La Peau de tigre (recueil, partiellement original)Michel Lévy frères (p. 361-388).
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LA TAUROMACHIE




On a fait beaucoup de descriptions de courses de taureaux, plus ou moins exactes, à des points de vue différents.

Presque toutes commencent par des considérations élégiaques sur la férocité de ces jeux sanglants.

Notre manière de voir n’est pas la même, et nous partageons là-dessus les idées espagnoles. Nous trouvons que ce spectacle est noble, héroïque, et digne d’un peuple vaillant ; il démontre la supériorité du courage sur la force brutale, et de l’esprit sur la matière.

Cette lutte, ou le combattant le plus faible est presque toujours vainqueur, et cela, par le sang-froid, par l’appréciation juste du danger, inspire à l’âme des spectateurs un sentiment de fierté bien différent du trouble où les laissent les émotions de théâtre. C’est une impression mâle, énergique, robuste, et préférable aux mélancolies romanesques, aux aspirations sans but ou vers des régions inaccessibles, que font naître dans l’esprit du peuple les représentations scéniques, en lui découvrant un monde où il ne doit jamais entrer.

Quand Montés vient d’abattre un taureau par une de ces estocades étincelantos, rapides comme la foudre et la pensée, et qu’il est applaudi par des milliers de mains brunes et de mains blanches, il n’est personne qui ne désirât être à sa place.

C’est un héros dans la force du terme, et, quoi qu’en puissent dire les poltrons, jouer sa vie sur un coup de dé est une belle chose, que ce soit pour conquérir un trône ou un applaudissement.

Les toreros cependant ne courent pas autant de risques qu’on pourrait le croire ; ils sont exercés de longue main, et les accidents sont réellement assez rares : c’est tout au plus si, année moyenne, on compte, pour toutes les Espafgnes, un ou deux cas de mort, et une douzaine de blessures ayant quelque gravité. C’est trop sans doute ; mais il faut penser que les courses ont lieu pendant six mois, et presque toutes les semaines dans beaucoup de localités. Si l'on mar- quait ce qu’il y a, en France, d’écuyers, d’acrobates et de faiseurs de tours qui se rompent le cou, l’on arriverait à un chiffre bien plus élevé. Ferdinand VII, "el rey neto", grand amateur de courses, avait fondé à Séville un conservatoire de "toromaquia", où des élèves choisis étaient dressés, aux frais du gouvernement, à tuer les taureaux d’après les règles de l’art et avec les finesses les plus exquises. On commence d’abord par exercer les élèves sur un taureau de carton, auquel ils détachent des esto- cades, à peu près comme lorsqu’on tire le fleuret au mur. Quand ils ont acquis assez de précision et qu’ils touchent fréquemment les bonnes places (derrière les cornes, à la racine du cou, ou entre les deux épaules), on les met face à face dans l’arène avec de jeunes taureaux de deux ou trois ans qu’on nomme "novillos" ; l’extrémité de leurs cornes est garnie de Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/372 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/373 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/374 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/375 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/376 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/377 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/378 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/379 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/380 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/381 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/382 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/383 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/384 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/385 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/386 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/387 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/388 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/389 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/390 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/391 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/392 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/393 Page:Gautier - La Peau de tigre 1866.djvu/394 de sang à l’animal et sont, à cause de cela, peu estimés. Parfois les taureaux sont si lâches, qu’il est impossible de les déterminer à faire un pas, ce qui nécessite l’emploi de la media luna, espèce de croissant à l’aide duquel on leur coupe les jarrets de derrière : rien n’est plus hideux, et l’on ne recourt à ce moyen qu’à la dernière extrémité.

Les anciens maîtres José Candido, Lorencillo, José Delgado, Romero, renchérissaient encore sur les dangers naturels que présentent les courses. Romero, par exemple, donnait l’estocade de mort, les fers aux pieds, assis sur une chaise, et n’ayant pour muleta que son chapeau.

El Americano attaquait la bête, monté sur un autre taureau sellé et bridé.

Le licencié de Falces se présentait devant l’animal, embossé dans son manteau, c’est-à-dire n’ayant pas les bras libres.

Ces coquetteries de témérité sont un peu tombées en désuétude, bien que Montès, dans ses jours de bonne humeur, se permette avec le taureau une infinité de pasquinades qui seraient dangereuses pour tout autre que lui.

Lorsque le cachetero a terminé son office, un attelage de mules pompeusement harnachées, s’élance dans la place, et emporte les victimes avec une rapidité éblouissante. Les trompettes sonnent, les portes du toril se rouvrent, et un autre acteur à quatre pieds vient jouer son rôle sur ce théâtre où nul ne reparaît deux fois.


FIN