La Tour de Percemont/12
XII
Quand on surveille un fils, il ne faut pas qu’il s’en doute. Je revins donc au logis, où, lorsqu’il reparut, je ne lui laissai rien pressentir de ma découverte. Jacques nous arriva sur les dix heures, disant qu’il revenait d’une partie de chasse, et qu’il n’avait pas voulu passer devant notre porte sans prendre de nos nouvelles.
— Tu n’as donc rien tué ? lui dit madame Chantebel, car, contre ta coutume, tu arrives les mains vides.
— Pardon, ma tante, répondit-il ; j’ai déposé un pauvre lièvre dans la cuisine.
— Veux-tu faire une partie de piquet avec ton oncle ?
— Je suis à ses ordres.
Je vis bien que Jaquet avait quelque chose à me dire.
— Allons plutôt, lui répondis-je en prenant son bras, faire un tour de jardin. Vous faites grand feu pour la saison, mesdames, et on étouffe ici.
— Voyons, qu’y a-t-il de nouveau ? dis-je à mon grand enfant de neveu quand nous fûmes seuls. Tu me parais tout à fait battu de l’oiseau.
— Battu à fond, battu à mort, mon bon oncle ! Je vous le disais bien, Henri va sur mes brisées. Il y a rendez-vous tous les soirs à la tour de Percemont.
— Qui t’a dit cela ?
— J’ai vu, j’ai épié, j’ai suivi. Ce soir encore…
— As-tu écouté ?
— Oui, mais je n’ai pu rien entendre.
— Alors tu es un maladroit. Qui n’entend pas la cloche n’en connaît pas le son.
— Voulez-vous me donner à penser que mademoiselle de Nives donne des rendez-vous à Henri pour réciter le chapelet ?
— N’est-ce pas dans ce sens-là qu’elle a agi avec toi ?
— Elle s’est moquée de moi, et peut-être se moque-t-elle à présent de mon cousin ; mais en se moquant ainsi du pauvre monde elle joue son honneur, et ce n’est pas drôle !
— Ne m’as-tu pas dit qu’elle était invulnérable à la séduction, et qu’à moins d’être une brute et un sauvage il était impossible de réduire sa volonté et de surprendre son innocence ?
— J’ai dit cela pour moi qui ne sais guère manier la parole et amener la persuasion. Henri est avocat, il sait dire…
— Alors il est plus dangereux que toi, que je croyais irrésistible.
— Ah ! mon oncle, vous me raillez, c’est-à-dire que vous m’abandonnez !
— T’ai-je donc promis de servir tes amours ?
— Vous en avez écouté le récit avec une attention que j’ai prise pour de l’intérêt.
— Et moi, je ne suis pas fixé là-dessus. Je m’intéresse fort peu à tes projets de fortune. Si tu ne songes qu’à épouser le million, cela, je ne veux pas m’en mêler, c’est affaire entre toi et la Charliette.
— Mon oncle, vous m’humiliez. Vrai, vous ne me rendez pas justice. Le million n’est rien, si la femme est déshonorée.
— Elle ne l’est pas, j’en suis certain ; mais elle pourrait bien l’être un jour ou l’autre, si elle a aussi peu de raison qu’elle en montre.
— Vous savez donc…
— Je sais ce que tu m’apprends, et j’y réponds. Si elle a des relations avec Henri, elles sont et peuvent rester pures ; mais si cette demoiselle prend tous les jours un nouveau confident, elle finira par en trouver un qui la perdra, et le scandale rejaillira sur ta sœur. Or, comme c’est elle, elle seule, qui m’intéresse en cette affaire, je vais dès demain agir pour mettre fin à une situation fâcheuse et ridicule.
— Agir ? Ah ! mon oncle, qu’allez-vous faire ? Avertir madame de Nives ? perdre cette pauvre enfant !…
— Pourquoi viens-tu l’accuser ?
— Mon Dieu, je ne l’accuse pas ! Je me plains, voilà tout ; mais j’aimerais mieux me couper les deux mains que de lui nuire. Si vous saviez comme avec tout cela elle est grande et bonne ! Elle en est absurde, elle en est romanesque !
— Pourtant si elle te plante là, si, après t’avoir bercé de ses projets mystiques, elle prend un mari, et que ce mari ne soit pas toi ?
— Eh bien ! mon oncle ?
— Ne te vengeras-tu pas ?
— Non, jamais ! Ce jour-là, je me saoulerai comme un Polonais ou j’épaulerai mon fusil de chasse avec mon pied, je ne sais pas ! mais lui faire du tort, à elle, la vilipender, la trahir,… non ! Je ne pourrais pas. Ce n’est pas une femme comme une autre, c’est un ange, un ange bizarre, un ange fou, il y en a peut-être comme cela ; mais c’est le bon cœur, la bonne intention, le désintéressement, la charité en personne. Ce qui serait mal pour une autre ne l’est pas pour elle. Non ! il ne faut pas la perdre ; non, mon oncle, mettons que je ne vous ai rien dit.
— Allons, répondis-je en prenant la main de Jacques dans les miennes, je vois que tu es toujours l’enfant de ma sœur, le bon gros Jaquet qui ne sait faire de tort qu’à lui-même et qui rachète tout par son cœur. Je crois à présent que tu aimes réellement mademoiselle de Nives. Donc il faut l’épouser, j’y ferai mon possible, je te le promets, si elle a réellement les grandes qualités que tu dis. Je la verrai, je l’interrogerai, j’étudierai la question à fond.
— Ah ! mon oncle, merci ! mais votre fils…
— Mon fils n’a rien à voir là dedans.
— Si fait…
— Ne me parle pas de lui avant que je connaisse la situation. Va te coucher et cesse ton espionnage. Je veillerai, moi, mais je veux veiller seul. Tu m’entends ! Tiens-toi tranquille, ou je t’abandonne.
Le gros Jaquet m’embrassa, et je sentis qu’il arrosait mes joues de larmes chaudes. Il alla prendre congé de ma femme, serra convulsivement la main d’Henri, et, enfourchant son robuste poney, il partit au grand galop pour Champgousse.
J’attendis patiemment toute la journée du lendemain. Ainsi qu’Henri l’avait prévu, la pluie tomba sans désemparer, et il ne fut pas question de faire sortir mademoiselle Ninie. À la fin du dîner, elle voulut pourtant grimper sur ses épaules en lui parlant à l’oreille.
— Vous avez donc des secrets tous les deux ? dit ma femme, frappée de l’air malin et mystérieux de l’enfant.
— Oh oui ! de grands secrets et que je ne dirai pas, répondit-elle en mettant ses petites mains sur la bouche d’Henri. Ne les dis pas non plus, toi, mon dada Henri, et emporte-moi à la fontaine.
— Non, c’est impossible, dit Henri, il n’y a pas de fontaine ce soir. La pluie noierait nos bateaux de papier ; ce sera pour un autre jour.
Il se leva et sortit. Ninie se prit à pleurer. Ma femme voulut la consoler. Je ne lui en donnai pas le temps, je la pris dans mes bras et je la portai dans mon cabinet pour lui montrer des images. Quand elle fut consolée, je tâchai, sans la questionner, de voir si elle était capable de garder un secret ; je lui promis de lui faire de très-beaux bateaux de papier le lendemain et de les faire voguer sur le bassin du jardin.
— Non, non, dit-elle, ton bassin n’est pas assez joli. Sur la fontaine du pré ! c’est là que l’eau est belle et claire. Et puis il y a Suzette qui sait m’amuser bien mieux que toi, mieux qu’Henri et que tout le monde.
— Suzette est donc une petite de ton âge que tu as rencontrée là ?
— De mon âge ? je ne sais pas ; elle est bien plus grande que moi. — Grande comme Bébelle ?
— Oh non, et pas si vieille ! Elle est très-jolie, Suzette, et elle m’aime tant !
— Et pourquoi t’aime-t-elle comme ça ?
— Ah dame ! je ne sais pas, c’est parce que je l’aime aussi et que je l’embrasse tant qu’elle veut. Elle dit que je suis jolie et très-aimable.
— Et où demeure-t-elle, Suzette ?
— Elle demeure… dame ! je crois qu’elle demeure à la fontaine ; elle y est tous les soirs.
— Mais il n’y a pas de maisons ?
— C’est vrai. Alors c’est qu’elle y vient pour moi, pour me faire des bateaux.
— C’était donc là ton grand secret avec Henri ?
— J’avais peur que Bébelle ne me défende de sortir.
Je vis que l’enfant n’avait pas été mise dans la confidence et qu’elle oublierait facilement la prétendue Suzette, si elle ne la voyait plus avant le retour de sa mère. Je vis aussi pourquoi Henri avait été si pressé d’arranger le vieux gîte de Percemont, car, en dépit de la pluie, il s’y rendit comme il l’avait promis, et ne rentra qu’à dix heures. Dès que sa mère fut couchée, il me parla ainsi :
— Je t’ai menti l’autre jour, mon cher père. Permets-moi de te raconter ce soir une histoire vraie ; mais pour débuter vite et clairement, lis cette lettre que j’ai reçue par la poste la veille de la Saint-Hyacinthe.
« Monsieur, rendez un grand service à une personne qui a foi en votre honneur. Soyez demain soir à la fête de Percemont, j’y serai et je vous dirai à l’oreille le nom de Suzette. »
» Tu vois que l’orthographe est un peu fantaisiste. J’ai cru à une frivole aventure ou à une demande de secours. Je t’ai suivi à la fête, j’y ai vu Jacques faisant danser une ravissante villageoise dont il paraissait très-épris, et qui, en passant près de moi, m’a lancé adroitement à l’oreille le nom convenu : Suzette.
» Je l’ai invitée à danser avec moi, au grand déplaisir de Jacques, et nous nous sommes rapidement expliqués durant la bourrée.
» — Je suis, m’a-t-elle dit, non pas Suzette, mais Marie de Nives. Je demeure cachée à Vignolette. Émilie, mon excellente, ma meilleure amie, ne me sait pas ici, et son frère Jacques n’est pas content de m’y voir. Je ne les ai pas mis dans mon secret, ils m’eussent dit que je faisais une folie ; cependant cette folie, je veux la faire, et je la ferai, si vous ne me refusez pas votre secours et votre amitié. Je les réclame, j’en ai le droit. Vous m’avez fait beaucoup de mal sans vous en douter. Vous m’avez écrit, quand j’étais au couvent de Riom, des lettres de moquerie où on a vu des crimes. À cause de ces malheureuses lettres, on m’a retirée de ce couvent, où j’étais aimée et traitée avec douceur, pour me cloîtrer durement à Clermont. Jacques m’a aidée à me sauver. J’ai été consulter à Paris, je sais maintenant mes droits, et je les ferai bientôt valoir ; mais si je condamne ma belle-mère, j’ai au cœur un désir tendre et ardent, je veux voir sa fille, la fille de mon pauvre père, ma petite sœur Léonie. Elle est chez vous, faites que je la voie. Le moment est favorable et ne se retrouvera peut-être plus. Toute votre famille est ici, l’enfant est seule avec sa bonne dans votre maison. J’ai de bons espions à mes ordres, je suis renseignée. Conduisez-moi chez vous, introduisez-moi auprès d’elle. Je la regarderai dormir. Je ne l’éveillerai pas, je l’aurai vue, et je vous en aurai une reconnaissance éternelle.
» Le moment et le lieu ne se prêtaient pas à la discussion. Je ne sais pas encore quelle réponse j’eusse faite sans un incident maladroitement provoqué par la jalousie de Jacques. Il éteignit le fanal, et, dans la confusion qui s’ensuivit, mademoiselle de Nives, saisissant mon bras avec une force nerveuse extraordinaire, m’entraîna dans les ténèbres en me disant :
» — À présent ! Dieu le veut, vous voyez allons chez vous ! » J’étais littéralement aveugle. Ce fanal qui crève les yeux ayant été brusquement supprimé, je marchais au hasard, et ma compagne semblait me conduire. Au bout d’un instant, je reconnus que nous marchions dans la direction de la prairie, et que nous n’étions pas seuls. Un homme et une femme marchaient devant nous.
» — C’est ma nourrice avec son mari, me dit mademoiselle de Nives ; ce sont des gens sûrs, ne craignez rien, j’en ai encore d’autres à mon service. J’ai la bonne de ma sœur qui a été renvoyée, et qui espionne pour moi.
» — Savez-vous, lui dis-je, qu’avec ces manières d’agir vous m’inquiétez un peu ?
» — Comment cela ?
» — Vous avez peut-être le projet d’enlever l’enfant pour tenir la mère à votre discrétion ? Je vous avertis que je m’y opposerai absolument. Elle a été confiée à mes parents, et, bien que cette confiance soit un peu étrange, nous sommes responsables et considérons le dépôt comme sacré.
» — Vous avez une bien mauvaise opinion de moi ! reprit-elle ; on vous a certainement dit beaucoup de mal sur mon compte. Je ne le mérite pas et je me résigne à attendre que l’avenir me justifie.
» Elle a une voix cristalline, d’une clarté et d’une douceur pénétrantes. Je me sentis honteux de mes soupçons. Je voulus en atténuer la brutalité.
» — Ne parlons pas, me dit-elle, cela nous retarde, courons !
» Et elle m’entraîna sur la pente de la prairie, effleurant à peine le sol, légère comme un oiseau de nuit.
» Arrivés à la porte du jardin, nous nous arrêtâmes un instant.
» — Je n’ai pas encore trouvé, lui dis-je, le moyen de vous introduire auprès de l’enfant sans que vous soyez vue par la femme chargée de la garder. Je vous avertis que mademoiselle Ninie couche dans la chambre de ma mère, et qu’en attendant la rentrée de celle-ci, une bonne installée sur un fauteuil dort d’un sommeil peut-être fort léger. Je n’en sais rien, c’est une jeune paysanne que je ne connais pas.
» — Je la connais, moi, répondit mademoiselle de Nives : elle est venue chez Émilie, il y a quinze jours, pour demander de l’ouvrage. Nous lui en avons donné, et je sais qu’elle est douce et bonne. N’ayez pas d’inquiétude. Je sais aussi qu’elle dort profondément ; elle a passé une nuit chez nous, il a fait un orage épouvantable qu’elle n’a pas entendu. Allons, vite, entrons !
» — Permettez ! vous entrerez seule avec moi. Les personnes qui vous accompagnent resteront ici à vous attendre. » — Naturellement.
» Je la conduisis sans bruit à la chambre de ma mère en la guidant à travers les corridors sombres. J’entrai doucement le premier. La petite bonne ne bougea pas. Une bougie brûlait sur une table derrière le rideau. Mademoiselle de Nives la prit résolument pour regarder l’enfant endormie ; puis elle me la rendit, et, s’agenouillant près du lit, elle colla ses lèvres à la petite main de Ninie en disant comme si elle eût prié Dieu :
» — Faites qu’elle m’aime, je vous jure de la chérir !
» Je lui touchai doucement l’épaule. Elle se releva et me suivit avec soumission au jardin. Là elle me prit les deux mains en me disant :
» — Henri Chantebel ! vous m’avez donné la plus grande joie que j’aie éprouvée dans ma dure et triste vie, vous êtes maintenant pour moi comme un de ces anges que j’invoque souvent et dont la pensée me donne du calme et du courage. Je suis une pauvre fille sans esprit et sans instruction : on m’a élevée comme cela, on l’a fait exprès, on voulait m’abrutir pour me neutraliser ; mais ma lumière, celle dont j’ai besoin pour me conduire, me vient d’en haut, personne ne peut l’éteindre. Ayez confiance en moi comme j’ai eu confiance en vous. C’est si beau, la confiance ! sans elle, tout est mal et impossible. Faites que je revoie ma sœur, et que j’entende sa voix, que je lise dans son regard, que je reçoive son premier baiser. Laissez-moi revenir demain, déguisée comme aujourd’hui. Songez que personne ne connaît ma figure, que vos parents ne m’ont jamais vue, que madame de Nives elle-même ne me reconnaîtrait peut-être pas, car elle ne m’a pas vue depuis bien des années. Je me cacherai quelque part, vous amènerez Léonie de mon côté, vous serez là, vous ne la quitterez pas. Faut-il vous le demander à genoux ? Tenez, m’y voici.
» Un peu inquiet de son exaltation, mais vaincu par le charme qui émane d’une personne si étrange, je lui donnai rendez-vous à la tour de Percemont pour le lendemain à la nuit tombante, promettant de trouver jusque-là un moyen de lui conduire sa sœur, et je lui demandai la permission de vous informer du fait.
» — Oh ! non, pas encore ! s’écria-t-elle. Je dirai tout à votre père moi-même, car j’ai beaucoup à lui dire, et il sera bien obligé de m’entendre, c’est son devoir envers madame de Nives et envers ma sœur. Je peux les ruiner, mais je ne le veux pas. Seulement il y a une chose sur laquelle je ne peux pas encore être décidée ; il me faut revoir l’enfant, et, si vos parents s’y opposaient, je ne pourrais plus savoir ce que je dois faire. Jurez-moi de me garder le secret pour quelques jours seulement.
» — Allons, je le jure ! Mais Jacques ? Que lui dirai-je, s’il vient m’interroger ?
» — Il ne vous interrogera pas.
» — N’est-il pas votre fiancé ?
» — Non ; il ne m’est rien qu’un ami généreux et admirable.
» — Mais il vous aime. Voyons ! cela est bien clair.
» — Il m’aime, oui, et je le lui rends de tout mon cœur ; mais il n’y a pas un mot d’amour entre nous… Vous jurez de me garder le secret ?
» — Je le jure.
» — Oh ! que je vous aime !
» — Pas tant que Jacques ?
» — Encore plus !
» Là-dessus elle s’enfuit avec ses acolytes, me laissant stupéfait et quelque peu étourdi de l’aventure.
» Le lendemain, c’est-à-dire avant-hier, j’ai avisé la fontaine du pré comme le lieu de rendez-vous le plus favorable. J’ai pu avertir la Charliette, cette nourrice dévouée, qui est venue dans le jour explorer le bois de Percemont, afin de s’y reconnaître sans suivre les chemins tracés. C’est une femme adroite et prévoyante. Je lui ai, de là-haut, montré la fontaine, le sentier des vignes qui y conduit. J’ai enlevé les clôtures, et le soir même, tout en jouant avec Ninie, je l’ai portée sans l’avertir de rien auprès de sa sœur, cachée sous les saules. La connaissance a été vite faite, grâce aux bateaux de papier ; mais je dois dire que la passion de mademoiselle de Nives pour cette enfant a été comme un aimant irrésistible. Au bout d’un instant, Léonie s’est pendue à son cou et l’a dévorée de caresses. Elle ne voulait plus la quitter. Je n’ai pu la reconduire à sa bonne qu’en promettant de la ramener le lendemain à la fontaine et à Suzette.
» Hier encore j’ai tenu parole. Suzette avait bourré ses poches de papier rose et bleu de ciel. Elle faisait, avec une adresse de religieuse, de charmantes embarcations qui flottaient à ravir ; mais Ninie ne s’amusait pas comme la veille : elle s’était mis dans la tête de ne plus quitter Suzette et de l’amener ici pour en faire sa bonne. J’ai eu de la peine à les séparer ; enfin ce soir, pour la dernière fois, j’ai vu mademoiselle de Nives au donjon, où il était convenu qu’elle irait m’attendre. Je jugeais cette entrevue inutile à ses projets, et c’est à regret que je m’y suis prêté, puisque le mauvais temps m’empêchait d’y conduire Léonie. Je m’y suis rendu avec un peu d’humeur. C’est une personne irritante que mademoiselle de Nives. Elle se jette à votre cou, moralement parlant. Elle a des inflexions de tendresse et des expressions de reconnaissance exagérée qui ont dû troubler profondément le pauvre Jaquet, et qui m’ont causé plus d’une fois de l’impatience ; mais on ne sait comment lui manifester le blâme qu’elle provoque. Elle n’est pas affectée, elle ne pose pas, elle est naturellement hors du vraisemblable, et pourtant elle est dans le vrai quand on peut accepter son point de vue. Nous avons causé deux heures, tête à tête dans le donjon, où j’avais allumé un grand feu de pommes de pin pour sécher ses vêtements mouillés. Il a fallu la réchauffer malgré elle. Intrépide et comme insensible à toutes les choses extérieures, elle avait marché en riant sous une pluie battante et riait encore en me voyant inquiet pour sa santé. Elle n’éprouvait pas plus d’embarras et de crainte à se trouver seule avec moi, venant à un rendez-vous facile à incriminer, que si j’eusse été son frère. La nourrice se tenait en bas, dans la cuisine, se chauffant aussi et ne s’inquiétant pas plus de nous laisser ensemble que si les excentricités de ce genre n’avaient rien de nouveau pour elle. Tout cela eût pu monter la tête à un sot ambitieux, car mademoiselle de Nives est un beau parti, et elle n’est pas difficile à compromettre ; mais tu as assez bonne opinion de moi, j’espère, pour être bien certain que je ne lui ai pas fait la cour et ne la lui ferai pas. Voilà mon roman, cher père. Dis-moi maintenant ce que tu en penses, et si tu me blâmes d’avoir laissé la partie adverse, — car ma mère prétend que tu es le défenseur et le conseil de la comtesse, — embrasser à votre insu sa petite sœur Ninie.