Édition parisienne (p. 79-153).

II

— Il le faut !… Il le faut !… Non, ma chérie ! À seize ans, vois-tu, on ne sait encore ce que l’avenir vous réserve. Personne ne peut le dire ou le prévoir. Tu peux rencontrer un homme jeune, beau, riche qui se met à t’adorer et te le prouve.

— Méchante !

— Laisse donc cela ! Ces choses-là n’empêchent en rien le sentiment. Nous nous aimerons toujours. Ou, du moins, maintenant nous nous figurons qu’il en sera ainsi… Ce qui est tout comme !… Mais une femme a besoin d’un homme. Il faut qu’elle ait son protecteur. Il y a pas à dire, il y a pas à faire, c’est la loi de nature.

— Méchante ! Méchante ! insistait Marguerite avec un gros soupir.

Ernestine éclatait de rire et elle reprenait, maternelle :

— Alors te voilà un peu consolée. N’est-ce pas ? Tu n’as plus ces sottes idées de suicide, en tête. D’abord je ne le veux pas. Nà ! Et je sais que tu m’aimes trop pour vouloir faire de la peine à ta petite femme qui t’aime bien aussi.

— À mon petit homme, veux-tu dire ? reprenait Marguerite tout à fait réconfortée.

Car, le lecteur l’aura déjà deviné, Marguerite et Ernestine, c’était un de ces couples féminins comme on en voit tant à Paris, et dans le monde entier, pour tout dire. Un couple où l’une fait le petit mâle, commande, ordonne à sa guise, tandis que l’autre se fait une joie d’obéir.

Et plus d’une fois, Ernestine, une brune piquante, vive et alerte, n’avait pas dédaigné d’affirmer son autorité par des arguments frappants. Sa petite main était lourde. Elle donnait de bonnes gifles et les joues de Marguerite savaient ce qu’elle pesait. Non seulement ses joues, mais aussi ses fesses.

Car voici un mois que pour la première fois, ayant parlé de ses idées de suicide, elle avait d’abord étonné Ernestine. Mais comme la petite brune était avant tout une femme d’action et n’aimait ni par tempérament, ni par goût, à s’éterniser dans une rêverie, elle avait séance tenante corrigé son amie, pensant à juste raison que pour purger le cerveau d’idées noires baroques, rien ne vaut la peine du derrière.

Elle avait donc saisi son amie par la nuque, et pesant, poussant, elle avait contraint Marguerite à s’agenouiller. À dire vrai, Marguerite se sentait si bien dominée par son amie, dominée sans résistance possible, qu’elle se laissait aller, entre ses mains, comme une chose inerte. Au contraire, tout en suppliant, en faisant le simulacre d’une résistance, elle ressentait un tel émoi, que ses mouvements étaient en contradiction avec ses gestes. Au lieu de résister à Ernestine, elle l’aidait, quand son amie la terrorisait dans un accès de sévérité qui finissait par quelque châtiment corporel, d’ailleurs, toujours fort bénin à la vérité. Tout juste ce qu’il fallait, pour amener une peine légère, dont la saveur de souffrance était exactement le délicieux condiment, le piquant hors-d’œuvre, si l’on veut, d’un plaisir délirant qui ne manquait pas de suivre aussitôt, plaisir d’autant plus aigu par le contraste, si bien que pour Marguerite douleur et joie confondues paraissaient inextricables et qu’elle n’eut su démêler où l’un commençait, ou l’autre finissait.

Du reste, dans ses transports elle ne philosophait point.

Trichard, lui, avait éveillé une toute autre sensation. La terreur avait prédominé. Quand il avait fessé Marguerite, celle-ci avait déjà pu comparer la peine produite par cette lourde main d’homme, avec celle qu’avait éveillée la menotte d’Ernestine. Mais quand le fouet s’était mis de la partie, Marguerite avait éprouvé une angoisse sans nom. Et si le viol l’avait fait souffrir autant par le dégoût que par la peine physique, il n’en restait pas moins que ce dégoût même, s’était indissolublement lié à une volupté. Et elle avait pu tout à son aise faire un parallèle entre les blandices sucrées, un peu fades, des caresses féminines de son amie Ernestine et le rude assaut viril qu’elle avait essuyé de la part de Trichard. Elle évoquait encore avec épouvante cette phase terrible où elle s’était sentie bouleverser, comme une feuille au vent, comme une chose légère et sans consistance, dans l’irrésistible force de la tempête.

Alors elle frémissait encore de dégoût et d’épouvante. Et cela n’allait pas sans quelque âcre volupté. Certes, elle ne s’avouait pas qu’elle aurait voulu que Trichard la possédât encore. Bien au contraire, à cette idée qu’il la prendrait derechef, elle avait froid, sa peau se granulait en chair de poule et elle sentait la petite mort dans le dos. Et avec une irritante curiosité, elle s’efforçait de prévoir si alors elle éprouverait encore cette terrible sensation qui l’avait pénétrée jusqu’à la moelle, sensation faite de souffrance aiguë, de volupté insoupçonnée, qui l’avait laissée frémissante dans les bras du mâle, pénétrée d’une crainte indicible dont elle avait cru mourir.

Mais ce qui restait absolument intact, net et précis, se dessinait dans sa pensée en traits de feu qui semblaient ineffaçables, c’était l’horrible scène du fouet, l’effroyable fustigation sous laquelle elle avait hurlé, sangloté, palpité, dans l’innommable détresse de tout son être, lorsque ses malheureuses fesses dansaient sous les verges, maniées si vigoureusement par cet homme impitoyable et solide.

Elle en était restée deux jours dans une fièvre. Selon la recommandation ironique de Mme Klotz, elle avait pu rester à la maison. Trichard avait toléré qu’elle guérit avant de retourner à l’atelier. Étendue dans le lit, sur le ventre, car le poids des draps, même, éveillait dans son fessier si éprouvé d’intolérables élancements, elle avait été entourée des soins attentifs et apitoyés de sa mère.

Du reste, entre les deux femmes, aucune allusion à ce qui s’était passé.

Qu’auraient-elles dit ?

Aucune conversation n’aurait pu pallier l’irrémédiable. Ce qui était fait, il n’y avait plus à y revenir. Le passé ne se change pas. Quant à l’avenir, elles se sentaient impuissantes à le conjurer.

Toutes deux tremblaient dès que, dans l’escalier, les marches craquaient sous le pas traînard et pesant de Trichard. Elles se sentaient absolument à la merci de cet homme et, par une sorte de pudeur, ni la mère ni la fille ne songeaient à se consoler par des paroles ; à échanger, dans un babil, leurs angoisses. Chacune remâchait en silence le souvenir des injures et des sévices. Si leur mutuelle tendresse se trouvait fortifiée par leur détresse commune, c’étaient les multiples attentions de l’une pour l’autre qui en témoignaient et non pas de vaines récriminations. Même la pauvre mère ignorait le remords et l’infortunée Marguerite la rancune. Aucune des deux femmes ne se disait qu’avec un peu d’énergie, en faisant intervenir le commissaire de police, le monstre qu’elles redoutaient pouvait être réduit à l’impuissance.

Elles avaient trop courbé la tête sous le joug. À présent il ne leur était plus possible de la redresser.

Trichard allait, venait, comme d’habitude. Il ne travaillait jamais, ayant pour principe que la femme bien domestiquée doit nourrir l’homme. Comme il avait beaucoup lu, les livres en accord avec son intelligence, cela va sans dire, il citait volontiers ses auteurs préférés et il donnait pour exemple, les Indiens de l’Amérique qui vont à la chasse, font la guerre et laissent les femmes travailler, si bien que lorsqu’ils changent de campement, ils sont à cheval, tandis que les femmes suivent à pied, courbées sous les ustensiles et la toile, ainsi que les piquets des tentes, qu’elles portent sur leur dos. Avec un gros rire, Trichard affirmait que si l’on voulait mériter le titre d’Apache on ne devait pas agir autrement.

Il ne venait donc que pour prendre ses repas et réclamer de l’argent, à moins qu’il n’eut réussi à commettre un mauvais coup et, dans ce cas, il dissipait dehors, en folles bombances, le fruit de ses rapines. Alors pendant quelques jours on ne le voyait plus. Mme Trichard s’épuisait à fabriquer des accessoires pour les cotillons et, comme elle était fort habile, elle réalisait d’assez beaux gains. L’aisance aurait pu régner dans ce ménage, si le mari avait été un autre homme.

Il ruminait maintenant tout un projet concernant ses deux petites filles, Berthe et Rose. Elles n’étaient pas des plus jolies à la vérité et ne pouvaient être comparées à Marguerite, mais il comptait sur l’attrait de leur extrême jeunesse. Toutefois, il voulait d’abord voir ce que Marguerite allait pouvoir rapporter et il se promettait bien, pour les deux petites, de se passer de l’intermédiaire par trop onéreux de Mme Klotz. Il entendait être lui-même le proxénète et, épargnant le courtage, mettre tout le profit dans sa poche.

Il était resté taciturne et enfermé durant les deux jours qu’il avait accordés à Marguerite pour sa guérison. De temps en temps il l’avait bien fixée d’un regard, sous lequel, frissonnante, elle s’était recroquevillée dans son lit. Mais il n’avait rien dit.

Le troisième jour, au matin, il s’était départi de cette indifférence.

— Allons houste ! Lève-toi, habille-toi et au turbin. Depuis deux jours on te dorlote comme une princesse. Il faut que tout ait une fin. Tu t’en ferais mourir. Voilà, tu vas t’habiller et aller à l’atelier. Tu diras de ma part bien le bonjour à Mme Klotz, tu lui diras aussi que j’ai fait bon usage de son cadeau. N’oublie pas de lui répéter exactement mes paroles. Tu entends.

— Oui, petit père…

— C’est que tu te tiens là, comme une gourde. Tu chavires les yeux, tu souffles comme si ta dernière heure était venue. On ne sait jamais si tu comprends ce qu’on te dit. Je veux que tu écoutes quand je te parle.

— Mais j’écoute, petit père…

— Ça va bien ! Tu diras donc à Mme Klotz que je la remercie beaucoup, que je t’ai bien fouettée et que je t’ai dit de lui montrer ton derrière, pour qu’elle voie que je ne blague pas.

— Oh ! petit père.

— Silence ! Tu lui diras, et elle le comprendra aisément, qu’il était d’ailleurs en un tout autre état, samedi soir. Au fait, fais voir, ton derrière. Comment est-il maintenant ?

D’une main brutale, il écartait les draps et, retournant la jeune fille, comme un poisson sur le gril, malgré ses supplications et ses larmes, il relevait la chemise.

— C’est encore très présentable, fit-il. La bonne dame pourra se rendre compte que j’ai fait de l’ouvrage très propre.

En effet, selon ce qu’il entendait, le derrière de l’infortunée Marguerite était encore fort présentable. C’est-à-dire qu’il ne l’était pas du tout, dans le sens exact du mot, le sens qu’on y attache généralement. Si les plaies étaient fermées à présent, si, grâce aux soins maternels de la bonne Mme Trichard, toute trace de sang avait été enlevée, la tuméfaction n’en persistait pas moins. Elle se révélait par de gros bourrelets de chair durcie, qui formaient tout un lacis et s’étaient levés exactement aux places où les verges avaient porté, traçant des sillons livides. Et tout le derrière était parsemé de grandes taches d’un bleu foncé, tirant sur le brun, auréolées d’une lisière d’un jaune pâle. C’était tout à fait affreux à voir. Cependant Trichard se mit à rire et il disait à Marguerite atterrée.

— Va, tu es jolie, maintenant. J’ai pourtant dans l’idée qu’il y a des clients de Mme Klotz à qui ça fera plaisir de te voir. Tu le demanderas à cette bonne dame et tu lui diras que ton derrière est tout à leur service.

— Oh ! petit père !

— Silence ! Je te dis de te taire ! Tu m’entends. Ou bien si tes oreilles sont bouchées, voilà pour les ouvrir.

Et il appliquait de sa main étalée une forte claque sur les pauvres fesses endolories. Une claque qui sonna avec bruit et fit pousser à la misérable Marguerite un grand cri d’épouvante et de détresse.

Il l’interrogea, la voix rude :

— Alors, tu rapporteras exactement à Mme Klotz, ce que je te recommande de lui dire ?

— Oui… Oui, petit père… Je t’en supplie, ne me fais plus de mal.

— On verra ça… Tu diras donc à Mme Klotz que tu es toute à sa disposition pour tout ce qu’elle voudra te faire faire et que je la prie de bien vouloir m’apporter, ou me faire parvenir, une nouvelle verge, car celle qu’elle m’a envoyée ne peut plus servir, ce n’est plus qu’un trognon, toutes les ramilles se sont cassées sur tes fesses.

— Oh ! petit père… Je ne peux pas…

Une deuxième claque, plus forte que l’autre, résonna, elle hurlait avec des larmes et des sanglots.

— Oui, petit père… Je le lui dirai… Je lui répéterait tout, comme tu viens de dire… Oh ! ne frappe plus.

Une troisième claque qui résonna dans la chambre, comme un coup de pistolet, la fit encore se tordre d’angoisse et de douleur et elle criait :

— Puisque je te dis que je lui dirai… Tout ! Tout ! Je n’oublierai rien.

— Certes non, tu n’oublieras rien. J’en ai la conviction. Tu lui diras tout, c’est certain ! Sinon tu verrais ce que tu prendrais pour ton rhume. Ce que je t’ai fait jusqu’ici ce n’est que de la bagatelle ! Tiens ! Qu’est-ce que tu dis de çà !

Elle ressentit une douleur affreuse, une peine subite et lancinante. Quelque chose d’horriblement froid et qui brûlait, venait d’entrer dans sa chair. Elle avait poussé un hurlement rauque. Les cris s’étranglaient dans son gosier, tellement elle avait peur.

Trichard, avec son hideux ricanement, lui montrait son couteau à la pointe duquel perlait une goutte de sang.

— Tu vois, ça vaut mieux que tout. C’est préférable au fouet et à la main. Et il est toujours à ton service. Je n’ai pas voulu te piquer sérieusement, puisqu’il faut que tu ailles au turbin. Mais tu peux te mettre ça dans le ciboulot, que si tu ne rapportes pas un plein sac samedi, le jour de paie, je te larde les fesses avec mon couteau pendant une demi-heure, et ce ne sera pas la pointe seulement que je te ferai goûter. J’entrerai dans la carne jusqu’au manche. Vois, s’il y en a de la lame ?

Il agitait le couteau devant ses yeux terrorisés. La lame étincelait d’un éclat lugubre qui la terrifia au delà de toute expression. Elle hochait la tête d’un mouvement nerveux et sénile et les larmes, débordant de ses yeux, ruisselant sur ses joues, elle ne trouvait rien à dire. D’ailleurs sa gorge était si serrée que si elle avait pu trouver les mots elle n’aurait su les proférer.

Il la voyait dans l’état où, exactement, il souhaitait de la mettre. Et il ordonna :

— Maintenant, je te donne un quart d’heure pour être habillée, et fais-toi gentille, que tu plaises à ces Messieurs, sinon je commence la danse de suite, et ce sera comme je te l’ai dit. Allons ! houste ! Tu devrais déjà être débarbouillée.

Jamais Marguerite ne fut aussi leste à s’habiller. En un quart d’heure elle fut prête. Ses doigts allaient et venaient avec une rapidité et une adresse étonnante. Elle se coiffa en dix minutes et échafauda un chef-d’œuvre compliqué et imposant. Un haut toupillon entre deux coques énormes, la coiffure classique de la gigolette de Paris. Elle allait et venait comme dans un rêve, si terrorisée qu’elle n’avait qu’un but, un seul souci, faire exactement ce que Trichard voulait qu’elle fît. Il lui aurait dit d’être prête en cinq minutes, peut-être, malgré l’invraisemblance, y aurait-elle réussi.

Elle partait donc, après avoir échangé avec sa mère, qu’elle embrassait longuement, un regard triste et résigné, tandis que Trichard qui les observait d’un œil curieux avait encore son hideux ricanement.

Marguerite s’en allait et, à l’habitude, rencontrait au coin du boulevard Ernestine qui l’attendait.

Les deux jeunes filles firent route ensemble vers la boutique de fleurs de Mme Klotz, située dans une des grandes rues de Paris, dans un quartier riche qu’il ne nous est pas permis de désigner plus clairement, quoique le procès qui s’en est suivi ait rendu célèbres les agissements de cette matrone et l’endroit où elle les perpétrait.

Marguerite avait tout raconté à son amie. Cet épanchement avait encore fait couler ses larmes. Les passants, curieux, se retournaient sur cette grande et belle fille qui pleurait si amèrement et plus d’un se sentait mordu au cœur du désir de la consoler. Mais le regard moqueur d’Ernestine les déconcertait.

Ernestine s’efforçait encore de remonter le moral si affaissé de la malheureuse fouettée.

— Je te dis qu’il n’y a rien de tel que de prendre les choses en rigolant. Mais ce que tu viens de me dire, c’est sérieux. Il ne faut pas se laisser faire. Crois-moi, prends un homme. Tu en trouveras facilement et il te protègera contre ton beau-père.

Mais Marguerite continuait à gémir.

— D’abord il y a ça, que Trichard il a la loi pour lui. Je ne suis pas majeure.

— Sois tranquille. Il n’invoquera pas la loi. Il aurait trop peur que tu ailles tout raconter aux curieux, c’est-à-dire aux magistrats. Et ça l’enverrait plus loin qu’il ne voudrait aller. Il n’osera rien, je te dis.

Mais Marguerite ne se rendait pas encore.

— Et puis ! Quand j’aurais trouvé un homme. Pas une femmelette, mais un homme comme tu dis, un costeau, un gaillard qui soit d’attaque, ce sera la même chose, il me fera comme mon beau-père me fait. Peut-être encore pire. Il me tuera. Au lieu du couteau, ce sera le revolver.

— Tu vois ! Tu parlais de mourir, d’aller te tuer et tu as peur de la mort.

Marguerite répondait par un flot de larmes, mais on approchait de la rue où se trouvait le magasin de fleurs artificielles et de couronnes de Mme Klotz. Ernestine le fit remarquer à son amie qui, de son mieux, sécha ses pleurs, se tamponna les yeux. Pourtant elle ne put si bien faire, qu’ils ne restèrent rougis.

Mme Klotz lui en fit la remarque sur un ton de raillerie, un ton badin qui émut la jeune fille.

— Eh bien ? Qu’est-ce que c’est ? Nous avons donc du chagrin. Contez-moi ça.

— Je n’ai rien, Madame.

— Petite menteuse ! Vos yeux sont encore rouges. Je parie que chez vous on vous a fait des misères.

Marguerite tressaillit. Elle se souvint de la menace de son beau-père. Elle l’évoqua, hideux, féroce, avec une verge toute fraîche à la main et, malgré la honte qui crispa sa voix et étranglait son gosier, elle disait :

— Mon beau-père m’a chargée de vous dire qu’il a fait bon usage du cadeau que vous lui avez fait.

Mme Klotz eut un sourire de raillerie qui chavira le cœur de la chagrine jeune fille.

— Ah ! vraiment… Faites voir !

— Oh ! Madame !

— À votre aise ! Si vous ne voulez pas, je ne force personne.

De nouveau se précisa, aux yeux épouvantés de Marguerite, l’horrible vision, cette fois si insistante qu’elle poussa un cri de détresse. Il lui semblait que Trichard, à la besogne, ses malheureuses fesses dansaient, sous la violence de ses coups assénés d’une main implacable et sûre. Elle murmura :

— Excusez-moi, Madame ! C’est la surprise. Je ne refuse pas du tout de vous montrer ce que mon beau-père m’a fait.

Elle éclata en sanglots :

— Ah ! j’ai été cruellement battue.

— Pauvre petite !

Cette feinte commisération qu’elle sentait si hypocrite augmenta encore le chagrin de la dolente Marguerite. Avec des sanglots désespérés et fiévreux elle relevait ses jupes, écartait la fente de son pantalon et, le dos tourné vers Mme Klotz, elle lui montrait la pièce à conviction.

— Mâtin ! fit la dame avec une sincère admiration. C’est bien travaillé.

Elle s’approcha à mettre le nez dessus et, avec une exclamation de surprise, elle s’écriait :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ah !… Oh !… Ne touchez pas ! C’est un coup… un coup de couteau que mon beau-père m’a donné ce matin.

— Pauvre ! Pauvre fille ! Vous voyez ce que c’est d’être obstinée. Vous auriez pu vous éviter tous ces tourments.

La jeune fille répondait par un déluge de pleurs, un redoublement de sanglots. Mme Klotz secouait la tête d’un air de commisération et elle reprenait.

— Alors je suppose que vous n’avez plus du tout envie de faire encore la récalcitrante ?

— Oh ! non, Madame.

— Vous ne devez plus souhaiter que d’obéir et de vous montrer avenante avec mes clients, docile à leurs désirs s’ils vous font l’honneur de vous remarquer !

— Certes oui, Madame.

— C’est entendu, nous allons voir et je vais mettre tout de suite votre docilité à l’épreuve.

— Comment cela, Madame.

— Venez. Vous le verrez bien.

Oppressée par une angoisse nouvelle, Marguerite suivait Mme Klotz dans l’atelier où les ouvrières, toutes des jeunes filles, fort belles, étaient réunies, attendant la patronne pour se mettre à l’ouvrage.

Ernestine avait déjà dû bavarder, car à l’entrée de Marguerite, toutes ces demoiselles eurent un regard curieux pour elle, un regard en dessous inquisitif et cruel, et sur la plupart des bouches errait un sourire.

Marguerite en éprouva une sensation désagréable mais qui devint tout à fait pénible quand elle entendit la patronne dire à haute voix :

— Vous allez voir, Mesdemoiselles, ce qu’il en coûte de ne pas m’obéir. Plus d’une fois, vous vous êtes plaintes, parce qu’il a plu à quelques-uns de mes respectables clients de se divertir à vous donner une fessée légère ou bien à vous administrer le fouet. Il y en a parmi vous qui aiment assez ça. Mais d’autres se sont rebiffées. Vous allez voir maintenant que ce que vous avez vu n’était qu’une bagatelle. Vous pourrez comparer, car Mlle Marguerite va vous montrer comment elle a été fouettée samedi soir, il y a trois jours de cela, parce qu’elle n’avait pas rapporté une paie suffisante et, dame ! moi je ne peux que donner l’argent qu’on me fait gagner. Les fainéantes qui ne veulent rien faire sont toujours trop payées. Allons, mademoiselle Marguerite, montrez à ces demoiselles en quel état votre derrière a été mis parce que vous vous êtes refusée aux désirs de mes honorables clients.

— Oh ! Madame…

— Encore !

— Non ! Non ! Madame. J’obéis.

Elle se tournait, exposait devant tout l’atelier le misérable état de ses fesses et ce furent parmi toutes ces demoiselles des exclamations de surprise et d’épouvante, chacune se disant que le même supplice les guettait. Toutes, avec contrition, à la vue de ce misérable derrière, si cruellement maltraité, se promettaient une obéissance passive, la plus parfaite déférence envers les ordres de la patronne et les désirs formulés par les clients.

Déjà un monsieur se présentait. Il entrait par la grande porte, s’engageait dans le corridor et pénétrait tout droit dans l’atelier, contrairement aux clients ordinaires, dont beaucoup de dames qui, par la porte donnant sur la rue, pénétraient dans le magasin et n’allaient pas au delà.

C’était un homme d’un certain âge sans être vieux. Il pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans. Il avait un air cossu, rehaussé encore par la grosse chaîne d’or qui barrait son ventre rondelet et, dans sa personne proprette, tout respirait l’assurance que donne la fortune, avec cette conviction, que tout peut s’obtenir du moment qu’on a les moyens et la volonté d’y mettre le prix.

C’était un des meilleurs clients de Madame, bien qu’il n’apparût qu’à des intervalles assez éloignés, car il connaissait tous les bons endroits de Paris, comme il l’assurait avec un sourire entendu et satisfait, et l’on ne saurait être partout à la fois. Mais lorsqu’il faisait affaire il se montrait si généreux que c’était une bénédiction. Car il lâchait facilement un billet de cinq cents francs, dont, comme de juste, Mme Klotz s’attribuait les quatre cinquièmes. Par exemple, il était difficile à contenter. Il lui fallait du premier choix, c’est-à-dire une fillette vierge et jolie et cela ne se trouvait pas tous les jours.

Marguerite lui avait plu. Mais elle l’avait rudoyé si grossièrement que, prenant sa canne et son chapeau, il était parti sans demander son reste, et c’était cette mésaventure que Mme Klotz entendait bien ne jamais pardonner à la malencontreuse jeune fille. C’était à cause de cela qu’elle avait si insidieusement amené le Trichard à fouetter si vilainement sa fille. Elle avait pris ses renseignements et, après avoir su à quel homme elle aurait affaire, elle avait fait sa visite.

À présent, son irritation contre la jeune fille s’envenimait de ce fait qu’elle n’était plus vierge. Certes, si elle avait eu le temps de le faire, elle aurait remédié à ce très léger inconvénient, car, en matrone experte, elle n’ignorait ni les vertus du jus de citron, ni celles du tanin, avec l’alun comme adjuvant, dans les cas désespérés. Mais la visite imprévue du « bon client », le respectable M. Nicolas, comme elle avait coutume de l’appeler, voilà qui dérangeait tous ses plans.

Heureusement qu’il y avait la nouvelle.

En effet, il y avait une nouvelle, depuis ce matin même.

C’était une blonde qui venait à peine d’atteindre ses quinze ans. Un bijou de petite femme, mignonne, gracile à souhait, Impossible de rêver une carnation plus parfaite. Les poètes arabes auraient épuisé pour elle toute la gamme des comparaisons.

C’était une fille de bonne famille réduite à la misère, brusquement, par la mort du chef. Depuis longtemps elle avait perdu sa mère, elle avait alors douze ans, puis le père s’était amouraché d’une servante qui avait si bien fait qu’il l’épousait. Après un an de ce mariage, le père mourait. Voici trois mois qu’il était mort. Le ménage avait toujours vécu sur un bon pied et la servante devenue l’épouse légitime était entrée dans une épouvantable colère, lorsque l’inventaire avait prouvé qu’il n’y avait rien. Aucune autre fortune que les meubles garnissant l’appartement. Elle avait toujours cru que le défunt avait, de son vivant, mis de l’argent de côté, à la banque. Non, il n’y avait rien ! Elle jura que l’enfant, dont elle était tutrice légale, payerait pour cette déconvenue.

Voilà pourquoi elle avait mis la jolie petite Marthe en apprentissage chez Mme Klotz qui avait battu des mains en recevant cette nouvelle recrue et avait déclaré qu’elle valait son pesant d’or.

La petite Marthe, douce et énergique, avait très bien compris l’urgence de travailler, puisqu’il n’y avait pas de fortune. Faire des fleurs lui souriait. Mais elle était à cent lieues de se douter ce qu’on allait exiger d’elle.

Quand Marguerite, sur l’ordre de Mme Klotz, avait levé ses jupes, écarté son pantalon et montré à tout l’atelier l’état affreux de son derrière, la petite Marthe, scandalisée et répugnée, avait senti les larmes humecter ses paupières et déborder sur ses joues où elles coulèrent en silence. Mme Klotz l’avait, à ce moment, observée à la dérobée et elle avait très bien compris ce qui se passait dans l’âme de la petite.

Marthe, en effet, n’avait rien compris à la signification de la scène. Elle ne se doutait pas de ce que les clients voulaient des jeunes filles. Elle comprit tout simplement que Marguerite avait été fouettée pour avoir été indocile. Ce qui avait choqué Marthe, outre mesure. Car elle ne pouvait admettre ce châtiment grossier. Son éducation lui interdisait d’approuver la nécessité des peines corporelles. Elle avait le cœur serré, surtout à cause de l’indécence de cette exposition d’un derrière. Mais, à l’instant même, elle s’était dit, avec un gros soupir, que maintenant, elle aussi, était du peuple et qu’elle ne pouvait exiger de ses compagnes une retenue qu’elle allait sans doute perdre aussi dans son existence d’ouvrière.

Voilà ce que Mme Klotz avait lu sur le visage expressif de Marthe, comme dans un livre ouvert.

Elle se promettait d’entreprendre la jeune fille là-dessus et de s’instruire sur la véritable signification, lorsque l’arrivée imprévue et soudaine de M. Nicolas ne lui en avait pas laissé le temps.

Comment faire pour profiter de cette aubaine inespérée ?

M. Nicolas se présentant le jour même de l’entrée en fonctions de la jeune et jolie Marthe, vierge incontestablement, c’était vraiment trop beau. La bonne Mme Klotz ne pouvait espérer rien de mieux. Elle craignait simplement que la rencontre ne soit pas aussi fructueuse qu’elle l’aurait souhaitée, parce qu’elle n’avait plus le temps d’y préparer Marthe.

M. Nicolas, en effet, se dirigea droit sur la jeune fille. Du premier coup d’œil il avait discerné ce morceau de choix dans la corbeille de primeurs qui s’offrait à sa concupiscence. Un instant il restait la bouche béante, signe indéniable d’une profonde admiration. Ses joues s’étaient ensuite colorées d’un rouge pourpre qui avait envahi les oreilles au point qu’elles en étaient violettes. Ce début de congestion n’eut cependant pour lui d’autre suite fâcheuse que d’attirer l’attentive Mme Klotz qui murmura à son oreille :

— Oh ! celle-ci, c’est deux mille francs.

— Chère Madame ! chuchota M. Nicolas sur un ton de dignité offensée dans lequel Mme Klotz crut discerner un reproche, car elle reprit :

— Je ne peux pas à moins. J’ai une offre à ce prix.

— Mais c’est entendu, Madame. N’en parlons plus ! fit M. Nicolas sur un ton légèrement sec qui fit comprendre à la bonne dame sa méprise et sa bévue. Et, de suite, en bonne commerçante, elle regretta de ne pas avoir forcé davantage le chiffre déjà si respectable.

M. Nicolas, faisant le beau, s’avançant vers Marthe, haussant et baissant le dos, tel un serpent.

— C’est la première fois que j’ai le plaisir de vous voir, Mademoiselle ?

La jeune fille souriant, mais désirant être polie envers ce monsieur qu’elle trouvait grotesque, répondait :

— Cela n’est pas étonnant, Monsieur, je suis arrivée d’aujourd’hui.

— Ah ! fit M. Nicolas avec un air de profonde satisfaction et en échangeant avec Mme Klotz un regard d’intelligence dans lequel la bonne dame mit une expression de triomphe, signifiant clairement : « Je vous l’avais bien dit ».

— Alors, Mademoiselle, reprit M. Nicolas, vous n’avez pas encore passé par le petit salon.

— Quel petit salon ? faisait Marthe qui commençait à s’amuser de ce monsieur qu’elle trouvait très drôle, ne soupçonnant pas du tout les suites de l’entretien.

M. Nicolas arborait un air tout à fait engageant et guilleret ; tandis que Mme Klotz couvait Marthe de ses yeux attentifs.

M. Nicolas reprit avec un rire :

— Quel petit salon ? Ah ! ah ! que vous êtes drôle ! Mais le petit salon, il n’y en a qu’un. Là, à côté ! Voulez-vous que je vous le montre ?

— Je vous remercie, Monsieur. Je ne suis pas curieuse de le voir, fit sèchement Marthe subitement devenue méfiante, sans savoir encore au juste de quoi il retournait.

Mais M. Nicolas connaissait la grande et la petite guerre. Il ne se tint pas pour battu. Il insista, en homme versé dans les roueries de la galanterie.

— Ne dites pas cela ! Toute fille d’Ève est curieuse et vous êtes trop jolie, Mademoiselle, pour faire exception à la règle. D’ailleurs, ce petit salon mérite d’être vu. Et je le connais parfaitement, personne ne vous le montrera mieux que moi. Venez donc, nous y boirons un verre de champagne et je vous regarderai croquer des gâteaux. Aimez-vous les gâteaux ?

Marthe devenue toute pâle, les lèvres serrées, crissant des dents, pour ne pas pleurer, ne répondit pas un mot.

M. Nicolas la regardait, un peu surpris et très charmé, puis il se tourna vers Mme Klotz qui, venant à son aide, disait à Marthe, persistant dans son mutisme.

— Eh bien, Mademoiselle. On vous cause, il ne serait que poli de répondre.

Marthe ouvrit la bouche et, jetant l’ouvrage qu’elle tenait dans sa main, le fil de fer autour duquel elle enroulait du papier vert, pour simuler la tige d’une fleur, elle éclata en sanglots, pleurant, la figure cachée dans ses mains.

M. Nicolas semblait de plus en plus satisfait, quoiqu’avec une légère nuance d’inquiétude. Mais Mme Klotz avait froncé ses sourcils. Tout l’atelier avait maintenant les yeux fixés sur Marthe, dans


l’attente de ce qui allait arriver. Toutes étaient assez délurées pour savoir à quoi tendait cette scène dont elles avaient compris la signification dès que M. Nicolas avait adressé la parole à la fillette. Toutes laissaient l’ouvrage en suspens, et retenaient leur souffle, impatientes du résultat. À l’exception de Marguerite qui, prenant Marthe en pitié, en oubliait ses propres peines, toutes souhaitaient que M. Nicolas arrivât à ses fins, avec une pointe de jalousie qu’elles ressentaient, une envie hargneuse que le choix du richard ne fût pas tombé sur elles-mêmes.

Mme Klotz donc, étant intervenue, était maintenant décidée à emporter la place de haute lutte.

Elle disait à Marthe :

— Tout à l’heure, vous avez vu le derrière de Marguerite. Voulez-vous que le vôtre soit mis dans le même état.

Un redoublement de sanglots fut la réponse. Mme Klotz disait :

— Marguerite, mettez-vous là, montrez-lui encore votre derrière pour qu’elle se rende bien compte. D’ailleurs, M. Nicolas ne sera pas fâché, sans doute, de voir quel châtiment vous a valu votre conduite envers lui, l’autre jour.

Comme Marguerite hésitait, Mme Klotz disait :

— Très bien, votre beau-père sera prévenu de votre hésitation à m’obéir.

— Oh ! non, Madame ! Ne le lui dites pas, gémissait Marguerite.

Elle courait se mettre, comme elle l’avait fait tout à l’heure, au fond de la chambre, levait ses jupes, écartait le pantalon, montrait son fessier si joliment rond, dans l’état misérable où la fustigation l’avait réduit :

— Saperlipopette ! faisait M. Nicolas. Mais je serais tout à fait curieux de voir à l’ouvrage l’homme qui a si bien travaillé.

— Vraiment ! fit Mme Klotz. Mais c’est facile.

Elle s’adressa à Marguerite :

— Savez-vous où trouver votre beau-père, maintenant ?

La jeune fille, après avoir rougi fortement, pâlissait, dans l’idée que c’était pour elle, pour la fouetter encore. Elle balbutia :

— Non !… C’est-à-dire oui… Je ne sais vraiment pas.

Mme Klotz, démêlant sa pensée, disait avec fermeté :

— Vous êtes une sotte. Il ne s’agit pas de vous faire du mal. Au contraire. Voici un louis, prenez une automobile et allez me chercher votre beau-père tout de suite. Vous lui direz que s’il vient sans tarder, il y a cinquante francs à gagner pour lui. Si vous revenez sans lui, alors je lui dirai tout et vous serez bien fouettée, je vous le promets. Je choisirai une verge plus touffue, plus longue et plus lourde que l’autre fois.

Tout ceci avait été dit à mi-voix. C’était un colloque à part, dont M. Nicolas, s’il l’avait voulu, n’aurait pu entendre un mot. Mais le digne homme ne s’inquiétait guère des détails.

Marguerite, sous l’émotion de la terrible menace qui lui avait été faite, sortait fiévreusement de la chambre, serrant la pièce d’or qu’elle venait de recevoir, dans sa main fermée.

Marthe cependant, l’air sérieux et digne, s’était levée de sa place. Évitant de regarder autour d’elle, de peur sans doute de rencontrer le regard de Mme Klotz ou celui de M. Nicolas, elle mettait son chapeau posément, lorsque la voix aigre de la patronne la fit sursauter :

— Où allez-vous, Mademoiselle ?

— Je m’en vais. Madame.

— Ce n’est pas l’heure.

— Mais je m’en vais pour tout de bon.

— Vraiment ?

— Mais oui, Madame.

— Non, mais ! Qu’est-ce que vous dites de cette gamine qui veut faire ses volontés, comme une grande personne ? Est-ce que votre maman sait que vous voulez me quitter ?

— Moi-même je ne le savais pas ce matin. Mais je ne doute pas que maman m’approuve quand je lui aurai dit ce qui vient d’arriver.

— Qu’est-ce qui vient d’arriver ?

Marthe, pour toute réponse, se dirigeait vers la porte. Mais Mme Klotz fut plus vive, car elle ferma la porte à clef, mit sa clef dans sa poche et disait à la grosse Ida, une de ses ouvrières :

— Vous savez où demeure la maman de Mademoiselle ?

— Oui, Madame, c’est à deux pas d’ici.

— Fort bien ! Allez-y et priez-la de venir me voir de suite, car Mlle Marthe veut s’en aller sans ma permission. Allez, vivement. Et insistez pour que cette dame vienne de suite. Dites-lui que j’ai dû fermer la porte à clef pour empêcher Mlle Marthe de partir.

La grosse Ida, toute pénétrée de l’importance des fonctions dont la confiance de sa patronne l’investissait, se glissa de profil par l’ouverture que Mme Klotz venait de ménager en entrebâillant la porte. Précaution inutile, car Marthe, sans quitter son chapeau, venait de se rasseoir dans l’attente de sa belle-mère qu’on allait chercher.

Ce n’est pas qu’elle fût sans quelque inquiétude, la pauvre enfant. Depuis les trois mois que son père était mort, surtout depuis deux semaines que sa marâtre avait été convaincue qu’il n’y avait aucun héritage à recueillir, la pauvre petite en avait vu de dures. La belle-mère, hypocrite, l’avait beaucoup cajolée pendant que son père vivait, puis elle avait jeté un masque inutile, mais elle était devenue tout à fait revêche depuis qu’elle savait qu’il n’y avait pas d’argent. Elle s’était écriée devant Marthe confuse et interdite :

— Ah ! le gueux ! Si j’avais su, avec ça que je me serais mariée avec lui. Avec ça qu’il était si ragoutant. Il a cru me faire bien de l’honneur. Merci de l’honneur !

Elle s’adressait à la jeune fille :

— Et puis, tu sais, je veux être dédommagée. Je compte sur toi, pour cela.

— C’est bien, maman, je travaillerai.

La mégère avait eu un singulier sourire. Et c’était ce sourire que la pauvre petite se rappelait en ce moment. Alors, il n’avait pas pour elle de signification précise. Elle en avait été froissée, certes. Mais cela s’était confondu avec la grandeur de son chagrin. À présent, ce sourire lui revenait à la mémoire et, l’appliquant à ce qui venait de se passer dans cette maison où sa belle-mère l’avait placée, elle n’augurait rien de bon. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi dans un parfait silence. Il y avait près d’une demi-heure que Marguerite était partie et un quart d’heure s’était écoulé depuis le départ d’Ida.

Lorsque soudain une nouvelle répulsion gonfla le cœur de Marthe.

On avait frappé à la porte. Mme Klotz ouvrant avec précaution, au lieu de voir entrer Mme Vlicot, la maman de Marthe, comme elle s’y attendait, se trouva nez à nez avec Trichard que Marguerite suivait tête basse. D’abord Mme Klotz eut l’idée de dire à Trichard d’attendre dans la boutique, ou même dans le corridor, car autant elle était obséquieuse avec ceux dont elle recevait l’argent, autant elle se gênait peu avec ceux à qui elle en donnait. Mais se ravisant elle ouvrait.

Trichard, suivant son habitude, salua tout le monde par un « Bonjour, messieurs et dames », bien senti. Toutefois, il crut convenable aussi d’ôter sa casquette. Ce qu’il jugeait un égard des plus considérables et dont il était peu coutumier.

Puis il se tournait vers Mme Klotz.

— Alors me voilà ! Quoi qu’il y a pour votre service ? C’est-il par rapport à Marguerite, encore. Elle ne veut pas marcher ?

Mme Klotz mit un doigt sur ses lèvres, signe qui eut pour résultat immédiat d’arrêter la faconde du bavard.

Et elle disait :

— Un peu de patience, je vous prie. Vous saurez tout à l’heure pourquoi je vous ai fait appeler, j’aurai peut-être besoin de vos services.

— Peut-être ? Alors s’il n’y a rien de fait, ce n’était pas la peine de me déranger. J’espère que vous me dédommagerez ? Si je dois perdre mon temps.

Elle s’empressa encore d’arrêter ce flot d’éloquence intéressée :

— Mais oui ! Vous aurez ce que je vous ai fait dire.

— Bon ! Bon ! Je ne dis plus rien.

M. Nicolas semblait vivement intéressé. Quant à Marthe, à l’intelligence nette et vive, elle avait compris que c’était cet homme rude et grossier qui avait ainsi maltraité l’infortunée Marguerite. Et, sans comprendre encore que c’était pour elle qu’il était là maintenant, elle en avait un soupçon qui fit battre son cœur à grands coups.

Ah ! qu’il lui tardait maintenant que sa belle-mère arrivât au plus tôt. Non ! Malgré tout, il n’était pas possible qu’elle consentirait à toutes ces vilaines choses, et si parfois elle avait allongé une gifle à Marthe, en tout cas elle ne pouvait autoriser cet homme à porter la main sur elle. Non ! Non ! cela n’était pas possible. Elle ne voulait même plus y songer, car elle sentait sa tête éclater. C’était à devenir folle.

Et cette femme, sa « maman », comme elle l’appelait des lèvres et non du cœur, sa maman qui tardait. Elle aurait déjà dû être là. Précéder, surtout, cet homme ignoble dont la vue l’écœurait.

Elle restait là, son chapeau sur la tête, bien tranquille, bien sage, les yeux dilatés, ne regardant personne, la pensée tendue vers cette arrivée qu’elle souhaitait et redoutait à la fois, chassant tout souvenir lointain, sentant bien que l’image de ses chers morts rôdait autour d’elle, mais que si elle allait la laisser entrer dans son cerveau, elle aurait éclaté en larmes et en sanglots. Et elle ne voulait pas. Non, elle ne voulait pas pleurer.

On frappait à la porte et ces larmes que Marthe refoulait, jaillirent d’un coup. Elle eut une crise de sanglots. Les autres ouvrières, apitoyées, hochèrent la tête. Elles n’avaient pas mauvais cœur. L’envie, la joie de voir souffrir cette fille au-dessus de leur condition s’évanouirent devant la manifestation de cet immense chagrin.

Mme Vlicot faisait une entrée tapageuse. Elle tendit de haut sa main, le coude relevé, comme la mode s’en répandait, venue de la cour d’Angleterre, et elle disait à Mme Klotz :

— Ça va comme vous voulez, chère Madame ? Toujours belle !

— Et vous toujours aimable et charmante. Non. ça ne va pas comme je voudrais.

Marthe, toujours en larmes, agitée dans sa crise de sanglots, s’était levée et rapprochée. Timidement elle tirait sa maman par la robe :

— Viens, maman. Viens, allons-nous-en.

Mais Mme Vlicot se dégageait d’un mouvement sec, disait :

— Comme tu es mal élevée. Vraiment, ton gueux de père t’a trop gâtée. Laisse-moi être polie, je te prie.

Elle s’adressa à Mme Klotz.

— Je parie que vous avez eu des difficultés avec cette petite insolente et que c’est pour cela que vous m’avez fait chercher.

— Justement !

— Et qu’est-ce qu’elle a fait encore ? Dites-moi tout, je vous prie, surtout ne cherchez pas à atténuer sa faute.

Mme Klotz, enchantée de la tournure que prenait la conversation, disait :

— Voilà, Madame, je vais vous dire les choses, comme elles se sont passées.

Marthe, tordant ses jolies mains, disait sur un ton d’infinie tristesse :

— Maman, chère maman, je t’en prie, partons.

— Veux-tu bien te taire, petite sotte. Tu vas aller t’asseoir et te tenir bien tranquille. Plus un mot, n’est-ce pas ?

Mme Klotz reprenait :

— Je reçois parfois, comme vous ne l’ignorez pas, la visite d’amis, des messieurs des plus honorables, du plus beau monde, très riches et très généreux. Ainsi voilà M. Nicolas qui a bien voulu nous faire l’agréable surprise de venir nous surprendre ce matin.

M. Nicolas salua Mme Vlicot qui lui répondit par une révérence de cour.

M. Nicolas a trouvé Mlle Marthe fort gentille. Il le lui a fait comprendre avec tact et discrétion et il lui a offert de prendre du champagne et des gâteaux dans le petit salon que voici et que je tiens à la disposition de mes amis.

— Mais c’est bien de l’honneur pour cette gamine ! fit Mme Vlicot.

— Elle n’en a pas jugé ainsi. Car elle a été fort grossière. Après avoir dit beaucoup d’insolences que je ne veux pas répéter, elle a mis son chapeau et elle a voulu partir. Alors j’ai fermé la porte à clef, après vous avoir envoyé chercher.

— Vous avez bien fait, chère Madame… Qu’est-ce que c’est ? En voilà des manières. Voulez-vous bien vous excuser devant Monsieur et entrer de suite, avec lui, au salon.

Marthe ne pleurait plus. Les yeux brillants, le teint animé, elle frappait le tapis de son pied mutin et elle disait résolument :

— Certes non ! Je n’en ferai rien. Et vous allez insister pour qu’on me laisse partir de suite. Ou vous verrez ce que je ferai.

Mme Vlicot, furieuse de se voir traitée ainsi devant tant de monde, elle qui avait, au plus haut point, le souci des convenances, entra dans une furieuse colère. Très pâle, elle criait :

— Je verrai quoi ? Tu feras quoi ? Petite salope ! C’est toi qui vas voir ce que je vais te faire.

Elle avait levé la main et s’avançait sur Marthe. M. Nicolas souriait. Mais Mme Klotz avait saisi le bras de l’irascible Mme Vlicot qui criait :

— Laissez-moi, vous allez voir comme je vais la corriger, cette morveuse qui me manque de respect.

— Je vous en prie, chère Madame.

— Non ! Non ! Laissez-moi, vous allez voir.

— Un mot ! Un seul mot, je vous prie.

Et, tout en maintenant la dame par le bras, Mme Klotz lui glissait une phrase à l’oreille. Elle laissa retomber son bras, disait en souriant :

— C’est une fameuse idée que vous avez eue là !

— Alors, vous m’approuvez ?

— Si je vous approuve ! C’est-à-dire que j’admire votre esprit d’à-propos. De plus, je serai contente de voir ça. Je parie que ça va être amusant.

— Alors vous permettez ?

— Comment donc, je vous en prie.

— Voilà ! Je voulais votre permission.

— Je vous la donne pleine et entière.

Marthe qui, à travers ses larmes, avait suivi ce conciliabule dans une angoisse qu’il est possible de noter et non pas de dépeindre, sentit son cœur se serrer affreusement, quand elle vit Mme Klotz se diriger vers Trichard qui, tout ce temps-là, était resté assis sur sa chaise, décroisant et recroisant gauchement ses longues jambes, le coude appuyé sur la table, tenant haut levée sa casquette sur sa main. Marthe vit Mme Klotz lui parler et l’homme répondait de sa voix graillonneuse, avec son ignoble accent du faubourg.

— Ah bien ! Ça sera vite fait. Mais vous savez, ça n’est pas beaucoup ce que vous m’avez fait dire par la gosse.

— C’est bien, vous aurez le double. Mais ne perdons pas de temps ou bien, il n’y a rien de fait.

— On y va, la patronne ! On y va.

Marthe, la pauvre Marthe, trembla de tout son corps, sentit son cœur éclater quand elle le vit s’avancer vers elle. Il tenait toujours poliment sa casquette à la main, mais arrivé devant la jeune fille, il la remit sur sa tête, sans doute pour avoir les mouvements libres. Et il étalait ses larges pattes et disait :

— Alors quoi, Mademoiselle, on ne veut pas obéir à la patronne, ni à la maman ? Ça n’est pas gentil. Le bon Dieu ne sera pas content, car c’est un vilain péché.

Marthe évitait l’odieux regard, affectait de ne pas voir cet homme, et elle ne pleurait plus, malgré la peur affreuse qu’elle ressentait. Mais Trichard n’était pas homme à se laisser déconcerter par ce dédain. Il reprenait, toujours gouaillant :

— Mais c’est que vous n’êtes pas du tout polie, Mademoiselle. Vous êtes une petite mal élevée. Je vous cause et vous ne me répondez rien.

Mais Mme Klotz, impatientée, intervenait, la voix dure.

— Pas tant de boniment, s’il vous plaît. Faites comme je vous ai dit. Et c’est tout ce qu’on vous demande.

— Ah ! bien ! Je ne demande pas mieux, non plus… Alors, Mademoiselle, le petit salon est là. Entrez s’il vous plaît et tâchez d’être sage avec le Monsieur. Ou bien…

Il prenait inutilement son air le plus terrible. Marthe, toujours les yeux au loin, ne faisait pas un mouvement.

Il grondait :

— Bon ! Vous n’avez pas de langue. Alors moi non plus. On va parler avec les mains.

Il la prenait par la nuque, la cueillait sur sa chaise, la mettait sur ses pieds. Et avant que la fillette eût pu faire un mouvement, il lui levait les jupes, écartait la fente du pantalon sur le plus mignon fessier, le plus charmant petit derrière rondelet, blanc, ferme et potelé que jamais M. Nicolas eut eu loisir de contempler. L’odieux Trichard eut la tranquille audace de porter sa large main téméraire sur ces charmes célestes, il refoula le pan de la chemise en un mouvement plein de graveleuse perfidie. Marthe hurlait :

— Voulez-vous… Voulez-vous bien me laisser !

— Ah ! nous avons retrouvé notre langue.

D’abord c’est trop tard, et puis je n’aime pas qu’on me parle sur ce ton.

Il haussait sa forte main et la laissait retomber d’aplomb sur les fesses mignonnes en une claque retentissante à laquelle répondait un horrible cri. Mais, loin de supplier, Marthe, d’une voix de colère, criait :

— Je vous dis de me laisser. Laissez…

Elle ne put achever. Une deuxième claque, plus forte que la première, la fit hurler. Et Trichard, tenant dans une de ses mains à la fois les jupes relevées et la nuque de la jeune fille, la poussa ainsi, continuant à lui claquer les fesses, tandis qu’il disait :

— Au salon ! Vite, petite salope !

La pauvre Marthe criait, sanglotait, et elle se mit à supplier :

— Je vous en prie, mon bon Monsieur. Oh ! Oh ! ne frappez pas !

— Ah ! Ah ! On supplie maintenant. Eh ben, ma petite, c’est exactement comme quand tu commandes, je n’y fais pas attention. Au salon ! Pas accéléré.

Et il l’empêchait d’y courir, car elle s’y élançait maintenant. Mais il la retenait par la nuque, continuait à lui claquer les fesses impitoyablement, tout en disant :

— Au salon ! Plus vite que ça !

— Oui ! Oui ! J’y vais. J’y vais.

— Tiens ! Tiens ! Tu es pressée maintenant et d’abord tu ne voulais pas. Non ! Non ! Nous avons le temps. Et il s’acharnait dans la terrible fessée sur la fillette hurlante et pantelante, folle de souffrance et de terreur et qui clamait pitoyablement :

— Oh ! Oh ! Ça fait… Ça fait trop mal ! Pitié ! Maman ! Maman ! Oh ! mon bon Monsieur, grâce ! Grâce, je vous en supplie. Madame… Madame… Oh ! ma chère, mon excellente patronne, faites cesser… faites-le… Oh ! faites-le cesser… Tout ! Tout ce que vous voudrez je le ferai pour vous plaire.

Mais Trichard n’en frappait que plus fort et, avec son sempiternel ricanement, il disait :

— Ce qu’elle a le derrière dur, cette petite. Je n’aurais jamais cru ça. Mais je l’attendrirai tout de même. Voilà que j’ai déjà attendri son cœur. Elle ne demande qu’à obéir.

Et les claques sonores ponctuaient ses phrases, tandis que la pitoyable Marthe, dans ses hurlements, ses gémissements et ses cris, ne cessait de supplier. À présent c’était à M. Nicolas qu’elle s’adressait :

— Oh ! Monsieur… Pardon ! Plus jamais je ne serai… Non ! Non ! Je ne serai… Oh ! Oh ! Je ne serai impolie… Impolie envers vous… Oh ! Monsieur ! Mon bon Monsieur… Au secours ! Ah !… Ah ! Je n’en peux… Je n’en peux plus !… Monsieur !… Mon cher Monsieur !… Tout, je ferai tout… Tout ce que vous direz… Tout ce que vous me direz de faire.

M. Nicolas crut devoir dire :

— Mais, Mademoiselle, cela ne dépend pas de moi. Je n’y peux rien.

Elle ne l’écoutait pas, continuait à l’implorer. Puis c’était encore Trichard qu’elle supplia et sa mère et sa patronne.

Mais Trichard la retenait devant la porte ouverte


du petit salon où elle avait maintenant autant envie d’entrer que tout à l’heure elle en marquait de dégoût et là, devant cette porte ouverte, la terrible fessée se poursuivait. Les claques tombaient drues et pressées avec plus de violence que jamais. Marthe ne pouvait même plus supplier. Sa gorge, pleine de sanglots, ne laissait plus passer que des cris rauques, des gémissements étouffés, des mots inarticulés et elle démenait ses jambes en une convulsion frénétique ; mais la forte poigne de Trichard la maintenait devant ce seuil qu’elle brûlait de franchir comme si ce petit salon devait être, pour elle, la terre promise.

M. Nicolas, lui, était bien trop à la fête pour faire cesser ce supplice de haut goût qui le ravissait. Il notait comme ce joli petit derrière, tout à l’heure encore, d’une blancheur si nacrée, avait tourné maintenant au rouge sombre. Les trémoussements de Marthe, ses larmes, ses cris, ses gémissements, les contorsions de ses adorables fesses qu’elle démenait avec frénésie sous les coups qui tombaient, tout cela le pénétrait d’une joie farouche, ignorée jusqu’ici et, notant cette sensation si remarquable qu’il éprouvait, il sut gré à Mme Klotz de la lui avoir procurée. Cependant il lui tardait d’être seul avec la petite Marthe, en doux tête-à-tête dans ce salon qui le tentait plus que jamais par un air engageant qu’il ne lui avait jamais connu.

C’est ce qu’il disait à la patronne, avec des clins d’œil significatifs. Elle, ne voulait que la satisfaction d’un si bon client. Elle criait à Trichard :

— En voilà assez. Poussez-la dans le salon. Asseyez-la sur le sopha, et revenez ici, car peut-être qu’on aura encore besoin de vous. Si elle ne veut pas obéir ce sera à recommencer.

Trichard faisait comme la patronne le voulait et, en asseyant Marthe sur le sopha dont l’étoffe fraîche parut un baume aux pauvres fesses endolories, il criait :

— Madame croit que tu n’obéiras pas au Monsieur ! Alors il paraît que tu ne veux pas obéir ! Vas-tu répondre ? Mais réponds donc, ou je te mange le nez.

Il la secouait comme un paquet. Et l’enfant gémissante, terrorisée à nouveaux frais, hurlait :

— Oui ! Oui ! Tout… Tout ce qu’on me dira… Tout, je le ferai… Je le ferai… Oh ! Laissez… Laissez-moi, je vous en prie… Monsieur… Monsieur… laissez-moi.

Un véritable hoquet de sanglots convulsifs la secouait. Trichard disait :

— Je crois bien qu’elle obéira. D’ailleurs, je suis là. Le Monsieur n’a qu’à appeler. Je viens et ce ne sera plus avec la main. Ce sera avec le fouet. Je t’enlèverai toute la viande du derrière. Faites voir, Madame, le beau fouet avec lequel je l’étrillerai, si elle ne veut pas faire tout ce que le Monsieur voudra.

— Voilà ! Voilà ! fit Mme Klotz, riant de la bonne idée de Trichard.

Elle apporta une forte verge de bouleau, touffue et longue, la donnait à Trichard qui, devant Marthe terrifiée et toute recroquevillée par la peur, sur ce sopha où il l’avait assise, coupa l’air d’un revers furieux qui rendit un horrible sifflement.

M. Nicolas entra dans le petit salon et prenant la main, l’adorable petite main de la gémissante Marthe, il en fit ce qu’il voulut, cependant qu’elle restait secouée par les affres de sanglots, poussant en un hoquet de petits cris étouffés qui s’en allaient avec ses larmes ruisselant intarissablement sur ses joues.

La peur, la colère, la douleur et la honte se mêlaient inextricablement dans la peine de Marthe. Elle était triste à mourir et ce que ce vieux monsieur assis à son côté lui disait, elle ne l’entendait même pas.

Cependant M. Nicolas fermait la porte, puis il allait la rouvrir pour réclamer le champagne et les gâteaux. On ne tarda pas à les lui apporter. Alors il voulut lui-même servir Marthe et il renvoya comme une servante Mme Klotz qui avait elle-même apporté la réfection. Mais Marthe ne songeait ni à manger, ni à boire. M. Nicolas avait beau l’y inviter avec le ton le plus engageant, elle ne lui répondait que par ses larmes et ses sanglots convulsifs. Il commençait à s’ennuyer sérieusement et trouvait l’affaire mauvaise. Il pensait là-dessus et il voulut en avoir pour son argent.

Il avait posé sa main sur un genou de Marthe. Celle-ci, tout à coup, s’en avisa et, avec un grognement de colère, elle écartait, d’un mouvement brusque, la main audacieuse qui retomba. M. Nicolas très étonné, car il avait cru la petite tout à fait maniable à présent, ne savait que dire. Il fallait pourtant qu’il dit quelque chose, il s’y résolut et bafouilla :

— Voyons ! Soyez plus gentille. Vous voyez bien que je suis dans l’intention de tout faire pour vous plaire.

— Hi ! Hi ! Hi ! Alors… Alors faites-moi… Hi ! Hi !… Faites-moi sortir de cette abominable maison.

— Mais cela ne dépend pas de moi, chère enfant. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Alors… Hi ! Hi !… Alors, si… Si vous ne… Hi ! Hi ! ne pouvez pas… Hi ! Hi ! Laissez… Laissez-moi tranquille !

— Comment, que je vous laisse tranquille ? Cela ne serait pas à faire. Et d’abord donnez-moi un baiser.

L’enfant résignée lui tendait sa joue, mais il lui prit la bouche de ses lèvres avides et ses mains fureteuses agirent avec audace. Marthe, d’un geste instinctif, lui appliqua une gifle sur la joue. Il se reculait, bouleversé et criait :

— Ah ! la petite coquine ! Comment ! Comment ! Elle ose me gifler, moi, un notable commerçant, un homme considéré, décoré et qui fait partie du jury.

Marthe se rendait compte de son imprudence et, atterrée par une frayeur indicible, la perception très nette des conséquences de son acte, elle avait joint les mains et, toujours secouée de sa crise de sentiments et de sensations si complexes, elle murmurait :

— Pardon ! Hi !… Oh ! Hi ! Hi !… Pardon, Monsieur… Cher Monsieur. Je… Hi ! Hi !… vous demande pardon.

Mais sensible à l’outrage, par la réflexion, il s’en exagérait la portée. Peut-être aussi ressentait-il le désir de voir fouetter la malheureuse Marthe. Il avait éprouvé tant de plaisir à la voir fesser, qu’il se promettait une joie bien plus grande encore de la voir se trémousser sous le fouet. Certes, la gentille menotte de la mignonne fillette ne lui avait fait aucun mal. Mais l’intention lui parut provenir d’une noire méchanceté qu’il convenait de punir. Une volupté inconnue jusqu’alors le poussait aussi et il caressa l’idée de jouer un rôle actif dans la flagellation.

Il répondit donc d’une voix qu’il s’efforçait de rendre aussi rude que possible et qui ne fut que criarde :

— Non ! Non ! Pas de pardon !

— Oh !… Hi ! Hi !… Cher monsieur.

— Et puis vous m’embêtez avec votre « Hi ! Hi ! » Vous êtes trop pleurarde et vous êtes trop laide en ce moment, avec votre nez tout rouge et qui a grossi du double.

En effet, par l’effet des larmes, son nez avait grossi et il était rouge. Mais, malgré tout, elle n’était point laide. D’un charme touchant, au contraire. Mais obsédé par son idée de plus en plus insistante, M. Nicolas cherchait de mauvaises raisons.

L’enfant, glissée sur ses genoux, l’implorait Mais il ouvrait la porte, appelant Mme Klotz. L’imposante patronne entrait aussitôt, car elle n’avait cessé de se tenir aux aguets. Elle foudroyait la frémissante Marthe d’un regard terrible et demanda, en souriant aimablement, à M. Nicolas ce qu’il y avait pour son service.

— Voilà, chère Madame, la fessée n’a pas du tout suffi. Elle m’a giflé.

— Oh !… Hi ! Hi !… Oh ! pardon !

Mais Mme Klotz la secouait :

— Ah ! la petite misérable ! Gifler un homme aussi bon, aussi distingué, sûrement qu’elle sera fouettée. Et bien fouettée. Il faut qu’elle soit fouettée à mort.

— Oh ! Oh !… Non ! Non… Oh ! grâce… Non !… Ne faites pas… Oh ! non ! Ne faites pas venir le vilain, le méchant homme.

Pour toute réponse, Mme Klotz ouvrait la porte, disait :

— Venez donc, monsieur Trichard, on a besoin de vous. C’est Mlle Marthe qui vous réclame. Elle vous appelle : le vilain, le méchant homme.

— Ah ! oui, fit Trichard avec son hideux ricanement. Je me charge de lui faire dire exactement le contraire. Attendez que je prenne la verge.

Il s’avançait en faisant siffler l’air sous les coups. À ce bruissement lugubre, Marthe se roula sur le sopha, en poussant des cris stridents. Mais déjà elle était prise et, ayant écarté ses jupes, il lui portait sur les fesses un coup terrible qui la fit hurler et gigoter d’une manière folle. Mais Trichard lui disait :

— Ça n’est qu’un avant-goût. Si tu cries déjà si fort maintenant, qu’est-ce que ça va être ! Alors, réponds, c’est moi le méchant, le vilain homme.

— Oh ! non ! Oh ! non !

— Alors quoi, c’est donc que Madame a menti. C’est ça que tu veux dire !

— Oh ! non ! Oh ! non !

— Tu nous embêtes. Tiens ! Voilà pour le méchant homme ! Et tiens ! Voilà pour le vilain homme.

Il lui avait encore porté, en travers des fesses, deux coups violents, et l’enfant, sachant maintenant ce que c’était que les verges, affolée par la peine cuisante de son derrière endolori encore par la vigoureuse fessée si récente, se roulait sur le sopha, en hurlant, comme dans une attaque d’épilepsie.

Mais il lui criait :

— Houste ! Debout !

Elle se levait, se tenait là, toute frissonnante, pleurant et criant.

— Tu vas te déshabiller ! Et que ça ne traîne pas. Hop !

— Comment ?… Comment ?

— Assez ! Déshabille-toi ! J’ai dit.

— Me… Me déshabiller ?…

— Tu ne veux pas ?… Tu ne veux pas ?

Il s’avançait d’un pas avec un air si menaçant et les verges levées, que la fillette s’écroulait sur ses genoux. Pourtant sa première éducation, la décence de son sexe persistaient dans son effarement, car elle criait :

— Oh ! Oh ! Battez… Battez-moi ! Tuez ! Oh ! Tuez-moi… Mais je… je ne veux pas… Je ne veux pas me déshabiller.

— Ah ! tu ne veux pas !… Ça c’est drôle ! Mademoiselle ne veut pas ! Nous allons bien voir qui commande ici.

Il se baissait et, lui appuyant une main sur la nuque, il assujettissait encore ses jupes dans cette main et, écartant la fente du pantalon, il découvrit les fesses adorables, rouges encore, d’un rouge foncé de la fessée de tout à l’heure, mais où les verges, par les deux coups qu’il venait d’asséner, avaient tracé des raies livides. Et sur ces gentilles, ces pauvres petites fesses, déjà si maltraitées, il se mit à fouetter vite et fort, tandis que Marthe criait :

— Oh ! Oh ! Laissez… Laissez-moi !

— Tu obéiras ?

— Oui ! Oui !… Tout !… Oh là ! Oh là ! là !… Tout ce que vous… vous voudrez. Je ferai tout… Pas ça ! Oh ! non !

— Quoi ? Pas ça ! Alors tu ne veux pas te déshabiller.

Et il continuait à la frapper à coups pressés, tandis qu’elle criait :

— Non ! Oh ! Oui ! Oui ! Je… Je veux bien… J’ôterai tout… Ma chemise… Tout ! Mais pas… Non ! Oh ! pitié ! Ne frappez plus !

Il la lâchait, la remettait debout :

— Alors ! Que ça ne traîne pas !

Stupéfiée, absolument hors d’elle-même, elle restait inerte. Trichard, grossissant sa voix, criait :

— Eh bien !

Avec un sursaut, des sanglots désespérés, elle se mettait en devoir de dénouer les lacets de ses bottines, reculant ainsi l’acte qui coûtait tant à sa pudeur. Mais Trichard, agitant la verge, criait :

— Non ! Tu garderas tes bottines et tes bas. Commence par ôter ton corsage et puis le reste. Si tout n’est pas fait en trois minutes, la danse va recommencer. Ce sera du chenu ! Je ne te dis que ça !

L’enfant, dans une hâte fiévreuse, avec une sorte de rage, où l’épouvante dominait, arrachait ses habits. Et les paupières de M. Nicolas battirent,


la congestion fit tourner ses joues au rouge violacé quand il vit ce pur bijou se dégager peu à peu de son écrin. Elle avait un peu plus de quinze ans, la gentille Marthe, et les lignes fuyantes de son corps couraient sur des rondeurs fermes. Et quelle carnation ! Rosée et liliale. C’était, sans contredit, un exquis instrument d’amour.

Mais la férocité s’était glissée dans l’âme paterne de M. Nicolas. L’instinct de luxure, à présent, se confondait, chez lui, avec l’instinct de cruauté.

Il tenait à ce que Marthe fût fouettée. Et il voulait encore que ce fut par lui-même. Les verges lui semblaient trop douces. Mais d’abord il ressentit, impérieux, le désir de toucher, de manier ces chairs adorables, si éclatantes de jeunesse. Il s’approcha et il posa ses mains sur les fesses encore rouges et palpitantes de la douleur des coups reçus. Marthe, avec un cri sauvage, se jetait de côté par un bond. Et Trichard intervenait :

— Qu’est-ce que c’est ? On recommence ses manières ?

Mais M. Nicolas lui imposait silence avec une familiarité hautaine :

— Non, cher Monsieur ! Ne dites rien, ne vous mêlez de rien. Faites seulement ce que je vous dirai de faire.

— Alors quoi ? Est-ce vous qui payez ?

— Oui… Comme vous le dites, avec un rare bonheur d’expression, c’est moi qui paie.

— Alors ! suffit ! On est à vos ordres, Mylord.

— Ayez donc la bonté d’appeler Madame.

— J’aurai cette bonté.

Mme Klotz, appelée par le colosse, fit son entrée, et, sur la demande de M. Nicolas, elle lui apportait une fine et souple cravache.

Puis M. Nicolas fit la leçon à Trichard, à qui il parlait à l’oreille. Le colosse s’approcha de Marthe et, la saisissant aux chevilles, il la souleva sans peine, de manière à ce qu’elle se présentât la tête en bas, toute nue, offrant bien son derrière aux coups de cravache que M. Nicolas s’apprêtait à lui donner sans compter. Trichard écartait ses mains de manière à bien séparer les cuisses de la pauvre Marthe qui dès lors présentait ses jolies jambes en forme d’un V.

M. Nicolas crut devoir faire connaître à la fillette à demi-morte de frayeur que c’était lui qui allait la fouetter.

— Voilà, Mademoiselle. Je paie mes dettes, moi. J’ai été gentil avec vous et, en récompense, vous n’avez pas craint de me gifler. Nous allons voir si la cruauté réussira mieux avec vous que la politesse et l’amabilité. Je veux que, lorsque je daignerai vous embrasser, vous me rendiez votre baiser de tout votre cœur, de toute votre âme. Je veux que, lorsqu’il me plaît de caresser vos jolies jambes, votre corps adorable, vous vous prêtiez absolument, au lieu de fuir, et je ne vois pas d’autre moyen pour vous amener à cet état d’obéissance et de douceur, où je veux vous voir, que de bien vous fouetter.

La pauvre petite, déjà à moitié morte de peur et presque étouffée par le sang qui affluait à sa tête tenue en bas, disait d’une voix étranglée par l’angoisse :

— Monsieur ! Je ferai tout pour vous plaire… Cher Monsieur… Je vous embrasserai tant que vous le voudrez et comme vous voudrez. Ne me fouettez pas, je vous en supplie. Pitié !

Le cœur de M. Nicolas se gonflait d’orgueil. Il sentit en lui comme une magnification de sa puissance. Jamais la fierté d’avoir tant d’argent et de jouir de tant de considération ne lui avait procuré une satisfaction aussi intense. Il répondit :

— Non ! Non ! Pas de pitié ! Je veux vous voir vous tordre sous mes coups en des convulsions de désespoir, je veux vous entendre hurler et crier sans rémission. Je veux vous voir, affolée par la souffrance, vous traîner à mes pieds et solliciter ces caresses que vous avez eu la folle outrecuidance de repousser. Je veux voir couler votre sang le long de ces belles cuisses si jeunes et déjà si rondelettes. Ah ! mais, vous allez voir ! Vous allez voir !

Marthe, au comble de l’épouvante, ne cessait de pousser des cris, des gémissements, des interjections de tristesse et elle le suppliait de la façon la plus insistante.

Mais il ne se laissait pas apitoyer et il commença à la fustiger de toute sa force. Certes, son bras ne valait pas celui de Trichard, mais la cravache, fine et solide, coupait comme un sabre et Trichard, avec une cruauté perfide, bien calculée, ouvrait de plus en plus le compas des jambes écartées, si bien que les coups de M. Nicolas, dirigés de haut, causaient des ravages effroyables. Marthe, d’une voix rauque, hurlait à la mort, entremêlait ses cris et ses gémissements de phrases entrecoupées, de mots à peine articulés.

Enfin, M. Nicolas déclarant qu’il en avait assez, ordonnait à Trichard de remettre la suppliciée sur ses pieds et de sortir de la chambre.

Trichard s’en allait. M. Nicolas, resté seul avec la fillette, fermait la porte. Il ouvrait ses bras et Marthe, avec des pleurs et des cris, courait s’y jeter, l’embrassait dans une sorte de démence.


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