Calmann Lévy éditeur (p. 45-64).



V


Madame de Nives m’écoutait attentivement, et son regard m’interrogeait avec une ardeur douloureuse. Était-elle avide d’argent et de bien-être au point de tout risquer pour se soustraire à la restitution ? Était-elle mue par l’amour maternel, ou par une de ces haines de femme qui ferment l’entendement à toute prudence ? Sa beauté avait au premier abord un caractère de distinction et de sérénité. En ce moment, elle était si agitée intérieurement, qu’elle me causa un vague effroi, comme si le diable en personne fût venu me demander le moyen de mettre le feu aux quatre coins du monde.

Mon regard scrutateur fit hésiter le sien.

— Monsieur l’avocat, dit-elle en se levant et en faisant quelques pas, comme si elle eût eu des crampes dans les jambes, vous êtes bien dur à persuader ! Je croyais trouver en vous un conseil et un appui. Je trouve un juge d’instruction qui veut être plus sûr que moi-même de la bonté de ma cause.

— C’est mon devoir, madame la comtesse ; je n’en suis pas à mes débuts dans la carrière, je n’ai plus besoin de me faire un nom en mettant mon talent au service de la première occasion qui se présente. Je n’aime pas à perdre un procès, et les éloges dont me comblerait l’univers entier pour l’avoir plaidée avec habileté ne me consoleraient pas d’avoir accepté la défense d’une mauvaise cause.

— C’est parce que vous êtes ainsi, répondit madame de Nives d’un ton caressant, c’est parce que vous avez une réputation de probité scrupuleuse, c’est enfin parce qu’une cause soutenue par vous est presque toujours une cause gagnée d’avance, que je voulais vous confier la mienne. Si vous la refusez, ce sera un gros précédent contre moi.

— Si je la refuse, madame, il est très-facile de laisser secrète votre démarche vis-à-vis de moi. Je puis donner à votre visite un prétexte étranger à cette affaire. Choisissez celui que vous voudrez, et je me conformerai à vos intentions.

— Ainsi vous refusez sans aller plus loin ?

— Je n’ai pas refusé, j’attends que vous me fournissiez des preuves dont ma conscience puisse s’accommoder.

— Vous voulez plus de détails sur Marie de Nives ? Eh bien ! voici son histoire, à elle ! Je vous ai dit son caractère, voici des faits.

La comtesse se replaça sur son fauteuil et parla ainsi :

— À onze ans, cette malheureuse enfant était déjà un inexplicable mélange de folie délirante et de profonde dissimulation. Vous croyez que ces deux dispositions se contredisent ? Vous vous trompez. Pour courir au hasard et faire l’école buissonnière avec les petits paysans d’alentour, Marie, qui prétendait adorer sa mère et qui l’aimait peut-être à sa façon, ne s’embarrassait nullement de lui faire de la peine. Elle ne s’embarrassait pas non plus d’exposer sa vie dans les exercices les plus périlleux des garçons. Dans les prés, elle sautait sur les chevaux en liberté et galopait sans selle ni bride au risque des plus graves accidents. Elle grimpait aux arbres, elle tombait, elle revenait déchirée, souvent blessée. Là était le délire, l’emportement d’une nature violente.

— C’était un peu, m’a-t-on dit, le caractère de son père.

— C’est possible, monsieur. Il était passionné et emporté ; mais il était sincère, et Marie est menteuse avec une certaine habileté. Quand sa fièvre est apaisée, il n’y a pas d’histoires qu’elle ne sache inventer pour mettre sa faute sur le compte des autres. Quand sa mère mourut, elle fut la proie d’un désespoir qui me parut sincère, mais peu de jours après elle se reprit à jouer et à courir.

— Elle avait onze ans ! À cet âge-là, on ne peut pas pleurer longtemps sans une réaction violente dans le sens de la vie active ; cela arrive même parfois à des personnes faites.

— Très bien, monsieur, vous plaidez pour elle !

— Je vous l’ai dit, je ne la connais pas.

— Vous avez été prévenu en sa faveur par quelqu’un, cela est certain. Attendez ! vous avez une parente, une nièce, je crois, qui a été au couvent avec elle à Riom ;… c’était une demoiselle… Pardon ! son nom ne me revient pas. Marie l’appelait sa chère petite Miette.

Je ne pus me défendre de tressaillir, une vive commotion s’était produite dans mon cerveau. Cette personne cachée la veille chez Émilie, cachée peut-être depuis un mois, à qui elle avait dit : Ne vous montrez pas ! les quiproquos entre Jacques et mon fils, cet espoir de mariage annoncé par Jacques comme devant lui être confié dans un mois,… ces empreintes de grandes bottines sur le sable du jardin des religieuses de Clermont… Le grand Jacques Ormonde était-il l’auteur de l’enlèvement ? Miette Ormonde, l’ancienne amie de couvent, était-elle la recéleuse ?

— Qu’y a-t-il, monsieur Chantebel ? dit madame de Nives, qui m’observait. J’avais mis instinctivement ma main sur mon front pour rassembler mes idées. Êtes-vous fatigué de m’entendre ?

— Non, madame ; j’essayais de me souvenir. Eh bien ! je ne me rappelle pas que mademoiselle Ormonde, ma nièce, m’ait jamais parlé de mademoiselle de Nives.

— Alors je continue.

— Continuez, j’écoute.

— Quand Marie vit que je pleurais sincèrement sa mère, elle parut en revenir sur mon compte et m’embrassa en sanglotant, en me remerciant d’avoir soigné si fidèlement la moribonde. Je la crus revenue à de meilleurs sentiments ; elle me trompait. En entendant son père me supplier de rester, elle redevint aigre et outrageante. Je résolus alors de m’en aller, et je le lui annonçai ; mais son père avait dit qu’elle irait au couvent, et elle se mit presque à mes pieds pour me retenir. Deux jours plus tard, elle me résistait et m’injuriait encore. Son effroi du couvent ne pouvait vaincre sa haine et sa méchanceté.

— Mauvais caractère, aversion peut-être provoquée par la vôtre, impétuosité naturelle, déraison de l’enfance, inconséquence dans la passion, soit, je vous accorde tout cela ; mais d’aliénation mentale je n’en vois pas encore de preuve.

— Attendez ! quand son père, en mon absence, l’eut mise au couvent en lui disant qu’elle n’en sortirait jamais, il y eut, m’a-t-on dit, de grandes scènes de désespoir. Les religieuses la traitèrent avec beaucoup de douceur et de bonté. Elle prit très-vite son parti, et, comme on lui parlait du bonheur de la vie religieuse, elle dit qu’elle n’était pas éloignée d’en essayer. Elle se montra effectivement très-pieuse, et ces dames la prirent en amitié. Quand M. de Nives, devenu mon mari, me ramena dans ce pays-ci, j’allai m’informer d’elle. Elle était très-dissipée et très-paresseuse ; elle n’apprenait rien, mais on la croyait bonne et sincère. Je demandai à la voir. Elle me fit bon accueil ; elle s’imaginait que j’allais la ramener chez elle. Je dus lui dire que je rendrais bon compte de sa conduite à M. de Nives et que je plaiderais sa cause, mais que je n’avais pas la permission de l’emmener tout de suite.

Et comme, en m’approuvant, la supérieure m’appelait madame, Marie lui demanda pourquoi elle ne me disait pas mademoiselle. On avait eu le tort de lui laisser ignorer que je revenais mariée et que j’étais désormais madame de Nives. Il fallut s’expliquer. Elle entra dans un transport de rage épouvantable, il fallut l’emmener de force et l’enfermer. Sa fureur passa aussi vite qu’elle était venue. Elle avait alors treize ans et demi. Elle voulait entrer tout de suite au noviciat. On lui fit comprendre avec peine qu’elle était trop jeune et qu’en attendant elle devait travailler à s’instruire.

Elle travailla pendant un an, mais sans suite et comme une personne dont le cerveau n’est pas susceptible de la moindre application. Les maîtresses me dirent qu’elle n’était pas méchante, mais un peu idiote. Elles ne se trompaient qu’à demi : elle est idiote et méchante.

Je ne demandais qu’à les croire, et je fus dupe de sa soumission. Elle écrivit à son père une lettre sans style et sans orthographe, comme l’eût écrite une enfant de six ans, pour lui dire qu’elle était décidée à entrer en religion l’année suivante, et qu’elle demandait seulement à revoir la chambre de sa mère et à embrasser Léonie, sa petite sœur. Je priai M. de Nives de lui accorder cette grâce, et je lui offris d’aller la chercher. Il s’y refusa énergiquement.

« — Jamais ! me dit-il. Elle m’a menacé, au lendemain de la mort de sa mère, de mettre le feu à la maison, si je me remariais. Elle voulait me faire jurer de ne pas lui donner une marâtre. Elle avait la tête remplie de propos de laquais sur votre compte. Elle se promettait, si j’avais d’autres enfants, de les étrangler. Elle est folle, et d’une folie dangereuse. Elle est bien au couvent, la religion est le seul frein qui puisse la calmer ; écrivez-lui que j’irai la voir dans quelques années, lorsqu’elle aura pris le voile. »

Sur ces entrefaites, M. de Nives mourut sans avoir révoqué la sentence. Marie montra un violent chagrin, mais résista au conseil des religieuses, qui voulaient qu’elle m’écrivît. Elles lui dirent de ma part que j’étais toute disposée à la reprendre avec moi, si elle faisait la moindre démarche pour m’y faire consentir. Elle repoussa le conseil avec fureur, disant que j’avais fait mourir son père et sa mère, et qu’on la tuerait plutôt que de lui faire mettre le pied dans la maison.

— Est-ce que réellement elle vous accuse ?…

— Elle m’accuse de tous les crimes, n’en doutez pas ! Comment concilier cette haine furieuse et ces outrages avec la dévotion qu’elle manifestait alors ? Pourtant je crus encore à sa vocation religieuse. Il est des êtres terribles et insensés qui ne peuvent trouver d’apaisement que dans la vie mystique.

— Je crois le contraire. La vie mystique exaspère les esprits troublés. N’importe, poursuivez.

— En dépit de sa religion apparente, Marie commençait à éprouver les troubles de la nubilité, et un beau jour on découvrit qu’elle entretenait au dehors une correspondance amoureuse avec un écolier dont on n’a pas su le nom, mais dont l’orthographe était à la hauteur de la sienne. C’est alors que j’ai fait transférer Marie, qui devenait trop grande pour courir de pareils dangers (elle avait déjà près de quinze ans), au couvent cloîtré des dames de Clermont ; elle s’y est montrée très-rebelle d’abord, et puis très-douce, et puis très-dissipée ; elle changeait de caractère et de disposition tous les quinze jours. J’ai toutes les lettres de la supérieure qui me la dépeignent comme une véritable folle. Marie n’est même pas bonne à faire une religieuse. Elle ne pourra jamais s’astreindre à aucune règle, elle est privée d’intelligence, et le moindre raisonnement l’exaspère ; alors elle a des attaques de nerfs qui frisent l’épilepsie ; elle crie, elle veut tout briser, elle cherche à se tuer. On a peur d’elle, on est forcé de l’enfermer. On fournira à ce couvent toutes les preuves dont j’ai besoin, et j’en ai déjà une certaine quantité que je vous remettrai si vous acceptez la défense de mes légitimes intérêts.

— Et si je ne l’acceptais pas, que feriez-vous, madame la comtesse ? Renonceriez-vous à une poursuite qui offre des dangers sérieux à l’honneur des deux parties ? Je veux croire que les preuves tenues par vous en réserve sont accablantes pour mademoiselle de Nives. J’admets même que vous réussissiez à savoir où elle s’est cachée et que vous ayez les moyens de la déshonorer en constatant une folie honteuse, ne craignez-vous pas que l’avocat qui défendra sa cause ne vous impute le malheur de cette fille sacrifiée par son père, repoussée, persécutée (on le dira), portée au désespoir par votre aversion ? Si vous vouliez suivre mon conseil, vous en resteriez là, vous laisseriez ignorer la fuite de mademoiselle de Nives, vous attendriez sa majorité si prochaine. Si elle ne reparaissait pas à cette époque, votre cause deviendrait meilleure, peut-être bonne. Vous seriez en droit de faire des recherches et de mettre la police sur pied ; alors nous trouverions probablement des motifs de certitude sur l’incapacité. Nous les ferions valoir. Ma conscience n’aurait plus lieu d’hésiter. Réfléchissez, madame, je vous supplie de réfléchir.

— J’ai réfléchi avant de venir ici, répondit madame de Nives d’un ton sec, et j’ai même résolu de n’écouter aucun conseil qui aurait pour résultat ma ruine et celle de ma fille. Si j’attends les événements, ils peuvent en effet m’être favorables ; mais s’ils ne le sont pas, si Marie est reconnue, en dépit de ses égarements, capable de gérer ses biens, je n’ai plus d’armes contre elle.

— Et vous en voulez absolument ? Qu’elle soit innocente ou non, vous voulez à tout prix sa fortune ?

— Je ne veux pas sa fortune, qui demeure inaliénable. J’en veux la gestion, selon le désir de mon mari.

— Eh bien ! vous ne prenez pas le chemin pour réussir, si vous travaillez au déshonneur de l’héritière. À votre place, j’attendrais qu’elle se montrât pour tâcher de faire une transaction avec elle.

— Quelle transaction ?

— Si elle a réellement gâté sa vie, vous pouvez lui faire sentir le prix du silence généreux que vous aurez gardé et l’amener peut-être à ne pas vous demander de comptes de tutelle jusqu’à ce jour.

— Lui vendre ma générosité ? j’aimerais mieux la guerre ouverte ; mais s’il n’y avait pas d’autre moyen de sauver ma fille, j’en passerais par là. Je réfléchirai, monsieur, et si je suis votre conseil, me promettez-vous de me servir d’intermédiaire ?

— Oui, s’il m’est bien prouvé que votre belle-fille est perdue et qu’elle a besoin de votre silence. Ce sera agir dans son intérêt comme dans le vôtre, car vous ne me paraissez pas disposée à être généreuse pour le plaisir de l’être ?

— Non, monsieur, je suis mère, et je ne sacrifierai pas ma fille pour être agréable à mon ennemie ; mais vous parliez de comptes de tutelle. A-t-elle donc le droit de m’en demander de bien rigoureux ?

— Sans aucun doute, et, comme elle a été élevée au couvent, il sera facile d’établir à peu de chose près ce que vous avez dépensé pour son éducation et son entretien. Ce ne sera pas un gros chiffre, et, si je suis bien informé, le revenu de la terre de Nives s’élève à trente-cinq ou quarante mille francs par an.

— On exagère !

— Les fermages feront foi. Mettons trente mille francs seulement. Depuis une dizaine d’années, vous touchez ce revenu, vous avez fait votre calcul ?

— Oui, si on me force à restituer ce revenu, je suis absolument ruinée. M. de Nives n’a pas laissé cent mille francs de capital.

— Avec cela, si on ne vous réclame rien dans le passé et si vous avez eu, comme je n’en doute pas, la prudence de faire quelques économies, vous ne serez pas dans la misère, madame la comtesse. Vous passez pour être une personne économe et rangée. Vous avez de l’instruction et des talents, vous ferez vous-même l’éducation de votre fille et vous lui apprendrez à se passer de luxe ou à s’en procurer par son travail. En tout cas, vous pourrez avoir toutes deux une existence indépendante et digne. Ne mettez pas dans votre vie l’issue désastreuse d’un procès qui ne fera pas honneur à votre caractère et qui vous coûtera fort cher, je vous en avertis. Il n’y a rien de si long et de si difficile que d’obtenir l’interdiction d’une personne, même beaucoup plus aliénée que mademoiselle de Nives ne me paraît l’être.

— Je réfléchirai, répondit madame de Nives ; je vous l’ai promis. Je vous remercie, monsieur, de l’attention que vous avez bien voulu m’accorder, et vous demande pardon du temps que je vous ai fait perdre.

Je la reconduisis jusqu’à sa voiture et elle repartit pour sa terre de Nives, située à cinq lieues de Riom, sur la route de Clermont. Je remarquai, car j’ai l’habitude de remarquer tout, que les chevaux anglais qui avaient ébloui ma femme étaient de vraies rosses, et que les domestiques à livrée étaient fort râpés. Cette femme ne sacrifiait rien au luxe, cela devenait évident pour moi.

Ma femme et mon fils m’attendaient pour déjeuner.

— Je ne déjeune pas, leur dis-je. Prenez votre temps. Moi, j’avale une tasse de café pendant qu’on mettra Bibi au tilbury. Je ne rentrerai pas avant trois ou quatre heures.

Pendant que je donnais mes ordres, j’examinais mon fils à la dérobée. Il me semblait avoir les traits altérés.

— As-tu bien dormi ? lui demandai-je.

— On ne peut mieux, répondit-il. J’ai retrouvé avec délices ma jolie chambre et mon bon lit.

— Et que vas-tu faire de ton après-midi ?

— J’irai avec toi, si je ne te gêne pas.

— Tu me gênerais, je te le dis franchement. J’espère te dire ce soir que tu ne me gêneras plus jamais. Et même… je te demande de ne pas t’éloigner, parce que, pour te dire cela, je peux revenir d’un moment à l’autre.

— Mon père, tu vas chez Émilie ? Je te supplie de ne pas la questionner, de ne pas lui parler de moi. Je souffrirais mortellement de la voir revenir à moi après en avoir accueilli un autre. J’y ai réfléchi, je ne l’aime plus, je ne l’ai jamais aimée !

— Je ne vais pas chez Émilie. Je sors pour une affaire de clientèle. Pas un mot d’Émilie devant ta mère.

Madame Chantebel revenait avec mon café. Tout en le prenant, j’engageai Henri à examiner le vieux château et à y choisir la pièce qu’il voulait faire arranger comme rendez-vous de chasse. Il me promit de ne pas songer à autre chose, et je montai seul dans mon petit cabriolet. Je n’avais pas besoin de domestique pour conduire le paisible et vigoureux Bibi. Je ne voulais pas de témoin de mes démarches.

Je pris la route de Riom comme si j’allais à la ville ; puis, inclinant sur ma gauche, je m’engageai dans les chemins sableux et ombragés qui conduisent à Champgousse.

Je faisais mon thème, mais, comme dans les conseils à donner il faut tenir compte du caractère et du tempérament des personnes plus que des faits et de la situation, je repassais dans mon esprit les antécédents, les qualités et les défauts de mon neveu Jacques Ormonde. Fils de ma sœur, qui était la plus belle femme du pays, Jacques avait été le plus bel enfant du monde, et, comme il avait la bonté, qui est compagne de la force, nous l’adorions tous ; mais c’est un malheur pour un homme que d’être trop beau et de se l’entendre dire. L’enfant fut paresseux et l’adolescent devint fat. Quelle plus douce chose, à cet âge où l’on rêve l’amour, que de lire un accueil hardi ou craintif, ému en tous les cas, dans les yeux de toutes les femmes ? Jacques eut de précoces succès ; sa force herculéenne ne s’en ressentait pas trop, mais sa force intellectuelle succomba à ce raisonnement captieux : si, sans cultiver mon être moral, j’arrive d’emblée aux triomphes qui sont le but fiévreux de la jeunesse, qu’ai-je besoin de perdre mon temps et ma peine à m’instruire ?

Aussi ne s’instruisit-il pas, et c’est tout au plus s’il parvint à apprendre sa langue. Il avait de l’esprit naturel et cette sorte de facilité qui consiste à s’assimiler le dessus du panier sans se soucier de ce qu’il y a au fond. Il pouvait parler de tout avec enjouement et passer pour un aigle aux yeux des ignorants. Élevé à la campagne, il connaissait bien le rendement et la culture de la terre. Il savait tous les trucs des maquignons et tirait bon parti de son bétail et de ses denrées. Les paysans le regardaient comme un malin et tous le consultaient avec respect. Son honnêteté proverbiale avec les honnêtes gens, sa franchise familière et cordiale, son infatigable obligeance, le faisaient aimer. Il n’eût pas fallu dire dans les fermes et villages d’alentour que le grand Jaquet n’était pas le meilleur, le plus beau et le plus intelligent des hommes.

Au sortir du collège, où il n’avait rien appris, il alla faire son droit à Paris, où il apprit ce qu’il appelait faire la noce. Ses années d’études furent une fête perpétuelle. Riche, généreux, avide de plaisirs et toujours prêt à ne rien faire, il eut de nombreux amis, mangea son revenu gaîment, dépensa largement sa jeunesse, sa santé, son cerveau, son caractère, et nous donna l’inquiétude de le voir prolonger indéfiniment ses prétendues études.

Mais, au fond de toute cette légèreté, le beau neveu tenait de sa race un moyen de salut efficace. Il aimait la propriété, et quand il vit qu’il fallait quitter cette joyeuse vie ou entamer sérieusement son capital, il revint au pays et n’en sortit plus. Sa terre de Champgousse était bien affermée, mais le bail finissait, et il sut le renouveler avec une notable augmentation sans chasser ses fermiers, dont il trouva le secret de se faire adorer quand même. Il conçut le projet de faire bâtir une belle maison, mais il ne se pressa pas. Vignolette, la maison paternelle, était échue en partage à sa sœur Émilie. C’était une habitation charmante dans sa simplicité : un enclos luxuriant de fleurs et de fruits, un pays adorable de fraîcheur et de grâce, dans cette fertile région qui s’étend entre le cours de la Morge et les dernières coulées de lave des monts Dômes vers le nord. Miette tenait si tendrement à cette habitation, où elle avait fermé les yeux de ses parents, qu’elle avait préféré laisser à son frère la meilleure part en terres de l’héritage, et garder son vignoble et sa maison de Vignolette. Elle y avait vécu seule avec ma vieille sœur Anastasie pendant l’absence de Jacques, elle avait soigné avec tendresse cette bonne tante, qui était morte dans ses bras, lui léguant tout son avoir, qui consistait en une centaine de mille francs placés en rentes sur l’État, et dont elle lui avait remis les titres sans faire de testament.

Miette, en recueillant ce legs, avait écrit à son frère à Paris :


« Je sais que tu as des dettes, puisque tu as chargé notre notaire de vendre ta prairie et le bois de châtaigniers. Je ne veux pas que tu entames ton bien. J’ai de l’argent ; te faut-il cent mille francs ? Je les ai, et ils sont à toi. »


Les dettes de Jacques n’avaient pas atteint la moitié de ce chiffre. Elles furent payées, et il revint, résolu à n’en plus faire.

Il avait accepté de demeurer à Vignolette chez Émilie, que la mort de sa tante laissait seule, et il avait remis ses projets de construction à Champgousse jusqu’au jour où Émilie serait mariée.

Depuis deux ans qu’il avait vécu avec elle, sa vie de libertinage avait pris un caractère pratique fort étrange. Il cachait avec soin ses équipées à la bonne Émilie, et cela était assez facile vis-à-vis d’une personne vivant dans une retraite absolue et ne sortant presque jamais de chez elle. Il avait des rendez-vous de chasse de tous côtés, et s’y trouvait avec ses amis en partie de plaisir à toutes les époques de l’année. Il ne paraissait pas dans le monde de Riom, où l’austérité bourgeoise eût gêné ses allures ; mais il avait toujours, soit là, soit à Clermont, quelque affaire qui l’aidait à cacher des relations mystérieuses dont il faisait volontiers la confidence à tout le monde. Seulement, comme il était un roué fort naïf, il ne compromettait que des femmes déjà très-compromises, et, comme il était devenu pratique, il savait être généreux sans être prodigue.

Jacques marchait vers la trentaine et n’avait jamais parlé de se marier. Il se trouvait si heureux de sa liberté et en usait si bien ! Sa beauté s’était fort épaissie ; son teint de jeune fille avait pris un éclat violâtre qui contrastait avec sa chevelure d’un blond argentin. C’était une de ces figures qu’on voit de loin, haute en couleur, de grands traits, un beau nez aquilin, frémissant, que faisaient ressortir deux signes autrefois charmants, maintenant un peu verruqueux. Le menton tendait à se relever sous la barbe soyeuse et fine, d’un ton clair, qui se détachait comme une touffe d’épis murs sur un champ de coquelicots. Le regard était toujours vif, aimable, trop étincelant pour redevenir tendre. La bouche était restée saine et riche, mais le charme du sourire était effacé. On sentait que le vin et d’autres excès avaient moissonné la fleur d’une jeunesse qui eût pu être splendide encore, et Henri définissait très-justement l’aspect saisissant, agréable et légèrement grotesque de son cousin en disant de lui :

— C’est un polichinelle encore jeune et bon.

Ayant récapitulé tout ce qui précède pour savoir comment j’ouvrirais le feu avec lui, j’arrivai à la porte de sa ferme. On me dit qu’il était dans un petit bois voisin et qu’on allait l’appeler. Je confiai Bibi aux garçons de ferme, et me mis de mon pied léger à la recherche de mon cher neveu.