La Trace du serpent/Livre 4/Chapitre 03

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 42-65).

CHAPITRE III.

L’EMPEREUR FAIT SES ADIEUX À L’ÎLE D’ELBE.

Le même jour, mais à une heure plus avancée de l’après-midi, Richard Marwood, mieux connu, comme l’empereur Napoléon, se joignit aux pensionnaires de l’asile du comté dans leurs exercices journaliers sur les terrains destinés à cet usage. Ces terrains consistaient en pièces de maigre gazon, ornées çà et là d’un carré dans lequel de tristes arbustes, ou quelques chrysanthèmes maladifs, dressaient leurs têtes mélancoliques, battues et flétries par les dernières pluies abondantes. Ces pièces de gazon étaient entourées d’allées roides, droites et sablées, et le tout était enclos par un mur élevé, surmonté de chevaux de frise. Les pointes de fer composant cet ornement avaient été ajoutées depuis peu d’années, car, malgré les agréments et les attraits de l’établissement, quelques absurdes habitants du lieu, soupirant après des scènes plus gaies et plus brillantes, avaient été surpris essayant, sans pouvoir y réussir, d’échapper aux nombreux avantages de leur demeure.

Je n’oserais me hasarder à dire si la végétation avait ou non quelque mystérieuse sympathie avec la nature animée, mais il est certain que ni fleurs, ni arbustes, ni gazon, ni herbes sauvages ne poussaient comme les autres fleurs, les autres arbustes, l’autre gazon ou les autres herbes sauvages, dans les terrains de l’asile des fous du comté. Depuis l’ormeau décharné qui étendait deux grands bras raboteux, comme s’il eût poussé une sauvage imprécation, semblable à celle qui eût pu sortir de la bouche d’un être humain victime de la pire forme de folie, jusqu’au banal mouron poussant dans un coin de l’allée sablée, qui avait des racines, des feuilles et des fibres, ne ressemblant en rien à celles de son espèce, et s’échappait de sa tangente particulière, avec une fantaisie de petit chat joueur, dont aurait pu être affligée une jeune miss de dix-sept ans malade d’amour ; depuis les grands buissons de laurier, qui se balançaient au vent avec une agitation mélancolique et incessante, propre aux seuls aliénés, jusqu’à l’excentrique pissenlit, qui dressait sa tête ébouriffée au-dessus du gazon échevelé et tourmenté ; toute chose verte dans ce vaste lieu semblait être plus ou moins atteinte par la terrible maladie, dont l’influence ou les émanations sont d’une nature si subtile, qu’elles infectent même les pierres des murs grisâtres qui renferment les êtres brisés qui étaient autrefois forts et complets, et éteignent les intelligences qui étaient autrefois brillantes et élevées.

Mais pour vous, étranger à ce lieu, examinant pour la première fois ces groupes d’hommes et de femmes se promenant lentement de long en large dans les allées sablées, ce qui aurait été le plus étonnant, et peut-être même le plus affligeant, c’eût été de voir l’apparence presque heureuse de ces créatures misérables. Ô ! don béni de celui qui apaise la tempête ! ô ! sagesse merveilleuse et pleine de miséricorde de celui qui approprie la force au fardeau ! Voilà un de tes bienfaits ! cet homme sujet aux inquiétudes, et aux doutes, ou aux aspirations insensées vers un milieu impossible à atteindre, que toute la sagesse du monde était impuissante hier à calmer, est heureux aujourd’hui avec un morceau de papier ou un chiffon de ruban ! Nous, qui favorisés de la divine clarté, jetons un regard sur ces ténèbres intellectuelles dignes de pitié, nous sommes peut-être beaucoup plus malheureux, parce que nous ne pouvons dire combien de petits chagrins cette mort dans la vie peut ensevelir. Ils se sont retirés de nous, leur langage n’est pas notre langage, ni leur monde notre monde. On a fait, je crois, cette étrange question : qui peut dire si leur folie ne vaut pas mieux que notre sagesse ? Celui-là seul, dont la main puissante produit l’accord de l’âme, peut dire ce qui est discordant ou ce qui est harmonieux. Nous les observons comme nous faisons pour toute autre chose, à travers le verre obscurci de l’incertitude terrestre.

Non, ils ne semblent pas être malheureux. La reine Victoria est à causer avec lady Jane Gray sur le dîner du jour, et sur la surabondance blâmable de gras dans un gigot de mouton qu’on leur a servi. La chronologie n’inquiète jamais ces bonnes gens, personne ne pense encourir la défaveur pour faire un anachronisme, et lord Brougham partagera une pomme verte avec Cicéron, ou Guillaume le Conquérant se promènera bras dessus, bras dessous avec Pie IX, sans la moindre préoccupation de la vraisemblance ; et quand, un certain jour, un gentleman qui pendant trois ans avait acquis une popularité considérable sous le titre de cardinal Wolsey, changea subitement de fantaisie et avoua qu’il était simplement John Thomson, les pensionnaires de l’asile furent unanimes pour exprimer le plus profond mépris pour cette malheureuse aberration.

En conséquence, le héros du jour c’est Richard. Il est immédiatement environné à son apparition par toutes les célébrités et un grand nombre de non célébrités de l’établissement. L’empereur de l’océan allemand et de la machine hydraulique de Chelsea en particulier, a tellement à lui dire qu’il ne sait par où commencer, et quand il commence, il s’interrompt pour reprendre de nouveau, d’une façon à la fois affable et égarée.

« Pourquoi Richard ne s’est-il pas réuni à eux plus tôt, demande-t-il, ils sont vraiment si enjoués, et si sociables, pourquoi, au gracieux nom de la divinité (il ouvre ses yeux de toute leur grandeur en prononçant le gracieux nom de la divinité et regarde derrière lui par dessus son épaule, comme s’il croyait plutôt avoir invoqué quelque démon), pourquoi Richard ne s’est-il pas réuni à eux ? »

Richard répond qu’il ne lui avait pas été donné de le faire.

Puis, il le regarde fixement d’un air mystérieux ; il est plein de fierté et porte une coiffure de sa façon, une espèce de couronne faite avec un journal et un mouchoir de poche bleu et blanc à ramages ; il plonge ses mains le plus profondément possible dans les poches de son pantalon, se plante droit devant Richard au milieu de l’allée sablée, avec un coup d’œil particulièrement significatif :

« Est-ce le Khan ? »

Richard dit qu’il ne pense pas.

« Ce n’est pas le Khan, murmure-t-il d’un air pensif, votre opinion est positivement que ce n’est pas le Khan ?

— C’est positivement mon opinion, répond Richard.

— Alors je balance entre le dernier duc de Devonshire et Abd-el-Kader. J’espère que ce n’est pas Abd-el-Kader ; j’ai une meilleure opinion d’Abdel-Kader, oui vraiment. »

Richard le regarde entièrement déconcerté mais ne dit rien.

« Il y a eu évidemment, continua son ami, quelque machination d’une influence mauvaise pour empêcher votre apparition parmi nous avant ce jour. Vous êtes, en effet, un membre de la société, depuis…, laissez-moi compter…, trois cent soixante-trois ans. Soyez assez bon pour me reprendre, si je fais un mauvais calcul. Trois cent soixante-douze ans, ai-je dit, et vous ne vous êtes jamais réuni à nous ! Maintenant, il y a là quelque chose de radicalement mauvais, pour me servir du langage des anciens dans leurs fêtes religieuses, il y a là une vis desserrée. Vous deviez vous réunir à nous, positivement, vous le deviez ; nous sommes très-sociables ; nous sommes certainement folâtres, nous avons un bal chaque… soir. Mes idées quant à l’époque, je vous avoue, sont vagues ; mais je sais que c’est ou tous les dix ans ou toutes les semaines ; je penche à croire que c’est toutes les semaines, en ces occasions nous dansons. Êtes-vous un disciple de Terp, de celle que l’on peut appeler, la dame aux nombreuses sœurs célibataires, avez-vous un faible pour la lumière fantastique ? »

En manière d’illustration, l’empereur de la machine hydraulique, exécuta un entrechat, qui eût fait honneur à un vieil éléphant prenant sa première leçon de polka.

Il y avait un avantage dans la conversation de ce gentleman ; c’était que, si ses questions étaient quelquefois d’une nature difficile et embarrassante, il était assez bien élevé pour n’avoir jamais l’air d’attendre une réponse. Il parut frappé pour la première fois, d’avoir manqué peut-être d’une certaine façon au cérémonial particulièrement usité par une personne de sa distinction, en ayant parlé si familièrement à un individu qui lui était complètement étranger ; en conséquence, il sauta subitement d’un ou deux pas en arrière, laissant la trace des creux formés dans le sable humide par la pression de ses pieds, et dit d’un ton si digne qu’il en était presque sévère :

« Pardon, à qui ai-je l’honneur de faire ces observations ? »

Richard fut obligé de dire qu’il n’avait pas une carte sur lui et ajouta :

« Vous avez entendu parler de l’empereur Napoléon ?

— Buonaparte, oh ! certainement, très-souvent, très-souvent, et vous êtes ce haut personnage ? ah ! mon Dieu ! c’est vraiment malheureux. Je ne parle pas de votre charmant séjour d’été à Moscou, ou de votre agréable retraite d’hiver dans les champs de Waterloo ; c’est réellement désastreux, très-désastreux.

Sa pitié pour Richard était si profonde, qu’il était ému jusqu’aux larmes, et cueillit un pissenlit avec lequel il essuya ses yeux.

« Ma propriété de Chelsea, ajouta-t-il bientôt, est flottante, très-flottante. Je trouve dans mes locataires une tendance à se soumettre à se priver de leurs provisions d’eau, plutôt que de payer la taxe. Notre seul plan est de vider tous les réservoirs une demi-heure avant l’heure du thé. Persévérons dans cette mesure une semaine ou deux, et nous verrons qu’elle aura pour résultat de les fatiguer et qu’ils payeront ; mais tout cela porte sur les nerfs, porte beaucoup sur les nerfs. »

Il hocha la tête avec solennité, frotta ses yeux très-fort avec le pissenlit, puis mangea cette plante exotique.

« Un agréable tonique, dit-il, reconnu pour aider à la digestion ; mon océan allemand me donne des profits plus considérables sous le rapport des bains de mer. »

Richard exprima combien il s’intéressait aux vues commerciales de son noble ami ; mais en ce moment ils furent interrompus par l’approche d’une dame qui, se trémoussant avec un sautillement tout particulier à elle, aborda en bondissant l’empereur de la machine hydraulique et s’empara de son bras.

C’était une exubérante créature de quelque quarante printemps, coiffée d’un chapeau, dont le choix seul l’eût marquée au coin d’un cerveau fêlé, sans qu’il fût nécessaire d’avoir d’autre preuve. Dire qu’il ressemblait à un seau à charbon, ne serait pas en donner une idée ; dire qu’il ressemblait à un seau à charbon détérioré par une avalanche d’eau tombé sur sa carcasse et complètement disloqué, serait peut-être approcher un peu plus de la vérité ; ajoutez à cela un voile vert, plus épais qu’une serviette ordinaire et trois plumes disposées avec goût, suivant la direction adoptée par les modistes parisiennes, pour placer le plumage d’oiseaux étrangers et vous pourrez vous former quelque idée de la coiffure de la dame. Sa robe était courte et étroite, mais abondamment ornée d’une espèce de garniture qui, aux yeux du vulgaire, aurait passé pour des bandes de calicot, mais qui aux yeux des pensionnaires était considérée comme des dentelles de Valenciennes. Sous le bas de cette robe apparaissait une paire de bottines vert-pomme ; bottines d’une forme telle, que nul cordonnier à l’esprit sain n’aurait pu en inventer une semblable dans ses rêves les plus désordonnés, mais qui, dans cet établissement, était adoptée et plutôt recherchée qu’autre chose. Cette dame n’était autre que la demoiselle qui avait prémédité une fuite avec Richard huit ans auparavant, et qui s’était donné pour noble parenté le pape et le fabricant de muffins.

« Eh bien, dit l’empereur de la machine hydraulique, avec un ton et des manières d’une jeunesse entièrement ridicule, même dans un garçon de quinze ans ; et où s’est caché ce précieux trésor depuis le mouton gras ? serait-ce timidité de jeunesse ou aurions-nous un cœur construit de perfidie ? J’espère que c’est de la timidité. »

Le précieux trésor porta ses yeux sur son enchanteur à côté d’elle, puis sur Richard, en ayant l’air de s’excuser par un haussement d’épaules.

« Le sexe est faible, vainqueur d’Azincourt ; je vous demande pardon de Waterloo ; le sexe est faible, c’est un fait constaté par l’art médical. Pauvre créature, elle m’aime ! »

La dame parut s’apercevoir pour la première fois de la présence de Richard. Elle fit une très-profonde révérence, en l’exécutant une des bottines vertes décrivit un cercle complet et elle dit interrogativement :

« De Gloucertershire, monsieur ?

— L’empereur Napoléon Bonaparte, dit le propriétaire de l’Océan allemand, ma chère, vous devez le connaître.

— L’empereur Nap-o-lé-on Bo-na-parte, dit-elle très-lentement, épelant chaque syllabe en comptant sur ses doigts, est du Gloucestershire ! Quelle agréable chose ! tous ces grands hommes viennent du Gloucestershire, c’est un fait bien connu, du Gloucestershire. Les muffins ont été inventés dans le Gloucestershire par Alfred le Grand. Avez-vous connu notre cher Alfred ? Vous êtes peut-être trop jeune, une grande perte, mon cher monsieur, une grande perte : un mal de dents qui se porta sur les nerfs du cerveau l’enleva dans quarante jours, trois semaines et un mois. Nous essayâmes de tout, depuis les pissenlits (ses yeux errent comme si elle cherchait à découvrir l’objet qui a servi à ses essais), depuis les pissenlits jusqu’aux chevaux de frise. »

Elle s’arrête brusquement, fixant Richard en plein visage, comme si elle attendait qu’il dît quelque chose ; mais celui-ci ne dit mot. Ensuite elle s’enfonça subitement dans la contemplation de ses bottines vertes, examinant l’une d’abord et puis l’autre, comme roulant dans son esprit la probabilité de leur besoin de raccommodage.

Bientôt elle lève subitement la tête et dit d’un ton très-solennel :

« Connaissez-vous l’homme aux muffins ? »

Richard secoua la tête.

« Il vit dans Drury Lane, ajouta-t-elle en le regardant d’un air qui semblait dire : « Allons donc, point de plaisanterie, vous le connaissez bien assez. »

— Non, dit Richard, je ne me souviens pas de l’avoir vu.

— Nous sommes soixante-dix-neuf personnes dans cet établissement qui le connaissons, monsieur, soixante-dix-neuf, et vous osez rester là à me dire que vous…

— Je vous assure, madame, que je n’ai pas l’honneur de le connaître.

— Ne pas connaître l’homme aux muffins ! Vous ne connaissez pas l’homme aux muffins, méprisable individu, singe efflanqué que vous êtes ? »

Il serait difficile de deviner la suite des invectives qu’aurait pu dérouler la dame, car elle n’était pas réputée pour le raffinement de son vocabulaire quand elle était fortement agitée ; mais, en ce moment, un homme grand et vigoureux, l’un des gardiens, s’avança en criant à haute voix :

« Eh ! là-bas, qu’est tout ceci !

— Il dit qu’il ne connaît pas l’homme aux muffins, s’exclama la dame, son voile flottant au vent comme une banderole, ses poings sur les hanches et ses bottines vert-pomme fièrement campées d’un air de défi dans le sable de l’allée.

— Oh ! nous le connaissons bien assez, dit l’homme en faisant un signe de l’œil à Richard, et les muffins qu’il fabrique sont très-mollets. »

Ayant ajouté ce renseignement sur le gentleman en question, le gardien s’éloigna en regardant d’un air sévère et fixe dans les yeux la charmante demoiselle, ce qui sembla produire un effet instantané et très-calmant sur ses nerfs.

Comme tous les aliénés, autorisés à se divertir entre eux pendant une heure dans les jardins de l’établissement, étaient considérés, après tout, comme assez peu dangereux, les gardiens n’étaient pas dans l’habitude de faire grande attention à eux. Ces fonctionnaires se rassemblaient en un petit groupe près du portique de l’asile, fumant leurs pipes et parlant politique, ne se préoccupant nullement des malheureuses créatures sur lesquelles ils devaient veiller. Mais la reine Victoria ou l’empereur Néron, lady Jane Grey ou lord John Russell se permettaient-ils un écart sur leurs dadas respectifs, ou se laissaient-ils aller à quelque escapade trop dangereuse et trop inconvenante, et aussitôt une robuste main s’appesantissait sur l’épaule du délinquant, avec l’ordre de rentrer dans l’intérieur, ordre qui était très-rarement méprisé.

Richard ayant eu cette après-midi la permission de se mêler aux prisonniers ses compagnons pour la première fois, le petit garçon de Slopperton avait reçu l’ordre d’avoir l’œil sur lui ; et l’enfant tenait sur lui un œil très-sévère, ne laissant jamais échapper pendant une seule minute un regard, un mot ou une action du prisonnier.

Les gardiens, cette après-midi, étaient réunis sous le portique, devant lequel les jardins s’étendaient jusqu’à un mur extérieur élevé. Le terrain entre le portique et le mur avait une longueur d’un peu moins d’un quart de mille, et au fond se trouvaient la grande entrée et la loge du concierge. Les jardins, cependant, entouraient le bâtiment de trois côtés, et sur le côté gauche le mur se prolongeait parallèlement à la rivière du Sloshy. Cette rivière était en ce moment si enflée, par les dernières pluies, que les eaux baignaient le mur à une hauteur de six pieds, couvrant entièrement le chemin de halage, qui existait ordinairement entre le mur et le bord de l’eau.

Richard et l’empereur de la machine hydraulique, accompagnés de la démonstrative enchanteresse en bottines vertes, tous trois engagés dans une conversation amicale, quoique tout à fait désordonnée, se trouvaient marcher dans la direction des terrains situés de ce côté, et, par conséquent, hors de la vue des gardiens.

Pourtant le petit garçon de Slopperton les suivait pas à pas. Ce jeune gentleman ayant les mains dans ses poches, musait et flânait de long en large, avec un air qui semblait dire que ni homme ni femme ne l’intéressaient pas plus que le prince danois, de mémoire oubliée. Peut-être était-ce par une extrême lassitude de la vie que, sans s’en douter, il était occupé à siffler l’air d’une chanson, se rapportant à un passage du récit de la vie d’une jeune lady du nom de Gray, appelée Alice de son nom de baptême, dont le cœur était à un autre et qui, par conséquent, en pure logique, ne pouvait pas lui appartenir à lui chanteur inconnu.

Peut-être aussi y avait-il quelque chose de contagieux dans cette mélodie, car l’enfant de Slopperton n’eut pas plutôt sifflé les premières mesures, qu’un individu dans le lointain, en dehors du mur des jardins de l’asile, reprit l’air et le finit. Cette circonstance, futile en elle-même, parut occasionner un plaisir considérable à l’enfant, et il s’approcha vivement de Richard qu’il interrompit au milieu d’une fort intéressante conversation, pour lui dire tout bas à l’oreille ou plutôt au coude :

« Tout va bien, général ! »

Comme Richard, l’empereur de la machine hydraulique et la fille unique du pape parlaient tous à la fois et de sujets complètement différents, leur conversation était peut-être un peu décousue pour pouvoir être rapportée par un sténographe ; mais, comme conversation, c’était réellement une chose charmante.

Richard, poursuivant toujours l’idée extravagante qui passait dans l’asile pour occuper son cerveau dérangé, depuis le jour de son procès, était occupé à faire à ses compagnons un récit de sa fuite de l’île d’Elbe.

« J’étais déterminé, dit-il en s’adressant à l’empereur de la machine hydraulique qu’il tenait par un bouton ; j’étais déterminé à tenter un effort désespéré pour retourner en France parmi mes amis.

— Sentiments très-louables, assurément, dit la demoiselle aux bottines vertes et qui vous font honneur.

— Mais échapper d’une île était une entreprise d’une difficulté extrême, continua Richard.

— Naturellement, dit la demoiselle, considérant le prix de la farine ; la farine monta à un demi penny le boisseau dans le quartier de Drury Lane, ce qui, naturellement, réduisit la grosseur des petits pains.

— Et eut un mauvais effet sur la taxe de l’eau, interrompit le gentleman.

— Maintenant, continua Richard, l’île d’Elbe était entourée d’un mur élevé.

— Une très-convenable disposition, facilitant extraordinairement les moyens de couper l’eau aux habitants, » murmura l’empereur de l’Océan allemand.

Le petit Slosh exprima de nouveau ses sentiments par rapport à Alice Gray et une personne de l’autre côté du mur s’accorda avec lui.

« Et, dit Richard, sur la crête de ce mur étaient des chevaux de frise.

— Bonté du ciel ! s’écria l’empereur, absolument ce que vous désignez là par une coïncidence extraordinaire nous l’avons aussi. Nous avons des chevaux de frise dans le but, je crois, d’empêcher les chats d’entrer. Les chats sont des animaux désagréables, particulièrement, ajouta-t-il d’un air rêveur, particulièrement le matou ; je veux dire le sexe le plus fort.

— Surmonter l’obstacle de ce mur était une grande difficulté.

— Naturellement, naturellement, dit la demoiselle, une grande entreprise la baisse des muffins et des petits pains, une dangereuse entreprise.

— Il y avait un bateau qui m’attendait pour me recevoir de l’autre côté, » dit Richard regardant le haut du mur éloigné de lui d’environ cent mètres.

Une personne de l’autre côté du mur s’était rapprochée beaucoup plus pendant ce temps et, mon Dieu, comme elle était animée sur ce qui concernait Alice Gray.

« Mais la question, continua Richard, était de savoir comment escalader le mur, et en disant cela il a toujours les yeux fixés sur les chevaux de frise.

— J’aurais essayé des petits pains, dit la dame.

— J’aurais coupé l’eau, remarqua le gentleman.

— Je ne fis rien de tout cela, dit Richard, j’essayai d’une corde. ».

À ce moment même, par l’opération de quelque pouvoir invisible, une solide corde à nœuds fut jetée en travers des chevaux de frise et le bout vint tomber dans l’intérieur à quatre pieds environ du sol.

« Mais son cœur est à un autre et ne peut jamais être à moi. »

Le gentleman qui ne pouvait avoir l’espoir de posséder l’affection de miss Gray, était évidemment près du mur en ce moment. Dans un temps si court, qui n’aurait pas suffi au maître le plus habile dans l’art de la sténographie pour relater l’événement, Richard jeta loin de lui, à une demi douzaine de pas, l’empereur de la machine hydraulique, avec une telle violence que ce gentleman accrocha, en trébuchant, les talons de la fille unique du pape et tomba comme une masse sur cette dame comme sur un lit de plume et avec l’agilité d’un chat ou d’un matelot, il grimpa en haut de la corde et disparut par dessus les chevaux de frise.

Le gentleman était devenu alors indifférent à la perte de miss Gray, car il siffla la mélodie de l’air le plus triomphant, marquant la mesure avec le bruit sec de ses rames plongeant dans l’eau.

Il fallut un peu de temps à l’empereur et à son amie pour se rétablir des effets de la secousse qu’ils avaient éprouvée l’un contre l’autre et quand ils furent remis, ils restèrent quelques instants à se regarder mutuellement dans une muette stupéfaction.

« Le gentleman a quitté l’établissement, dit enfin la dame.

— Et a fait une écorchure à mon coude, murmura le gentleman en frottant la localité en question.

— Une manière bien impolie, encore, de le quitter, dit la dame ; ses petits pains, je veux dire son éducation a été évidemment fort négligée.

— Ce doit être un propriétaire de Chelsea, dit l’empereur. Les propriétaires de Chelsea sont passés en proverbe pour leurs mauvaises manières. Ils sont dans l’usage de fermer la porte au visage du collecteur de la taxe dans le dessein d’endommager le bout de son nez, et lord Chesterfield n’a jamais donné à son fils le conseil de se conduire ainsi. »

Il convient aussi bien d’établir ici que l’empereur de la machine hydraulique avait été, dans les derniers jours de sa vie, collecteur pour la taxe de l’eau dans le quartier de Chelsea ; mais s’étant malheureusement adonné complètement à la boisson et ayant aussi un penchant marqué pour spéculer (certaines gens prononçaient le mot sans la première lettre) ce qui impliquait la dilapidation de l’argent de son souverain, il avait perdu sa place et définitivement son bon sens.

La dame, son amie, avait tenu autrefois une boutique de boulangerie dans le voisinage de Drury Lane et se trouvant, à l’âge de quarante ans, dans un jour de mauvaise inspiration, elle plaça ses affections sur un jeune homme de dix-neuf ans ; la pente de son esprit était les muffins, et, après avoir été ruinée par le jeune homme en question, elle s’était réfugiée dans la bouteille de gin, et de là était passée dans l’asile de son pays natal.

Le lecteur curieux demandera, peut-être, ce que fait pendant tout ce temps le jeune gardien de Richard auquel on avait recommandé de ne pas le perdre de vue, et comment il a rempli sa mission ?

Il est immobile, regardant très-froidement la dame et le gentleman qui sont devant lui et paraît s’intéresser fort à leur conversation.

« Je vais certainement aller, dit l’empereur de la machine après un instant de silence, je vais certainement aller instruire le surintendant de ce procédé ; le surintendant doit, en réalité, en être informé. »

Le surintendant était, dans l’asile, la dénomination polie donnée aux gardiens. Mais au moment où l’empereur commençait à se mouvoir lourdement dans la direction de la façade de la maison, l’enfant appelé Slosh passa devant lui en courant, et avant que le vieux gentleman n’eût atteint le portail, il avait raconté aux gardiens ébahis toute l’histoire de la fuite.

Les gardiens accoururent à la porte, crièrent au portier d’ouvrir et dans quelques minutes se trouvèrent sur la route devant l’entrée. Ils se précipitèrent de là vers le côté de la rivière, il n’y avait pas trace d’être animé sur la rivière gonflée, et on voyait seulement deux hommes montés sur un bateau près du bord opposé, paraissant occupés à pêcher l’anguille.

« Il n’y a pas de bateau plus rapproché que celui-là, dit un des gardiens, il n’aurait jamais pu l’atteindre en si peu de temps, aurait-il été le meilleur nageur de l’Angleterre. »

Les individus croyaient réellement qu’ils avaient été informés de son évasion au moment même où il venait de l’exécuter.

« Il doit avoir sauté tout d’un coup dans la rivière, dit un autre, peut-être est-il quelque part s’efforçant de garder sa tête sous l’eau.

— On ne peut pas faire cela, dit l’homme qui avait parlé le premier, mon opinion est que le pauvre diable s’est noyé. Ils ont la fureur d’essayer de s’évader, quoiqu’il n’y en ait aucun qui ait jamais pu y réussir. »

Il y avait un bateau amarré à l’angle du mur de l’asile, un des hommes monta dessus.

« Montre-moi l’endroit d’où il a sauté par dessus le mur » demanda-t-il à l’enfant qui en indiqua du doigt la direction.

L’homme rama de ce côté.

« Pas de vestige de lui nulle part par ici, cria-t-il.

— Ne feriez-vous pas mieux d’interroger ces hommes ? demanda son camarade, ils doivent l’avoir vu sauter. »

L’homme du bateau fit un signe d’assentiment et traversa la rivière pour aller rejoindre les deux pêcheurs.

« Oh ! là bas, dit-il, avez-vous vu quelqu’un passer par dessus ce mur ? »

Un des pêcheurs qui venait justement d’attraper une magnifique anguille, leva la tête d’un air surpris et demanda :

« Quel mur ?

— Mais celui de l’asile, là bas, droit devant vous.

— L’asile ? Voilà maintenant que vous venez nous dire que c’est un asile ; j’avais toujours pris cela pour une résidence de gentleman avec un parc, dit le pêcheur qui n’était autre que M. Auguste Darley, en tenant sa pipe hors de sa bouche.

— Je désirerais que vous répondissiez directement à ma question, dit l’homme, avez-vous vu quelqu’un sauter par dessus ce mur, oui ou non ?

— Eh bien, non ! dit Gus. Si je l’avais vu je serais allé sur lui et l’aurais rattrapé. Me prenez-vous pour un imbécile ? »

L’autre pêcheur, M. Peters, leva alors la tête et, posant son filet, figura quelques mots avec ses doigts.

« Attendez un peu, cria Gus, à l’homme qui ramait pour s’éloigner, mon ami que voilà dit qu’il a entendu un plongeon dans l’eau il y a dix minutes et pense que c’était quelques gravois lancés par dessus le mur.

— Alors il a sauté ; le pauvre garçon, j’ai peur qu’il ne se soit noyé.

— Noyé ?…

— Oui, ne vous ai-je pas dit qu’un des aliénés a essayé de s’échapper par dessus ce mur et doit être tombé dans la rivière.

— Pourquoi ne me disiez-vous pas cela plus tôt alors, dit Gus, que faut-il faire ? Où y a-t-il des dragues ?

— Mais, à un demi mille plus loin, par malheur, à une auberge en bas de la rivière, au Joyeux bateau de la vie.

— Alors voici ce que nous allons faire, dit Gus : mon ami et moi allons descendre jusque-là pour chercher les dragues pendant que vous, camarades, vous allez regarder par ici.

— Vous êtes vraiment bon, monsieur, dit l’homme, nous pouvons, après tout, draguer le lit de la rivière, car je suis contrarié de l’idée que nous ne reverrons plus l’empereur Napoléon. Gare à mes yeux ! Voilà une affaire qui va causer un fameux tapage dans le conseil.

— Ainsi nous partons, dit Gus, bon courage, il peut encore remonter. »

Après ces paroles d’encouragement, MM. Darley et Peters se mirent à voguer avec une rapidité qui promettait la prompte arrivée des dragues.