Traduction par Louis Labat.
Édition Pierre Lafitte (p. 81-100).


VI

PREMIER RAYON DE LUMIÈRE.


Holmes et les deux détectives avaient à s’enquérir de mille détails. Je les quittai donc pour regagner seul notre modeste logement à l’auberge du village. Mais d’abord, je fis un tour dans le jardin, si curieusement vieillot, qui flanquait la maison. Des rangées d’ifs taillés, d’un très grand âge, affectant les dessins les plus capricieux, s’arrondissaient à l’entour ; elles faisaient une ceinture à la vaste pelouse, dont un cadran solaire ornait le centre. Et tout cela était d’une douceur reposante, heureuse à mes nerfs tiraillés. Je pouvais, dans cette atmosphère de paix, oublier ou ne me rappeler que comme un mauvais rêve le triste cabinet de travail sur le parquet duquel s’allongeait une forme sanglante. Pourtant, comme j’allais et venais, tâchant de retremper mon âme ainsi que dans un baume, un incident singulier, qui devait me laisser sous une impression sinistre, vint me rappeler à la tragique réalité.

Dans sa partie la plus éloignée de la maison, le décor d’ifs planté circulairement autour du jardin s’épaississait jusqu’à devenir une muraille ; et par delà cette muraille était un banc de pierre, qu’on n’apercevait pas en arrivant de la maison. Je m’approchais de ce lieu quand le bruit d’une conversation frappa mes oreilles : au timbre profond d’une voix d’homme répondait le petit rire saccadé d’une femme ; et je n’eus qu’à faire le tour de la haie pour me trouver en face de Mrs. Douglas et de Barker avant qu’ils eussent éventé ma présence. L’aspect de Mrs. Douglas me saisit. Dans la salle à manger, tout à l’heure, je l’avais vue discrète et grave ; maintenant elle avait dépouillé tout faux chagrin, la joie de vivre illuminait ses yeux, une réflexion de Barker l’avait si fort égayée que ses traits riaient encore. Barker, lui, se penchait en avant, les mains sur les genoux ; et son beau visage avantageux se contentait de sourire. À l’instant même où je me montrai, ils reprirent leurs masques, mais trop tard. Je vis qu’ils échangeaient rapidement quelques paroles. Puis Barker se leva et m’aborda.

« Pardonnez-moi, monsieur, me dit-il ; c’est bien au docteur Watson que je m’adresse ? »

Je lui répondis par un salut si froid que je n’aurais pu lui signifier mes sentiments d’une façon plus nette.

« Nous nous en doutions, l’amitié qui vous lie à M. Sherlock Holmes n’étant ignorée de personne. Voudriez-vous accorder à Mrs. Douglas quelques secondes d’entretien ? »

Je le suivis de mauvais gré. Je revoyais en esprit le cadavre défiguré gisant, là-bas, sur le parquet d’une chambre. À peine quelques heures avaient passé sur le sombre événement nocturne, et dans le jardin du mort sa femme et son meilleur ami cherchaient le couvert d’un buisson pour rire ensemble ! Je m’approchai de Mrs. Douglas avec un air d’extrême réserve. J’avais, auparavant, dans la salle à manger, souffert de sa peine, mais, cette fois, son regard eut beau quêter le mien : il n’y rencontra point de sympathie.

« Vous me croyez, j’imagine, bien dure de cœur, bien insensible ? » dit-elle.

Je répliquai, en haussant les épaules :

« Cela ne me regarde pas.

— Peut-être un jour me rendrez-vous justice. Si vous saviez…

— Pourquoi le docteur Watson aurait-il besoin de savoir ? fit Barker vivement. Il vous le déclare lui-même, ce n’est pas son affaire.

— Et je vous demande la permission de continuer ma promenade, » ajoutai-je.

Mais elle :

« Un moment, de grâce, docteur Watson ! Il y a une question à laquelle vous pouvez répondre mieux que personne, et selon que vous y répondrez les choses iront, sans doute, très différemment pour moi. Nul ne connaît comme vous les relations exactes de Mr. Holmes avec la police. Pensez-vous que s’il recevait, sous le sceau du secret, une confidence, il la livrerait nécessairement aux détectives ?

— Oui, compléta Barker, est-il entièrement avec eux ? Ou bien agit-il pour son compte ?

— C’est un point sur lequel je ne me sens pas autorisé à répondre.

— Je vous en prie, je vous en supplie, docteur Watson ! En nous éclairant là-dessus, vous nous rendriez, vous me rendriez un si grand service ! »

Il y avait tant de sincérité dans l’accent de Mrs. Douglas que, oubliant un moment la coupable légèreté de cette femme, je cédai.

« Mr. Holmes, dans ses recherches, agit en toute liberté, dis-je. Il n’obéit qu’à lui-même, et, dans le cas dont vous parlez, il ne se guiderait que sur son jugement. Mais, en même temps, il se considérerait comme tenu à la plus grande loyauté envers les représentants de l’autorité opérant dans la même affaire, et il ne leur cacherait rien qui fût susceptible de faire tomber un criminel entre les mains de la justice. C’est tout ce que je puis dire, et je ne saurais que vous adresser à Mr. Holmes personnellement pour plus ample information. »

Ayant ainsi parlé, je soulevai mon chapeau et m’éloignai, laissant Mrs. Douglas et Barker sur le banc de pierre. Au moment de contourner la haie qui les cachait, je jetai un coup d’œil dans leur direction, et les vis engagés dans une conversation des plus animées. Ils regardaient vers moi, ce qui me prouva qu’ils commentaient notre rencontre.

« Je ne veux pas de leurs secrets », me dit Holmes quand je lui racontai l’incident.

Mon ami avait passé la journée au manoir avec ses collègues, et il en rapportait un appétit féroce, en prévision duquel je lui avais fait préparer un thé substantiel.

« Non, dit-il, pas de secrets. Ils me gêneraient dans le cas d’une arrestation pour entente criminelle suivie de meurtre.

— Vous croyez à une arrestation ? »

Il était de son humeur la plus gaie, la plus débonnaire.

« Mon cher Watson, laissez-moi expédier ce quatrième œuf ; après quoi je vous dirai où nous en sommes. Non pas que nous ayons tout approfondi, loin de là. Mais quand nous aurons mis la main sur l’haltère manquant…

— L’haltère ?

— Mon cher Watson, vous n’avez pas encore deviné que tout repose sur cet haltère qui manque ? Voyons, voyons, pas besoin de faire si longue mine. Entre nous, ni l’inspecteur Mac Donald ni l’excellent provincial n’auraient saisi l’importance du fait. Un seul haltère, Watson ! Figurez-vous un gymnaste n’utilisant qu’un seul haltère ! Imaginez ce développement unilatéral, ce danger d’une courbature dorsale ! Fi, Watson, fi donc ! »

La bouche pleine de toast, les yeux brillant de malice, on eût dit qu’il admirait ma misère intellectuelle. La seule vue de son appétit m’assurait du succès. Je me rappelais des jours et des nuits où, perdant toute notion de nourriture, il s’acharnait à résoudre quelque irritant et déconcertant problème : l’austérité de la concentration mentale exagérait l’ardente minceur de ses traits. Enfin il alluma sa pipe, et, bien installé au coin le plus profond de l’âtre, dans cette chambre d’une vieille auberge villageoise, il se mit à parler lentement, tout de go, en homme qui ne s’occupe pas d’enchaîner son discours, mais qui, simplement, pense à voix haute.

« Un mensonge, Watson, un grand, un énorme, un assommant, un insupportable, un irréparable mensonge… voilà ce que nous trouvons au seuil de l’enquête, voilà notre point de départ. Tout le récit de Barker, mensonge. Mensonge la déclaration de Mrs. Douglas, puisqu’elle confirme ce récit. Il y a complicité de mensonge entre l’un et l’autre. Ainsi, le problème se pose clairement : pourquoi mentent-ils ? quelle vérité s’appliquent-ils à cacher ? Tâchons, Watson, de retrouver cette vérité derrière leur mensonge.

« Je sais qu’ils mentent, parce que leur mensonge trop grossier exclut toute possibilité de vérité. Songez qu’à les entendre le meurtrier, après le crime, n’a eu qu’une minute pour enlever au mort son anneau, qui était sous une autre bague, remettre l’autre bague en place, – ce qu’en réalité il n’aurait jamais eu l’idée de faire, – et déposer près du cadavre l’étrange carte de visite ! Cela est manifestement impossible. Vous avez trop de raison pour prétendre que le vol aura peut-être précédé le meurtre. Le fait que la bougie n’a brûlé que peu de temps montre qu’il n’y a pas eu un long colloque entre l’assassin et la victime. En admettant que Douglas eût consenti à livrer son anneau, cet homme dont on nous a dit le caractère intrépide l’eût-il livré si vite, à première sommation ? Non, Watson, l’assassin est resté quelque temps avec le mort après que la lampe eut été allumée. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le coup de feu avait, selon toute apparence, causé la mort ? Donc, le coup de feu a été tiré plus tôt qu’on ne le dit. Étant donné que sur ce point il ne saurait y avoir de méprise, nous sommes en présence d’un accord dûment concerté entre les deux personnes qui entendirent le coup de feu, Barker et Mrs. Douglas. Et comme, en outre, je suis en mesure de démontrer que la marque de sang restée sur l’appui de la fenêtre y a été délibérément imprimée par Barker dans l’intention d’égarer la police, vous conviendrez que l’affaire prend pour lui une mauvaise tournure.

« Maintenant, nous avons à nous demander l’heure exacte du drame. Jusqu’à dix heures et demie, les domestiques vont et viennent dans la maison ; donc, il ne s’est rien passé jusque là. À onze heures un quart, ils ont tous gagné leurs chambres, sauf Ames, qui s’occupe dans l’office. J’ai procédé à quelques petites expériences, cet après-midi, après votre départ, et j’ai constaté que Mac Donald avait beau faire du bruit dans le cabinet de travail, il n’en venait rien à l’office, une fois toutes les portes fermées. Il n’en était pas de même dans la chambre de la gouvernante : elle se trouve à une moindre distance dans le corridor, et j’y pouvais entendre une voix montée à un fort diapason… La détonation d’un fusil est, dans une certaine mesure, amortie quand le coup est tiré à bout portant ; en l’occurrence, elle dut n’avoir qu’une violence relative, et, néanmoins, dans le silence de la nuit, parvenir aisément jusqu’à la chambre de Mrs. Allen, Bien qu’un peu sourde, à ce qu’il paraît, Mrs. Allen a reconnu, dans sa déposition, qu’une demi-heure avant l’alerte elle avait entendu comme un claquement de porte. Une demi-heure avant l’alerte, il devait être onze heures moins le quart. Je ne mets pas en doute que, ce qu’elle avait entendu, c’était la détonation, marquant l’instant précis du crime. Dès lors, en supposant que Mr. Barker et Mrs. Douglas ne soient pas les vrais criminels, nous avons à déterminer ce qu’ils ont pu faire entre onze heures moins le quart, heure de la détonation au bruit de laquelle ils s’élancèrent dans l’escalier, et onze heures un quart, qui est l’heure où ils sonnèrent les domestiques. Oui, que faisaient-ils tout ce temps-là ? Pourquoi n’ont-ils pas immédiatement donné l’alarme ? C’est la question qui se pose à nous ; quand nous y aurons répondu, nous aurons un peu avancé la solution du problème.

— J’ai de mon côté, dis-je, le sentiment très ferme d’une connivence entre ces deux personnes. Il faut que Mrs. Douglas ait bien peu de cœur pour rire comme elle faisait de je ne sais quelle plaisanterie quelques heures après l’assassinat qui la rendait veuve.

— Il est de fait que, même dans sa façon de raconter les événements, elle ne m’a point paru très reluisante comme épouse. Vous le savez, Watson, je professe une médiocre admiration pour le sexe ; eh bien, croyez-en mon expérience, il y a peu de femmes ayant la moindre estime pour leur mari qui permettraient qu’un homme s’interposât d’un mot entre elles et son cadavre. J’espère que si jamais je me marie, Watson, j’inspirerai assez d’affection à ma femme pour qu’elle ne se laisse pas trop facilement emmener par sa gouvernante quand je serai couché sans vie à quelques pas d’elle. Tout cela, d’ailleurs, est de fort mauvaise comédie, car l’observateur le moins avisé trouverait suspect qu’une femme s’abstînt de jeter les hauts cris en pareille, circonstance. N’y eût-il pas autre chose, cet incident suffirait à faire naître chez moi l’idée d’un accord établi.

— Alors, vous pensez que Barker et Mrs. Douglas ont commis le meurtre ?

— Vous avez des questions terriblement directes, Watson, dit Holmes en brandissant vers moi sa pipe ; elles m’arrivent comme des balles ! Demandez-moi si je pense que Mrs. Douglas et Barker savent la vérité au sujet du meurtre et s’entendent pour la cacher : je peux carrément vous répondre. Qu’ils connaissent et qu’ils cachent la vérité, j’en suis sûr. Mais votre redoutable proposition n’est pas aussi évidente. Voyons à quelles difficultés elle se heurte.

« Nous supposons que Mrs. Douglas et Barker, unis par un amour coupable, ont voulu se débarrasser de l’homme qui les gênait. Supposition gratuite, car une enquête discrète auprès des serviteurs et de diverses personnes ne l’a nullement corroborée. Il semblerait même qu’il existât un attachement très vif entre les époux Douglas.

— Je croirais plutôt le contraire, dis-je, me rappelant le beau visage de femme qui riait dans le jardin.

— Du moins, ils donnaient l’impression d’une harmonie parfaite. Mais imaginons que Barker et Mrs. Douglas, avec un art de dissimulation extraordinaire, aient trompé tout le monde et concerté entre eux l’assassinat du mari : il se trouve qu’un homme sur qui pèse la menace d’un danger…

— Nous n’avons à cet égard que leur témoignage. »

Holmes sembla réfléchir.

« Je vous entends, Watson. Vous êtes en train d’ébaucher un système d’après lequel tout ce qu’ils disent, depuis le principe, est faux. Vous n’accordez rien de ce qu’ils avancent ; il n’y a eu, pour vous, ni une menace cachée, ni une Vallée de la Peur, ni un maître Je-ne-sais-qui, ni rien de ce genre. C’est la généralisation absolue, qui fait table rase. À quoi nous mène-t-elle ? À ceci. Pour expliquer le crime, ils fabriquent une fable. En abandonnant la bicyclette dans le parc, ils cherchent à prouver une intervention étrangère. La tache de sang imprimée sur la fenêtre, la carte laissée près du cadavre, et qu’ils auront préparée eux-mêmes, tendent à la même démonstration. Autant de faits rentrant dans votre hypothèse. Mais en voici d’autres qui ne s’y ajustent nullement. D’où vient qu’entre mille espèces d’armes ils soient allés choisir un de ces fusils de chasse, amputés du bout, dont on se sert en Amérique ? D’où vient qu’ils fussent si certains de n’attirer personne par le bruit, car c’est le plus pur des hasards si Mrs. Allen n’est pas sortie en entendant battre une porte ? Mrs. Douglas et Barker étant présumés coupables, comment expliquez-vous ces deux points, Watson ?

— Ma foi, je ne les explique pas.

— D’autre part, si une femme et son amant conspirent pour tuer le mari, vont-ils s’accuser eux-mêmes en faisant le geste ostentatoire d’enlever au mort son anneau de mariage ? Jugez-vous cela très probable, Watson ?

— Non, sans contredit…

— Par-dessus le marché, si l’idée vous était venue de cacher et d’abandonner au dehors une bicyclette, pensez-vous que vous vous y seriez arrêté longtemps ? Non : vous auriez réfléchi que le plus borné des détectives ne se laisserait pas prendre à la frime, une bicyclette étant la première chose dont le criminel aurait eu besoin pour assurer sa fuite.

— J’avoue que je n’explique pas non plus l’incident de la bicyclette.

— Pourtant, il n’est pas une combinaison d’événements qui ne comporte une explication humaine. À titre d’exercice mental, et sans lui faire crédit, laissez-moi vous indiquer un raisonnement possible. Simple imagination, bien entendu ; mais l’imagination n’engendre-t-elle pas souvent la vérité ?

« Donc, imaginons que la vie de Douglas recélât un secret coupable, un secret dont il eût à rougir. Supposons qu’il eût encouru la vengeance d’un homme, d’un étranger. Cet étranger l’assassine, et, pour une raison qui m’échappe, lui enlève son anneau. Avant qu’il réussisse à s’éloigner, Barker et Mrs. Douglas surviennent. Il leur représente que son arrestation n’aura d’autre résultat qu’un affreux scandale. Barker et Mrs. Douglas en conviennent et préfèrent le laisser partir. Pour cela, ils abaissent probablement le pont, qui se manœuvre sans bruit, et le remontent après avoir livré passage à l’homme. Celui-ci a ses raisons de croire qu’il se sauvera plus facilement à pied qu’à bicyclette : il laisse donc sa machine dans un endroit où elle ne sera pas découverte avant qu’il ait gagné du terrain. Jusque-là, n’est-ce pas, nous restons dans les limites du possible ?

— Mon Dieu, oui, si vous voulez, dis-je avec quelque réserve.

— Rappelons-nous, Watson, que, quoi qu’il ait pu arriver, il n’a pu rien arriver que d’extraordinaire. Et là-dessus, pour en revenir à notre hypothèse, Mrs. Douglas et Barker, qui ne sont pas nécessairement coupables, s’aperçoivent, le meurtrier parti, qu’ils se sont mis dans une situation où il leur sera malaisé de prouver qu’ils n’ont pas accompli ou favorisé le crime. Ils avisent rapidement, et maladroitement. Pour marquer le chemin que le meurtrier a pris en fuyant, Barker imprime sur l’appui de la fenêtre la semelle ensanglantée de sa pantoufle. Lui et Mrs. Douglas ont seuls entendu le coup de feu, de sorte qu’ils n’ont donné l’alarme que quand il leur a plu, après une bonne demi-heure.

— Tout cela, comment vous proposez-vous de le démontrer ?

— S’il y a un étranger dans l’affaire, on pourra suivre sa piste et l’arrêter : ce serait la plus effective des preuves. S’il n’y en a pas… eh bien, la science n’a pas encore, il s’en faut, épuisé ses ressources. Je crois qu’il me serait fort utile de passer tout seul une soirée dans le cabinet de travail.

— Une soirée tout seul ?

— Je retourne dans un instant au manoir. J’ai convenu de tout avec l’estimable Ames, qui ne nourrit pas, à l’endroit de Barker, une sympathie sans mélange. Je vais m’installer dans la pièce et voir si mon atmosphère ne m’apporte pas quelque inspiration. J’ai foi dans le genius loci. Vous souriez, ami Watson ? Patience. À propos, n’auriez-vous pas votre grand parapluie ?

— Le voilà.

— Si vous permettez, je vous l’emprunte.

— À votre service. Mais quelle arme piteuse ! S’il y avait du danger…

— Rien de sérieux, mon cher Watson ; sans cela, je vous demanderais votre assistance. Mais je prends votre parapluie. Et je n’attends plus que de voir mes collègues revenir de Tunbridge Wells, où ils essayent de trouver un propriétaire à la bicyclette. »

White Mason et l’inspecteur Mac Donald ne rentrèrent de leur expédition qu’à la nuit close. Ils exultaient : les recherches, disaient-ils, venaient de faire un grand pas.

« Oui, j’en conviens, fit Mac Donald, je doutais que le criminel fût un étranger ; je n’en doute plus. Nous avons identifié la bicyclette, obtenu le signalement de notre homme. C’est une bonne étape franchie.

— Cela pourrait bien être le commencement de la fin, répondit Holmes. Tous mes compliments sincères.

— Je suis parti du fait que Mr. Douglas semblait mal à son aise depuis son retour de Tunbridge Wells, où il avait passé la journée de la veille. C’était donc à Tunbridge Wells qu’il avait eu le sentiment d’un danger, et, par conséquent, c’était de là qu’avait dû venir le bicycliste. Nous emmenâmes la bicyclette, et nous la promenâmes d’hôtel en hôtel. Le directeur de l’Eagle Commercial la reconnut comme appartenant à un nommé Hargrave, lequel lui avait, deux jours auparavant, loué une chambre. Hargrave n’avait pour tout bagage que cette machine et une petite valise. Il s’était inscrit comme venant de Londres, sans donner aucune adresse. La valise sortait de chez un fabricant londonien, le contenu en était anglais, mais le voyageur lui-même était indubitablement américain.

— Bien, bien, dit Holmes gaiement. Pendant qu’avec mon ami Watson je dévidais ici des théories, vous faisiez, vous, de solide besogne. Cela m’apprendra qu’il faut être pratique, monsieur Mac.

— Justement, monsieur Holmes, répondit l’inspecteur, d’un ton de satisfaction.

— Mais, objectai-je, ce que rapporte Mr. Mac ne pourrait-il cadrer avec vos théories ?

— C’est à savoir. Allez jusqu’au bout, monsieur Mac. N’y avait-il rien qui permît d’identifier ce Hargrave ?

— Rien, ou si peu de chose que l’homme avait dû se prémunir contre toute identification. Pas de papiers ni de lettres, pas de marques sur les vêtements ; une simple carte routière du comté posée sur la table. Le voyageur avait quitté l’hôtel à bicyclette, hier, après son déjeuner du matin. On n’avait plus entendu parler de lui jusqu’à notre enquête.

— Et c’est là ce qui m’intrigue, monsieur Holmes, dit White Mason. On imaginerait volontiers que cet homme, s’il tenait à n’être pas désigné par la clameur publique, fût revenu et demeuré à l’hôtel comme un inoffensif touriste. Il doit bien savoir que le directeur de l’hôtel ne va pas manquer de le signaler à la police, et qu’on établira un lien entre le meurtre et sa disparition.

— Sans doute. Mais jusqu’à présent il peut croire qu’il a pris le sage parti, puisqu’il court encore. Vous avez son signalement ? »

Mac Donald consulta son carnet.

« Assez vague. Il ne semble pas qu’on l’ait spécialement remarqué. Cependant le portier, le garçon de bureau et la femme de chambre s’accordent sur les points suivants : taille approximative, cinq pieds neuf pouces ; âge, cinquante ans environ ; cheveux légèrement grisonnants ; moustache grise ; nez busqué ; mine sombre et peu engageante.

— La mine à part, c’est presque le signalement de Mr. Barker, dit Holmes : cinquante ans tout juste sonnés, même couleur des cheveux et de la moustache, même taille. Mais que savez-vous encore ?

— Le voyageur portait un complet gris foncé avec veston à revers, un court pardessus jaune et un chapeau mou.

— En ce qui concerne le fusil ?…

— L’arme n’ayant pas deux pieds de long, il pouvait la loger dans sa valise et l’aura portée sans difficulté sous son pardessus.

— D’après vous, comment tout cela s’arrange-t-il dans l’affaire ?

— Mon Dieu, monsieur Holmes, quand nous tiendrons notre homme – et son signalement ne nous était pas connu depuis cinq minutes qu’il courait sur tous les fils télégraphiques – nous en jugerons mieux. Mais, en tout état de cause, nous avons déjà fait du chemin. Nous savons qu’un Américain se donnant le nom de Hargrave est venu, il y a deux jours, à Tunbridge Wells, avec une bicyclette et une valise. Dans cette valise se trouvait un fusil de chasse à canon réduit, preuve de ses intentions criminelles. Il part hier matin pour Birlstone, cachant son fusil sous son pardessus. Personne ne le voit arriver, à ce qu’il semble, mais il n’a pas besoin de traverser le village pour arriver à la grille du parc, et il y a beaucoup de cyclistes sur la route. Probablement, il cache sa machine parmi les lauriers, à l’endroit où l’on l’a trouvée, et peut-être il s’y blottit lui-même, guettant la sortie de Mr. Douglas. Le fusil de chasse serait une arme drôlement choisie pour un coup à faire dans la maison ; mais c’est dehors qu’il compte s’en servir, car les avantages en sont alors manifestes. D’abord, avec un fusil pareil, impossible de rater son homme. Puis, dans un pays de chasse comme celui-ci, où l’on entend continuellement des coups de feu, la détonation passera inaperçue.

— Jusque-là, rien que de parfaitement logique, dit Holmes.

— Cependant, Mr. Douglas ne se montre pas. Que fait l’Américain ? Il laisse sa bicyclette, et s’approche de la maison à la faveur du crépuscule. Il trouve le pont baissé. Ne voyant personne, il entre, quitte à fournir, le cas échéant, une excuse. Mais la chance le sert : il se glisse dans la première chambre qui se présente, il se tapit derrière le rideau. De là, il s’aperçoit qu’on lève le pont et qu’il ne peut fuir qu’en traversant le fossé. Il attend jusqu’à onze heures un quart. C’est le moment où Mr. Douglas, faisant sa ronde, entre dans la pièce. Il tue Mr. Douglas et se sauve comme il l’avait prémédité. Il sait que sa bicyclette le dénoncera, car les gens de l’hôtel ne manqueront pas d’en donner le signalement. Alors il abandonne la machine : il gagne, par d’autres moyens, soit Londres, soit un lieu quelconque où il peut se croire en sûreté. Que vous en semble, monsieur Holmes ?

— Votre histoire se tient très bien, monsieur Mac, elle est très claire. Mais elle conclut là. Ma conclusion, à moi, c’est que le crime fut commis une demi-heure plus tôt qu’on ne prétend ; que Mrs. Douglas et Mr. Barker s’entendent pour cacher quelque chose ; qu’ils aidèrent le meurtrier à fuir, ou, du moins, qu’ils entrèrent dans la chambre avant qu’il eût pris la fuite ; qu’ils fabriquèrent la preuve de son évasion par la fenêtre, alors que, selon toute vraisemblance, ils l’ont fait partir eux-mêmes en abaissant le pont. Et voilà comment se reconstitue, à mon avis, la première moitié de l’affaire. »

Les deux détectives hochèrent la tête.

« Il est vrai, monsieur Holmes, dit l’inspecteur, que nous allons nous heurtant d’un mystère à un autre…

— Et à un troisième encore pire, ajouta White Mason. Mrs. Douglas n’a été de sa vie en Amérique : que peut-elle avoir de commun avec un assassin américain, pour protéger sa fuite ?

— Je reconnais les difficultés à résoudre, dit Holmes. Aussi me proposé-je pour cette nuit, dans l’intérêt commun, une enquête de ma manière.

— Pourrons-nous vous aider, monsieur Holmes ?

— Non. Mes désirs sont modestes. Je ne demande qu’une obscurité profonde et le parapluie du docteur Watson. J’allais oublier Ames, le fidèle Ames. Je compte sur lui pour établir un point essentiel, auquel tout me ramène : pourquoi un homme qui fait de la culture physique aurait-il l’extravagance de ne s’exercer qu’avec un haltère ? »

L’absence d’Holmes se prolongea fort avant dans la soirée. Nous occupions une chambre à deux lits, la meilleure que possédât cette hôtellerie villageoise. Je commençais de dormir et m’éveillai à moitié quand il rentra.

« Eh bien, Holmes, avez-vous fait quelque découverte ? » murmurai-je.

Il s’était arrêté près de mon lit, silencieux, son bougeoir à la main. Je vis alors s’incliner vers moi sa longue silhouette mince.

« Dites-moi, Watson, fit-il tout bas, auriez-vous peur de coucher dans la chambre d’un fou, d’un gâteux, d’un homme privé de ses facultés mentales ?

— Pas le moins du monde, répondis-je, ébahi.

— C’est heureux », dit-il.

Et de toute la nuit je n’en obtins plus une parole.