Hachette et Cie (p. 125-133).

II

JOURS DE DEUIL. PAUVRE LIETTE !



Il y avait déjà deux mois qu’elle était malade, et la plaie de son front et de sa figure commençait à peine à se cicatriser, lorsqu’un matin, en s’éveillant, elle se rendit compte qu’elle n’était plus chez elle.

« Maman ! maman ! » s’écria-t-elle.

Edith accourut le sourire sur les lèvres.

Non, pas vous, disait-elle en français, non pas vous, mais maman ! »

Edith, sans comprendre le moindre mot de ce que disait l’enfant, lui parlait doucement, mais dans une langue inconnue de Liette, qui, étonnée, craintive, se mit à pleurer amèrement en repoussant avec effroi les caresses que la jeune fille cherchait à lui prodigner.

Non, non, disait-elle, en se tordant de désespoir, c’est maman, ma chère maman que je veux voir ; je veux aller chez elle et ne plus rester ici. Où suis-je, dites-le-moi ? »

Comment répondre ? Que dire à cette enfant désespérée, qui ne pouvait les comprendre ? Elles s’étaient toutes les deux, la mère et la fille, attachées à leur petite malade, comme on s’attache forcément aux êtres que l’on soigne avec dévouement. Le désespoir de cette malheureuse enfant les navrait. Liette regardant autour d’elle avec terreur, cherchait à comprendre ; ne pouvant y parvenir, elle joignit les mains dans un geste d’abandon, et se laissant retomber sur l’oreiller, elle fondit en larmes.

Cette commotion cérébrale fut tellement violente que son cerveau e put la supporter. Plus âgée elle n’eût certainement pas résisté à la violence de sa douleur, mais elle n’avait que huit ans ! À cet àge, les raisonnements sont courts et les sautes de réflexions sont fréquentes.

Néanmoins elle garda, à partir de cet instant, une étrange impression des choses présentes et passées, sans pouvoir démêler ce qui était le rêve ou la réalité ; se demandant si le rêve n’était pas ce qui lui arrivait, ou bien s’il n’était pas plutôt ce qu’elle se rappelait de sa vie d’autrefois.

Le chagrin uni à la difficulté de se faire comprendre ou de saisir la langue nouvelle qu’on lui parlait, la rendit morose, taciturne, renfermée ; et cette enfant, très expansive, se replia désormais sur elle-même dans un mutisme farouche.

Rien ne pouvait la distraire, et puis trop malade encore pour avoir la force de se promener dans le jardin, elle restait presque toujours couchée, dormant ou rêvant par lassitude et par faiblesse.

Sa figure finit par se cicatriser, mais cette balafre encore vive, horrible à voir, défigurait ce ravissant petit visage, naguère si charmant à contempler. Ses superbes cheveux blonds avaient été sacrifiés. Edith avait dû les couper, car ils embarrassaient sa tête malade.

Ah ! si sa bonne grand’mère, si ses amis l’avaient revue cinq mois après sa disparition, ils ne l’auraient jamais reconnue dans cette petite mourante, dont les yeux mi-clos ne s’ouvraient qu’avec peine et ne souriaient plus.

Vers la fin de juillet, pendant les grandes chaleurs, elle parut un jour s’intéresser aux éclats brillants des rayons du soleil, qui filtraient à travers les volets de la chambre et scintillaient sur le cuivre de l’horloge, placée devant son lit. Elle fit alors signe d’ouvrir la fenêtre ; et lorsque la lumière entra à flots dans la pièce et tomba sur son lit, elle sembla sortir d’une léthargie profonde. Alors elle chercha à se lever. Edith la roula dans une couverture et la porta sur un banc du jardinet.

Le soleil, qui la pénétrait de ses chauds rayons, ranimait ses pauvres membres, presque paralysés par une immobilité si longue, et éveillait enfin sa pensée endormie jusqu’à ce jour. Elle regardait les objets nouveaux qui l’entouraient : la maison de briques rouge étroite et basse, les quelques carrés de légumes, soigneusement cultivés, séparés de la route par une palissade en mauvais état.

Que tout cela était pauvre, mesquin et solitaire ! Elle ne retrouvait rien du décor dans lequel elle avait toujours vécu et se demandait avec un étonnement douloureux ce que ce changement extraordinaire voulait dire ! Pourquoi était-elle là ? Qui l’y avait amenée ? Quelle était cette jeune fille inconnue dont le visage anxieux, penché au-dessus de son lit, lui était tant de fois apparu, pendant sa longue maladie, et qui la regardait, en ce moment, les mains croisées sur les genoux, avec un mélancolique sourire ?

Quel angoissant mystère pour cette petite tête encore si malade et si faible !

Dès cet instant, elle commença à saisir quelques mots d’anglais, tout en restant incompréhensible pour ses deux gardiennes auxquelles elle persistait à ne répondre que dans sa langue maternelle.

Un jour, elle aperçut son visage dans un miroir accroché près de son lit, et ne se reconnaissant pas, elle se mit à pleurer avec désespoir. Personne ne pouvait concevoir ce qui se passait dans ce cœur d’enfant désolée… À d’autres moments, elle cherchait à son cou le collier de corail et la médaille qu’elle portait depuis son enfance, mais collier et médaille avaient disparu. Habillée dans les vêtements un peu grands d’Annie, elle ne retrouvait rien sur elle qui lui rappelât son passé.

Oui, elle se croyait en plein rêve ; et ce passé si doux dans lequel sa pensée aimait tant à revivre, auquel elle songeait chaque fois qu’elle fermait les yeux, revenait sans cesse à sa mémoire, embarrassée et malade, comme les images charmantes d’un livre aimé qu’elle cherchait à rouvrir à tout instant. Et peu à peu, elle arriva à se persuader qu’elle avait vécu une autre vie (il devait y avoir de cela bien longtemps) ; et, tout en adorant le souvenir de ceux qu’elle avait connus jadis, elle crut naïvement qu’ils étaient des êtres fictifs, car le malheur voulut, par surcroît, qu’elle perdit la mémoire de leurs noms. Cette amnésie était telle qu’il lui fut impossible de se rappeler le nom même de la ville où elle avait reçu le jour et qu’elle connaissait si bien. Elle ne se souvenait que du diminutif de son prénom, Liette, si doux aux lėvres de ceux qui l’avaient tant aimée ; et pour faire comprendre qu’elle s’appelait ainsi, elle s’écriait souvent, en se frappant la poitrine de ses deux mains : « Je suis Liette ! Liette ! Liette ! »

Hélas ! tout était confus dans ce jeune cerveau, fatigué par une maladie qui l’aurait emportée cent fois, si Liette était née délicate.

Mais si sa nature nerveuse et bien constituée devait finir par triompher de l’état maladif dans lequel son accident l’avait plongée, ses facultés intellectuelles, très atteintes, restèrent longtemps affaiblies ; et cette enfant, jusqu’alors si bien douée, allait avoir grand’peine, par la suite, à ne pas être une pauvre petite arriérée.

La modeste maison qu’habitaient Mrs. Moore et sa fille Edith était située en plein midi sur l’un des versants d’un coteau, à un mille environ d’une usine qu’exploitait un ricbe Irlandais, leur compatriote. C’était une maisonnette à un seul étage dont les fenêtres à guillotine, garnies de quelques pots de géranium, donnaient sur une route peu fréquentée. Un jardin et une cour étroite, où picoraient deux ou trois poules, l’entouraient et l’isolaient des maisons les plus proches.

Les deux femmes vivaient seules et misérablement depuis la mort du mari, ancien magister du village. Elles tiraient leurs ressources du maigre produit de leur travail de tisseuses, ainsi que des fruits et des légumes de leur jardin.

L’aspect de leur cottage était gai, mais leur vie était triste, comme dans tous les intérieurs où l’argent fait défaut. Mrs. Moore

Edith la porta sur un banc du jardinet.
n’avait pu élever ses trois enfants Jobn, Edith et Annie, que

grâce aux bontés de la femme du directeur de l’usine, Mrs Boyde qui, malbeureusement, venait de mourir.

Lorsque John avait atteint ses quatorze ans, on l’avait embarqué selon l’habitude du pays ; peu après, la petite Annie, si câline et si gaie, prise du même mal que son père, traîna maladive avant de succomber à son tour, et la mère n’eut plus pour l’aider à vivre que la silencieuse et triste Edith.

Cette morose existence influa sur le caractère déjà peu agréable de Mrs Moore ; sa santé s’altéra ; elle devint irascible, acariatre, ne voulut plus voir personne, et fit supporter à sa fille les tristesses de sa vie malheureuse.

L’usine, qui occupait une partie des habitants du village, marchait alors si doucement que l’on s’attendait à sa fermeture prochaine et au départ de M. Boyde, dégoûté du pays depuis la mort de sa femme.

C’était un grave sujet de préoccupations pour la veuve. Ses bienfaiteurs partis, que deviendrait-elle ? Elle craignait de tomber à la charge de la paroisse, ce qui est, en Angleterre, par suite des duretés du régime de l’hospitalisation, le cauchemar des gens pauvres et respectables, et ne cessait de se lamenter du matin au soir.

Ce fut alors que Liette, arrivant chez elle, fut acceptée avec la perspective de servir à édifier son bien-être futur.

Les deux femmes parlaient entre elles très souvent de cette heureuse éventualité ; elles se demandaient, anxieuses, comment ce bonheur leur arriverait, et attendaient impatiemment le retour de John en faisant mille projets d’avenir. Liette dut, en partie, à cet espoir les bons soins dont elle fut entourée pendant sa maladie et la première année de son séjour à Man.

Pour justifier la présence de l’enfant chez elles, elles avaient raconté que Liette était orpheline d’un frère de Mrs Moore, décédé en pays étranger. On s’était contenté de l’explication.

Pourquoi eût-on supposé un mensonge ? Pourquoi ne pas croire aussi la très vraisemblable histoire d’une chute de l’enfant avant son arrivée ? Aussi Liette, entrant dans le pays comme une petite malheureuse, n’intéressa personne à son sort. Aucun des amis des Moore ne se préoccupa d’elle, si ce n’est pour plaindre les deux femmes de ce surcroît de charges et de soucis.

Peu à peu, à vivre isolée avec ses gardiennes renfermées dans leur propre douleur, elle prit l’habitude d’un triste silence, imposé encore pa la difficulté qu’elle éprouvait à s’assimiler la langue anglaise.

Lorsqu’elle fut un peu plus forte, qu’elle put supporter la marche, Edith la conduisit chez des voisins, la forçant, pour la distraire, à se mêler aux jeux des autres enfants, mais elle éprouvait une langueur maladive qui l’empêchait de s’intéresser et de s’amuser. Et puis ces enfants et leurs jeux n’avaient rien qui pouvait lui plaire. Elle comprenait à peine leur langage ; leurs manières étaient grossières et quelquefois brutales. Ils se moquaient de l’accent de la petite étrangère et n’avaient pas pour sa faiblesse les égards et les précautions auxquels elle était habituée.

Elle préférait rester seule, assise à l’écart, à penser aux jours vécus dans le lointain pays de ses rêves avec ses petits amis d’autrefois.

Elle vivait donc toujours avec ses souvenirs, mais ils étaient devenus, après sa convalescence, légers et vaporeux comme une fumée, inconsistants, ne se liant pas les uns aux autres. Les actes de son passé lui semblaient des visions, et elle n’était pas plus certaine d’avoir vécu au milieu des figures chéries et des êtres aimés qui peuplaient ses songes, qu’elle n’était sûre d’être la nièce et la petite cousine de Mrs Moore et d’Edith.

Que lui était-il donc arrivé ? se demandait-elle, souvent anxieuse, ne parvenant pas à démêler la trame compliquée de sa vie passée et de sa vie présente. La maladie cérébrale dont elle avait souffert une année avait opéré ce chaos dans son entendement. Et comme personne ne lui donnait d’explications satisfaisantes, elle en arrivait peu à peu à vivre machinalement, tout en gardant au fond de son être l’étincelle de vérité, qui pourrait luire un jour… peut-être.

La cicatrice, qui balafrait affreusement un des côtés du visage de Liette, la défigurait à tel point qu’elle eût été méconnaissable à ceux qui l’avaient connue jadis ; et deux ans après son accident, plus rien ne rappelait la charmante petite fille, la joie de sa famille et de ses amis.

Pauvre enfant, comme elle avait souffert ! dans quelle misère elle était tombée !

Elle recherchait la solitude pour revoir en pensée la côte ensoleillée où elle courait autrefois avec tant de bonheur, près de cette mère chérie qu’elle ne revoyait plus et dont elle ne pouvait parler à personne ; et elle pleurait ! mais elle pleurait tout bas, depuis que Mrs Moore et Edith, devenues sévères, lui avaient dit ne plus vouloir entendre ses cris de désespoir, ni répondre à ses supplications de départ.

Car les deux femmes, elles aussi, se désolaient maintenant ; les jours, les mois, les années même s’écoulaient, et John ne revenait pas.

Qu’était-il devenu ? elles n’osaient s’interroger à ce sujet, ni se faire part de leurs tourments. Edith, chaque mois, allait à la ville la plus proche du village qu’elles habitaient, porter l’ouvrage qu’elle et sa mère avaient tissé ; elle ne manquait pas à chacun de ses voyages de s’informer du William Godder, mais personne ne pouvait lui répondre et John n’avait jamais donné de ses nouvelles.

Liette ne les intéressait plus ; elle finit même par devenir odieuse à Mrs Moore, qui, par superstition, la soupçonnait d’être la cause de la disparition de son fils et ne lui pardonnait pas la ruine des espérances de fortune fondées sur elle.

« Je n’ai point été chercher cette enfant », disait avec dureté la veuve ; et puisqu’elle m’est restée sur les bras, il nous faut songer à en tirer parti. Il nous manque une aide pour les soins du ménage, Liette la sera ; il s’agit de l’y habituer.

Peu généreuse par suite des difficultés de son existence, Mrs Moore était insensible aux plaintes du cœur.

À ses yeux, la misère matérielle pouvait seule compter pour quelque chose. La séparation, la maladie ou la mort n’avaient d’importance pour elle qu’autant que le bien-être de la maison s’en trouvait affecté.

À force’d’entendre sa mère récriminer et se plaindre, Edith, dont la nature était plus compatissante et plus tendre, avait senti se refroidir sa première affection pour cette petite étrangère à laquelle, dans le principe, elle avait prodigué les soins les plus dévoués.

« Vous êtes avec nous, dit-elle un jour à Liette, et pour toujours très probablement ; tâchez de vous le rappeler. Seul John pourra vous conduire ailleurs, si jamais il revient. Demandez-le au Seigneur, cela vaudra mieux que de pleurer inutilement. Au surplus, vous n’êtes pas, ici, plus malheureuse que nous ! »

Ces sèches réflexions, si peu consolantes, brisaient le ceur de la pauvre enfant.

Désormais elle contint ses sanglots, les gardant pour la nuit, quand il lui arrivait de se réveiller et de sentir autour d’elle l’obscurité, le silence et l’oubli.

Les années qui s’écoulèrent ensuite n’accusèrent aucun changement dans sa sombre et ignorante existence. Personne ne s’intéressait à son sort ; pas une âme ne lui offrait son amitié. Elle grandissait sans se développer intellectuellement. Elle en était venue peu à peu à oublier le français, ne se rappelant que la prière qu’elle disait chaque soir dans la douce langue que parlait tante Minette.