La Turquie, son gouvernement et ses armées pendant la guerre d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 27 (p. 610-635).
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LA TURQUIE
SON GOUVERNEMENT ET SES ARMEES
PENDANT LA GUERRE D'ORIENT.

II.
LA DEFENSE DE KARS.

Papers relative to military affairs in Asiatic Turkey and the Defence and Capitulation of Kars, presented to both houses of parliament by command of her majesty. London 1856.

I

Les positions respectives des deux armées étaient, au printemps de 1855, les mêmes qu’au commencement de la guerre ; seulement les rôles étaient intervertis. Les Turcs se trouvaient réduits à garder strictement la défensive. Ils avaient à Kars environ 18,000 hommes, sans compter, il est vrai, les bachi-bozouks, les habitans de la ville, qui, au nombre de 3,000, s’étaient offerts à prendre part à la défense, enfin quelques bandes indisciplinées de Lazes, que Chérif-Bey avait levées dans les montagnes d’Achaltziche. Vély-Pacha se trouvait avec 5 ou 6,000 hommes à Toprak-Kalé ; il couvrait ainsi la route de la Perse, et avait ordre, dans le cas où il se verrait attaqué, de se retirer d’abord sur le pont de l’Araxe, à Kopri-Keuï, puis sur le col de Dévé-Boynou, qui donne entrée dans la plaine d’Erzeroum. Le colonel Williams avait fait mettre en état de défense ces deux positions, qui offraient à Vély-Pacha un point d’appui suffisant pour qu’il pût y arrêter l’ennemi. La ville d’Erzeroum elle-même était complètement dégarnie de troupes. Quant à l’armée de Bathoum, qui ne comptait plus que 7 ou 8,000 hommes, elle était hors d’état de rien entreprendre.

Les Russes se disposaient au contraire à prendre l’offensive. Ils n’avaient plus en effet les mêmes motifs de ménager le territoire ottoman. Les alliés de la Turquie, après avoir épuisé la voie des négociations, avaient eu recours aux armes. La lutte était engagée depuis près d’une année, et déjà les circonstances permettaient d’en prévoir l’issue. La puissance morale de la Russie allait se trouver compromise en Occident : il s’agissait de la sauver en Orient. Le moment d’agir était venu ; l’occasion s’offrait d’anéantir l’armée turque, abandonnée sans secours à Kars. Il n’était pas même nécessaire d’aller la forcer dans ses lignes ; pour l’amener à capituler, il suffisait de l’y bloquer pendant quelques mois. En s’emparant de Kars, la ville inexpugnable qui pendant deux siècles avait bravé tous les efforts des Persans, la Russie montrait aux populations de l’Asie quels étaient les véritables maîtres de cette contrée, et, sans le moindre risque, obtenait un grand résultat politique.

Le général Mouravief, qui, cette année, avait le commandement de l’armée du Caucase, avait consacré l’hiver aux préparatifs de tout genre qu’exigeait son entreprise. La principale difficulté qu’il avait à vaincre était de tenir de grandes masses de troupes réunies dans ces contrées dépeuplées : c’était, comme l’avait trop bien prouvé l’expérience du passé, une difficulté sérieuse. Pendant le cours de ses campagnes d’Arménie, le général Paskiévitch s’était vu souvent arrêté par le défaut de vivres. Cette fois d’ailleurs le pays avait été complètement ravagé ; il fallait tout tirer de la Géorgie. Le général Mouravief réussit néanmoins à pourvoir aux besoins de son armée de 50,000 hommes jusqu’au milieu des rigueurs de l’hiver suivant. Ce fait mérite attention ; il révèle à lui seul l’étendue des ressources que les provinces du Caucase offrent à la Russie pour l’accomplissement de ses projets sur l’Asie.

Les Russes avaient, pendant le mois de mai, concentré leurs forces aux environs de Goumry et d’Achalkalaki ; elles s’élevaient à 28,000 hommes d’infanterie, 7,500 de cavalerie, 64 pièces d’artillerie. Une forte garnison occupait la place d’Achaltziche, et devait par la suite concourir aux opérations de l’armée. Dans le Gouriel, le prince Bagration-Moukhranski, avec les milices du pays et quelques troupes de ligne, contenait les Turcs de Bathoum. Le détachement d’Érivan, sous les ordres du général Souslof, observait Vély-Pacha dans la vallée de l’Euphrate.

Aux premiers jours du mois de juin, l’armée russe se mit en mouvement sur trois colonnes, commandées par les généraux Gagarin, Nyrod et Kowalevski. Les deux premières colonnes prirent position à Akdja-Kala, en attendant que celle du général Kowalevski eût occupé Ardahan. Les Lazes que Chérif-Bey avait levés se trouvaient en partie réunis sur ce dernier point ; ils n’attendirent pas l’arrivée des Russes pour se disperser et regagner leurs foyers. Le général Kowalevski, après avoir fait sauter les murailles du château d’Ardahan, se rabattit sur Akdja-Kala, où il rejoignit le général Mouravief. Cependant deux des officiers européens au service de la Turquie, le colonel anglais Lake et le baron allemand de Schwarzembourg, étaient sortis de Kars avec deux régimens de cavalerie et les bochi-bozouks pour reconnaître l’ennemi. Ils se trouvèrent en présence de ses grand’gardes, près de Masra. Un engagement s’ensuivit, mais il ne fut pas de longue durée. Après avoir échangé quelques coups de fusil avec les Cosaques, les bachi-bozouks tournèrent bride, et entraînèrent par leur exemple la cavalerie régulière, qui prit honteusement la fuite. Ce triste début ne découragea pas le colonel Lake. Le lendemain même, il se remit en campagne. L’armée russe avait franchi le Kars-Tchaï au pont de Zaïm ; elle s’avançait dans la plaine qui s’étend au pied de la ville et des hauteurs du Kara-Dagh. Le colonel attaqua aussitôt les régimens de Cosaques qui formaient son avant-garde. Mal lui en prit. Les Cosaques, traversant la ligne des bachi-bozouks, chargèrent si rudement sa cavalerie, que cette fois encore elle prit la fuite et se débanda complètement. Pour échapper aux lances de l’ennemi, les cavaliers turcs sautaient à bas de leurs montures, et se cachaient dans l’herbe prodigieusement haute qui couvre cette plaine fertile. Quelques hommes furent tués ou pris ; les autres se rallièrent à grand’peine sous le canon de la place. Le colonel Lake tenta une dernière fois de reporter les Turcs en avant sans que ce nouvel effort fût plus heureux que les autres. Les fusées lancées par les Russes suffirent pour arrêter les assaillans et les rejeter en désordre sur leurs lignes. Il fallut y renoncer. « Cette escarmouche, remarque philosophiquement le colonel Lake, nous apprit du moins que nous ne pouvions tirer le moindre parti de notre cavalerie. »

Pendant ce temps, le général Mouravief faisait la reconnaissance des positions occupées par les Turcs.

La ville de Kars s’élève en gradins sur le flanc d’un énorme rocher que couronne l’antique citadelle bâtie par le sultan Mourad[1]. Ce rocher se détache isolément d’un massif de collines dénudées, dernier contre-fort des monts Tchildir, qui enferment la plaine du côté du nord. Le Kars-Tchaï, cours d’eau peu profond, mais large et rapide, coule au pied de ces montagnes, puis, détourné par le rocher qui supporte la ville, s’engouffre dans une gorge dont les parois sont coupées à pic. La rivière divise ainsi la position en deux parties : elle laisse sur la rive gauche le plateau de Tachmas, et sur la rive droite la ville, la citadelle et les hauteurs du Kara-Dagh. La citadelle possède plusieurs enceintes flanquées de tours. La ville elle-même est entourée d’une épaisse muraille en pierre et d’un rempart bastionné, qui se relie, d’un côté à la citadelle, de l’autre aux défenses du Kara-Dagh. Le développement total de la forteresse est d’environ 3,000 mètres. Les faubourgs s’étendent dans la plaine ; ils sont couverts par une muraille et des marécages qui en rendent difficiles les approches. L’escarpement du rocher du côté du nord, les nombreuses fortifications superposées du côté du midi, faisaient autrefois de Kars une des places les plus fortes de l’Asie ; mais alors l’artillerie était dans l’enfance, et ces ouvrages sont aujourd’hui sans valeur. En effet le plateau de Tachmas, que la rivière laisse sur sa rive gauche, domine complètement la ville. Ce plateau est la clé de la position. Le général Paskiévitch, en 1828, s’en étant emparé par surprise, y établit des batteries qui écrasèrent de feux plongeans les assiégés, et les amenèrent en quelques heures à se rendre. En 1855, la situation n’était plus la même. Instruits par l’expérience, les Turcs avaient enfermé dans leurs lignes la partie du massif la plus rapprochée de la ville, et alors ils travaillaient encore à compléter de ce côté leur système de défense. Sur la rive droite, deux grands ouvrages en terre occupaient les sommets escarpés du Kara-Dagh. Ces ouvrages formaient avec la citadelle un triangle dont les feux battaient au loin la plaine et les abords du camp retranché où campait le gros de l’armée turque. La rive droite offrait une position inexpugnable ; le général Mouravief résolut de la tourner.

En franchissant le Kars-Tchaï et pénétrant dans les montagnes, il menaçait le plateau de Tachmas, dont les abords sont moins abrupts que ceux du Kara-Dagh, et il interceptait en même temps la grand’route d’Erzéroum à Kars. Ce mouvement se prêtait, on le voit, à toutes les combinaisons que pouvaient lui suggérer les événemens. Il lui fallait, il est vrai, exécuter à la vue de l’ennemi une marche de flanc ; mais les Turcs étaient des ennemis peu redoutables, ils n’osèrent pas, en effet, troubler l’armée russe dans son mouvement. Cette armée offrait, de la ville, le spectacle le plus imposant. L’infanterie marchait sur deux colonnes, la gauche en tête, l’artillerie dans les intervalles ; elle conservait ainsi son ordre de bataille, et pouvait en un instant former ses deux lignes. Plus loin venait parallèlement une troisième colonne disposée dans le même ordre et destinée à servir de réserve. Plus loin encore filaient les équipages. Deux régimens de dragons et deux batteries d’artillerie des Cosaques du Don observaient de près la place, et couvraient le flanc droit de l’armée. La plaine était éclairée au loin par les cavaliers irréguliers, appartenant aux innombrables tribus, toutes différentes de religion, de mœurs et de langage, qui vivent, sans se confondre, sous le sceptre de la Russie.

L’organisation de la cavalerie irrégulière des Russes est due à la sage politique du général Paskiévitch. Sachant que l’argent est un appât irrésistible pour ces peuplades sauvages et belliqueuses, Paskiévitch, pendant sa campagne de 1828, n’hésita pas à les appeler sous ses drapeaux, et se fit des alliés fidèles d’ennemis qu’il aurait eu à combattre. Depuis cette époque, la Russie n’a cessé d’entretenir des régimens de cavalerie irrégulière, levés parmi les tribus les plus inquiètes. Des Lazes, des Karapapaks, des Adjares étaient venus, au commencement de la campagne, s’enrôler sous les drapeaux du général Mouravief. Le colonel Loris-Mélikof, héritier des princes géorgiens de Loris, avait recruté dans le Caucase un corps nombreux de cavalerie où l’on parlait les soixante-dix dialectes de cette région, désignée en Orient sous le nom caractéristique de Montagne-des-Langues. Les populations encore soumises à la Turquie fournissaient elles-mêmes leur contingent à l’armée russe. Les Kurdes à eux seuls formaient quatre beaux régimens. Entre tous, la cohorte noble des seigneurs de Géorgie se faisait remarquer par la richesse des costumes et des armes, par la beauté de ses chevaux, tous peints en rouge, suivant la mode usitée en Perse.

L’armée russe fit halte au village de Mongaradjik. Des pluies torrentielles vinrent l’y assaillir, et l’y retinrent dans l’inaction jusqu’à la fin du mois de juin. Néanmoins des détachemens de Cosaques, sous les ordres du général Baklanof, bravant les rivières débordées, poussèrent jusqu’au pied du Soghanly-Dagh, et enlevèrent dans les villages les dépôts de grains que les Turcs avaient dû y abandonner. Ils signalèrent l’existence de grands approvisionnemens qui se trouvaient accumulés sur le revers opposé des montagnes. Il était important d’enlever aux assiégés ces ressources ; aussi le premier soin du général Mouravief fut-il de tenter une opération de ce côté dès que le temps le permit. Laissant une partie de ses forces à la garde de son camp, qu’il avait transporté sur les hauteurs inabordables de Kani-Keuï, il prit avec lui quinze bataillons d’infanterie, trois régimens de dragons, trois régimens de Cosaques, quarante bouches à feu, et s’enfonça dans les montagnes. Il avait envoyé en même temps au général Souslof l’ordre de ne point perdre de vue Vély-Pacha, qui pouvait se porter, par le col de Déli-Baba, sur le revers du Soghanly-Dagh, et contrarier ainsi les mouvemens qu’il méditait. Le général russe s’exagérait évidemment la résistance que pouvaient lui opposer les Turcs. Il occupa sans coup férir les retranchemens élevés au sommet de la montagne : les Turcs les avaient laissés inachevés, et ne songeaient même pas en ce moment à les garder. L’infanterie russe fit halte sur ce point ; la cavalerie seule descendit sur le revers du Soghanly-Dagh, et surprit à Bardez Sirri-Pacha et quelques centaines de bachi-bozouks, qui eurent à peine le temps de s’échapper en abandonnant les magasins accumulés par le colonel Williams au prix de tant d’efforts. Les subsistances que perdit ainsi la garnison lui eussent permis de prolonger de deux mois sa résistance, et d’attendre l’époque où la rigueur du froid eût forcé les Russes à lever le siège. « Nous n’avons pu nous procurer ni l’argent ni les voitures nécessaires pour amener ici ces approvisionnemens, écrit le colonel Williams avec un sentiment de douleur facile à comprendre, et nous voyons l’ennemi disposer de moyens de transport immenses… En ce moment même, il lui arrive de Goumry un convoi de cinq mille arabas et de deux mille chameaux ! » Quelques jours furent employés par les Russes à vider les magasins dont ils s’étaient emparés. Les Cosaques fouillèrent au loin le pays, et se saisirent ainsi d’un grand convoi qui s’acheminait tranquillement vers Bardez. Après s’être assuré que tous les approvisionnemens avaient été enlevés ou détruits, le général Mouravief ramena son armée devant Kars. Le 3 juillet, il était de retour. Pendant le cours de son expédition, il n’avait même pas été inquiété. Les populations des montagnes, qui, lors de la dernière guerre, avaient concouru énergiquement à la défense du pays, venaient cette fois au-devant du général russe lui offrir le pain et le sel en signe de paix et d’amitié. Pour Vély-Pacha, loin de songer à se porter sur Bardez, il s’était hâté, à la nouvelle de la marche des Russes, de regagner ses lignes de Kopri-Reuï. Atteint par le général Souslof avant d’avoir franchi le col de Déli-Baba, il avait laissé entre ses mains quelques cavaliers, Hassan-Aga, leur commandant, et Bahloul, pacha héréditaire de Bayazid. Ce pacha, homme d’esprit et fort exempt de préjugés, ne manquait jamais une occasion de se faire prendre. Autrefois captif tour à tour des Persans et des Russes, il s’était trouvé en mesure de rendre des services au général Paskiévitch. C’était lui qui avait déterminé par ses intrigues les pachas de Van et de Much à rester spectateurs de la lutte où la Turquie se trouvait engagée en 1828.

À son retour, le général Mouravief se disposa à resserrer les Turcs dans leurs lignes. Il s’établit avec le gros de son armée près du hameau de Bouyouk-Tikmé, situé sur la grande route d’Erzeroum, à trois heures de Kars. Il interceptait ainsi complètement les passages du Soghanly-Dagh. Un détachement de huit bataillons d’infanterie, deux batteries d’artillerie, deux régimens de cavalerie, observaient la place de plus près. Les Cosaques et les irréguliers parcouraient sans relâche les environs ; ils allaient jusque sous le canon de Kars attaquer les fourrageurs qui parfois se hasardaient hors de la ville. Cependant quelques convois de vivres venant d’Olty se faisaient encore jour en suivant par un long détour la route d’Ardahan ; mais cette ressource devait bientôt échapper aux assiégés. À la fin de juillet, un détachement de la garnison d’Achaltziche, sous les ordres du général Bazin, vint occuper les deux versans des monts qui séparent la plaine d’Ardahan de celle de Kars. La ville se trouva ainsi complètement bloquée.

L’armée russe occupait alors des positions habilement choisies. Le général Mouravief avait son quartier-général à Tchivtli-Tchaï ; le comte Nyrod était à Kani-Keuï, le colonel Edigorof à Hadji-Véli-Keuï, le général Baklanof à Mélik-Keuï, le colonel Doudoukof Korsakof à Bozgaly, le colonel Ungern-Sternberg au lac Aïger-Gœl, le général Bazin à Maraga. La force totale de ces différens corps est évaluée par le colonel Williams à trente-trois bataillons d’infanterie, cent pièces attelées et plus de 10,000 hommes de cavalerie. Des renforts rendus disponibles par l’évacuation des ports de la Mer-Noire étaient encore attendus. Inférieure en nombre, plus inférieure encore en discipline, l’armée turque était hors d’état d’entreprendre un mouvement offensif. Il ne lui restait aucun secours à attendre de l’intérieur de l’empire. Le séraskier avait fait parvenir cette triste nouvelle au mouchir ; il ne pouvait distraire la moindre partie des troupes qui se trouvaient en Bulgarie et en Crimée. Le divan projetait bien d’exécuter en Géorgie une diversion qui forçât le général Mouravief à lever le siège de Kars ; mais, pour donner suite à ce projet, il devait attendre que la prise de Sébastopol rendît disponible son armée de Crimée. Dans le moment, les seules troupes qu’il pût envoyer en Arménie consistaient en deux bataillons d’infanterie, quatre escadrons de cavalerie et quelques centaines d’hommes appartenant à l’artillerie des Dardanelles. Vély-Pacha n’avait en réalité que 5 ou 6,000 hommes de troupes régulières, auxquels était venu se joindre un nombre à peu près égal de bachi-bozouks, plus disposés à piller qu’à se battre. Avec de pareilles troupes, il était impossible à ce général de se hasarder contre les Russes. Aussi demeurait-il blotti derrière ses retranchements de Kopri-Keuï ; il allait même se voir forcé d’abandonner cette position pour en prendre une plus éloignée. Le général Mouravief avait, le 31 juillet 1855, passé une seconde fois le Soghanly-Dagh ; le 2 août, il rejoignait au pont de l’Araxe le général Souslof, qui, de son côté, s’était reporté au-delà du col de Déli-Baba. Vély-Pacha s’était retiré dans la nuit sur ses lignes de Dévé-Boynou ; mais là même il ne semblait pas disposé à attendre l’ennemi. Les autorités d’Erzeroum étaient consternées, et l’aspect des troupes qu’amenait Vély-Pacha n’était pas de nature à les rassurer. Nulles mesures n’avaient été prises pour la défense de la position. Le désordre le plus complet régnait dans le camp. Les pièces d’artillerie, séparées de leurs caissons, étaient dispersées au milieu des bagages ; les soldats erraient à l’aventure ; les bachi-bozouks s’étaient enfuis, ils regagnaient Erzeroum, confondus avec les malheureux habitans de la plaine, qui venaient, avec leurs familles et leurs bestiaux, chercher un refuge dans cette ville. Les Kurdes, descendus de leurs montagnes, saccageaient et brûlaient les villages. « La conduite lâche et imbécile de nos pachas, écrit le consul anglais Brand[2], ne nous laisse aucune chance de résister à l’ennemi. Nul doute que notre ville ne soit abandonnée et pillée, d’abord par les Turcs, puis par les Russes. » Heureusement le général Mouravief ne songea pas à poursuivre sa marche. Satisfait d’avoir éloigné Vély-Pacha, il rasa les retranchemens élevés à Kopri-Keuï, et, laissant sur ce point le corps du général Souslof, il reprit la route de Kars.

Cependant la position des assiégés devenait de plus en plus inquiétante. Les vivres diminuaient rapidement ; les soldats avaient été mis à la demi-ration ; les habitans de la ville enduraient déjà de cruelles souffrances. Il en résultait des murmures, des mutineries, des désertions. Des bandes entières de Lazes, quittant leurs postes, essayaient de regagner les montagnes à travers les lignes des Russes. Le plus grand malheur était que les ennemis recevaient jour par jour d’exactes informations sur tout ce qui se passait dans la ville. Ils apprirent ainsi que le colonel Williams se disposait à faire sortir de son camp toute la cavalerie, qui, périssant d’inanition, ne pouvait plus lui rendre le moindre service. Un premier détachement avait échappé à la vigilance des Russes, et était parvenu à regagner un corps de troupes turques qui, sous les ordres d’Aali-Pacha, occupait Olty et Péniaki. Encouragé par ce succès, le colonel Williams avait fait’ choix de douze cents de ses meilleurs cavaliers, et leur avait adjoint deux cents soldats d’artillerie, une partie des bachi-bozouks et une douzaine de pachas dont il ne savait que faire. Cette colonne sortit de Kars à la nuit tombante et s’engagea dans les montagnes. Vers dix heures du soir, elle donna dans les avant-postes russes. Une charge exécutée par les Cosaques la coupa en deux. L’arrière-garde dut regagner Kars en toute hâte. Le gros de la colonne essaya de pousser en avant ; mais, au bruit de la fusillade, des détachemens, qui sur toute la ligne se tenaient prêts à monter à cheval, accoururent de toutes parts. Les Turcs se trouvèrent bientôt séparés les uns des autres. Quelques-uns se jetèrent dans le village de Soukoupliss, où ils furent cernés et obligés de se, rendre. D’autres mirent pied à terre, essayèrent de se défendre au milieu des rochers, mais, ils se virent bientôt débusqués par les troupes d’infanterie arrivées à leur tour sur le théâtre de la lutte. Deux cents cavaliers et plusieurs centaines de chevaux tombèrent ainsi aux mains des Russes. Les autres parvinrent isolément à regagner le corps d’Aali-Pacha ; même auprès de ce général, ils ne devaient pas rester longtemps tranquilles. Peu de jours après, un détachement russe, sous les ordres du général Kowalevski, vint les surprendre. Nul, dans le camp des Turcs, ne s’attendait à cette attaque. Un chef kurde cependant était venu la veille avertir Aali-Pacha de la marche des Russes et du danger qu’il courait ; mais Aali, troublé dans sa quiétude, avait fait donner des coups de bâton à cet importun.

« Le 9 septembre au soir, dit le capitaine Cameron, un cavalier, la terreur peinte sur le visage, courait à la tente du général en criant : Voilà l’ennemi ! En effet, les Cosaques apparaissaient déjà sur le versant opposé de la vallée. Aali fit sonner à cheval. À ce signal, les bachi-bozouks chargèrent sur leurs chevaux le butin qu’ils avaient enlevé aux habitans du pays, et prirent la fuite dans toutes les directions. La cavalerie régulière, qui comptait environ douze cents chevaux, fit d’abord meilleure contenance. Tandis qu’elle formait ses rangs, j’offris mes services pour pointer les obusiers de montagne, que les artilleurs entouraient les bras croisés. Quelques coups furent tirés ; mais alors les fusées lancées par les Russes vinrent tomber dans les rangs de la cavalerie, qui peu à peu tourna bride, prit le trot, puis le galop, et disparut, abandonnant l’artillerie, le camp et son général Aali-Pacha. Ce Turc donnait d’un air impassible des ordres pour l’enlèvement de sa tente et de ses effets. Je le perdis de vue, et j’appris par la suite que son obstination à sauver ses bagages l’avait fait tomber entre les mains des Russes. »

Ainsi s’éloignaient pour les assiégés les dernières chances de secours. « La majeure partie de nos provisions est consommée, écrit Williams au commencement de septembre. Le soldat ne reçoit plus qu’une demi-ration, le plus souvent du biscuit au lieu de pain : rien de plus. Pas d’argent. La population musulmane meurt de faim, les Arméniens ont ordre de quitter la ville. Pas d’avoine ; à peine des fourrages. Les chevaux d’artillerie sont de vrais squelettes. » L’investissement de la ville était si complet que le colonel était depuis longtemps sans la moindre nouvelle du dehors. Un hardi chef de bachi-bozouks parvint enfin à traverser les lignes des Russes. Il apportait des dépêches d’Omer-Pacha, qui annonçait au mouchir la prise de Sébastopol et la concentration sur les bords du Tchorok d’une armée turque appelée à délivrer la ville. Bien que la dépêche fut conçue en termes assez vagues, elle ne laissa pas de causer aux assiégés une vive allégresse. Une salve de cent coups de canon salua la prise de Sébastopol. Il semblait que la nouvelle d’un tel échec devait porter le découragement dans les rangs des Russes, et chacun s’attendait à les voir battre en retraite. Il n’en fut rien. Le général russe se disposait au contraire à livrer un de ces assauts désespérés qu’expliquent, sans les justifier, les souvenirs d’Oczakof et d’Ismaïl[3]. L’idée de brusquer la prise de la ville fut adoptée à l’unanimité par les généraux. Quant aux soldats, fatigués de la longueur de ce siège, ils accueillirent avec enthousiasme l’annonce d’une rencontre avec les Turcs. Habitués à mépriser ces ennemis qu’ils avaient vus fuir en toute occasion devant leurs drapeaux victorieux, ils ne doutaient pas un instant du succès. Cette confiance devait leur être fatale. Ils oubliaient trop que le soldat turc est individuellement brave, et que le défaut d’instruction et de discipline annule seul ses qualités militaires : le jour où il se voit livré à lui-même, il retrouve son intrépidité naturelle et se défend à l’abri d’un retranchement avec une obstination qui nous étonnerait, si on n’observait ailleurs les mêmes contrastes. Il suffit de rappeler les armées espagnoles à l’époque de leur désorganisation et la célèbre défense de Saragosse.


III

La position à enlever était évidemment le massif de Tachmas. Ce massif, dont les pentes escarpées dominent à l’ouest la vallée de Chorak et au sud la plaine et le cours du Kars-Tchaï, est séparé à l’est des rochers du Kara-Dagh par la gorge où s’engouffre la rivière[4]. Le sommet offre une surface généralement assez unie pour laisser un libre développement à l’action des trois armes. Des accidens de terrain dessinent néanmoins deux plateaux parfaitement distincts, auxquels les petits villages de Chorak et de Tchakmak ont donné leurs noms ; Les Turcs se bornèrent d’abord à retrancher le plateau de Tchakmak, le plus rapproché de la ville. Sur une crête qui domine tout l’espace environnant, ils avaient construit un ouvrage d’assez grande dimension pour qu’il leur tînt lieu de citadelle. Un blockhaus en occupait le centre ; les parapets, de dix-huit pieds de relief, étaient armés de sept pièces de divers calibres et d’un mortier. Cet ouvrage, auquel l’officier du génie anglais. Lake avait donné son nom, formait la tête d’une ligne de retranchemens (les redoutes anglaises) qui suivait l’arête du plateau de Tchakmak jusqu’au bord des falaises, et se reliait ainsi aux redoutes du Kara-Dagh, situé sur la rive opposée. Ces travaux suffisaient pour mettre la ville à l’abri d’un coup de main pareil à celui qui avait réussi au général Paskiévitch ; mais ils avaient un inconvénient grave : ils étaient commandés à leur tour par le plateau de Chorak. Aussi devint-il indispensable pour les Turcs de comprendre dans leurs lignes le massif tout entier, du jour où les Russes, pénétrant dans les montagnes, eurent pris position sur le revers opposé. La position, du reste, était naturellement forte, et n’exigeait qu’un petit nombre de travaux pour être mise en état de défense. Les pentes qui descendent vers la plaine se trouvent battues par les feux du camp inférieur et du fort Lake. Du côté de la vallée de Chorak, une ligne de rochers à pic forme, sur un espace de huit cents pas, un obstacle à peu près insurmontable. C’est seulement en se rapprochant de la partie inférieure de la vallée que le rocher disparaît pour faire place à un terrain moins accidenté. Sur ce point, deux petits ravins livrent passage aux chemins qui mènent au sommet du plateau. Entre ces deux ravins, sur une éminence qui occupe le centre de la position, les Turcs avaient construit une redoute fermée à la gorge (Youksek-Tabia). Cette redoute était armée de six pièces ; elle était flanquée à gauche d’une petite lunette (Yarimaï-Tabia), armée de deux pièces, et à droite d’un long retranchement (les lignes de Rennison), armé de quatre pièces, qui s’étendait jusqu’aux rochers. Enfin, à l’autre extrémité de ces rochers, une petite batterie (Télek-Tabia), armée de deux pièces, commandait le ravin qui descend vers le village de Tchakmak, et complétait ainsi la défense du côté droit. Du côté gauche, à sept cents pas environ de la redoute centrale de Youksek-Tabia, se trouve une autre éminence que les Turcs avaient fortifiée au moyen d’une grande flèche destinée à amortir le premier effort de l’assaillant. Plus tard, ils avaient fermé à la gorge une partie de cette flèche, et en avaient fait ainsi une redoute de dimension assez grande pour contenir environ 1,500 hommes. À la droite de cette redoute (Tachmas-Tabia), la flèche se prolongeait sur un espace de cent pas ; à la gauche, elle suivait une pente escarpée, et se terminait, à quatre cents pas plus bas, par une petite lunette située sur une croupe du plateau qui domine la vallée à son débouché dans la plaine. La lunette était armée de deux pièces, la flèche de trois pièces placées immédiatement au-dessous de la redoute ; la redoute elle-même était armée de six pièces.

L’ensemble de ces retranchemens formait une ligne à peu près parallèle à celle des redoutes anglaises, et en était séparé par un espace de dix-huit cents pas. L’avantage d’un système de défense parfaitement complot se trouvait cette fois diminué par l’inconvénient de laisser une enceinte trop étendue à défendre. Il ne fallait pas moins de trois heures pour faire à cheval le tour du camp retranché. La garnison ne comptait guère plus de 20,000 hommes ; le mouchir n’avait donc pu laisser sur ce point qu’une division d’un peu plus de 6,000 hommes, dont voici la composition :


PREMIERE BRIGADE. — Général : Tcherkess-Hussein-Daim-Pacha. 1er bataillon de chasseurs à pied de l’Arabistan 400
« 1er, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e bataillons nizam de l’Arabistan 2,270 2,670
DEUXIEME BRIGADE. — Colonel : Yanik-Moustafa-Bey. 1er bataillon de chasseurs à pied de la garde 520
« 1er et 2e bataillons du 1er régiment nizam d’Anatolie 650
« 1er et 2° bataillons du 2e régiment rédif d’Anatolie 1,100 2,270
« Lazes 330
« Cavaliers démontés 250
« Artilleurs 939
Total général 6,459[5]

Les quatre bataillons nizam et rédif d’Anatolie et les Lazes étaient distribués dans le fort Lake et les lignes anglaises ; le bataillon de chasseurs à pied de l’Arabistan, le 1er et le 2e bataillon nizam du même corps occupaient les lignes de Tachmas ; le 3e bataillon, Yarimaï-Tabia ; le 4e bataillon, les lignes de Rennison ; trois compagnies du bataillon de chasseurs à pied de la garde étaient postés sur les rochers et dans la petite redoute de Télek-Tabia ; cinq autres compagnies, le 5e et le 6e bataillon de l’Arabistan, avec les cavaliers démontés et cinq pièces attelées, formaient au centre du plateau la réserve.

La défense du plateau de Tachmas avait été confiée au général hongrois Kméty. Cet officier combattait dans les rangs des Turcs depuis le commencement de la guerre. Une âme de feu animait en lui un corps usé par les fatigues et les souffrances ; une infatigable activité, jointe à une extrême bravoure, faisait de cet officier un chef accompli. Il parlait la langue du pays, et, dans ses rapports journaliers avec les soldats, avait su se concilier leur confiance et leur attachement. L’intrépidité qu’allaient déployer sous ses ordres les Turcs dans ce terrible assaut du 29 septembre 1855 offre un exemple mémorable de l’influence qu’un général peut exercer sur ses troupes.

Le général Mouravief résolut de porter tous ses efforts contre les ouvrages qui défendaient les hauteurs de Chorak. Il garda en conséquence sous sa main le gros de son armée., et en forma trois colonnes d’assaut et une réserve. Deux autres colonnes furent destinées à exécuter des diversions et à tenir ainsi en échec une partie de la garnison. Le tableau suivant, nécessaire à l’intelligence de ce récit, fera connaître l’organisation des corps qui furent engagés le jour de l’assaut.


Général-lieutenant : Kowalovski. 6 bataillons 5,301
« 8 escadrons de dragons 1,374
« 5 escadrons de Cosaques 680
« 1 batterie d’artillerie à pied 194
« 1 batterie d’artillerie à cheval 194
« 1 batterie de fusées de guerre 49 7,792
Général-Major : Maydel. 10 bataillons 8,494
« 3 compagnies de sapeurs 669
« 2 compagnies de tirailleurs 310
« 4 escadrons de Cosaques 499
« 1 batterie d’artillerie à pied 189
« 1 batterie d’artillerie légère 168
« 1 batterie d’artillerie de montagne 86 10,415
Général-lieutenant : prince Gagarin. 4 bataillons 3,197
« 1 compagnie de sapeurs 224
« 1 compagnie de tirailleurs 155
« 1 demi-batterie d’artillerie à pied 96 3,672
Général-lieutenant : Brummer. 10 bataillons 8,380
« 1 compagnie de tirailleurs 155
« 4 escadrons de Cosaques 520
« 1 escadron de nobles géorgiens 104
« 1 batterie d’artillerie à pied 150
« 1 batterie d’artillerie légère 151
« 1 demi-batterie d’artillerie légère 79
« 2 pièces d’artillerie de siège 72 9,511
Général-major : Baklanof. 10 escadrons de dragons 1,559
« 11 escadrons de Cosaques 1,402
« 2 escadrons d’irréguliers 148
« 1 batterie d’artillerie à cheval 179 3,288
Général-major : Bazin. 3 bataillons d’infanterie 1,636
« 1 compagnie de milice de Loris 117
« 1 demi-batterie d’artillerie légère 75
« 1 demi-batterie d’artillerie à pied 75 2,903
Général-major : comte Nyrod. 3 bataillons 2,367
« 8 escadrons de dragons 1,160
« 8 escadrons de la milice du colonel Loris-Mélikof. 896
« 1 batterie d’artillerie à cheval 132
« 1 demi-batterie d’artillerie à pied 97
« 1 batterie d’artillerie à pied 183 4,835
Total général 42,416

Les colonnes d’assaut avaient ordre de prendre position, dans la nuit du 28 au 29 septembre, au pied des hauteurs de Chorak et de se tenir prêtes à attaquer à quatre heures du matin. Le général Maydel, commandant la colonne de droite, après avoir fait occuper par deux compagnies d’infanterie et une batterie d’artillerie légère la colline de Moukha, dernier contre-fort du plateau, devait se porter contre les lignes de Tachmas ; le général Kowaleyski, commandant la colonne de gauche, contre les lignes de Rennison. La colonne du centre, sous les ordres du général prince Gagarin, attendait en position que l’action s’engageât pour agir suivant les circonstances. Enfin les réserves, sous les ordres du général Brummer, demeuraient au pont de Koutchouk-Keuï, en arrière de la colline de Moukha. Les généraux Bazin et Baklanof devaient attaquer du côté du nord les lignes anglaises, le général comte Nyrod s’avancer dans la plaine de Kars, et exécuter ainsi, du côté du sud, une démonstration contre la partie inférieure du camp retranché.

La concentration des troupes russes s’accomplit sans attirer l’attention des Turcs. Des bruits lointains de voitures en marche, des allées et des venues de lanternes furent bien observés pendant la nuit, mais nul n’y attacha d’importance, tant chacun était persuadé que les Russes allaient battre en retraite.


« La veille encore rien n’était changé dans l’aspect de leurs campemens, dit le général Kméty[6]. Le coup de canon du soir fut tiré comme d’habitude, puis tout rentra dans le silence. La nuit s’écoula ainsi, mais à trois heures du matin des hommes hors d’haleine vinrent à mon quartier-général m’annoncer l’approche des Russes. Après avoir donné sur toute la ligne l’ordre de prendre sans bruit les armes, je me rendis aux avant-postes pour m’assurer par moi-même de l’exactitude de ces rapports. La nuit était claire, la lune encore, sur l’horizon ; néanmoins il était impossible de rien distinguer au fond de la vallée. Seulement de grands espaces sombres offraient avec le sol environnant le contraste des champs labourés au milieu des chaumes. En y regardant plus attentivement, ces champs labourés semblaient se mouvoir ; ils s’arrêtaient, puis s’avançaient de nouveau. J’approchai mon oreille du sol ; il m’apporta le bruit sourd et régulier que produit le pas de l’infanterie en marche. Plus de doute, les Russes se disposaient à nous attaquer. En effet, je vis bientôt après deux grosses colonnes se diriger, l’une sur les lignes de Tachmas, l’autre sur les lignes de Rennison. Ces dernières étaient la partie faible de la position : elles étaient situées du côté le moins escarpé du plateau, et consistaient en un simple retranchement, tandis que la partie de la flèche de Tachmas qui avait été fermée à la gorge offrait aux troupes de Hussein-Pacha un asile où elles pouvaient se maintenir. En conséquence, je me contentai d’envoyer un bataillon de renfort à Hussein-Pacha, et je gardai avec moi l’autre bataillon et les cinq compagnies de chasseurs de la garde que je destinai à la défense des lignes de Rennison. Je les postai, et fis placer dans les embrasures trois des pièces attelées de la réserve ; je jetai les deux autres dans Youksek-Tabia.

« Tandis que je prenais ces dispositions, les colonnes ennemies étaient parvenues au pied des hauteurs. La distance qui nous séparait n’était plus que de douze cents pas. J’ordonnai d’ouvrir le feu ; il éclata sur toute la ligne. Les Russes y répondirent par de longs hourras, et continuèrent à s’avancer bravement sous le feu croisé de l’artillerie et de la mousqueterie. La colonne que j’avais en face de moi mit près d’une demi-heure à gravir la pente encombrée de quartiers de rocher et de pierres éboulées que couronnaient les lignes de Rennison. Arrivés à cent cinquante pas de nous, les hommes qui formaient la tête de la colonne firent feu. Je respirai : il y avait du flottement ! En effet, la force d’impulsion qu’avait conservée la colonne sembla dès lors s’amortir ; elle ne s’arrêta néanmoins qu’à dix pas du fossé. Les plus hardis y descendirent et même escaladèrent les embrasures. Après un combat à bout portant où les nôtres en vinrent à se défendre à coups de pierres, les Russes durent se retirer, laissant le sol jonché d’un millier de morts et de blessés, dont huit cents ne formaient qu’un seul monceau. Le feu avait été si vif que toutes nos munitions étaient épuisées, et que, pour y suppléer, les soldats durent en prendre dans les gibernes des Russes tombés au pied des retranchemens. Je ralliai au plus vite mes hommes, car la fortune nous était moins favorable à la gauche ; un aide-de-camp de Hussein-Pacha venait au même instant m’apprendre la situation critique où se trouvait le général. »


Tandis que la colonne du général Kowalevski livrait cet assaut infructueux, celle du général Maydel avait attaqué les lignes de Tachmas avec une telle vigueur que Hussein-Pacha avait eu tout juste le temps de se jeter avec ses quatre bataillons dans la redoute. Yanik-Moustafa-Bey, qui accourait du fort Lake à son secours avec quatre compagnies de son régiment, avait même failli, dans ce premier moment, être enlevé par les Russes. Il avait dû chercher un refuge derrière un long mur en demi-cercle que les soldats turcs avaient construit à l’extrémité du camp pour abriter du vent leurs feux de cuisine, et s’y défendait à grand’peine, quand Hussein-Pacha, exécutant une vigoureuse sortie, parvint à le dégager et à le ramener avec lui dans Tachmas-Tabia. Quelque temps après, il recueillit de même le réïs Kérim-Pacha, qui avec quatre cavaliers d’escorte s’était lancé au milieu des Russes dans l’espoir de rejoindre les siens. Ce brave soldat ne cessa dès lors d’animer par son exemple les défenseurs de Tachmas. Seul à cheval au milieu de la redoute, fumant imperturbablement son chibouk sous une grêle de balles, il rappelait par son intrépidité les guerriers des temps héroïques de la Turquie. Du reste, tout ce que les troupes de Hussein-Pacha avaient pu faire était de se maintenir à l’abri de leurs retranchemens. Elles étaient hors d’état d’arrêter le flot des assaillans, qui montait toujours et les débordait de toutes parts.

Animés par un premier succès, les bataillons russes se succédaient au pas de charge, et, franchissant la partie des retranchemens qu’ils avaient enlevée dès l’abord, ils attaquaient maintenant la redoute à revers. Un fort détachement lancé sur la lunette de Yarimaï l’avait de même prise à revers, en avait délogé les Turcs et les avait poursuivis jusque dans la redoute de Youksek-Tabia. La colonne du prince Gagarin escaladait en même temps le saillant de cet ouvrage, du côté de la vallée. Le désordre s’était déjà mis parmi les Turcs ; ils allaient céder, quand le lieutenant Teesdale, accourant au bruit du canon, suffit à ranimer leur courage par sa présence. Un combat corps à corps s’engagea au milieu même de la redoute ; les Russes, qui se montraient déjà de tous côtés sur les parapets, furent à la fin culbutés. Une fois maître de la position, le lieutenant Teesdale fit tirer à mitraille. Youksek-Tabia était sauvée. Les Russes se maintinrent néanmoins dans Yarimaï, d’où ils continuèrent à entretenir le feu contre Youksek.

L’obscurité avait voilé jusque-là les divers incidens de la lutte ; mais les ombres de la nuit se dissipaient à l’approche de l’aube. Il était près de six heures ; les rayons du soleil éclairèrent enfin cette scène de carnage. Les redoutes de Youksek et de Tachmas-Tabia disparaissaient au milieu d’énormes tourbillons de fumée sans cesse déchirés par le feu de l’artillerie et de la mousqueterie. La partie droite de la position était déjà complètement dégagée. Des monceaux de morts et de blessés marquaient seuls le passage des colonnes du général Kowalevski et du prince Gagarin. Ces colonnes se reformaient dans la vallée sous la protection de leur artillerie ; mais il n’en était pas de même à la gauche : les troupes du général Maydel enveloppaient complètement la redoute de Tachmas. Arrêtées par le feu des Turcs, elles s’étaient entassées aux environs et subissaient par là même des pertes énormes. Du côté des Turcs en effet, tous les coups portaient, et la mitraille incessamment vomie par leur artillerie ouvrait de larges brèches dans les rangs des Russes, sans parvenir à leur faire lâcher prise ; d’autre part, les obus de la batterie que le général Maydel avait établie sur la colline de Moukha pour canonner Tachmas, dépassant souvent le but, éclataient au milieu de ses propres troupes, qui s’étaient répandues sur le plateau. Les Russes n’en gagnaient pas moins du terrain. Les Cosaques et les Géorgiens avaient poussé jusqu’au quartier-général de Kméty. Le drapeau russe flottait sur sa tente. Au loin dans la plaine tonnait le canon du général Nyrodaux prises avec les batteries du Kara-Dagh, de la ville et du camp inférieur. Enfin un feu violent d’artillerie et de mousqueterie, en se rapprochant du fort Lake, annonçait l’occupation par les Russes des lignes anglaises.

Les généraux Bazin et Baklanof avaient trouvé de ce côté peu de résistance. Profitant des accidens de terrain et de l’obscurité de la nuit, ils étaient arrivés inopinément sur les lignes anglaises. À la vue des colonnes russes, Achmet-Bey, colonel du 2e régiment d’Anatolie, avait perdu la tête et pris la fuite. Quelques soldats avaient essayé de se défendre ; mais les autres, découragés par l’exemple de leur chef, avaient cherché un refuge dans le fort Lake. Loin de les sauver, cette fuite honteuse les avait fait tomber sous les coups des Cosaques, qui, les devançant, avaient trouvé moyen d’escalader les lignes sur divers points. L’infanterie russe avait occupé successivement les redoutes ; mais sa faiblesse numérique ne lui avait pas permis d’assaillir le fort Lake. Elle s’était donc contentée de se maintenir dans les positions conquises, et d’attendre ainsi l’issue de l’assaut livré du côté de Chorak.

Telle était, au point du jour, la situation des deux armées. D’un coup d’œil, le général Kméty jugea qu’il fallait avant tout dégager complètement Yarimaï et les abords de Youksek-Tabia, pour arriver ainsi de proche en proche jusqu’à Tachmas-Tabia. Il se mit à la tête de quatre compagnies de chasseurs à pied de la garde, fondit sur la lunette Yarimaï, s’en rendit maître après une courte mêlée, puis, gravissant la pente opposée, il atteignit l’extrémité de la flèche qui se prolongeait à la droite de la redoute de Tachmas, et en délogea de même les Russes. Il y fit mettre en batterie deux pièces attelées qu’il avait tirées de Youksek-Tabia. Une heureuse chance lui amenait en même temps un renfort de deux bataillons appartenant au 5e régiment d’Anatolie. Ces deux bataillons, sous les ordres du colonel Zachariah-Bey, que nous avons déjà vu se distinguer à Kourouk-Déré, s’étaient aventurés jusqu’à ce mur, qui avait une première fois servi de refuge à Yanik-Moustafa-Bey ; ils se firent jour jusqu’au général Kméty, qui les posta sur le revers extérieur du parapet. La situation des deux armées se trouvait ainsi complètement intervertie, au grand détriment des Russes. Toutes leurs forces étaient concentrées sur le plateau en arrière des lignes de Tachmas ; ils essuyaient à la fois le feu des troupes de Hussein-Pacha et celui des pièces de gros calibre qui armaient le fort Lake. Tchim-Tabia, et les retranchemens de la plaine. Les soldats russes se maintenaient avec un acharnement incroyable aux abords de la redoute ; se faisant un abri des tentes, ils chargeaient leurs armes, puis venaient à portée de pistolet les décharger sur les Turcs, jusqu’au moment où ils trouvaient la mort. Chaque tente comptait ainsi dix, douze cadavres ; mais le courage que déployait individuellement le soldat ne décidait de rien. Les efforts décousus que faisaient les chefs pour enlever d’assaut la redoute amenaient sans résultat des pertes effroyables. Dès le commencement de l’action, le général Maydel avait été blessé d’un coup de feu au bras ; il resta néanmoins à la tête de ses troupes jusqu’au moment où il fut atteint d’un second coup de feu en pleine poitrine. Le commandement revenait au colonel du régiment de Mingrélie, Sérébriakof ; mais il venait d’être également blessé. Ce fut le colonel du régiment des grenadiers du Caucase, prince Tarkhan-Mouravief, qui le prit à son défaut. Saisissant un drapeau, cet officier s’élança contre la redoute, à la tête du 2e bataillon des grenadiers du Caucase et de quelques compagnies du bataillon des tirailleurs du même corps. Il arriva ainsi jusque dans le fossé ; mais après de vains efforts pour escalader le parapet, il dut y renoncer. Il fallut demander des renforts au général Mouravief, qui envoya successivement quatre bataillons tirés de la réserve, sans que leur arrivée changeât en rien la situation. Les artilleurs des deux batteries qui avaient accompagné la colonne du général Maydel étaient parvenus à hisser leurs pièces sur le plateau ; mais la crête sur laquelle la redoute était construite dominant tout l’espace environnant, ils se trouvaient encore placés trop bas pour répondre efficacement au feu des Turcs, qui, parfaitement abrités par leurs retranchemens, tiraient au contraire à coup sûr. Voulant à tout prix en finir, le général Mouravief envoya un nouveau renfort de quatre bataillons, sous les ordres du général Bronewsky. L’attaque fut renouvelée sur toute la ligne, mais au moment même le général Bronewsky fut blessé. Le colonel du régiment de Riajsk, Ganetsky, lui succéda dans le commandement. Saisissant, lui aussi, le drapeau de son régiment, il amena encore une fois ses soldats jusque dans le fossé, sans parvenir à pénétrer dans la redoute. Il fut blessé. Le colonel Moskalef, qui le remplaça, fut tué. Privés de tous leurs chefs de corps, les officiers et les soldats n’en persistèrent pas moins à se maintenir dans les positions qu’ils occupaient. À diverses reprises, ils se lancèrent avec une véritable rage tantôt contre Tachmas-Tabia, tantôt contre Youksek-Tabia ; partout ils furent repoussés. Tant d’efforts infructueux avaient fini par jeter du désordre dans’ les rangs des Russes. Enhardis par le succès de la défense, les Turcs se risquèrent à sortir du fort Lake ; ils parvinrent même, dans un de ces mouvemens offensifs, à couper un bataillon du régiment de Riazan, qui, sous les ordres du colonel Kauffmann, s’était dirigé contre Youksek-Tabia. Ce bataillon, déjà décimé par sa tentative malheureuse, battu en tête et en queue par l’artillerie des lignes de Tchakmak et de Chorak, assailli de tous côtés par les Turcs, se trouva dans la situation la plus critique. Cependant pour des soldats de l’armée du Caucase il ne pouvait être question de se rendre aux Turcs. Une résolution désespérée les sauva. Le colonel Kauffmann, entendant retentir au loin le canon du général Bazin, se décida à traverser tout le plateau pour rejoindre ainsi les siens. Arrivé sur une crête, il aperçut enfin les soldats du général Bazin : ils opéraient en ce moment même leur retraite. Un Cosaque, monté sur un cheval blessé, blessé lui-même, se dévoua pour ses compagnons d’infortune. Il parvint à rejoindre le général Bazin, qui s’arrêta et recueillit ces braves gens, réduits, il est vrai, à une poignée d’hommes.

Il était dix heures et demie ; dix-huit bataillons avaient été engagés, il ne restait plus de disponibles que trois bataillons de la réserve. Le général Mouravief en confia deux au général Brummer, qui dut se rendre sur le terrain et juger ainsi par lui-même s’il convenait ou non de prolonger la lutte. Sept mille tués et blessés, qui jonchaient les pentes de Chorak, témoignaient suffisamment des héroïques efforts qu’avaient faits les Russes pour enlever ces lignes. Il ne restait plus évidemment qu’à se retirer. Le général Brummer en donna l’ordre. Il déploya sur la colline de Moukha ses deux derniers bataillons, qu’il destinait à couvrir la retraite. Les différentes colonnes redescendirent alors la pente méridionale du plateau vers le pont de Koutchouk-Keuï, emmenant avec elles leurs blessés, leur artillerie et les deux pièces prises dans la lunette de l’extrême gauche. Les chefs de l’armée turque n’osèrent pas risquer une poursuite, et laissèrent leurs soldats exhaler à la mode de l’Orient la joie que leur inspirait ce succès inespéré. Au son doux et plaintif de leurs flûtes, les chasseurs de l’Arabistan, montagnards zebeks pour la plupart, exécutèrent leur danse nationale sur les cadavres de leurs ennemis.

Les Turcs, qui s’étaient toujours battus à couvert, n’avaient perdu que 1,094 hommes ; les Russes en avaient perdu 7,059. Cette perte fut supportée à peu de chose près par l’infanterie, qui eut ainsi le quart de son effectif hors de combat. Le régiment des grenadiers du Caucase eut à lui seul 1,270 hommes tués ou blessés ; le régiment des carabiniers d’Erivan, 962 ; le régiment des chasseurs de Biélev, 992. « L’infanterie russe, dit le général Kméty, déploya jusqu’à la fin la plus grande intrépidité ; mais l’affaire, comme ensemble, fut menée sans discernement et livrée au hasard. Le général russe, ignorant sans doute que la flèche de Tachmas avait été fermée à la gorge, arrêta son plan d’attaque en conséquence, il semble n’avoir pas un instant supposé la possibilité d’un échec. S’étant trouvé en présence d’un obstacle imprévu, il ne sut pas modifier ses dispositions premières, et s’obstina littéralement à prendre le taureau par les cornes[7]. »

Dans la soirée, l’armée russe avait disparu. Les Turcs conçurent encore un instant l’espoir de la voir, après cet échec, se retirer en Géorgie. Leurs regards interrogeaient continuellement l’horizon. Le moindre convoi, la moindre colonne de soldats en marche leur semblait le signal de leur délivrance ; mais c’étaient autant de fausses joies. Il leur fallut se rendre à l’évidence. La garnison était bloquée plus étroitement que jamais, et le général Mouravief semblait résolu à passer, s’il le fallait, l’hiver autour de Kars. Comme le froid devenait de plus en plus vif, il avait fait construire pour ses troupes des baraques en bois au lieu et place des tentes. Ces baraques, véritable merveille au milieu de plaines complètement dépourvues d’arbres, formaient des villes régulièrement percées. De larges cheminées entretenaient l’air et la chaleur dans les demeures des soldats. Le jour pénétrait dans celles des officiers par des fenêtres garnies de vitres. Des écuries abritaient les chevaux de l’artillerie et de la cavalerie. Pour ceux des Cosaques, ils demeuraient nuit et jour au piquet, bravant, grâce à leur épaisse toison, l’inclémence de la saison. Les routes, ensevelies sous la neige, avaient été jalonnées de perches jusqu’à Goumry, et d’immenses transports amenaient journellement aux divers camps les vivres, les fourrages, les bois de chauffage. Les soldats avaient été revêtus de caftans en peau de mouton. Grâce à ces soins, ils ne semblaient guère se soucier d’un froid qui allait toujours croissant. Ils redoublaient de vigilance, venaient toutes les nuits insulter les remparts de la place, et par ces alertes forçaient les assiégés à demeurer nuit et jour sous les armes. Tout semblait conjuré pour lasser la constance des Turcs, la fatigue, le froid, la faim, la soif même, car les fontaines étaient gelées, et la rivière disparaissait sous une épaisse couche de glace. Il avait fallu réduire encore la nourriture des soldats. Elle ne consistait plus que dans les deux cinquièmes d’une ration de pain. Ces malheureux, pour assouvir leur faim, dévoraient, à tout risque, des herbes qu’ils allaient arracher dans les champs autour de la ville[8]. Aussi avaient-ils l’air de vrais squelettes. Leur visage noir comme du charbon, leur peau collée sur les os, leur démarche chancelante, leur voix creuse et à peine accentuée, témoignaient des ravages qu’exerçait la faim sur leur organisation. Ils tombaient morts dans les tentes, dans les maisons, çà et là dans les rues, dans l’enceinte du camp. Les hôpitaux étaient combles. Deux mille hommes avaient péri d’épuisement. Il fallait l’âme de fer du colonel Williams pour résister au spectacle navrant qui l’entourait. Des bandes de vieilles femmes assiégeaient sa demeure, et faisaient retentir leurs cris lamentables jusque dans la salle du conseil. De pauvres mères venaient déposer à ses pieds leurs enfans, en lui disant : « Prenez-en soin, nous n’avons plus de pain à leur donner. » Toute cette population aurait péri, s’il n’eût partagé avec elle le reste de ses approvisionnemens. Tel est néanmoins dans ce pays l’empire des préjugés religieux, que nul n’aurait voulu toucher à la viande des chevaux que le colonel faisait abattre pour donner du bouillon aux malades. Encore ceux-ci n’acceptaient-ils cet aliment que grâce à une innocente ruse des médecins, qui le leur offraient en guise de médicament. « Nous veillons pour le sultan, le sultan ne veille pas pour nous ; » telle était la seule plainte qu’arrachât cette affreuse misère aux soldats. Ils se sentaient abandonnés. Depuis le jour où l’envoyé d’Omer-Pacha était venu leur annoncer la concentration de l’armée du serdar sur le Tchorok, ils étaient sans nouvelles de ce général, et l’attitude même des Russes indiquait qu’ils ne prenaient pas le moindre souci de ses opérations. En effet Omer-Pacha n’avait pas quitté les bords de la Mer-Noire, et pour arriver à délivrer la garnison de Kars sans s’exposer aux coups des Russes, il venait d’exécuter une des marches les plus fabuleuses dont l’histoire fasse mention.


III

Pour être juste envers le serdar-ekrem, nous devons reconnaître qu’il s’était vu longtemps entravé dans ses projets par des circonstances étrangères à sa volonté. Dès le mois de juillet, il avait adressé aux généraux alliés une lettre qu’il convient de reproduire ici :

Omer-Pacha aux généraux Pélissier et Simpson.

« Quartier-général, au vallon des marins anglais, le 12 juillet 1855.

« Excellence,

« J’ai eu l’honneur de recevoir la lettre qui m’a été adressée par votre excellence et le général en chef de l’armée anglaise.

« Je m’empresse de vous informer qu’hier, depuis que j’ai adressé à votre excellence la note du 11 juillet, j’ai reçu de mon gouvernement une dépêche dans laquelle le gouvernement m’informe que toute la Turquie d’Asie est exposée, même jusqu’aux portes de Constantinople, et me prie incessamment, en disant que chaque heure est de la plus grande valeur, de trouver les moyens et de mettre en exécution les mesures nécessaires pour éloigner le grand danger dans lequel se trouvent le gouvernement, la Turquie et par conséquent la cause des alliés.

« Dans ces circonstances, ayant dans la Crimée 60,000 Turcs, dont la plupart viennent d’Asie, et dont la famille et les biens sont exposés aux ravages de l’ennemi, et trouvant que cette armée reste en Crimée inactive, sans que je voie aucune probabilité d’action immédiate, je crois de mon devoir envers mon souverain et la cause commune de vous renouveler la proposition que j’ai faite dans ma note du 11 juillet.

« Comme l’affaire m’est représentée par mon gouvernement de la plus grande urgence, je me propose de me porter demain au quartier-général anglais, à quatre heures après midi, où je vous prie de vous rendre pour une conférence[9]. »


Deux projets étaient en présence. Lord Clarendon pensait que la voie la plus simple était de débarquer l’armée turque à Trébisonde, et de la diriger ensuite sur Erzeroum et Kars. Le serdar insistait vivement pour une diversion en Géorgie. D’après les renseignemens qu’il avait recueillis, ce projet n’offrait dans l’exécution aucune difficulté sérieuse.

La région comprise entre les chaînes de l’Alaghez et du Caucase est partagée par un rameau de cette dernière chaîne en deux bassins dont les eaux se déversent à l’est et à l’ouest. Ces eaux sont recueillies par la Koura et le Rion, qui portent leur tribut l’un à la Mer-Caspienne, l’autre à la Mer-Noire. Il s’agissait pour les Turcs de débarquer à l’embouchure du Rion, d’en remonter le cours jusque dans les montagnes et de gagner ainsi le col de Souram, qui donne entrée dans le bassin de la Koura. Le fait seul de leur présence à l’entrée de cette vallée obligeait le général Mouravief à lever le siège de Kars pour courir à la défense de Tiflis. Aucun obstacle matériel ne s’opposait à l’exécution de ce plan ; La grand’route ouverte par les Russes du port de Redout-Kalé à Tiflis livrait un passage facile à l’armée turque, et lui permettait de gagner Koutaïs en dix-huit heures de marche. Cette ville, située à moitié route du col de Souram, devenait sa base d’opérations. Le climat y était plus sain que sur les côtes marécageuses de la Mer-Noire. Le pays n’offrait pas, il est vrai, de grandes ressources ; mais le Rion étant navigable jusqu’à Mahran, village situé à une faible distance de Koutaïs, les approvisionnemens, tirés de la flotte, pouvaient être amenés par cette voie. Tel était l’ensemble des motifs sur lesquels Omer-Pacha s’appuyait pour donner la préférence à une diversion en Géorgie. Du reste, l’un et l’autre projet durent être ajournés pour le moment, le général Pélissier, qui semble s’être fort peu soucié des malheurs des Turcs, ayant déclaré que la présence du contingent sous les ordres d’Omer-Pacha lui était indispensable en Crimée. Lord Cowley s’entremit à ce sujet près de l’empereur des Français ; mais ses efforts échouèrent. Désespéré d’un si fâcheux contre-temps, lord Stratford mettait tout en œuvre pour trouver les 25,000 hommes que demandait le serdar. Par malheur l’épuisement des Turcs en hommes et en argent était absolu. Il fallut attendre la prise de Sébastopol. Encore le général Pélissier tenait-il à son idée, et ne voulait-il dans les premiers temps concéder à Omer-Pacha que trois bataillons de chasseurs. Ce fut seulement à la fin de septembre qu’il autorisa l’envoi en Asie d’un corps de 16,000 hommes. Omer-Pacha, qui dans l’intervalle s’était rendu à Constantinople, puis à l’armée de Bulgarie pour tout disposer à l’avance, avait 15,000 hommes prêts à s’embarquer à Sisopolis. Avec les troupes qui formaient la garnison de Bathoum, il se trouvait à la tête de 40,000 hommes, chiffre très supérieur à celui qu’il avait primitivement demandé. On est cependant fondé à croire qu’au moment d’agir il sentit faiblir en lui la résolution dont il avait fait preuve jusque-là ; du moins, une fois en Asie, le voyons-nous procéder avec une lenteur inconcevable.

La garnison de Kars en était réduite aux dernières extrémités. Pour la sauver, il ne fallait pas perdre un jour. Or qu’arrive-t-il ? Au lieu de débarquer à Redout-Kalé et de gagner ensuite rapidement Koutaïs, le serdar change de projet et se décide à prendre pour base d’opérations Soukoum-Kalé, port situé à une vingtaine de lieues plus au nord : il se donne ainsi un trajet double à parcourir pour arriver à Koutaïs. Cette faute à elle seule décidait du sort de la campagne ; mais ce n’est pas tout. Une fois à Soukoum-Kalé, le serdar y perd un mois. Le mécontentement que cause sa conduite à Constantinople ne lui permettant plus de différer davantage, il prend son parti, et le 1er novembre rejoint enfin avec le gros de son armée son avant-garde, qu’il avait portée à Ertitschali, village situé à une faible distance de l’Ingour. Il avait alors sous ses ordres trente-deux bataillons d’infanterie, quatre bataillons de chasseurs à pied, un millier de cavaliers, vingt-sept pièces d’artillerie, dix obusiers de montagne, en tout une trentaine de mille hommes. Les Russes se disposaient à défendre le passage de la rivière au gué de Rouki, ils avaient élevé des batteries dont le feu balayait le gué ; mais ils n’avaient que sept bataillons d’infanterie de ligne, trois mille hommes de milice, et une multitude confuse d’indigènes armés. Malgré la disproportion des forces, le serdar n’ose risquer un passage à la vue de l’ennemi, et se décide à manœuvrer. Pour masquer le mouvement qu’il médite, il fait élever deux batteries en face de la position occupée par les Russes. Ces batteries ouvrent leur feu le 6 novembre. Le serdar laisse sur ce point une brigade destinée à les protéger, et descend avec le gros de ses forces le cours du fleuve. À la faveur des forêts qui couvrent le pays, il gagne ainsi sans être aperçu le gué de Koki. Il prend position dans une longue île qui sépare le fleuve en deux bras, et s’efforce de passer la rivière sous le feu de deux bataillons russes et d’une batterie de six pièces qui commandait la rive opposée. La journée se passe à tirailler. À la fin, deux gués sont découverts aux extrémités de l’île. La brigade d’Osman-Pacha parvient à gagner la rive opposée avec une perte d’une cinquantaine d’hommes. En même temps le major Simons, officier anglais détaché auprès du serdar, franchit l’autre gué sans être aperçu, et tombe inopinément sur les Russes, qui se voient obligés de battre en retraite en abandonnant trois de leurs pièces. Cette affaire coûte aux Turcs 310 hommes tués ou blessés. Malgré l’insignifiance de cette perte, le serdar juge indispensable de donner à son armée deux jours de repos. Le 9, il se décide à reprendre son mouvement et arrive à Zugdidi, gros village situé à douze milles de Koki et à quatre de Rouki. Après cet effort, il donne encore cinq jours de repos à son armée. Les reconnaissances qu’il avait poussées au loin dans l’intervalle lui ayant appris que les Russes avaient complètement évacué le pays, il semblait qu’il dût suivre la route qui mène directement à Koutaïs ; mais non : le 15, au sortir de Zugdidi, il se rejette sur sa droite, en se rapprochant ainsi de la mer. Enfin le 17 novembre il atteint la grande route de Tiflis, et se retrouve, après dix-sept jours de campagne, à quelques heures de Redout-Kalé !

La correspondance anglaise, si explicite, si détaillée en ce qui touche les autres généraux turcs, ne nous parle des opérations d’Omer-Pacha qu’avec une extrême réserve. Nous n’y trouvons qu’une seule dépêche du major Simons ; encore cette dépêche semble-t-elle être une simple apologie de la conduite d’Omer-Pacha, elle nous explique que, par cette marche savante, le serdar avait pris à revers les ouvrages élevés par les Russes sur la route en avant de Redout-Kalé ; mais elle ajoute fort mal à propos que les Russes s’étaient mépris sur la valeur de la résistance qu’ils pouvaient opposer à l’armée turque. « Les ennemis, dit cette dépêche, ont abandonné le pays ; ils ont brûlé leur flottille de guerre sur le Rion, leurs établissemens et leurs magasins. Tout démontre qu’ils ne nous attendront pas à Koutaïs. Ils défendront tout au plus le passage du Tcheniss-Zkal pour se donner le temps de faire filer leurs bagages et leurs convois de malades et de blessés. »

N’ayant pas les mêmes ménagemens à garder, nous n’hésiterons point à dire que les motifs allégués par le major Simons ne nous semblent nullement concluans. Une fois maître de la route de Tiflis et par là même assuré de ses communications avec Bathoum et Redout-Kalé, le serdar marche-t-il plus rapidement ? Nullement ; il prend position sur les bords du Tikour, et y reste quinze jours. À force d’attendre, le temps, qui était resté magnifique jusque-là, tourne à la pluie, et le 2 décembre, par un orage affreux, Omer-Pacha donne l’ordre de marcher ; mais, ainsi que cela ne pouvait manquer de lui arriver à cette époque de l’année, il se trouve à chaque pas arrêté par le débordement des eaux. Parvenu aux bords du Tcheniss-Zkal, rivière qui forme la séparation de l’Imérétie et de la Mingrélie, il la trouve tellement gonflée par les pluies, qu’il se voit obligé d’attendre quatre jours pour la passer. Enfin le serdar-ekrem reçoit la nouvelle de la reddition de Kars. Dès lors le général Mouravief peut apparaître d’un moment à l’autre. Aussi l’armée turque reçoit-elle incontinent le signal de la retraite. Cette retraite, dit l’Anglais Lawrence Oliphant[10], se fit dans un effroyable désordre. C’était à qui regagnerait le plus vite les bords de la mer. Les pachas retrouvaient pour s’éloigner une ardeur que nul jusque-là n’aurait pu deviner en eux. La confusion était effroyable, et l’apparition d’un millier de Cosaques eût suffi pour changer cette retraite en une complète déroute.

Le généralissime des troupes ottomanes ne devait pas échapper à la honte d’avoir si misérablement abandonné la garnison de Kars. Le colonel Williams flétrit sa conduite d’un seul mot : « J’ai tenu, dit-il, jusqu’au jour où j’ai appris qu’Omer-Pacha était débarqué à Soukoum-Kalé[11]. » Le colonel avait reçu cette nouvelle le 24 novembre ; il réunit à l’instant les généraux turcs, et leur exposa que, tout espoir de secours étant perdu, il ne leur restait plus qu’à se rendre. Tous en tombèrent d’accord, et le mouchir l’ayant autorisé à traiter, il se rendit auprès de Mouravief. Le général russe l’accueillit avec courtoisie, se montra d’abord résolu à considérer comme prisonniers de guerre tous les défenseurs de la place, qu’ils appartinssent au nizam, au rédif, ou aux corps irréguliers. Le colonel Williams intercéda vivement pour les rédifs, qui, appartenant à la réserve et laissant leur famille dans le dénûment, méritaient un intérêt particulier. Il obtint que la liberté serait rendue à tous les hommes qui ne feraient pas partie du nizam. La capitulation fut signée dans ces termes le 27 novembre 1855. La nouvelle s’en répandit bientôt dans la ville. Ce fut pour tous un cruel moment. Les soldats, les habitans, les femmes même, dans un sentiment de patriotique douleur, oubliaient leurs longues souffrances. Se rendre à des giaours était une profonde humiliation pour cette race particulièrement belliqueuse et fanatique des Karslis, qui, engagés dans des guerres continuelles avec les Persans et les Géorgiens, disaient d’eux-mêmes : « Un homme de Kars vaut deux hommes d’Achaltziche, trois d’Érivan. » Réunis sur la place, les habitans exprimaient leurs sentimens avec le calme de l’Orient, mais l’amertume n’en était pas moins réelle. « Dieu est grand ! s’écriaient-ils ; mais est-ce possible ? Les giaours sont à nos portes, et les armes nous tombent des mains ! Que n’avons-nous péri le jour de l’assaut ! Du moins nous apparaîtrions purifiés de nos péchés devant le Tout-Puissant, et nos yeux ne verraient pas le triomphe de nos ennemis ! » Les femmes éclataient en sanglots. Les soldats brisaient leurs armes, s’en prenant aux pachas, au sultan lui-même ; ils exhalaient leur rage en imprécations que, dans leur plus grande détresse, ils n’avaient jamais osé proférer. « En ce moment, dit le docteur Sandwith, le colonel Williams parut à cheval sur la place ; tous coururent à lui, l’entourèrent, baisant ses étriers, appelant les bénédictions de Dieu sur la tête du vaillant défenseur de Kars. « Où allez-vous ainsi, notre pacha ? lui criaient-ils. — Il faut que je vous quitte, répondit Williams, je suis prisonnier. — Ne nous abandonnez pas, notre pacha ; nous vous suivrons partout où vous irez. Vaï, vaï ! la dernière heure de l’islam est-elle donc venue ? »

Le 28 novembre, les derniers soldats de l’armée d’Anatolie mirent bas les armes. Les neiges amoncelées sur les flancs de l’Ararat étaient désormais de ce côté le seul obstacle qui arrêtât les Russes. Heureusement la guerre d’Orient touchait alors à sa fin. Quelques mois après, la Russie se laissait dicter par les alliés les conditions de la paix et rendait Kars à ses anciens maîtres. La dernière heure de la Turquie n’avait pas encore sonné.

Nous ne saurions l’oublier cependant, la cause première des désastres de l’empire subsiste toujours. Cette cause, le récit que nous venons de faire l’a mise en relief à chaque page ; nous la retrouvons toujours la même, chaque jour plus active, déshonorant, à partir du XVIe siècle, les annales des Turcs, et annonçant après le déclin la décomposition. Ne semble-t-il pas que nous soyons appelés avoir s’accomplir les destinées que prédit jadis a l’empire ottoman un des confidens de Soliman le Grand, Chemsi-Pacha ? « Enfin je tiens ma vengeance, dit au kiaja Aali-Pacha ce dernier héritier de la dynastie des Kizil-Ahmedlou ; la race d’Othman a précipité la mienne du trône : à mon tour j’amènerai sa ruine. — Comment donc ? dit le kiaja. — En déterminant le sultan lui-même à prendre part à la corruption qui déjà nous envahit. Je lui ai compté quarante mille ducats, j’ai versé le poison ; la coupe est bue, et le jour viendra où l’empire tombera en pourriture. »


SAINT-PRIEST, duc D’ALMAZAN.

  1. La situation de Kars rappelle celle de Constantine.
  2. « J’ai déjà appelé l’attention de votre seigneurie, écrit le consul à lord Clarendon, sur le rôle dangereux que devaient jouer dans ce pays les Kurdes en cas de guerre avec la Russie ; ils se conduisent, ainsi que je l’avais prévu, en ennemis acharnés de la domination du sultan. » Cette remarque est digne d’attention. Les Kurdes sont en effet un des élémens de dissolution de l’empire ottoman. Ils habitent la région comprise entre l’Ararat et le Taurus, et coupent ainsi, à la moindre insurrection, les communications entre la Syrie, la Mésopotamie et le reste de l’empire.
  3. Tout porte à croire du moins que le seul objet du général Mouravief était de compenser par un fuit d’armes éclatant l’effet produit en Europe par la chute de Sébastopol.
  4. Voir la carte ci-jointe, qui est la réduction de celle que le colonel Lake a donnée dans sa relation du siége de Kars.
  5. De plus, les imams, écrivains, musiciens et tambours étaient tous armés et postés.
  6. A Narrative of the Defence of Kars on the 29 septembre 1855, by George Kméty ; London 1856.
  7. Nous citons ici l’opinion du général Kméty ; mais nous ne saurions juger de l’exactitude de ses allégations, n’ayant pu nous procurer, du côté des Russes, d’autres renseignemens que le bulletin officiel du général Mouravief.
  8. Ce n’est pas une exagération : le docteur Sandwith mentionne l’empoisonnement d’une vingtaine d’hommes qui avaient espéré trouver un aliment dans les racines de la plante nommée hyosciamus niger.
  9. Nous reproduisons cette lettre, écrite dans un français fort incorrect, telle que nous la donne la correspondance présentée au parlement anglais.
  10. The Trans-Caucasian campaign of the Turkish army under Omer-Pacha, by Lawrence Oliphant ; London 1856.
  11. Nous avons fait remarquer déjà que le choix de Soukoum-Kalé, port situé à vingt lieues au nord de Redout-Kalé, entraînait forcément des lenteurs qui condamnaient l’entreprise à ne pas atteindre, son but, la délivrance de Kars.