La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 213-223).

CHAPITRE II.

IL TRAVAILLE DANS LES TÉNÈBRES.

De bonne heure, le matin du jour suivant, un gentleman sonne à la porte de l’hôtel du marquis de Cévennes et s’adresse au concierge, en ces termes :

« La femme de chambre de Mlle Valérie de Cévennes serait-elle visible à cette heure matinale ? »

Le concierge ne le pense pas ; il est vraiment de bonne heure, seulement huit heures, Mlle Finette ne paraît pas avant neuf ; la toilette de sa maîtresse est généralement terminée vers onze heures ; après onze heures, le concierge pense que Monsieur pourra voir Mlle Finette — avant, il ne le pense pas.

L’étranger le remercie avec une pièce de cinq francs de ce précieux renseignement ; il est vraiment précieux pour l’étranger, qui n’est autre que le flâneur de la nuit dernière, de découvrir que le nom de la jeune fille qui tenait la lampe est Finette.

Le flâneur semble avoir aussi peu à faire dans cette matinée que dans la soirée de la veille ; car il s’appuie contre la porte d’entrée, sa canne à la main et un cigare à moitié consumé dans sa bouche, levant les yeux sur l’habitation du marquis, avec une paresseuse indifférence.

Le concierge, favorablement disposé par la pièce de cinq francs, est porté à la causerie.

« Une vieille construction magnifique, dit le flâneur, les yeux toujours levés sur la maison, dont chaque croisée est fermée par des jalousies d’un vert foncé.

— Oui, une vieille construction magnifique ; elle est dans la famille du marquis depuis quatre cents ans, mais elle a été mutilée dans la première révolution. Monsieur peut apercevoir les ravages du canon dans les ornements de pierre.

— Et le pavillon à gauche, avec ses vitraux coloriés et ses décorations gothiques : un petit édifice plus extraordinaire, dit le flâneur.

— Ah, Monsieur l’a remarqué ! Il est bien plus moderne que la maison, sa construction date seulement du règne de Louis XV ; il fut élevé par un vieux marquis libertin, qui donnait des soupers dans lesquels les convives avaient coutume de faire sauter le champagne par les fenêtres et de lapider les domestiques dans la cour avec les bouteilles vides. C’est certainement une petite habitation très-curieuse ; mais, Monsieur voudrait-il savoir quelque chose de plus curieux ? »

Monsieur déclare qu’il est entièrement disposé à entendre tout ce que le concierge voudra bien avoir la bonté de lui dire. Il lance ces mots, en allumant un nouveau cigare, avec une indifférence d’homme bien élevé, tout à fait aristocratique, et qui pourrait même le faire passer pour un rejeton de la noble famille de Cévennes.

« Alors, continua le concierge, Monsieur doit savoir que la hautaine, la noble, la belle Mlle Valérie, a mis dernièrement dans son aristocratique cervelle d’occuper ce pavillon, en compagnie seulement de sa femme de chambre, Finette, préférablement à ses magnifiques appartements que Monsieur peut apercevoir là-bas au premier étage de l’hôtel, une rangée de dix croisées. Monsieur ne trouve-t-il pas cela vraiment extraordinaire ?

— Pas trop. Les jeunes filles ont d’étranges caprices. »

Monsieur ne se permet jamais d’être surpris de la conduite d’une femme, car sans cela il passerait sa vie dans un état de continuel étonnement.

Le concierge est parfaitement d’accord avec Monsieur, il est marié « et Monsieur ? » se hasarde-t-il à demander avec un mouvement de tête interrogatif.

Monsieur répond qu’il n’est pas encore marié.

Quelque chose dans les manières de Monsieur engage le portier à dire :

« Mais, Monsieur a peut-être un mariage en vue ? »

Monsieur retire son cigare de sa bouche, lève ses yeux bleus, jette un long et contemplatif regard sur la magnifique demeure en face de lui et puis répond avec une nonchalance aristocratique.

« Peut-être. Ces Cévennes sont immensément riches ?

— Immensément. »

Le concierge ne peut lever ses sourcils et ses épaules assez haut pour exprimer l’étendue de la fortune des de Cévennes.

Le flâneur tire son portefeuille, écrit quelques lignes, et déchirant le feuillet, le donne au portier en lui disant :

« Voulez-vous me faire le plaisir, mon cher ami, de remettre ceci à mademoiselle Finette, à la plus prochaine occasion. Vous n’avez pas été toujours marié, et vous pouvez comprendre, par conséquent, qu’il conviendra de remettre mon petit billet secrètement. »

Rien ne peut surpasser l’intensité de finesse de l’œil du concierge, tandis qu’il se charge du billet, l’étranger lui signifie un froid bonjour et s’éloigne.

« Un marquis au moins, dit le concierge ; oh, mademoiselle Finette ce n’est pas pour rien que vous portez des robes de satin noir, une montre d’or et une chaîne. »

Le flâneur est doué d’ubiquité en cette journée d’hiver ; à trois heures après midi, il est assis sur un banc du Jardin des Plantes et fume un cigare. Il est vêtu comme auparavant, à la dernière mode parisienne ; mais sa redingote est entr’ouverte à la partie supérieure de la poitrine et laisse voir une cravate négligemment attachée, d’un bleu éclatant particulier.

Une jeune personne, du genre femme de chambre, trottant gentiment aux environs, est apparemment attirée par cette cravate bleue, car elle papillonne pendant quelques instants autour du banc et vient ensuite s’asseoir à l’une de ses extrémités, aussi loin que possible du flâneur indifférent, qui n’a pas une seule fois lancé sur elle le froid regard de ses yeux bleus.

Son cigare est près d’être fini, il attend qu’il le soit entièrement, puis, en jetant le bout, il dit, en regardant à peine du côté de sa voisine :

« Mademoiselle Finette, je présume.

— Elle-même, monsieur.

— Alors peut-être, mademoiselle, puisque vous avez bien voulu m’accorder la faveur d’une entrevue, et que l’affaire dont j’ai à vous parler est d’une nature expressément secrète, vous voudrez bien aussi condescendre à vous rapprocher un peu plus de moi. Je n’ai aucune ressemblance avec les animaux féroces qui sont là, et charmante comme vous l’êtes, je n’ai actuellement nulle intention de vous dévorer. »

Il dit ces mots, sans paraître la regarder, et en allumant un autre cigare. C’est évidemment un effréné fumeur, et il caresse son cigare, en examinant sa lueur rouge et sa fumée bleue, comme si c’était l’esprit familier, à l’aide duquel il peut combiner de merveilleuses déductions, et sans lequel il serait peut-être impuissant. Mlle Finette le considère avec une grande surprise, et une non moindre indignation, mais elle lui obéit et vient s’asseoir à côté de lui.

« J’espère que Monsieur croira que je n’aurais jamais consenti à lui accorder une entrevue, si je n’avais été assurée que…

— Monsieur, vous épargnera, mademoiselle, la peine de dire pourquoi vous êtes venue ici, alors qu’il lui suffit que vous y soyez. Je n’ai rien à faire, mademoiselle, soit avec vos motifs, soit avec vos scrupules ; je vous ai dit dans mon billet, que je vous priais de me rendre un service, pour lequel j’étais disposé à vous payer magnifiquement ; que d’un autre côté, si vous ne vouliez pas consentir à me rendre ce service, j’avais en mon pouvoir les moyens de vous faire renvoyer de votre place. Votre présence ici est une déclaration tacite de votre consentement à me servir. En voilà beaucoup trop, et un plus long préambule est inutile ; et maintenant à l’affaire. »

Il semble effacer ce préambule, comme il écarte, avec un mouvement de sa petite main, le nuage bleu de la fumée de son cigare. La femme de chambre entièrement subjuguée par des manières qui sont tout à fait nouvelles pour elle, attend qu’il plaise à l’étranger de parler, et fixe sur lui ses yeux noirs remplis de surprise.

Il n’est pas pressé ; il semble consulter la fumée bleue, il retire son cigare de sa bouche et examine le brillant point rouge de l’extrémité allumée, comme si c’était l’œil lugubre de son démon familier ; après l’avoir consulté durant quelques secondes, il dit avec l’insouciance avec laquelle il aurait pu faire quelque observation sur le temps.

« Ainsi donc, votre maîtresse, Mlle Valérie de Cévennes, a été assez imprudente pour contracter un mariage secret avec un chanteur. »

Il s’est décidé à hasarder cette conjecture ; s’il est dans le vrai, c’est la voie la meilleure et la plus prompte pour arriver à la vérité, s’il est dans le faux, il n’est pas dans une situation plus mauvaise qu’auparavant. Un coup d’œil sur le visage de la jeune fille lui apprend qu’il a frappé juste, et qu’il a rencontré l’entière vérité. Il frappe dans l’obscurité, mais il est mathématicien et peut calculer l’effet de chacun de ses coups.

« Oui, un mariage secret dont vous avez été le témoin. »

Ceci est son second coup, et de nouveau le visage de la jeune fille lui apprend qu’il a frappé juste.

« M. Perot nous a trahis alors, monsieur, car lui seul a pu raconter cela, » dit Finette.

Le flâneur comprend aussitôt que M. Perot est le prêtre qui a consacré le mariage ; un autre point dans son jeu. Il continue, s’arrêtant de temps à autre pour aspirer une bouffée de son cigare, en parlant avec un air de complète indifférence.

« Vous voyez donc que pour ce mariage secret et la part que vous y avez prise, il importe peu de savoir si c’est par ce digne prêtre M. Perot… »

Il s’arrête alors pour secouer les cendres de son cigare et un regard de côté sur le visage de la jeune fille lui apprend qu’il est encore dans le vrai, M. Perot est le prêtre.

« Ou par toute autre voie que j’ai été instruit. Quoique Française, vous devez connaître le célèbre aphorisme de nos voisins, les Anglais : Savoir c’est pouvoir. Eh bien, mademoiselle, qu’arrivera-t-il si j’use de mon pouvoir ?

— Monsieur veut dire qu’il peut me faire perdre la place que j’occupe et m’empêcher d’en avoir une autre. »

En disant ces mots, Mlle Finette laisse échapper de ses yeux noirs une petite perle humide, très-convenable pour figurer une larme, mais qui arrivant en contact immédiat avec un composé blanc visqueux, appelé poudre de perles, employé par la femme de chambre pour rehausser ses charmes personnels, prend l’apparence d’une pilule digestive plutôt que de toute autre chose.

« Mais, d’un autre côté, je puis ne pas user de ce pouvoir, et vraiment, je regretterais d’en venir à la pénible nécessité d’être assez peu galant pour faire du tort à une jeune fille. »

Mlle Finette, encouragée par ces paroles, essuie la pilule digestive.

« En conséquence, mademoiselle, le cas se réduit à ceci : Servez-moi et je vous récompenserai ; refusez d’agir ainsi et je puis vous faire tort. »

Un éclair glacial dans ses yeux bleus convertit ces mots en menace sans le secours d’une énergie particulière dans la voix.

« Monsieur n’a qu’à commander, répond la femme de chambre, je suis prête à le servir.

— Ce Robert le Diable viendra ce soir à la porte du petit pavillon ?

— À minuit un quart.

— Alors, je serai là, à onze heures et demie. Vous m’introduirez à sa place, voilà tout.

— Mais ma maîtresse, monsieur, elle saura que je l’ai trahie et elle me tuera. Vous ne connaissez pas Mlle de Cévennes.

— Pardonnez-moi, je crois la connaître. Elle ne saura jamais que vous l’avez trahie. Souvenez-vous que j’ai découvert le signal convenu ; que vous êtes trompée par cette circonstance et que vous ouvrez la porte au faux individu. Au reste, je vous garantirai de tout danger ; votre maîtresse est une admirable créature, mais son caractère, tout ferme qu’il soit, peut apprendre à se courber.

— Il faudra le briser d’abord, monsieur, dit Mlle Finette.

— Peut-être. »

Il se leva en disant ces mots :

« Mademoiselle, au revoir. »

Il glisse cinq louis dans sa main et s’éloigne lentement.

La femme de chambre observe d’un air pétrifié le personnage qui s’éloigne. Finette Leris peut bien être déconcertée par cet homme, il est capable de confondre de plus fortes têtes que la sienne. Tandis qu’il marche de son pas nonchalant, sous les rayons du soleil couchant d’hiver, plusieurs passants se retournent pour regarder sa tournure aristocratique, sa belle figure et sa chevelure noire. Si le plus vicieux de ceux qui l’observent pouvait avoir lu dans son âme à travers ses brillants yeux bleus, y aurait-il trouvé quelque chose qui pût choquer et révolter même l’homme le plus mauvais ? Peut-être. La trahison est chose révoltante, assurément, pour le plus mauvais d’entre nous. Le plus taré d’entre nous recule devant les machinations et les sentiments inflexibles du traître au cœur glacé.