Hachette et Cie (p. 148-153).

V

LE TEMPS MARCHE, MAIS L’ESPÉRANCE DEMEURE



La noce d’Edith se fit en silence. Point de réjouissances, point de festins, partant, point de gaieté : rien qui pùt rappeler à Liette songeuse un mariage qui avait eu lieu dans un lointain rêve et où elle s’était bien divertie.

En la circonstance présente tout se fit, pour ainsi dire, tristement. Pouvait-il en être autrement avec la lugubre Mrs Moure ? Le seul rayon de joie, qui éclaira celle journée somlbre de décembre, fut la visite des jeunes misses Mac Dermott, qui apportèrent des cadeaux et des friandises aux jeunes mariés.

Les jeunes filles réitérèrent avec insistance leur proposition à Mrs Moore pour prendre Liette près d’elles et obtinrent, enfin, de l’irascible veuve que Liette allât passer à l’usine chaque semaine, la journée du dimanche, unique occasion pour la pauvre enfant de sortir de sa malheureuse servitude.

Désormais, elle allait vivre seule avec cette vieille femme, taciturne et égoïste, qui n’aurait pour elle ni un mot de douceur, ni un geste de pitié. Oh ! que ses juurs et ses nuits seraient longs dans cette maison maudite !

Mais l’ami Dillon veillait également sur elle. Ainsi qu’il le lui avait promis, il s’occupa d’améliorer sa situation, et dans cette intention il tint à Mrs Moore un langage qu’elle fut obligée d’écouter. Dès lors, on convint que Liette se rendrait, chaque soir, chez Harris, qui lui apprendrait à lire et à écrire.

Les progrès de Liette furent bientôt tels qu’Harris, émerveillé des dispositions de son élève, prolongea les heures de la leçon. Avec une rapidité étonnante la jeune fille sut promptement lire et écrire couramment ; tout ce qu’elle avait appris dans son jeune Âge se reclassait merveilleusement dans son cerveau. Avec quelle joie elle voyait fuir l’ignorance à tire-d’aile. Ah ! certes, pour rien au monde, elle n’eût manqué l’heure de cette leçon, apaisement de son esprit, repos de son cœur.

Assise devant son livre et ses cahiers, elle se croyait à mille lieues de l’île de Man. Son âme semblait baigner dans un fleuve, plein de fraîcheur, et elle ne se lassait pas de retremper ses idées à la source bienfaisante de l’étude. Elle oubliait ainsi les heures amères de sa vie, lorsqu’elle écoutait son jeune maître avec une vigilante attention, tout oreilles à ce qu’il expliquait, à ses récits d’histoire ; ou bien lorsque, le doigt sur la carte, il lui montrait les pays du soleil vers lesquels son esprit aimait toujours à errer.

Avec lui elle apprit encore le français qu’Harris parlait assez correctement, et elle mit à cette étude toute l’ardeur de son âme et de son intelligence.

Ces reposantes occupations adoucirent peu à peu son énergique et forte nature, trop développée peut-être par des travaux jusqu’alors excessifs et déprimants.

Enfin M. Mac Dermott s’était aussi intéressé à cette jeune fille, à laquelle dans l’esprit ou dans les traits il ne trouvait rien des gens chez lesquels elle vivait.

Le vif désir qu’elle montrait à chercher l’occasion de parler français avec ses filles, et sa facilité à s’exprimer dans cette langue l’avaient également surpris. Il en avait conclu, après une discrète enquête, qu’un secret planait sur le passé de cette mystérieuse enfant.

Quelle joie c’était pour Liette, chaque dimanche, au sortir de la messe d’aller retrouver ses aimables protectrices ; disant un rapide adieu à Mrs Moore elle suivait la famille Mac Dermott et entrait avec les maîtres de l’usine dans le grand et beau jardin au milieu duquel leur habitation était construite.

Dans ce milieu distingué, elle avait peu à peu perdu son ordinaire sauvagerie, et sa grâce native était enfin réapparue, imprimant à sa physionomie un charme étrange, une grande douceur unie à une non moins grande fermeté.


Quelques années s’écoulèrent encore, et maintenant nous retrouvons Liette grande et belle jeune fille de dix-huit ans, absolument métamorphosée.

Voilà dix ans qu’elle habite son pays d’exil. Sa destinée fatale l’a séparée des siens, mais elle ne les a pas oubliés. Liette n’a conservé de sa beauté d’enfant que ses grands yeux bruns, vifs et volontaires et ses superbes cheveux châtains aux reflets dorés, tordus maintenant en masses épaisses au-dessus de sa nuque.

La balafre qui, comme une ligne laiteuse, coupe malheureusement encore son frais visage, en atténue peut-être la grâce charmante, mais telle quelle cette jeune tête de Velléda, que la bouche fortement fendue et le nez droit rendent énergique, arrête le regard ; elle est assurément mieux que jolie et les jeunes gens de son entourage ont souvent’cherché à le lui dire ; mais comme, dédaigneuse, elle n’a eu l’air ni de les croire, ni même de les écouter, ils l’ont laissée seule dans sa fierté. Elle a donc vécu au milieu des insulaires comme une étrangère qui passe sans s’attacher ni aux choses, ni aux gens, le cœur et la pensée ailleurs… ien loin ! Car malgré ses efforts et ses tentatives de retour vers son passé, elle n’était jamais parvenue à se rappeler le nom de sa ville natale, ni celui de ses parents.

Ce nom semblait effacé à tout jamais de sa mémoire. Dès qu’elle croyait tenir le fil conducteur qui guidait ses souvenirs, ce fil ténu dans les rêves, se rompait aussitôt, et la pauvre enfant, saisie de trouble et d’angoisses, ne pouvait retenir ses larmes.

Si elle apporte à présent un certain esprit de suite dans ses actes et un certain goût à ses occupations, elle n’en poursuit pas moins son but unique : arriver à saisir le moindre indice qui puisse satisfaire son ardente et impérieuse curiosité ; connaître le pays, surtout la ville où elle a vécu tout enfant, avec ses parents bien-aimés.

Son pays, elle s’en doute. Quand devant elle on parle de la France, elle écoute, avide, répétant tout bas les mots français qui


Harris prolongea les heures de la leçon.

lui sont revenus à la mémoire, surtout depuis le jour où Harris et les jeunes misses Mac Dermott lui ont appris à s’exprimer dans cette langue.

Dès qu’elle saura d’où elle vient, elle partira immédiatement, brisant avec énergie, si cela est nécessaire, les entraves ou les liens puissants qui pourront s’opposer alors à son départ. Oui, fuir, comme le ramier, vers le vieux nid de son enfance est son seul désir, son unique pensée.

Bien des changements, bien des vides se sont produits autour d’elle.

Le malheur et la mort, qui semblent frapper sans relâche la famille Moore, viennent encore de faire une victime ; et Liette, en ses vetements de deuil, pleure la pauvre Edith, enlevée inopinément à son mari et à sa mère, en donnant le jour a une petite fille.

Mais la petite Lottie ne sentira pan la perte eruelle qu’elle a faite, car Liette s’est donnée tout entière à la mignonne créature ; elle en est devenue la mère attentive et dévouée.

Cette bonte incessante pour la petite orpheline comble de reconnaissance Harris Dillon. Harris est actuellement un personnage a l’usine où il remplace pendant ses nombreuses absences le directeur, Mr Mac Dermott, qui a marié ses deux filles à Londres.

Matin et soir, lorsqu’il est libre, il vient voir Lottie, élevée chez sa grand’mère, et causer de longues heures en français avec sa jeune élève, maintenant son amie et pour laquelle il éprouve une profonde et très tendre affection.

Liette ne cherche pas à pénétrer le mystérieux sentiment qu’Harris laisse percevoir, lorsqu’il est auprès d’elle ; elle ne voit en lui que le seul ami qu’elle se connaisse sur cette terre d’exil, et elle ne veut rien voir au delà.

Le vieux Dillon n’est plus. Il est mort, hélas ! peu de mois après la naissance de Lottie, au grand chagrin de son fils et de son amie Liette.

Quant à Mrs Moore, renfermée plus que jamais dans sa douleur geignarde et dans son égoïsme grognon, elle a maintenant abandonné le soin de sa maison, son travail et sa sollicitude maternelle à l’activité courageuse et intelligente de celle qu’elle persiste à appeler sa nièce, pour avoir le droit de lui imposer ces charges.

La peine de Liette a été bien grande de perdre ses deux aimables et charmantes protectrices, qui ne viennent plus dans l’Île de Man qu’à de rares intervalles.

La santé de Mrs Mac Dermott l’oblige à passer maintenant de longs hivers dans le midi de la France. Est-il donc dans la destinée de cette pauvre enfant de toujours vivre séparée de ceux qui l’aiment ou qui s’intéressent à son sort ? Ces dames ne l’oublient pas, et quelquefois une courte lettre, un petit souvenir de voyage qu’elles lui envoient de Londres ou de l’étranger, lui prouvent qu’elles ne souviennent toujours de leur intéressante et jeune protégée.

Mais ces gages d’un sentiment d’affection réciproque, qui se mêle dans le cœur de Liette à la plus vive reconnaissance, ne suffiraient pas à éclairer la route grise et sans joie qu’elle parcourt, si la présence de la petite Lottie n’était venu, doucement, un jour, l’illuminer d’un véritable rayon de soleil.

Lottie a vingt-deux mois, elle commence à jaser ; tout sourit à l’enfant, lorsque Liette est près d’elle. Elles font ensemble, chaque jour, de belles promenades et ne retournent l’une et l’autre qu’à contre-cœur au cottage rejoindre la morose grand’mère, qui trouve les absences toujours trop longues pour sa solitude et son bien-être.

Lorsque Lottie est couchée, Liette travaille alors sans relâche à son métier : puis va de temps en temps à la ville, comme le faisait autrefois Edith, pour y porter l’ouvrage. C’est elle encore qui cultive le jardin.

Cette vie vulgaire, monotone et de travaux pénibles, ne correspond pas à l’élément intime de sa personne ; rien en elle ne lui fait comprendre, ni aimer les occupations et les brumes de cette terre froide, où la fatalité l’a jetée toute petite fille. Si elle n’avait près d’elle Lottie et Harris, son ame angoissée ne pourrait supporter cette dure et glaciale existence, faite de devoirs qui ne peuvent l’attacher. Mais les mois s’écoulent encore, comme se sont écoulées les années, sans faire jaillir l’étincelle de vérité dans sa mémoire.