Stock (p. 51-57).


III


Madame, cette histoire m’ennuie. Vous savez bien que si j’ai fait des phrases, c’est pour les autres et non pour moi. J’ai voulu raconter un rapport de saisons avec l’âme ; il nous fallait gagner l’Automne : je n’aime pas abandonner n’importe quelle tâche entreprise.

Deux âmes se rencontrent un jour, et, parce qu’elles cueillaient des fleurs, toutes deux se sont crues pareilles. Elles se sont prises par la main, pensant continuer la route. La suite du passé les sépare. Les mains se lâchent et voilà, chacune en vertu du passé continuera seule la route. C’est une séparation nécessaire, car seul un semblable passé pourra faire semblables les âmes. Tout est continu pour les âmes. — Il en est, vous savez, nous le savons Madame, qui chemineront parallèles, et ne pourront pas s’approcher. — Donc Luc et Rachel se quittèrent ; un seul jour, un seul instant d’Été, leurs deux lignes s’étaient mêlées, — un unique point de tangence — et déjà maintenant ils regardaient ailleurs.

Sur le sable assis près des vagues, Luc regardait la mer, et Rachel la contrée. Ils cherchaient par moments à ressaisir l’amour qui se dénoue, mais c’était du plaisir sans surprise ; c’était une chose épuisée et Luc était heureux en songeant à partir. Rachel ne le retenait plus. — Quand ils sortaient ensemble encore ils marchaient en songeant — j’allais dire : pensifs ; chacun regardait devant lui au lieu de tant regarder l’autre. Luc ne songeait plus à l’amour, mais leur amour laissait en eux, comme le souvenir d’une grande douceur, et comme le parfum des belles fleurs fanées — tout ce qui restait des guirlandes — mais sans tristesse, sans tristesse.

Certains jours, ils marchaient ainsi, languissamment et sans paroles. À cause des couleurs splendides qu’avaient prises les feuilles d’automne, d’un si beau reflet dans les eaux, ils préféraient les eaux dormantes et se promenaient lentement sur leurs bords. Les bois étaient glorieux et sonores : les feuilles en tombant découvraient l’horizon. Luc songeait à la vie immense. — Je dis cela parce que moi j’y songe ; je crois qu’il devait y songer. — Luc et Rachel m’ennuient, Madame : que vous dirai-je d’eux encore ?

Ils voulurent retourner voir le parc aux grilles merveilleuses. Ils trouvèrent, en longeant le mur, cette petite porte cachée, jadis très close et sans serrures — ouverte maintenant ; ils entrèrent ; c’était un parc abandonné.

Rien ne peindrait la splendeur des allées. L’automne jonchait les pelouses, et des branches étaient brisées ; de l’herbe avait couvert les routes, de l’herbe en fleur, des graminées ; ils marchaient là-dedans en silence, près des buissons pleins de baies rouges, où des rouges-gorges chantaient. J’aime la splendeur de l’automne. — Il y avait des bancs de pierre, des statues, puis une grande maison se dressa, aux volets clos et aux portes murées. — Dans le jardin restait le souvenir des fêtes ; des fruits trop mûrs pendaient aux espaliers. — Comme le soir tombait ils repartirent…


— Racontez-moi l’Automne, dit Rachel.

— L’Automne, reprit Luc, ah ! c’est la forêt tout entière, et l’étang brun près de l’orée. Les cerfs y viennent et le cor retentit. Taïaut ! Taïaut ! La meute aboie ; — les cerfs se sauvent. Promenons-nous sous les grands bois. — La chasse accourt ; — elle est passée ; — avez-vous vu les palefrois ? Le son du cor s’éloigne, s’éloigne dans les bois. — Allons revoir l’étang tranquille, où tombe le soir. —

— Votre histoire est stupide, dit Rachel ; on ne dit plus : des palefrois ; et je n’aime pas le tapage. Dormons.

Alors Luc la laissa n’ayant pas encore sommeil.

Ce fut bientôt après qu’ils se quittèrent ; adieu sans larmes ni sourires ; tranquille et naturellement ; leur histoire étant achevée. — Ils songeaient aux choses nouvelles.