Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901
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LA TOURTERELLE

CONTE ROMAIN

I


« Amusez-vous, mais n’oubliez pas que notre trirème lève l’ancre à la douzième heure ; ne nous faites pas attendre.

— Sois tranquille, père.

— Maître, comptez sur moi. »

Le chevalier Cneius Norbanus considéra avec un sourire le jeune homme à barbe de philosophe qui était le pédagogue de son fils, et, quelque peu railleur, il ajouta :

« Tout à l’heure, Clinias, quand je t’ai aperçu sous ces ombrages, le long de ce ruisseau limpide, parlant à Junius avec animation, j’ai cru que tu lui récitais les vers d’une bucolique de Virgile. Puis, te voyant ramasser des galets et les montrer à ton élève, j’ai pensé que tu discourais sur la nature et la formation de ces pierres. Je ne soupçonnais point que tous les deux vous étiez simplement occupés à poser des collets pour attraper des oiseaux.

— Maître, répondit le jeune Grec qui ne se déferrait pas aisément, Ésope l’a dit : il ne convient pas qu’un arc soit toujours tendu. Le sévère Caton jouait à la paume.

— Et Jules César à la mora, et Ovide aux osselets, et Sénèque était de première force aux dames ! débita Junius tout d’une haleine.

— Par Minerve ! s’écria Norbanus en riant et en caressant les boucles brunes de l’écolier, je vois que mon fils devient érudit ! Mon cher Clinias, je ne te fais point de reproche : il est très bon que tu saches amuser ton élève et très heureux que toi-même y prennes plaisir… Je vous recommande seulement d’être sur le port à l’heure dite… Je rentre en ville. »

Et le bon chevalier romain se dirigea vers une porte qui, à cinq cents pas de là, arrondissait son plein cintre ombreux dans le ruban jaune du mur d’enceinte de Messana.

Restés près du ruisseau, le pédagogue et l’écolier reprennent l’occupation qu’a interrompue l’arrivée de Norbanus et qui consiste à faire des nœuds coulants avec de longs crins de cheval, à attacher ces crins à des galets et à replacer les galets sur le bord de l’eau.

Clinias donne à ce travail autant de soin que Junius, car le chevalier le juge bien : en dépit de sa barbe de coupe péripatéticienne, il est aussi enfant que son élève.

Les pièges tendus, tous deux vont se cacher dans une touffe de lauriers-roses.

Là, ils attendent, l’œil au guet.

Ils attendent longtemps.

Soit que la place ait été mal choisie, soit que l’heure ne soit pas propice, aucun oiseau ne vient boire ; pierreries vivantes, les libellules seules effleurent la nappe liquide de leurs ailes de gaze irisée.

Pour que l’enfant prenne patience, Clinias lui fait admirer le paysage qu’ils ont sous les yeux.

De l’endroit où ils sont postés, ils dominent Messana, qu’éclaire le soleil déclinant. Ils peuvent contempler tous ses édifices dont les fiers profils se détachent en vigueur sur l’azur du ciel et des flots, le port découpé en demi-lune, forme à laquelle la ville dut son premier nom de Zancla (faucille). De nombreux navires sont à l’ancre ; d’autres entrent ou sortent, lourdement chargés, gonflant leurs voiles blanches ou pourpres.

À droite et à gauche se hérissent des collines chauves, calcinées.

Sur l’une d’elles, la plus voisine, on distingue des ruines éparses, les restes d’un temple bâti par les Grecs, fondateurs de la ville et dédié par eux à Vénus marine.

Malgré l’intérêt qu’offre ce tableau, les deux guetteurs, déçus, dépités, vont probablement abandonner la partie, lorsque enfin ils voient s’abattre sur les galets un oiseau de la taille d’un pigeon, au plumage splendide.

Il court, volète, tend le cou, boit avec joie…

Tout à coup, le malheureux pousse un cri aigu, ses ailes battent avec fracas, il veut s’enlever : impossible !

Les deux guetteurs sont accourus.

Clinias met la main sur l’oiseau.

« Par Apollon, s’écrie-t-il enthousiaste, notre patience est récompensée. Quelle merveille ! Vois, Junius : à la gorge, sur les ailes, l’or se mêle au vermillon, comme dans l’aurore. Et ce double collier bleu pareil à deux bagues de saphir ! C’est une tourterelle d’une espèce rare, si rare que beaucoup la croient éteinte. Elle provient du premier couple que les Grecs consacrèrent à Vénus marine. Le temple a été abandonné ; prêtres et prêtresses sont partis ; seuls, les oiseaux sont restés fidèles…

— Nous l’appellerons Aurea (Dorée), s’écria Junius. J’en ferai cadeau à ma sœur Marcia, qui sera bien heureuse ! »

Un esclave a apporté une cage d’osier.

Clinias va y glisser la capture. Soudain quelque chose d’inouï ! Un météore ! Un tour billon de plumes, de fureur, de cris, de coups de bec, de coups de griffe a fondu sur la tête de Clinias.

Le pauvre pédagogue hurle, se débat, sans lâcher sa proie cependant ; de la main restée libre, il a ramassé un bâton ; il s’escrime follement, frappe à tour de bras dans le vide. Le volatile enragé revient sans cesse à la charge.

Enfin, une longue plainte déchirante ; l’agresseur a été atteint ; il est projeté au loin sur l’eau ; il y tombe ; en un clin d’œil le courant l’a emporté.

Clinias a la figure ensanglantée de piqûres. Junius est terrifié, mais le pédagogue rit tout en s’essuyant.

« Ce n’est rien !

— Quel est ce méchant oiseau ? interroge l’enfant.

— Méchant ? non. Pauvre bestion, je m’en veux de l’avoir tué. Il voulait délivrer sa compagne… Il y a dans l’Histoire naturelle de Pline un passage touchant sur l’affection conjugale chez les oiseaux. Mais le maître ne cite aucun trait aussi curieux que celui-ci. Par Pollux, je veux annoter et compléter ce chapitre ! »


II


Ayant heureusement terminé quelques affaires qui l’avaient appelé en Sicile, l’esprit en repos, Norbanus prenait plaisir à errer sans guide, au gré de sa fantaisie, dans cette ville bien différente de Rome.

Les rues, encombrées de peuple, étaient bordées tantôt de petites boutiques que surmontaient des enseignes coloriées, tantôt de grands entrepôts où s’amoncelaient des marchandises de toutes sortes provenant de tous les pays connus. Il y avait nombre d’hôtelleries aux porches profonds, assez semblables aux fondouks orientaux d’aujourd’hui ; à tous les coins de rues, des tavernes d’où sortaient des bruits de discussions, de marchandages, des chiffres criés, hurlés, des tintements de pièces de monnaie.

Messana était alors un centre commercial très important, le carrefour des routes de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique.

Les bigarrures de la foule étaient bien de nature à amuser l’œil d’un citadin qui n’avait jamais quitté les Sept-Collines.

C’étaient des marchands grecs rasés, la taille mince, la chlamyde pendant élégamment sur l’épaule gauche, des Cantabres au chapeau pyramidal, aux longs colliers de pierres noires polies, des Juifs en turban, habillés de bleu, des Égyptiens au teint de brique, des Carthaginois de forte corpulence, costumés de noir et de rouge, des Numides enveloppés de manteaux blancs noués aux tempes par une courroie, des nègres à tête simiesque, les bras cerclés de larges anneaux d’ivoire.

Artiste et antiquaire, le chevalier s’arrêtait devant certaines constructions : on découvrait çà et là l’empreinte de chacun des peuples d’origines diverses qui s’étaient succédé en Sicile.

Dans ce grenier à blé municipal, bâtiment octogone, au toit conique, Norbanus reconnaissait un ancien temple carthaginois consacré à Baal.

Cette très vieille maison est de style grec. Dans le corridor d’entrée, on entrevoit un hermès, des colonnes doriques, enduites de stuc rouge, encadrant une cour.

Ici, de petits palais neufs sur le modèle de ceux de Rome : quatre colonnes cannelées, un fronton polychrome ; suivant la mode charmante du temps, le mot ave (bonjour) est incrusté dans la mosaïque du seuil.

Au-dessus d’une vaste enceinte, l’inscription Marché aux chevaux attira Norbanus. Il était grand amateur de beaux coursiers ; ses chars, ses cochers étaient réputés aux jeux du Cirque.

Il entra, espérant trouver quelques échantillons des races numides ou arabes ; son attente fut trompée. L’enclos était occupé entièrement par une troupe d’éléphants venus d’Asie et destinés au Colisée.

En sortant, le Romain fut salué par un jeune homme portant l’habillement des gens du peuple et dont les yeux bleus, le poil blond tirant sur le roux, semblaient indiquer une origine germanique ; il avait les moustaches longues et pendantes, à la mode des Barbares.

« Toi, Matoas ! s’écria Norbanus. Ton maître est-il ici ?

— Seigneur, je n’ai plus de maître ! répondit Matoas, redressant avec fierté sa tête énergique.

— Que veux-tu dire ?

— Le seigneur Maxime Carbo m’a affranchi.

— En effet, je n’avais pas remarqué sur ta tête ce pileum (bonnet de feutre, insigne de la liberté). Carbo t’a affranchi ! Par Jupiter, moi, je n’aurais jamais fait cela !

— Pourquoi, seigneur ?

— Un esclave tel que toi, le prince des cochers de Rome ! Quand on a la chance de posséder un pareil phénix, on n’est pas assez fou pour le laisser aller !

— Maxime Carbo est un homme juste, expliqua Matoas. Il m’avait promis la liberté si, à la dernière course des quadriges, je battais votre cocher Syrus ; il a tenu sa promesse.

— Alors, c’est moi qui ai fait les frais de l’affranchissement ! dit gaiement Norbanus. Eh bien, sans rancune ! — Mais j’espère que tu ne vas pas délaisser l’art dans lequel tu excelles : on te reverra au Cirque.

— Jamais, seigneur !

— Pourquoi ? Tu ferais fortune !

— La fortune est indifférente à un disciple d’Épictète ; au-dessus de tout, je place la liberté ! Aussi ai-je fait choix d’un autre état, — le seul, à mon avis, qui convienne à un homme libre. Mes pères se faisaient honneur d’avoir toujours labouré la terre. Je suis venu en Sicile pour acheter avec mon pécule une petite propriété ; j’y vivrai seul et content, ne dépendant que des dieux.

— Quand je te voyais au Cirque, saluant avec grâce et ramassant les fleurs et les lauriers que te jetait la foule, j’étais loin de soupçonner chez toi ces goûts et ces sentiments.

— Esclave, j’agissais en esclave. Un poète n’a-t-il pas dit que la servitude ôte à l’homme la moitié de son âme ? Cette moitié est ressuscitée en moi avec la liberté !

— Voilà de belles paroles ! applaudit Norbanus. Tu m’éblouis, Matoas ! Par Jupiter Olympien, tu étais digne de vivre dans l’ancienne Rome, aux siècles vertueux des Cincinnatus et des Caton ! »


III


Norbanus continue à muser par la ville.

Le forum lui paraît étroit et mesquin. Il entre dans un tribunal, écoute quelques plaidoiries. Bien médiocres, ces avocats !

Voici un théâtre. On y joue une des meilleures comédies de Plaute, le Soldat fanfaron ; Norbanus ne peut endurer plus de la moitié d’un acte ; les acteurs sont détestables.

Notre chevalier s’ennuie. La clepsydre d’un temple de Mercure lui indique qu’il a encore deux heures à tuer. Que faire ?

Sur une petite place, à la porte d’une taverne, se dresse une estrade où sont assis tristement des hommes, des femmes, des enfants demi-nus, avec des écriteaux au cou : ce sont des esclaves mis en vente.

Sur la tête de quelques-uns, des couronnes de feuillage annoncent des prisonniers de guerre.

Le marchand va et vient devant l’estrade, hèle les passants, s’évertue, — un colosse à figure basse et dure.

« À six cents sesterces, ce jeune garçon, adjugé ! Mais, aussi vrai que je suis Corax, le grand, le seul Corax, j’y perds, je me dépouille, je me vole ! — Passons à un autre. Voyez-moi ce gaillard, comme c’est bâti ! quels reins ! quelles épaules ! C’est un Parthe, un guerrier, un héros ! Il s’est battu comme un lion ! Il est calmé maintenant. Il est même de très bonne humeur ; ris un peu, mon brave ; voyez, il rit ! Il a ses trente-deux dents, comptez-les ! Il est complet, vous dis-je. Achetez-le, citoyen agriculteur ! Il vous fera un garçon de ferme de premier ordre. Il serait capable de tirer lui-même la charrue. Oui, par Jupiter, il pourrait vous économiser un attelage. À quinze cents sesterces, cet Alcide ! Je dis quinze cents ! C’est donné ! C’est pour rien ! Pas un as à rabattre !

« Vous regardez cette jeune fille, seigneur ? Ah ! on voit que vous êtes de Rome, vous êtes un connaisseur : on dirait une statue de Praxitèle, n’est-ce pas ? Mais vous n’avez pas vu la figure. Une merveille ! La petite n’a pas voulu ôter son voile ; elle est si modeste ! Elle a toutes les qualités ! Allons, mon enfant, laisse-toi admirer ! »

La main brutale de l’esclavier, enlevant le voile, découvre un visage rougissant, dont l’ovale gracieux, les traits délicats s’encadrent d’une magnifique chevelure tressée en nattes d’un blond doré.

« Quel joli cadeau à faire à ma femme Octavie ! songe Norbanus.

— Elle n’a jamais servi, poursuit l’esclavier. Je l’ai achetée de la République directement. C’est du butin de guerre, provenant de la dernière victoire remportée sur les Marcomans par notre glorieux empereur Marc-Aurèle. Voyez, elle est toute jeune, elle gagnera en force. Et c’est docile, c’est aimable ! Jamais votre noble épouse n’aura eu une aussi charmante camériste ! Je vous la céderai parce que vous portez l’anneau d’or. Une fille comme elle ne peut entrer que dans une grande maison. Mon dernier prix ? Deux mille sesterces !

— Je la prends ! dit Norbanus.

— Entrons dans cette taverne, seigneur, et nous allons passer le marché. »

Il y avait dans la taverne, assis devant une table et une balance, un homme vêtu d’une toge sale et dont la face d’ivrogne affectait par moments la gravité rogue du magistrat.

Norbanus s’approcha de cet homme et, tenant un as (un sou) à la main, il prononça :

« Je dis que cette jeune fille, d’après le droit des Quirites, est a moi et que je l’ai achetée avec cette monnaie et cette balance. »

Et il fit sonner la pièce dans le plateau de cuivre.

Après quoi, il compta deux mille sesterces à Corax, lequel se chargea de faire conduire l’esclave à la trirème du chevalier.

Content du gain réalisé, l’esclavier interrompit ses boniments pour se rafraîchir de quelques coupes de falerne frelaté avec son compère à la balance.

Les deux valets du marchand restés dehors profitèrent de ce répit pour entamer une partie de mora et les esclaves cessèrent d’être surveillés.

Matoas arrivait en ce moment sur la place.

À l’aspect de l’échafaudage et des malheureux qui le garnissaient, sa physionomie s’assombrit. Il se revoyait assis sur cette estrade. Quelques années auparavant, lui aussi, prisonnier de guerre, avait été mis en vente aux enchères publiques. Son sort s’était amélioré ; cependant il n’était pas heureux.

Il allait s’éloigner, lorsque son regard s’arrêta sur la jeune fille achetée par Norbanus : il pâlit soudain.

« Serait-ce possible ? » murmura-t-il tremblant.

Il s’approcha de la barrière qui séparait les esclaves du public. Dépouillée de son voile, la jeune fille se tenait les coudes sur les genoux, le visage caché dans ses deux mains.

« Aldwyna ! » prononça à demi-voix Matoas.

La jeune fille releva vivement le front.

« C’est bien vous, n’est-ce pas ? Aldwyna ! la fille de notre vieux chef Waroskind ?

— Oui, balbutia-t-elle.

— Aldwyna, ne me reconnais-tu pas ? »

Elle le regardait hésitante. Puis elle éclata en sanglots.

« Matoas ! mon bon cousin Matoas ! » s’écria-t-elle, tendant les bras.

Hélas, la barrière les séparait : ils ne purent même se prendre les mains.

« Nos parents nous avaient, dès l’enfance, destinés l’un à l’autre, dit Matoas d’une voix douloureuse ; nous étions fiancés !… ô dieux cruels ! — Mais puisque je t’ai retrouvée, rien ne pourra désormais nous séparer.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme ? cria une grosse voix courroucée. Pourquoi l’avez-vous laissé approcher ? Écartez-le. »

Les deux valets s’élancèrent pour exécuter l’ordre de Corax.

« Ne me touchez pas ! cria Matoas. Eh ! marchand, que fais-je donc d’insolite ? Je suis un acheteur, je regarde la marchandise. Cette esclave pourrait me convenir. Quel en est le prix ?

— Un acheteur, d’ordinaire, fit dédaigneusement le maquignon, est autrement accoutré que toi. Le prix ? Deux mille sesterces. Les as-tu ?

— Les voilà. »

Matoas montra une bourse pleine d’or.

Corax interdit reprit en baissant le ton :

« J’en suis fâché, citoyen, mais la petite est vendue.

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai ! cria Matoas exaspéré. Veux-tu trois mille sesterces ?

— Je te répète que cette esclave n’est plus ma propriété.

— Quatre mille !

— Que Cerbère te happe avec ses trois gueules ! hurla le maquignon furieux d’avoir manqué une si belle affaire. Va-t’en ! — Conduisez la petite au port, commanda-t-il aux valets.

— Non ! Vous ne me l’enlèverez pas ! » rugit Matoas fou de désespoir.

Il se rua sur les deux valets et les terrassa.

Corax accourut.

Le poing formidable de Matoas broya la poitrine du colosse et l’envoya rouler dans le ruisseau.

Un attroupement de gens du peuple s’était formé : on applaudissait.

Et, un moment, on put croire possible cette chose superbe : en plein jour, en pleine ville, le jeune Marcoman, par la force de son bras, arrachant sa fiancée des griffes du marchand d’esclaves !

Mais les gardes urbains étaient accourus.

Matoas lutta encore, il lutta longtemps ; écrasé par le nombre, on parvint à lui lier les mains et les pieds, on l’emporta vers la prison, pendant que les valets de Corax, quelque peu éclopés, conduisaient au port Aldwyna sanglotante.


IV


C’est l’heure du lever du chevalier Cneius Norbanus.

Le janitor a ouvert la porte et les clients qui attendaient depuis l’aube traversent le vestibule et se répandent en groupes sous les portiques de l’atrium.

La maison du chevalier n’est pas l’une des plus luxueuses de Rome, mais elle se distingue par son cachet d’élégance et de bon goût.

Cet atrium est charmant avec son pavé de mosaïque, ses colonnes de marbre de Luna, ses murs peints de fresques représentant des chasses, des jeux, des scènes de la vie champêtre.

Au centre, une cour carrée, l’impluvium encadré de jasmins et de chèvrefeuilles en hautes touffes. Un jet d’eau chante dans un bassin de porphyre où des nymphéas et des nelambos épanouissent leurs corolles blanches ou jaune d’or, parmi lesquelles, sur ses longues pattes, un ibis rouge d’Égypte se promène gravement.

Norbanus a paru, accompagné de son esclave nomenclaleur.

Il est en tenue de forum : la tunique ornée de la bande de pourpre appelée angusticlave ; par-dessus cette tunique, la trabée, sorte de chlamyde blanche à raies rouges ; au doigt, l’anneau d’or serti d’un cachet de pierre gravée, insigne des chevaliers romains.

De braves gens, les clients de Norbanus. Parmi eux, point de ces courtiers d’élection sans vergogne, de ces impudents parasites, fauteurs d’intrigues et de scandales. Ce sont des boutiquiers, des gens de métier, des artisans. Les suffrages du menu peuple de Rome étaient encore de quelque prix à cette époque.

Jamais Norbanus n’a recherché pour lui une magistrature, mais il a de nombreux amis occupant ou briguant des places ; c’est pour eux qu’il cultive une clientèle.

Il va de groupe en groupe ; nul besoin du nomenclateur ; il connaît tout le monde ; il dit le nom de chacun ; il écoute attentivement les réclamations, les requêtes.

Il rejette ce qui n’est point fondé, amende ce qui est excessif ; quelquefois il blâme, il admoneste, conseille. Quand il promet, on sait que la promesse sera tenue.

On eût pu remarquer dans la foule un homme dont les allures étaient singulières. Enveloppé d’un manteau gris, cachant sa figure, parfois il s’avançait comme pour parler au maître, puis hésitant il se renfonçait dans les groupes.

Plusieurs fois le nomenclateur avait regardé cet homme, s’efforçant de le reconnaître, sans y réussir.

Comme Norbanus traversait le vestibule, l’homme se décida enfin.

S’inclinant et découvrant son visage :

« Seigneur… commença-t-il.

— Matoas ! » s’écria Norbanus.

Le jeune affranchi avait le visage meurtri, tuméfié.

« Dieux bons ! qui t’a ainsi accommodé ?

— À Messana… l’autre jour… balbutia Matoas, l’esclavier… une malheureuse querelle…

— Comment ? s’écria Norbanus éclatant de rire, c’est toi qui as livré cette bataille épique au gros Corax et à ses aides ! C’est toi, gredin, qui as voulu enlever, de vive force, l’esclave que j’avais achetée ! Eh bien, j’ai intercédé pour cet audacieux sans me douter que c’était toi ! Corax était émerveillé ; il comparait tes poings à des catapultes. Par Hercule, on te surnomme le prince des cochers, tu pourrais être le roi des athlètes.

— Seigneur, dit Matoas, je suis venu d’abord pour vous remercier d’avoir fait lever mon écrou et, en second lieu, pour vous apporter mes humbles excuses : j’ignorais qu’Aldwyna eût été achetée par vous.

— Tu es tout excusé, n’en parlons plus, adieu ! »

Le chevalier allait monter dans sa litière.

Mais Matoas ne le quittait pas.

« J’ai une grâce à vous demander.

— Dis vite.

— Je vous supplie de me permettre de racheter Aldwyna.

— La racheter ? Impossible, mon garçon. Ma femme y tient ; c’est un trésor que cette enfant. N’aie pas d’inquiétude, elle sera heureuse avec nous.

— Vous l’avez achetée deux mille sesterces, je vous en donne quatre mille.

— Insolent ! Me prends-tu pour un maquignon d’esclaves ? s’écria Norbanus irrité. Retire-toi. »

Matoas se cramponna à la litière.

« Aldwyna était ma fiancée !

— Tu en trouveras une autre.

— Par pitié !

— Impossible, te dis-je. Allons, Matoas, sois un homme, ajouta le chevalier se radoucissant. Tu me parlais d’Épictète, l’autre jour. Rappelle-toi le conseil que donne ce sage : « Ne demandez point que les choses arrivent comme vous désirez, mais désirez qu’elles arrivent comme elles arrivent. » Médite cette belle maxime, résigne-toi. »

Matoas s’inclina, mais dans ses yeux brillait un éclair.

« J’essayerai, seigneur. »


V


Les chars, les chevaux, les litières, la foule tumultueuse revenant du forum, tout ce qui, voilà un instant, emplissait les rues de mouvement et de vie, a disparu : les petites boutiques ont leurs volets clos ; plus un passant, plus un bruit.

Midi flamboie sur Rome endormie.

Allongé sur un lit de repos, Norbanus est bercé de doux rêves. N’a-t-il pas appris, ce matin, que l’empereur Marc-Aurèle a décidé qu’il serait érigé au Capitole un temple à la Bonté ?

Elle est donc finie, cette nuit d’angoisse et de terreur qui, depuis deux siècles, pèse sur le monde comme le marbre d’un tombeau ! Ils ne reparaîtront plus, ces monstres, effroi de l’histoire, les Néron, les Tibère, les Caligula, les Domitien !

Le bon chevalier voit refleurir l’âge d’or ; plus de guerres, plus de proscriptions, plus de haines ; le genre humain n’est plus qu’une grande famille ; une aube radieuse de paix, d’amour et de joie éclaire l’univers régénéré.

Un bruit soudain, violent, réveille Norbanus : des cris, des malédictions, des menaces.

Il s’élance dans l’impluvium : ses esclaves courent sur les terrasses : ils poursuivent un malfaiteur qui a été surpris se glissant dans l’appartement des femmes.

Des clameurs sortent de ce côté ; Norbanus y court.

Il trouve tout en émoi ; les servantes sont affolées.

Bonne et charitable, Octavie s’applique à faire reprendre ses sens à l’une d’elles qui s’est évanouie de saisissement : c’est la nouvelle esclave, — Aldwyna.

Un soupçon vient alors à Norbanus.

Il retourne dans l’impluvium.

« Le voilà ! Il est pris ! » crient les esclaves descendant des terrasses.

On amène le malfaiteur.

Norbanus ne s’est pas trompé.

Sombre, les yeux fichés en terre, le Marcoman ne profère pas une parole.

« Scélérat ! voleur ! crie Norbanus.

— Je ne suis pas un voleur ! dit Matoas redressant le front.

— En vérité ? Tu t’es introduit chez moi par escalade pour enlever une esclave m’appartenant, — et tu n’es pas un voleur ? Voilà de l’impudence ! — La loi me permet de te faire tuer sur place ; sais-tu cela ?

— Je le sais.

— Je n’aurais qu’un geste à faire.

— Faites ! »

Les hommes qui avaient capturé Matoas attendaient immobiles, l’œil cruel, la main sur leur poignard.

« Non, dit Norbanus, les magistrats prononceront la peine ! »

Il fit quelques tours dans la chambre.

Puis, brièvement, il ordonna aux esclaves de sortir.

Il resta seul avec Matoas garrotté.

Il y eut quelques instants de silence.

« Pas un mot de regret ! Pas un signe de repentir ! observa amèrement Norbanus.

— Seigneur, je vous respecte, j’étais affolé… balbutia le prisonnier.

— Triple sot ! Toi qui aimais par-dessus tout la liberté ! Tu seras condamné aux mines ! Tu travailleras dans un souterrain, les fers aux pieds, sous les étrivières des gardiens.

— Ce supplice, je ne l’endurerai pas longtemps ! » murmura Matoas.

Norbanus le regarda encore en silence. Puis, brusquement :

« Si je te laissais libre, jures-tu de t’éloigner de Rome, de n’y plus jamais revenir ?

— Je vous le jure. »

Le chevalier avait pris sur la table un petit stylet à lame dorée ; il s’approcha du prisonnier et coupa ses liens d’un seul coup.

« Sauve-toi !

— Seigneur, vous avez l’âme grande et généreuse, dit Matoas en baisant la main de Norbanus.

— Vite ! Détale avant l’arrivée des gens de police ! »

Le Marcoman avait disparu depuis quelques instants : une porte intérieure s’ouvrit, donnant passage à une jeune femme vêtue d’un riche peplum violet et dont le beau et fier visage était bouleversé par l’émotion.

« Mon cher époux, l’homme qui a été pris, où est-il ? Qu’en a-t-on fait ?

— Est-il connu de vous, Octavie ? demanda Norbanus étonné.

— Il est le compatriote, le parent, le fiancé d’Aldwyna. La chère enfant est désespérée.

C’est pour elle qu’il était venu, c’était pour la revoir !

— Et surtout pour l’enlever.

— Laissez-moi intercéder en faveur de ce pauvre garçon.

— Ce pauvre garçon a violé ma demeure. Vous voulez que je lui pardonne ?

— Je le souhaiterais vivement et je vous le demande en grâce.

— Vous voulez que je laisse aller ce coquin ?

— Mon cher seigneur…

— Ma bonne Octavie, dit Norbanus en riant, j’ai sans doute pressenti votre désir : ce que vous demandez, bien qu’un peu hors de l’ordinaire, est accompli. Matoas, avec ma permission, a pris la clef des champs ; il a de bonnes jambes, il doit être loin !

— Vous avez sauvé la vie d’Aldwyna ! »

Tout heureuse, la jeune femme était rentrée dans son appartement. Norbanus, resté seul, souriait, satisfait de lui-même.

À la porte donnant sur l’atrium se montra une tête pâle.

« Comment ! tu n’es pas parti ? s’écria Norbanus stupéfait.

— Je n’ai pas pu… dit Matoas d’une voix brisée… Seigneur, excusez ma faiblesse… non, je ne peux pas ! Je crois avoir trouvé un moyen… La liberté, je n’en veux plus, j’y renonce.

— Que dis-tu ?

— Seigneur, je me donne à vous : inscrivez-moi parmi vos esclaves ! »


VI


« Bien, tout est en règle, approuva Norbanus, après avoir lu l’acte que venait de rédiger le tabellion, — Matoas a signé, j’apposerai mon cachet tout à l’heure. Ce garçon a eu une excellente idée, n’est-ce pas, Octavie ? Vivant dans notre maison, marié à sa fiancée, comme il sera bien plus heureux que dans la brousse sicilienne ! Et moi, ajouta-t-il gaiement, à présent, je suis sûr d’avoir toujours, aux courses des chars, la palme d’Idumée et la couronne aux feuilles d’argent et d’or ! »

Les deux époux étaient assis à côté l’un de l’autre, près d’une fenêtre ouverte sur un jardin merveilleux, aux fleurs éclatantes et embaumées, où s’ébattaient leurs deux enfants, Junius et Marcia.

Marcia était de deux ans plus jeune que son frère, à qui elle ressemblait étonnamment : sa physionomie annonçait seulement un peu plus de douceur et de réflexion.

Clinias était auprès d’eux.

Ils causaient tous trois avec animation.

Apercevant son père à la fenêtre, Junius accourut :

« Père, quelque chose d’extraordinaire ! La tourterelle frappée par Clinias, elle n’était pas morte. Elle nous a suivis à Rome ! Elle est ici !

— Quel conte !

— Clinias l’a vue ce matin.

— Oui, confirma le précepteur, le pauvre oiseau voletait autour de la cage d’Aurea ; il avait des plumes arrachées, je l’ai reconnu, c’est bien lui ! Et, soyez-en sûr, il va revenir ! J’ai posé la cage dans un endroit bien découvert, là, au rond-point des orangers. »

Junius sautait de joie.

« Nous le prendrons ! Nous aurons le couple !

— J’ai préparé ce filet, dit Clinias.

— Chut !… le voilà ! avertit Marcia. Cachons-nous. »

Et chacun essaya de se dissimuler dans une touffe de feuillage.

En effet, une tourterelle toute pareille à Auréa, mais le plumage en mauvais état, la tête meurtrie, venait de se poser sur le bord d’un toit.

« Elle vous a vus, elle ne descendra pas ! » dit Norbanus.

Il se trompait.

Après les avoir bien regardés l’un après l’autre, l’oiseau ouvrit ses ailes ; il tournoya quelques instants au-dessus de la cage de son amie, en jetant de petits cris.

Puis, pointant droit vers Junius, il se posa à quelques pas de lui et demeura tout d’abord immobile, le considérant.

« Par Jupiter, on dirait qu’il demande à être pris ! » observa Clinias.

L’intention de l’oiseau devint de plus en plus manifeste : il sautillait gentiment autour de l’enfant.

Celui-ci était quelque peu troublé.

« Il ne te veut pas de mal, n’aie pas peur ! cria Clinias.

— Peur, moi ? » protesta le jeune garçon choqué.

D’une voix qu’il s’efforçait de raffermir :

« Viens, petit, viens ! » appela-t-il. Bravement il tendit la main. Aussitôt, ô merveille, l’oiseau vint s’y poser.

« Il veut être mis en cage auprès de son amie ! dit Clinias.

— Oh ! c’est beau, cela ! » murmura Marcia, les yeux humides.

Les deux époux se regardaient, frappés de cette étrange similitude des situations.

« Comme ils vont être heureux ! » répétait Junius en caressant l’oiseau qui ne bougeait pas de son poing.

Clinias était allé chercher la cage.

« Ouvre la porte, sœurette, mais prends bien garde à Aurea ! Qu’elle ne s’échappe pas ! » recommanda Junius s’approchant avec le captif volontaire.

Marcia avait la main posée sur la porte de la cage.

Elle s’arrêta, songeuse.

« Ils seront ensemble, murmura-t-elle, mais prisonniers ! Junius, n’y aurait-il pas mieux à faire ?

— Mieux à faire !

— Oui. »

Surpris, Junius la regardait. Puis ses yeux s’éclairèrent. Il prononça doucement :

« Je t’ai comprise, Marcia ; oui, ton cœur a raison ! »

Marcia laissa la porte de la cage grande ouverte et s’éloigna.

La prisonnière sauta sur le sol, regarda son ami, puis déploya ses ailes.

Ils partirent l’un et l’autre comme deux, flèches lancées du même arc.


Alors Marcia s’approcha de la fenêtre :

« Vous nous approuvez, mère, n’est-ce pas ? »

Pour toute réponse, la noble femme serra ses deux enfants sur son cœur.

Et, quand ils eurent repris leurs jeux, s’adressant à son époux :

« Mon ami, quelquefois ce sont les enfants qui donnent des exemples… Qu’en pensez-vous ?

— Je vous répondrai, Octavie, ce que tout à l’heure notre Junius a répondu à sa sœur : — Votre cœur a raison ! »

Et il déchira l’acte par lequel Matoas lui aliénait sa liberté.


Un bruit de pas et de voix se faisait en tendre. Un esclave vint annoncer la visite du prêteur Lucius Népos.

Norbanus trouva ce magistrat dans l’atrium.

Lucius Népos, gros seigneur au triple menton, était un ami intime du chevalier à qui, pour une bonne part, il devait sa place. D’ordinaire insouciant et rieur, il avait en ce moment l’air sérieux et inquiet.

« Tout va bien chez toi ? demanda-t-il. Il ne t’est rien arrivé de fâcheux ?

— Rien.

— Alors, le procurateur du quartier était mal renseigné. Comme je passais dans la rue voisine, je l’ai rencontré qui courait chez toi. Ne m’a-t-il pas conté qu’un malfaiteur avait violé ton domicile ? Je suis venu avec mes licteurs pour faire moi-même l’information.

— Sois le bienvenu, cher Lucius, mais je n’ai vu aucun malfaiteur ; je n’ai reçu que la visite d’un brave jeune homme que voici : Matoas. Tu arrives à propos, d’ailleurs ; j’ai justement besoin d’un acte de ton ministère. »

Aldwyna venait de paraître dans l’atrium.

« Tout à ta disposition, dit le préteur : mon greffier et mes licteurs sont là.

— Je demande acte, dit gravement Norbanus, de la déclaration que je fais au sujet de cette jeune fille. »

Et, la main posée sur la tête d’Aldwyna, il prononça la formule de l’affranchissement :

« Je veux que cette jeune fille soit libre et jouisse des droits de la Cité romaine. »


Albert Fermé.