La Troisième Jeunesse de Madame Prune/39

Calmann Lévy (p. 202-206).



XXXIX



31 mars.

Dans la matinée, vers dix heures, s’est refermé derrière nous le long couloir de verdure, au fond duquel Nagasaki s’étale dans son cadre de pagodes et de cimetières. Ensuite, ont défilé ces petits îlots, qui sont comme les sentinelles avancées du Japon, — petits flots charmants, que tout le monde connaît, pour les avoir vus peints sur tant de potiches et d’éventails. Et puis la mer, le large a commencé de nous envelopper de sa majesté sereine et de son silence, plus saisissants par contraste, après tant de mignardises, et de musiquettes, et de gentils rires, auxquels nous venions longuement de nous habituer.

Très brusque a été l’ordre de départ. À peine ai-je trouvé le temps de saluer ma belle-mère à en émoi. C’était déjà si court, les deux heures que j’avais, pour aller dans la montagne dire adieu à la mousmé Inamoto…

Faut-il que je l’aie escaladé souvent, le vieux mur de son bois enclos, pour que les traces de mon passage se voient déjà si bien sur le gris des pierres ! je ne l’avais jamais remarqué comme ce jour de départ, il y a de quoi donner l’éveil, et à mon retour il faudra changer de chemin. Dans l’herbe aussi, mon pas a dessiné une vague sente, comme ces foulées que font les bêtes en forêt.

Mousmé qui n’avait pas des yeux ordinaires de mousmé, fleur énigmatique et jolie, fleur de pagode et de cimetière, qu’ai-je su comprendre d’elle, et qu’a-t-elle compris de moi ? Rien que l’un de nous soit capable de définir. Assis côte à côte sur la terre de ce bois, disant des choses forcément puériles, à cause de cette langue dont je connais trop peu de mots, nous étions comme deux sphinx qui s’amuseraient à faire les enfants, faute d’un moyen, d’une clef pour se déchiffrer, mais qui seraient retenus là chacun par l’âme inconnue de l’autre, vaguement devinée. Il est certain qu’entre nous commençait de se nouer cette sorte de lien qu’on appelle affection, qui ne se discute ni ne s’analyse, et qui souvent rapproche des êtres infiniment dissemblables… Au-dessus du mur, ce gentil front et cette paire de jeunes yeux qui m’accompagnaient hier au soir, pendant ma fuite à travers le dédale des terrasses funéraires et des tombes, je me suis retourné deux fois pour les regarder ; quand je les ai vus disparaître, je crois même que je me suis senti plus seul encore dans ces lointains pays jaunes… Et ce petit serrement de cœur, en m’éloignant, était comme un reflet très atténué, — crépusculaire, si l’on peut dire ainsi, — de ces angoisses qui, à l’époque de ma jeunesse, ont accompagné tant de fois mes grands départs. Il est vrai, je suis sûr de revenir, autant qu’on peut être sûr des choses de demain, car nous restons deux ans, hélas ! dans les mers de Chine, où Nagasaki sera notre lieu de ravitaillement et de repos. Et je la reverrai, cette mousmé, j’entendrai encore sa voix, très doucement bizarre, répéter, avec un accent qui fait sourire, les mots français qu’elle s’amuse à apprendre…

Quant à madame Prune, c’était trop haut perché pour cette fois, le faubourg qu’elle habite. Mais nous reviendrons, nous reviendrons, et, s’il plaît à la Déesse de la Grâce, cette idylle, ébauchée entre nous il y aura seize ans bientôt, ne se dénoue point encore…

Ce soir donc, à l’heure où le soleil se couche dans de longs voiles de brume, le Japon a disparu ; l’île amusante s’est évanouie dans les lointains d’une immensité toute pâle, qui luit comme un miroir sans fin, et qui ondule très lentement, avec une câlinerie perfide. Nous faisons route vers le Nord et vers la Chine. Il y a quinze ans, après un amollissant séjour dans ce même coin du Japon et un mariage pour rire avec une certaine petite Chrysanthème, je remontais ainsi la mer Jaune, par un calme pareil, sous des brumes comme celles-ci, un soir aussi blême. Et le grand néant de la mer, comme cette fois, m’enveloppait de sa paix funèbre.

Je m’en allais avec moins de mélancolie, — sans doute parce que la vie était encore en avant de moi dans ce temps-là, tandis qu’à présent elle est plutôt en arrière…