La Trace du serpent/Livre 1/Chapitre 01

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 3-12).


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.

LE BON MAÎTRE D’ÉCOLE.

Je ne suppose pas que la pluie tombât plus fort à Slopperton sur le Sloshy que partout ailleurs ; mais il y pleuvait. Il eût été difficile de trouver dans tout Slopperton un seul parapluie capable de résister aux torrents qui inondaient la ville ce jour de novembre, entre quatre et cinq heures de l’après-midi. Chaque ruisseau dans High Street (qui était bien entendu la plus petite), dans la New Street (la plus ancienne de la ville), dans East Street, dans West Street, dans Blue Dragon Street et dans Wind Mill Street ; chaque ruisseau, dans chacune de ces rues, formait un petit Niagara, et à chaque tournant un Maelstrom en miniature où disparaissaient toutes sortes d’esquifs tels qu’écorces d’orange, tiges et semelles de bottes, bouts de papier, tout comme de vrais vaisseaux sont engloutis dans les grands tourbillons des mers du Nord. Cette rivière assez laide, qu’on appelle le Sloshy, formait une sorte de Mississipi, et les bateaux charbonniers qui couvraient sa surface se voyaient enlever les linges et les cordes qui meublent ordinairement leurs ponts. C’était décidément un affreux jour de novembre, un de ces jours où le brouillard revêt la forme d’un démon, où il se penche sur l’épaule des passants et leur souffle à l’oreille des paroles de suicide : « Coupez-vous la gorge, vous savez que vous avez un rasoir et que vous ne pouvez vous raser, parce que vous avez bu et que votre main tremble ; une petite incision sous l’oreille gauche, et la chose serait faite. C’est, en vérité, ce que vous pouvez faire de mieux. » Un jour où la pluie monotone, persévérante, incessante, prend une voix pour vous dire : « Ne pensez-vous pas que vous allez devenir mélancolique ou fou ? Regardez-moi, soyez assez bon pour me contempler ainsi une couple d’heures de suite, et pendant que vous me considérez, songez à la jeune fille qui fit la coquette avec vous il y a dix ans, et demandez-vous si vous seriez aujourd’hui un homme beaucoup plus heureux si elle vous eût aimé réellement. Ah ! je pense que, si vraiment vous étiez assez bon pour me regarder longtemps, vous pourriez croire que vous devenez fou. » Le vent reprend. Que dit-il encore quand il vient à travers le sombre passage et vous plonge un poignard dans le dos, juste entre les deux épaules, comme un lâche qu’il est ? Que vous dit-il ? Pourquoi vous souffle-t-il à l’oreille de penser à la petite fiole de laudanum que vous avez mise en haut la semaine dernière, le jour où vous aviez mal aux dents, et dont vous ne vous êtes pas servi ? Un jour brumeux, humide, venteux, un vilain jour de novembre enfin, un jour dangereux. Que Dieu nous garde de mauvaises pensées aujourd’hui, et qu’il nous épargne aussi les enquêtes de police la semaine prochaine. Qu’on nous serve un verre de liquide bien chaud et bien fort, et qu’on nous prépare quelque chose de bon pour souper ; enfin, tout ce qui peut nous aider à supporter un jour comme celui-ci ; car si les cordes du piano qu’on entend là-bas, — cet instrument construit d’après des principes mécaniques et par des mains mortelles, — éprouvent par ce temps humide une dépression, un ramollissement, comment savons-nous s’il n’y a pas dans cet autre instrument plus délicat et qui n’est pas construit d’après les principes de la mécanique, l’esprit humain, en un mot, comment savons-nous s’il ne se trouve pas un peu dérangé par ce vilain jour de novembre ?

Mais sans doute les mauvaises influences ne peuvent venir qu’aux hommes mauvais, et ce doit être un bien méchant homme que celui dont l’humeur suit les fluctuations du baromètre. Les gens vertueux sont toujours vertueux sans doute ; et quels que soient les changements, les hasards, les épreuves ou les tentations, ils ne peuvent être autrement que vertueux. Pourquoi donc un jour humide ou un jour sombre les attristerait-il ? Non, ils regardent passer sous leurs fenêtres des femmes et des hommes sans asile, des orphelins mouillés jusqu’aux os, et rendent grâce au ciel de n’être pas comme les autres hommes, en bons chrétiens qu’ils sont, payant régulièrement les impôts, et ne manquant jamais de se rendre aux offices les dimanches.

Tel était M. Jabez North, maître d’études à l’académie du docteur Tappenden. Ni le vent, ni la pluie, ni le brouillard ne l’affectaient le moins du monde. Un bon feu brûlait à l’une des extrémités de la salle, et l’élève Allecompain aîné venait d’être condamné à payer une amende de six pence et à copier une page de grammaire latine pour s’en être approché sans permission et y avoir chauffé les engelures de ses mains, mais Jabez North ne s’approchait jamais du feu, bien que dans sa position il eût pu le faire à tout moment. Il n’avait pas froid, ou bien, s’il avait froid, cela lui était indifférent. Il était assis devant son pupitre, occupé à tailler des plumes, ce qui ne l’empêchait pas d’entendre six jeunes gens aux nez rouges conjuguer le verbe amo, j’aime, tout en laissant paraître les signes les plus évidents du verbe actif grelotter. Ce n’était pas seulement un bon jeune homme que ce Jabez North (et il fallait que ce fût un bien bon jeune homme, en effet, car ses louanges étaient dans toutes les bouches de Slopperton, et même il était considéré par la plupart des bonnes vieilles dames comme une incarnation de l’adjectif pieux), mais c’était en même temps un beau jeune homme. Il avait des traits fins et délicats, un teint pâle et pur, et, disaient les jeunes femmes, de très-beaux yeux bleus ; seulement il était fâcheux que ces yeux qu’on trouvait d’une si jolie couleur ne vous regardassent jamais en face ni assez longtemps pour vous permettre de définir leur nuance exacte ou leur expression véritable. Bien qu’il eût une belle chevelure frisée, ce que l’on est convenu d’appeler une belle tête, et ce qui est réellement une belle tête, selon l’opinion de bien des gens, il était dommage qu’il eût une dépression sensible de chaque côté de la tête à l’endroit même où les gens superstitieux placent l’organe de la conscience. Et même un phrénologue qui était passé par Slopperton avait déclaré Jabez North singulièrement dépourvu de cette petite vertu, et il avait ajouté qu’il n’avait rencontré une telle pauvreté dans toute la région morale que sur le crâne d’un criminel fameux qui, ayant invité un ami à dîner, l’avait assassiné sur l’escalier de la cuisine pendant qu’on dressait le premier service. Il va sans dire que les Sloppertoniens déclarèrent que le savant homme était un imposteur et sa science du charlatanisme ; ce que, du reste, ils avaient coutume de faire pour tout professeur et sa science assez fous pour se montrer à Slopperton.

La ville de Slopperton croyait en Jabez North, sans doute parce que Slopperton l’avait pour ainsi dire créé, vêtu et nourri, parce qu’elle avait soutenu ses premiers pas, parce qu’elle l’avait caressé et vu grandir à l’ombre de l’aile sloppertonienne et devenir le bon et digne jeune homme qu’il était.

Voici comment les choses s’étaient passées. Dix-neuf ans avant ce jour de novembre si sombre et si triste, un tout jeune enfant avait été trouvé, selon toute apparence noyé, dans les eaux bourbeuses du Sloshy. Heureusement il était moins noyé que sale, et, après avoir été soumis à un traitement des plus vigoureux, après avoir été, par exemple, tenu la tête en bas et écorché vif à l’aide d’un torchon par la Société philanthropique de Slopperton, le pauvre enfant avait poussé un léger cri et donné d’autres signes de son retour à la vie. Il avait été trouvé dans une rivière de Slopperton par un batelier de Slopperton, rappelé à la vie par une société philanthropique de Slopperton, et porté par le bedeau de l’église de Slopperton à l’asile de la même ville. Slopperton ne pouvait pas facilement se débarrasser de cet intrus ; le mieux était donc de faire contre fortune bon cœur et d’élever, en s’imposant un sacrifice, ce jeune étranger fort importun. Vraiment la vertu porte sa récompense, car du banc de l’asile à la place de professeur à l’école du dimanche, de l’école du dimanche à une place de surnuméraire chez le docteur Tappenden, de cette position infime à la chaire de la quatrième classe, de cette chaire à celle de la première classe, puis inspecteur et factotum, furent autant de degrés que Jabez franchit, on peut le dire, avec des bottes de sept lieues.

Maintenant, pour ce qui est du nom de Jabez North, il ne faudrait pas supposer que lorsqu’une misérable femme (folle ou poussée par une misère intense, qui sait ?) jette son enfant dans la rivière ; il ne faudrait pas supposer, disons-nous, qu’elle laisse dans la poche de l’enfant une carte avec son nom et son adresse gravés en taille-douce sur la porcelaine. Non. On l’inscrivit sur le livre de l’asile sous le nom de Jabez, parce que Jabez était un vilain nom et plus en rapport avec la coupe de ses vêtements et les circonstances dans lesquelles il se trouvait, que ne l’eussent été Auguste, Charlemagne, Réginald, et même Conrad. Puis on l’avait appelé North parce qu’il avait été trouvé sur la rive nord du Sloshy, et ensuite parce que North était un nom extrêmement vulgaire et fâcheux, parfaitement approprié à un pauvre, car on ne pouvait pas décemment permettre que plus tard il signât Montmorency ou bien Fitz Hardinge.

Il est des natures (bien que créées par Dieu) assez ingrates et assez noires pour trouver dur et amer le traitement qu’on reçoit à l’asile ; des natures chez lesquelles la méchanceté est tellement innée, que la tyrannie ne saurait les rendre meilleures, et qui ne peuvent s’accommoder aux railleries et aux insultes que les professeurs de la quatrième classe ont souvent à subir de leurs élèves. D’autres natures aussi sont assez faibles et assez sentimentales pour ne souffrir aucun lien humain ; d’une enfance, sans père ou sans mère ; d’une jeunesse, sans sœur ou sans frère. Mais telle n’était pas l’excellente nature de Jabez North. La tyrannie le trouva doux, mais elle le laissa plus souple encore ; l’insulte le trouva patient, mais elle le rendit comme un agneau ; les paroles de mépris glissaient sur lui ; les expressions dures étaient comme des gouttes d’eau sur le marbre, tant elles étaient impuissantes à l’atteindre et à le blesser. Il supportait l’insulte d’un enfant, que de sa main puissante il aurait pu étrangler ou jeter par la fenêtre, comme il faisait d’une plume usée. Mais c’était un bon jeune homme, un bienveillant jeune homme, donnant en secret et recevant presque toujours sa récompense ouvertement. Sa main gauche savait à peine ce que faisait sa main droite, que Slopperton le savait depuis longtemps. Donc chacun dans la ville louait ce jeune homme modeste, et beaucoup prophétisaient que l’enfant trouvé serait un jour un des plus grands hommes de la très-grande ville de Slopperton la Grande.

Au vilain jour de novembre succéda une laide nuit : nuit noire à cinq heures, et déjà les rares et fumeuses chandelles éclairaient les salles d’étude de l’établissement du docteur Tappenden ; de longues rangées de tasses, splendide invention pour réchauffer les mains des jeunes garçons, étaient remplies d’un liquide semi-opaque, bien connu sous le nom de lait et eau, et ornaient les tables à pupitres. Nuit bien plus noire encore quand ces tasses eurent été enlevées par une servante rousse, dont le nez, les coudes et les articulations étaient généralement tachetés de violet ; quand toute trace du repas du soir eut disparu ; quand les six jeunes gens aux nez rouges se furent penchés sur leur Virgile, contre lequel ils nourrissent une haine mortelle, convaincus qu’ils sont que le poète latin n’a écrit que dans l’intention bien arrêtée de les faire punir, voire même fouetter, en expiation de leur inaptitude à le traduire. Certes, s’il n’eût pas été un méprisable coquin, il eût écrit en anglais, et il n’eût pas ainsi donné aux gens la peine de le traduire. Nuit plus noire encore à huit heures, quand les jeunes gens eurent gagné leurs lits, où ils se seraient endormis peut-être, si Allecompain aîné n’avait pas servi pour souper, dans sa chambre, des plumcakes, des pieds de cochon, des escargots, des nougats et des flacons de limonade, le tout étalé sur une pile d’oreillers. Jabez est demeuré dans la salle d’études, où il corrige une énorme série de thèmes latins. Voyez-le à la lueur de cette unique chandelle ; voyez ses yeux, fixes maintenant, car il ne pense plus qu’on le regarde, fixes et brillants d’un feu contenu qui pourrait bien un jour devenir une flamme terrible ; voyez son visage, sa bouche déterminée, ses lèvres minces formant l’arc, et dites si c’est là le visage d’un homme prêt à se contenter d’une vie triste, obscure et monotone ? Il y a de l’intelligence dans ses traits, mais ce n’est pas avec cette sorte d’intelligence qu’un homme passe sa vie à corriger des thèmes et des versions. Si nous pouvions lire dans son cœur, nous y verrions les réponses à ces questions. Il lève le couvercle de son pupitre, pupitre vaste et profond qui contient bien des choses : du papier, des plumes, des cahiers, des lettres, et un long bout de corde épaisse, objet étrange à trouver dans le pupitre d’un maître d’études. Il le regarde comme pour s’assurer qu’il est toujours là ; puis il referme vivement le pupitre, le ferme, met la clef dans la poche de son gilet, et, quand, à neuf heures et demie, il monte à sa petite chambre au faîte de la maison, il l’emporte sous son bras.