu’il honore de sa présence ?

L’éclairage des voies publiques ne représente d’ailleurs que 4 pour 100 de la consommation du charbon. L’obscurité relative où Paris est plongé chaque soir n’a pas empêché la Société du gaz de perdre l’an dernier 20 millions et demi de francs sur une vente de 332 millions de mètres cubes à 20 centimes. Cette perte de 7 centimes 35 par mètre cube oblige la Société fermière à contracter un emprunt, dont l’amortissement privera ses actionnaires pendant sept ou huit ans de leur participation à des bénéfices gagés d’avance. Il s’agit ici, comme on sait, d’une régie intéressée ; le principal bénéficiaire du gaz en temps normal est la Ville elle-même ; privée de ce revenu, elle le retrouvera sous forme d’impôt sur les ménages parisiens qui. au nombre de 750 000, — c’est-à-dire pour la quasi-totalité, — sont aussi les abonnés du gaz.

Ces abonnés, il est vrai, ne sont pas tous dans leurs foyers : il y a présentement 11 pour 100 d’appartemens inhabités ; bien des magasins éteignent de bonne heure, nul atelier ou industrie de luxe ne veille la nuit ; mais aussi les abonnés préfèrent employer, pour la cuisine et le chauffage, le gaz qui n’a pas enchéri, afin d’économiser le charbon qui a plus que doublé.

La France consommait, en 1913, 63 millions de tonnes de houille, elle en produisait 41 et en importait 22. Sa production, par occupation partielle du Nord et du Pas-de-Calais, a baissé de plus de moitié ; pour son importation, dont 9 millions de tonnes provenaient de Belgique et d’Allemagne, elle a dû s’adresser exclusivement à l’Angleterre. L’arrêt des industries pacifiques a réduit la consommation, mais non dans une mesure correspondante, parce qu’il a été créé ou transformé nombre d’usines de guerre toutes vouées à un travail intense. Le charbon anglais s’étant mis à hausser et les ouvriers du pays de Galles réclamant leur part de cette aubaine, la loi dite Runciman, du nom de son auteur, limita les bénéfices des mines à 5 shillings au-dessus des cours moyens de 1913. Cette loi ne s’appliquait qu’au marché intérieur, mais comme il fallait une autorisation spéciale pour la sortie, aux mines qui prétendaient exagérer leur prix on refusait les licences d’exportation. Pratiquement le charbon criblé Newcastle vaut actuellement au départ, rendu à bord, 21 à 23 shillings, au lieu de 14 à 16 en 1913 ; mais le fret qui était en moyenne de 5 shillings 6 pence est maintenant de 30 shillings.

Au fret s’ajoute presque invariablement la « surestarie, » c’est-à-dire une indemnité de tant par heure, au cas où le navire n’est pas déchargé dans le délai prévu par le contrat. La surestarie ne profite à personne ; cette amende est fort loin de compenser pour l’armateur l’absence de gain du bateau qui fait un voyage au lieu de deux ; c’est une perte sèche pour la collectivité, puisque ces équipages et ces navires ankylosés sont improductifs, dans un moment où l’outil manque. On constate ce paradoxe désolant : le nombre des bateaux est moindre, et pourtant les ports sont encombrés. Sur les 50 millions de tonneaux de la flotte commerciale du monde, 15 millions ont été enlevés au trafic, soit par immobilisation pour les flottes austro-allemandes, soit par réquisition militaire pour les navires anglais et français. Et le trafic de ceux qui restent est déséquilibré par la guerre ; nous avons, en 1915, importé 6 millions de tonnes de marchandises de plus et nous en avons exporté 3 millions de moins. Cette situation a mis en relief une autre contradiction singulière : les ports les meilleurs dans le monde, en Amérique comme en Europe, les ports-modèles, dotés de tous les perfectionnemens ont été aménagés par les grands entrepreneurs français, tandis que nos propres ports français ne sont pas outillés. La cause en est depuis longtemps connue : au lieu de faire des ports pour les bateaux, on a fait des ports... pour les électeurs. Si l’outillage de nos ports est défectueux, cela n’est pas dû à l’insuffisance de la somme globale qui leur a été consacrée ; mais ces sommes considérables, au lieu d’être affectées au parfait agencement de quelques grands ports, ont été éparpillées tout le long du littoral pour la satisfaction de tous les intérêts d’arrondissement. Il en résultait, dès le temps de paix, que les armateurs étrangers appliquaient un tarif de fret plus élevé, lorsque les expéditions se faisaient sur les ports français auxquels ils préféraient Anvers ou Rotterdam. Qui croirait que le port à charbon de Marseille n’est pas relié à la voie ferrée ?

Faute de grues, — quelques-unes à Rouen ne marchaient pas parce que, appartenant à des Allemands, elles étaient sous séquestre, — faute de main-d’œuvre, faute de wagons aussi (il nous en manque 50 000) ou de péniches et de remorqueurs, les bateaux demeurent embouteillés à Rouen, aussi bien qu’à Bordeaux ou à Saint-Nazaire, payant des 5 et 6 francs par tonne de surestarie. L’impôt sur les bénéfices de guerre, que l’Angleterre avait établi pour satisfaire l’opinion publique choquée des gains formidables de l’armement, associa l’Etat à ces gains, mais contribua encore à élever les prétentions des affréteurs. La tonne de charbon anglais, grevée du change de 12 pour 100, du transport maritime et fluvial et de tous les frais accessoires, revient à Paris à 120 francs, c’est-à-dire 67 francs plus cher qu’en 1913.

Seulement, le charbon français coûte moitié moins. C’est pourquoi le consommateur ne paie que 95 francs, et même certains marchanda ont consenti des rabais à la clientèle populaire : la maison Bernot cède en sacs de 10 kilos, à 0 fr. 85 chacun, environ 500 000 kilos par jour de charbon criblé, dont la manutention seule exige, pour la mise en sacs, un personnel de 250 ouvrières. De pareilles ventes au détail, à prix réduit, méritent d’être encouragées ; elles sont aussi utiles peut-être que les distributions gratuites faites par la Ville de Paris d’un stock de 200 000 tonnes de charbon, que les pauvres admis à cette aumône vont prendre sur place par quantités de 50 kilos, contenant moitié poussier.

Le prix du charbon tel qu’il est vendu au public dépend en effet de la plus ou moins grande quantité de houille française, que le gouvernement concède aux marchands : celle-ci coûtait avant la guerre 15 francs la tonne, à peu près, sur le carreau de la mine. Par suite des renchérissemens du boisage des galeries et autres frais supplémentaires non spécifiés (?) que les mines en exploitation ont déclaré leur incomber, le Comité des houillères, d’accord avec l’Etat, a porté le prix de vente à 35 francs, puis tout récemment à 40 francs la tonne. C’est à ce taux que sont servis : les chemins de fer d’abord et naturellement toutes les usines intéressant la défense, les hôpitaux et formations militaires ; par égard pour les habitudes locales, les industries situées au voisinage des mines, verreries, meuneries, fonderies, ont continué à recevoir leur combustible habituel. Pour atténuer les pertes que font les Compagnies de gaz, on leur alloue une part de leur consommation, — celle de Paris reçoit de Bruay le quart de la sienne : 1 000 tonnes par jour, — le stock disponible est ensuite réparti entre les marchands et les particuliers, suivant des règles dont un Comité officiel s’efforce de bannir tout arbitraire.

Avouerai-je qu’il n’y a pas toujours réussi ? Au moyen d’ « ordres de priorité, » qui absorbent en fait la totalité de l’extraction nationale, l’Etat se trouve investi du privilège redoutable d’avantager de 40 francs par tonne, — chiffre constituant l’écart entre les charbons anglais et français, — ceux à qui ces « ordres » sont accordés. Certains bénéficiaires en ont fait trafic ; certains négocians ont revendu au prix de la houille britannique celle qu’ils avaient obtenue de France. L’administration réprime de son mieux ces abus que l’on éviterait, croyons-nous, en faisant connaître au public le détail des quantités réparties. L’Etat achète lui-même du combustible anglais, des cokes notamment pour nos aciéries, — 5 000 tonnes par mois sont expédiées au Creusot, — et il se charge du transport par mer ; le fret pour la Méditerranée est si élevé que certaines usines de Marseille trouvaient profit à faire venir la houille jusque de Dunkerque par chemin de fer à travers toute la France.


VII

La crise du papier est aussi une crise de fret, puisque la pâte vient de Suède et Norvège, et une crise de charbon, puisqu’il faut 150 kilos de charbon pour faire 100 kilos de papier. La papeterie française, qui faisait normalement plus de 2 000 tonnes de papier par jour, consommait donc onze cent mille tonnes de charbon par an. Pour la fourniture de ce charbon, qui valait alors 17 francs, elle avait, comme toutes les industries, des marchés avec les mines qui, du fait de la guerre, furent anéantis ; elle en passa plus tard de nouveaux à des prix supérieurs, qui ne furent pas tenus davantage.

On sait que la matière essentielle de la grande majorité des papiers est l’épicéa scandinave, tantôt râpé, moulu, réduit en poudre, — pâte mécanique, — tantôt mis en copeaux, dissous dans un bain de bisulfite où les fibres du bois se séparent des matières incrustantes, — pâte chimique. — La seconde coûte le double de la première et on les marie à doses variées dans la plupart des papiers, suivant qualité. On pourrait faire du papier avec d’autres essences, on l’a essayé, mais il ne vaut rien. Il a été dit à la Chambre que la France, possédant 650 000 hectares de pins de diverses espèces, devrait tirer de son propre sol les élémens de son papier, sans recourir au dehors ; seulement, on ne prenait pas garde que, de toutes les familles de résineux, l’épicéa, dont nous ne possédons peut-être pas plus de 50 000 hectares, est le seul propre à se transformer en papier, parce qu’il ne contient presque pas de résine ; s’il fallait désincruster de sa gomme la fibre du pin sylvestre, les frais seraient exorbitans.

La question du prix de revient domine cette industrie comme toute autre ; c’est ainsi que la hausse des charbons et le transport des bois, très onéreux dans la Baltique, ont fait renoncer nos usines à fabriquer elles-mêmes les pâtes qui, au début, avaient peu augmenté en Scandinavie. Nous-mêmes possédions des stocks, sur lesquels nous avons vécu pendant les six premiers mois de guerre. Le papier de journal valait, en juillet 1914, 28 francs les 100 kilos ; aujourd’hui, c’est presque le prix du « bouillon, » c’est-à-dire des numéros invendus à mettre au pilon. En tout cas, les vieux papiers, qui se payaient 4 francs, sont passés à 20 francs le quintal ; les Anglais, qui n’en ont que faire parce que leurs papeteries ne les utilisent pas, nous les envoient pour nos cartonnages et autres sortes communes, dont les fabriques de cartouches font grande consommation. Pour les journaux, on ne fait pas de neuf avec du vieux, du moins en ce qui touche le papier ; on ne saurait y faire entrer plus de 3 et, au maximum, 5 pour 100 de déchets.

Les fabricans scandinaves, à qui le soufre manquait pour la pâte chimique, résilièrent leurs contrats ; la sortie de la pâte fut ensuite quelque temps interdite, jusqu’au règlement de la question des tourteaux. Les Alliés, ayant reconnu que les tourteaux d’huile importés en Suède pour l’alimentation du bétail glissaient partiellement en Allemagne, suspendirent tout envoi de cette nature ; à quoi la Suède répondit par une prohibition de sortie de ses pâtes à papier, jusqu’à ce que nous fussions tombés d’accord sur l’expédition annuelle des 20 000 tonnes de tourteaux estimés par elle nécessaires pour son propre usage. Entre temps, le change avait monté de 20 pour 100 ; le fret, de 6 francs la tonne pour la pâte mécanique et de 13 francs pour la pâte chimique, était passé à 42 et 65 francs. Telle compagnie norvégienne de navigation a distribué, pour le dernier exercice, un dividende de 200 pour 100 ; ses actionnaires ont en un an triplé leur capital, bien que la quantité de cellulose importée fût tombée de 4 millions 600 000 tonnes, en 1913, à 2 millions 800 000 en 1915.

Notre Parlement, en vue de favoriser les arrivages, a supprimé le droit de douane de 10 francs ; cette mesure transitoire, qui cessera trois mois après la fin des hostilités, sans quoi la Suède et même le Canada, disposant de la houille blanche et du bois à pied d’œuvre, auraient tôt fait de ruiner la papeterie française, n’a pas donné les résultats espérés. Le prix des papiers a continué à s’élever et leur production à décroître : notre plus forte manufacture fait exactement la moitié de ce qu’elle faisait il y a deux ans. Faute de main-d’œuvre et de matières, faute de toiles métalliques aussi, dont les papeteries ne peuvent se passer, nombre d’usines sont arrêtées.

La situation est la même partout, moins grave pour les papiers de luxe ; — on pourra toujours écrire des lettres, faire des cigarettes ou des billets de banque ; — mais, pour le journal, les sacrifices de certains fabricans en faveur de leur clientèle ne suffiront peut-être pas à maintenir le papier à discrétion. Le rationnement nous guette, par voie de diminution obligatoire et légale des formats, qui nous réduirait tous, écrivains et public, à cette nécessité cruelle de dire tout et de tout lire en moins de phrases...

Tous aussi sans doute nous serons amenés, par le souci des intérêts supérieurs de la patrie et sans que l’Etat ait besoin d’intervenir par voie de prohibition douanière, à consentir certaines restrictions dans celles de nos dépenses qui ne sont pas de première nécessité. Cette revue sommaire des prix, en pénétrant les causes de leur augmentation, nous a permis de constater avec plaisir que nos concitoyens, tout en gémissant sur la cherté, ne se soucient pas de « vivre de privations, » suivant le dit vulgaire, et qu’ils ont été jusqu’ici assez riches pour vivre autrement. Mais toute richesse s’épuise ; le change doit nous avertir que nous vivons sur notre capital.

L’Anglais, qui avait des affaires et de l’argent, est moins touché que les autres belligérans ; le Français, qui avait plus d’argent que d’affaires, est en bien meilleure position que l’Allemand, qui, avec plus d’affaires que d’argent, souffre davantage de l’arrêt des affaires et a moins de quoi vivre sur son fonds. Quant à l’Autriche-Hongrie, qui n’avait ni affaires ni argent, du moins à un degré comparable aux autres, son change est aussi le plus malade. Avec notre main-d’œuvre et notre industrie paralysée, avec l’importation plus difficile et plus chère, nous aurions tort de continuer à envoyer tous les mois 500 millions de francs à l’étranger. Nous avons jusqu’ici nargué le renchérissement que nos achats mêmes multiplient ; il sera raisonnable de réserver toutes nos ressources pour la Défense nationale et de nous résigner tous à l’économie. Il n’est, en ces heures tragiques, d’autre prodigalité recommandable que celle des obus.


G. D’AVENEL.