La Syrie franque
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 314-358).
LA SYRIE FRANQUE


GESTA DEI PER FRANCOS

« Il n’y a en la mer d’Orient, écrivait au XVe siècle un chroniqueur, mât sinon revêtu des fleurs de lis. »

En fait, et bien avant que les Capitulations signées, en 1535, par François Ier et Soliman, eussent officiellement consacré la situation, le Français était indiscutablement tenu, par tout le Levant, pour le représentant traditionnel de la civilisation chrétienne.

Situation privilégiée : d’où venait-elle ?

Tout d’abord de ce que le « Franc » avait été, pendant deux siècles, le chef de la Croisade : les « Gesta Dei » s’étaient faits « per Francos. »

Mais au XVe, au XVIe siècle surtout, la Croisade était depuis bien longtemps close. Si prestigieux qu’eût été le guerrier, sa conquête s’en était allée par morceaux. Pourquoi son prestige avait-il survécu à sa défaite finale, à sa dépossession totale, au point qu’après deux cents et trois cents ans, les descendans de ses sujets de jadis, — et ceux mêmes de ses vainqueurs, — agréaient le protectorat moral des petits-fils du croisé franc, dominateur éphémère ?

À cette question aucun de nos manuels d’histoire ne répond. De beaux coups d’épée, voilà ce qu’ils racontent. Mais l’épée n’assure de durable influence que si, tel le soc d’une charrue, elle a ouvert le sillon où ont été jetées de fertiles semences. Or si l’on s’en rapporte à nos manuels, il apparaît bien qu’une poignée de féodaux est parvenue à établir, quelques années, d’Antioche à Jérusalem, sur une population vaincue et restée étrangère, un gouvernement militaire, qu’elle a conquis et perdu des places, bâti des forteresses et forgé des armes, puis que le cimeterre ayant été finalement plus fort que l’épée, les principautés franques de Syrie, sans assises sérieuses, ont croulé les unes après les autres, ne laissant d’autres souvenirs que celui d’une brillante épopée. Et nos manuels sont certes excusables ; car si je consulte ceux qui se sont penchés sur cette histoire, il semble qu’ils n’aient aperçu que les vices d’un système mal bâti, disent-ils, et condamné dès sa naissance à une existence éphémère. L’énigme subsiste.

Elle s’éclaire si, au contraire, j’ouvre les livres des spécialistes de l’archéologie, de la numismatique, de l’histoire économique tels que le baron Key, le marquis de Vogüé, M. Gustave Schlumberger, M. Enlart, M. Heyd, si surtout je consulte les documens contemporains des princes qui régnèrent en Syrie ; car je m’aperçois qu’ils y ont fait régner avec eux des institutions et des coutumes qui en valaient bien d’autres, une civilisation très originale, fruit d’une alliance singulière de l’Occident féodal et de l’Orient patriarcal et qui parut assez féconde pour que, sur le modèle qu’offrait le royaume franc de Syrie, d’autres colonies chrétiennes se soient organisées de l’Arménie à la Grèce, de Chypre à Rhodes[1].

Si le royaume de Jérusalem, en effet, n’a vécu que deux siècles à peine, il s’est survécu à lui-même dans ses filiales. C’est des premiers jours du XIIe siècle aux derniers du XVe, que, dans tout le bassin oriental de la Méditerranée, ont régné des princes issus de dix de nos provinces : Lorraine, Flandre, Poitou, Normandie, Champagne, Languedoc, etc. De Chypre où M. Enlart a relevé partout les restes d’une magnifique civilisation française à l’Hellade où, dernièrement, un illustre pèlerin, M. Maurice Barrès, vénérait, — étonné, — à travers les « burgs dorés, » les traces de la plus originale des dominations, d’Arménie, où régnèrent des Lusignans, à cette île de Rhodes où l’on salue avec émotion le bastion d’Auvergne et les ostels fleuris du lis de France, il y a tout autre chose qu’une domination militaire : un régime fécond en belles et bonnes œuvres. Or de ce régime, qui a fondé notre influence aujourd’hui huit fois séculaire, la Syrie franque fut le berceau. Ce sont les Assises de Jérusalem qui ont ensuite régi le royaume de Chypre jusqu’au milieu du XVe siècle, ce sont elles qui ont servi de modèle aux Assises d’Antioche, portées jusqu’en Arménie, comme aux Assises de Romanie, loi des principautés féodales de Grèce.

Ce qu’était ce régime en Syrie pendant les deux siècles que vécut le royaume de Jérusalem, c’est ce que je voudrais dire ici en quelques pages.


On n’attend pas de moi le récit de la Croisade. Il est dans toutes les mémoires. Mais dès l’abord j’entends insister sur le caractère presque exclusivement français de l’entreprise. Car encore faut-il comprendre pourquoi le nom de Franc va rester en Orient synonyme d’Occidental et en quoi telle chose se justifie.

Sans doute, à la fin du XIe siècle, — comme par la suite, — la Croisade entraîne vers l’Orient des armées fort composites : Anglais, Allemands, Italiens y prirent part. Ce n’en est pas moins du centre de la France, de Clermont, que part le mouvement ; c’est un pape champenois, Urbain II, qui le déchaîne, un moine picard, Pierre l’Ermite, qui le propage, et si l’armée croisée ne se recrute pas seulement dans les limites de la Gaule, il est assez remarquable que les chefs des corps dits « allemands » et « italiens » sont gens de langue d’oil qui n’ont jamais donné leurs ordres que dans le parler de France : un Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, et un Baudouin de Flandre, comme un Bohémond et un Tancrède, princes normands de la Basse-Italie. Si nous considérons que, par ailleurs, les corps français ont pour capitaines un duc de Normandie, un comte de Chartres, un marquis de Saint-Gilles et Hugues de Vermandois, petit-fils de Hugues Capet, il faut convenir que les Orientaux ne se trompèrent point en tenant pour Francs les guerriers de la Croisade et que point n’était besoin de l’apparition, par la suite, de trois rois français en Orient, Louis VII, Philippe-Auguste et saint Louis, pour que le prestige de l’entreprise rejaillit légitimement sur la France lointaine.


Que tous ces chefs de guerre ne fussent entraînés vers l’Orient que par le prosélytisme religieux, c’est ce qu’il est difficile de croire, — et que tous brûlassent du seul désir de délivrer le tombeau du Christ, il s’en fallait.

La preuve en est que, par exemple, Tancrède, — celui-là même qui, grâce à la Jérusalem délivrée du Tasse, passe, assez faussement, il est vrai, pour le type du héros chrétien, — bien avant d’atteindre Jérusalem, tenta de se tailler une principauté dans Tarse, sur la côte de Cilicie ; et la preuve encore que Bohémond, son oncle, autre Normand de Sicile, parvint, l’année suivante, à se faire prince d’Antioche, tandis que, s’enfonçant dans le pays de l’Euphrate, Baudouin de Boulogne y devenait comte d’Edesse. On devait voir de même Raymond de Saint-Gilles s’introniser dans Tripoli.

Jérusalem restait cependant le but suprême de la Croisade ; car ce serait tomber dans une bien plus grande erreur que de dépouiller l’expédition de tout caractère idéaliste. Un Godefroy de Bouillon, — vrai type, celui-là, de chevalier chrétien, — ne se laisse point détourner de la voie où, par la bouche de ses prêtres, Dieu l’a appelé. C’est lui qui, le 15 juillet 1099, emporte d’assaut la Ville Sainte, et c’est dans l’attitude la plus dévote que le pieux soldat vient vénérer le tombeau du Christ libéré.

Mais, pendant qu’il s’allait agenouiller devant les Lieux Saints rendus au Christ, les passions humaines déjà s’agitaient dans la cité. Il fallait organiser la conquête.

Les ecclésiastiques qui accompagnaient l’expédition entendaient que la Terre Sainte devînt colonie d’Église ; le patriarche en devait être, pour le Pape, une sorte de vice-roi. Le patriarche lui-même, Daimbert, dès le premier conseil, en formula la prétention : point de roi là où le Christ avait prêché l’Évangile et fondé l’Église. Point de roi, disaient aussi les féodaux, mais pas plus n’entendaient-ils se soumettre aux prêtres. Eux, rêvaient de faire de la Palestine une sorte de république féodale et nous verrons qu’ils approchèrent d’assez près leur idéal. En tout cas, ils surent, dès le premier jour, après avoir écarté les prétentions du patriarche, empêcher qu’un « roi » fût donné à la conquête. La légende veut que Godefroy ait « refusé par modestie chrétienne de porter la couronne d’or là où le Christ avait été couronné d’épines. » L’examen des textes infirme cette pieuse tradition. Si, reconnu chef de la cité, il ne prit que le titre d’avoué du Saint-Sépulcre, c’est que seigneurs et prêtres étaient d’accord au moins sur ce point qu’il n’y eût point de monarchie de Terre Sainte. Et ils semblent avoir dicté au chef, tenu en tutelle, cette ébauche de constitution qui créait non une monarchie, mais une oligarchie, et dont tant de traits allaient subsister.

Aussi bien avaient-ils trouvé dans le guerrier lorrain l’homme le moins fait pour contrarier leurs projets. Cet admirable soldat du Christ, après avoir assuré sa conquête, s’endormit, d’ailleurs, l’année suivante, dans la paix du Seigneur au pied du Golgotha.

Seulement il arriva ceci : que ses vertus et ses services lui avaient valu telle autorité qu’il suffit qu’à son lit de mort il eût désigné comme son successeur son frère Baudouin, comte d’Edesse, pour que celui-ci, je dirai dans quelles circonstances, parût s’imposer. Mais Baudouin était aussi ambitieux que Godefroy était modeste. Il prit, lui, le titre de roi ; le royaume de Jérusalem était ainsi fondé, et une dynastie à qui le titre royal conférait une sorte de primatie sur les autres principautés de Syrie : Edesse, Antioche et Tripoli. La France d’Orient était instaurée.


UN GLACIS DE LA CHRÉTIENTÉ

La Syrie constitue, — du golfe d’Alexandrette à la presqu’île du Sinaï, — une sorte de barrière entre l’Orient profond et la Méditerranée. Le royaume franc allait des dernières pentes du Taurus à une ligne idéale (car la frontière ne fut jamais très fixe de ce côté) que nous pouvons tendre du port de Laris (au Sud de Gaza), au fond de la Mer-Rouge ; or du Taurus à la région de Gaza courent du Nord au Sud, parallèlement à la Méditerranée, deux chaînes dont la disposition rappelle celle de notre Jura. La chaîne occidentale, dont les plus hautes cimes atteignent 3 060 mètres, est constituée, du Nord au Sud, par les monts Amanus, Akrad et Assariés, le haut Liban, les monts plus modestes de Galilée et de Judée ; la chaîne orientale, qui commence aux collines d’Alep, s’élève avec l’Anti-Liban auquel succède l’Hermon qui atteint 2 760 mètres, les montagnes du Transjourdain que flanque, en plein désert d’Arabie, le massif volcanique de l’Hauran, la chaîne de l’Edom et celle du Djebel Nebi qui meurt au Sud à quelques lieues seulement du fond de la Mer-Rouge.

Entre les deux chaînes se creuse un fossé large de dix à vingt lieues : la vallée du Kara Sou où s’est fondée Antioche, celle de l’Oronte qui fait communiquer cette ville avec Homs, celle du Leonte qui s’échappe vers la mer par une faille creusée entre le Liban et le massif de Galilée, près de Tyr, celle du Jourdain où, entre le lac de Tibériade et la Mer-Morte, — allongés comme nos lacs jurassiens, — s’est bâtie Jérusalem, celle enfin du Waldi et Araba qui relie la Mer-Morte à la Mer-Rouge, dessinent le thalweg de ce fossé de trois cents lieues. Si fertiles que soient parfois ces vallées, elles sont trop étroites pour constituer à elles seules une colonie très riche et, entre la chaîne occidentale et la Méditerranée, la corniche, luxuriante, est trop étroite aussi pour que le royaume de Jérusalem, morne avec ses annexes, put jamais être une Terre Promise, encore que, trois mille ans avant, la Palestine eût paru telle aux Hébreux, captifs en Égypte. Il est clair que, pour que la conquête fût, économiquement, tout à fait profitable, elle eût dû s’étendre jusqu’à la Mésopotamie, tout au moins jusqu’à Mossoul, sinon jusqu’à Bagdad : à celle seule condition, Alexandrette eût pu devenir la métropole économique d’un État opulent où Jérusalem eût simplement gardé son rôle de métropole sainte.

Mais aux Croisés, — surtout dans les premières années du XIIe siècle, — de tels soucis ne s’imposaient point encore. D’autre part, cette double chaîne encaissant un fossé relativement étroit, coupée de passages assez rares (entre Alep et Antioche, entre Homs et Tripoli, entre Damas et Tyr), valait précisément par ce qu’elle présente de difficultés à la pénétration. Elle était un rempart élevé par la nature entre La Mer et l’Islam : c’était dans les plaines de l’Arabie et de la Mésopotamie que celui-ci était né et avait grandi ; de Médine à Bagdad et à Mossoul, les grands califats s’étaient fondés ; la possession de la Syrie par les émirs sarrasins permettait seule au monde musulman l’accès, de ce côté, à la grande Mer. En revanche, la conquête de ce rempart donnait à la Croisade toute sa signification. Des ports creusés dans la corniche méditerranéenne, Alexandrette, Latakié, Tripoli, Beyrouth, Tyr, Haïffa, Naplouse, Jaffa, Gaza, l’accès est interdit par quiconque a mis la main sur le double rempart syrien ; la Chrétienté, en en reprenant possession, barrait, momentanément, la route de l’Occident à l’Islam. La Syrie serait un glacis de la Chrétienté.

Mais l’Islam ne pouvait, ne devait pas se résigner à une telle aventure ; il devait incessamment tenter de forcer la barrière que, par ailleurs, il essaierait de tourner par le Sud. Devant ces essais de reprise, — prévus dès les premières heures de la conquête, — il fallait fortifier encore cette barrière naturelle, à l’abri de laquelle les marchands chrétiens utiliseraient les ports de la corniche : d’où l’édification de tant de châteaux formidables dont nous parlerons tout à l’heure, et lui assurer une défense : d’où les efforts (souvent infructueux) des princes pour constituer une armée permanente ; il fallait ne jamais cesser d’en surveiller les portes, les glacis, les fossés, les abords : d’où la fondation d’une colonie guerrière. L’histoire de la Croisade et la géographie de la Syrie imposaient aux « Francs » un régime qui, par ailleurs, se devait inspirer des institutions d’Occident alors essentiellement militaires.


UNE RÉPUBLIQUE FÉODALE

Plus qu’aucune autre loi, celle même qui organisait proprement le gouvernement devait se ressentir de telles préoccupations.

L’armée croisée sentit d’instinct que le Roi, — puisque le titre s’était, après un an, imposé, — devait être purement et simplement le « chief seigneur, » le généralissime. C’est l’idée qui ressort du récit des premiers chroniqueurs comme du texte des lois primitives. Sauf les pouvoirs militaires, les « électeurs » de Godefroy de Bouillon étaient fort peu disposés à accorder au « chief » les prérogatives de la monarchie personnelle.

C’étaient, ces électeurs, des féodaux. Par la loi qu’ils entendaient imposer au chef seigneur s’allaient formuler et concrétiser les aspirations de la féodalité occidentale. C’est ce qui donne aux institutions franques de Syrie un immense intérêt pour tout historien du Moyen Age.

La féodalité crut bâtir en Palestine son État idéal. Le Roi, à qui elle avait même refusé tout d’abord un titre jugé tendancieux, ne serait que le président d’une république féodale ; élu par une aristocratie hiérarchisée, assisté dans tous ses actes par une Cour féodale qui ferait la loi et l’appliquerait, esclave des règles féodales dont il ne bénéficierait qu’à la condition de s’y soumettre, tel était pour les électeurs de Godefroy le chef qui siégerait sur la montagne de Sion et tel parait bien avoir été à peu près le caractère du monarque pendant plus d’un demi-siècle, — jusqu’à ce qu’un roi intelligent et audacieux, Amaury, eût, dans la seconde moitié du XIIe siècle, fait éclater le cadre étroit où on l’enfermait. L’Assise du roy Amaury, dont les historiens de la Syrie franque ont trop méconnu les conséquences, a marqué l’évolution de la royauté féodale en Terre Sainte vers la monarchie traditionnelle.

La constitution primitive fut contenue dans les Lettres du Saint-Sépulcre, vraisemblablement dictées au duc Godefroy par ses électeurs : ce furent les assises du royaume, mot qui resta au code de lois que, plus tard, après plus d’une transformation de fait, devait recueillir et rédiger le jurisconsulte Jean d’Ibelin sous le titre d’Assises de Jérusalem.

Le Roi devait être élu. En fait, il y eut toujours, — pour la forme, après les deux ou trois premiers règnes, — élection. Godefroy, Baudouin I, Baudouin II sont élus par « les grands » (proceres). Mais dès la seconde élection, le principe parut altéré. Godefroy avait, nous l’avons vu, désigné son successeur : son propre frère Baudouin d’Edesse. Le corps féodal l’eût-il accepté ? Je ne sais. Mais il fut servi par les circonstances. D’une part, Tancrède, devenu prince d’Antioche, fit mine de s’imposer, soldat jugé incommode encore que prestigieux, et, d’autre part, le patriarche Daimbert, que son échec de 1099 ne décourageait pas, réédita ses prétentions à faire du royaume un État théocratique. Au soldat comme au prêtre, les seigneurs opposèrent le vœu du saint Godefroy : ils élurent Baudouin ; mais cette « élection » n’en était pas moins une homologation et au profit du plus proche parent du chef défunt : par-là déjà le principe de l’hérédité venait altérer celui de l’élection. Par ailleurs, Baudouin, affectant de vouloir calmer l’irritation du patriarche, se fit par lui sacrer et sacrer roi. Par-là, il devenait autant que l’élu des hommes celui de Dieu. Et comme roi, il réclama l’hommage de tous les princes francs d’Orient, — ce à quoi Godefroy n’avait point prétendu. Comme, à son tour, Baudouin I devait, à son lit de mort, imposer aux électeurs pour son successeur son plus proche parent, le principe de l’élection était, dès 1118, bien compromis. N’est-ce point preuve frappante de cette substitution rapide du droit héréditaire au droit électoral que l’avènement, en 1144, d’un enfant de sept ans, Baudouin, placé sous la régence de sa mère[2] ?

La loi cependant subsista, qui affirmait le caractère électif de la royauté. A chaque avènement, d’ailleurs, les seigneurs assemblés sous la présidence du patriarche, au « Palais de Salomon » affectent d’examiner les mérites du « candidat » et finissent par l’acclamer roi. Le patriarche le consacre au « Temple » ou ailleurs. Mais, en fait, l’hérédité est fondée.


Il ne s’ensuit pas que, de ce coup, la conception primitive de la royauté chrétienne de Syrie ait été modifiée. Si le Roi n’est élu que pour la forme, il reste longtemps sous la tutelle étroite de l’oligarchie féodale. Pendant soixante ans, tout au moins, le souverain de Jérusalem est subordonné à sa Cour et captif de la Loi féodale. Celle-ci se caractérise en deux mots : indépendance des hauts seigneurs vis-à-vis du Roi, dépendance étroite du Roi vis-à-vis des hauts seigneurs.

Ces hauts seigneurs, — vassaux en titre, maîtres en fait, — sont tout d’abord les princes de la Syrie.

Quatre grandes baronnies se partagent la Terre Sainte : Antioche, Edesse, Tripoli et Jérusalem. Les trois premières sont, en principe, subordonnées à la quatrième, en fait à peu près indépendantes. Ce sont presque des États unis', — parfois mal unis.

La principauté d’Édesse ne devait durer qu’un demi-siècle. Elle s’étendait à peu près sur la région actuellement occupée par les pachaliks de Malatia, Severek, Orfa, Marasch et Aïntab ; la capitale était Édesse, ville semi-arménienne, semi-musulmane, et la résidence des princes Turbessel, sur la rive droite du haut Euphrate. Défendue par de nombreux châteaux, la principauté était divisée en fiefs, siries de Bil-ai-Bir, Ramendal, Samosate, Tulupe, etc., mouvantes des princes d’Edesse.

Il en était de même de la principauté d’Antioche, gouvernée par une dynastie normande. Elle était la plus belle de la Terre Sainte, le Normand ayant, dans tous les temps, su faire fructifier un domaine. Après 1119, époque où le prince avait soumis au tribut la ville d’Alep, elle comprenait une partie de la Cilicie jusqu’à la rivière Djihoun, était limitée au Nord-Est par la principauté d’Edesse, possédait au seuil du désert oriental, au-delà de la rivière Oronte les territoires d’El-Bara, de Fernie ou Apamée, de Caïpharda et de Maïra, appelée alors La Maire, et était bornée au Sud par le ruisseau et la crête, frontière du comté de Tripoli. Les seigneurs de Cirep, de Harrène, du Soudin, de Saone, de Hazart, du Sarut, de Zerdana, de Berzieh, de Caïpharda, etc., presque tous normands, étaient féaux du prince : d’Alexandrette à Latakié, celui-ci régnait sur le littoral.

Entre cette principauté et la seigneurie de Jérusalem, la Comté de Tripoli était entre les mains de princes languedociens. Séparée de la principauté d’Antioche par l’Ouadj-Mehica et les pentes du Djebel-Ras, bornée à l’Est par les vallées de l’Oronte et du Baccar (Bequaa), elle jouxtait, au Sud, à la seigneurie de Jérusalem sur les rives du Mahar-Ibrahim. Plus morcelée encore que la principauté d’Antioche, la Comté groupait les fiefs d’Archas, d’Asbaïs, de Behestin, de Besmedin, de Buissira, du Buturan, du Boutron, de Carafaïa, de la Colée, du Crat, de Gibbel Akkar, de Maraclée, du Momestre, de Nephin, de Sura, de Tortose, où s’étaient installés des croisés principalement gascons, languedociens et provençaux souvent de modeste origine.

De la seigneurie de Jérusalem, — domaine propre du Roi, — relevaient également des barons assez nombreux. Elle occupait la partie méridionale de la Syrie, des limites de la comté de Tripoli au Nord à la presqu’île du Sinaï et à la Mer-Rouge, tandis que, du côté du désert d’Arabie, la sirie du Krak ou de Montréal lui servait d’avant-poste avancé et formidablement fortifié. Quatre baronnies étaient immédiatement vassales du Roi : le comté de Iaphe, la princée de Galilée, la seigneurie de Sagette et cette sirie de Montréal, redan du royaume. Sous ces barons, douze arrière-vassaux se groupaient, le Roi n’ayant guère comme domaine personnel, géré par ses agens, que la ville de Jérusalem et ses environs immédiats.

Ce sont ces princes, comtes, sires qui constituaient l’état-major du corps féodal. En retour de la protection que le Roi leur accordait, ils lui devaient trois genres de services : les services personnels : payer sa rançon s’il était fait prisonnier (ce qui sera le cas de Baudouin II en 1124 et de Guy I en 1187) et payer ses dettes, sauf recours à la court ; le service d’ost, c’est-à-dire le service militaire, et le service de court. En vertu du droit à l’ost, le Roi pouvait exiger de chaque vassal immédiat, pendant quarante jours, un certain nombre, — réglé d’avance, — de soldats qui constituaient l’armée féodale du Roi. Le service de court était l’assistance des vassaux au Roi dans l’exercice de ses fonctions de législateur et de justicier.

Ce devoir d’assistance était inscrit dans toutes les coutumes féodales. Les Assises de Jérusalem le définissent de telle façon qu’on s’aperçoit vite que les seigneurs ont transformé ce devoir en droit. En établissant que tout homme lige du Roi doit être jugé par ses pairs, ils ont fait de la court le Roy un véritable tribunal. En déclarant qu’aucune assise ne pourrait être modifiée ou établie que du consentement de la court, ils donnaient enfin à cette assemblée une puissance législative qui achevait de mettre le Roi entre les mains des hauts barons, — des très hauts barons.

C’est qu’en effet, seuls, les vassaux immédiats du Roi constituaient sa court ; seuls, ils formaient son état-major militaire. C’était d’eux seuls que dépendait la loi et à eux seuls il pouvait s’adresser pour avoir une armée. On comprend que les historiens qui se sont arrêtés aux textes primitifs en aient conclu que la royauté, à Jérusalem, fut serve des seigneurs ses vassaux, et aient cherché dans cette faiblesse les causes premières de sa chute. J’indiquerai qu’elles furent fort différentes. En tout cas si, soixante ans, la royauté de Jérusalem put rester captive de ses hauts vassaux, elle s’était affranchie de ce joug quand tomba le royaume.

Le quatrième roi, Amaury, avait, en effet, soixante ans après la fondation du royaume et par un coup d’Etat consacré par son Assise, élargi à ce point les cadres de la Haute Cour, qu’il avait transformé en une sorte de parlementarisme le régime étroitement oligarchique, mais, en fait, libéré sa couronne du contrôle étroit d’une poignée de hauts barons.


LE ROI AFFRANCHI

Dès lors, le roi de Jérusalem est souverain ; du pouvoir primitif qui lui a été accordé, il a gardé un trait : il est avant tout chef d’armée.

Les chroniqueurs insistent surtout sur cette qualité : Rei militaris multam habens sapientiam. (Ayant une grande science de la guerre.) Robert le Moine appelle le Roi : « le soldat des soldats, le chef des chefs. »

Tout d’abord, c’est lui qui, dans les grands périls ou en cas d’expéditions jugées nécessaires, convoque l’ost et le conduit. Dans les soixante premières années du royaume, les rois guerroient en conquérans ; ils ont presque toujours l’initiative des opérations. Non seulement ils arrondissent leur domaine, — Baudouin I conquérant Arsuf, Césarée, Saint-Jean d’Acre, Sidon et Beyrouth ; Baudouin II Tyr ; Foulques, Paneas ; Amaury, Ascalon, — mais ils tentent parfois, comme Baudouin I en 1115, Amaury en 1168, des incursions en Égypte. Et puis, de temps à autre, un retour offensif de l’Islam oblige à faire front, de l’invasion du calife de Bagdad en 1113 à celle de Saladin en 1187. Suppléé ou secondé par les hauts officiers, connétable, maréchal, sénéchal, le Roi reste le chef de l’armée.

Cette armée est composée de quatre élémens. Tout d’abord, l’élément féodal fourni par le service d’ost. A son appel, les vassaux de son domaine, au besoin les princes féaux, doivent amener leurs hommes dont le chiffre est réglé par le contrat féodal. Le domaine proprement dit donne au Roi 577 chevaliers, fournis par les fiefs nobles, 5 025 sergens entretenus par les églises et les villes. Le comté de Tripoli doit envoyer de son côté 100 chevaliers, la principauté d’Antioche le même nombre et le comté d’Edesse peut disposer de près de 500 lances.

Mais c’est là un élément qui ne rallie les enseignes du Roi qu’en cas de mobilisation et n’y reste que quelques semaines. Les rois ont essayé de se créer une petite armée permanente qui fût plus en leurs mains que l’armée féodale. Ils enrôlent, moyennant fortes payes, des archers italiens et retiennent souvent pour de longues années sous leurs drapeaux les soldats aventuriers, résidus des diverses croisades qui, de 1101 à 1240, ramenèrent en Orient de nouveaux guerriers d’Occident[3]. C’est le second élément, étrangement cosmopolite. A cet élément ils en ajoutèrent un autre encore : les troupes indigènes. C’est une nécessité qui s’impose à quiconque colonise et les princes de Syrie vite assimilés, nous le verrons, aux mœurs du pays conquis, ne s’arrêtent pas longtemps aux préjugés de race : ils organisent un corps indigène, les Turcopoles, qui, ancêtres lointains de nos braves tirailleurs musulmans, font apparaître pour la première fois le turban dans les rangs d’une armée franque.

Enfin, le quatrième élément de cette armée composite et non le moins singulier est fourni par les Ordres militaires. Ces ordres sont trop connus pour que je m’arrête à en faire ici l’étude. On sait que, dès les premiers mois, une association de chevaliers chrétiens se fonde qui, primitivement, se voue à l’hospitalisation des pèlerins : c’est l’Ordre de l’hôpital Saint-Jean qui, bientôt, ne se contente plus de soigner les malades, mais fournit aux pèlerins forte escorte et peu à peu devient ainsi ordre militaire. Ces Hospitaliers constituent un petit corps de chevaliers constamment sous les armes, voués par le serment à la défense de la Terre Sainte, enrichis par les dons les plus généreux, forts d’une discipline que ne connaissent point les armées d’alors, maîtres de nombreux châteaux forts qu’ils savent garnir, puisque celui de Markab, bâti par eux en 1186, est occupé par une garnison de 1 000 hommes. Aussi puissant est bientôt l’Ordre qui, installé primitivement dans le palais bâti sur l’emplacement de l’ancien Temple, en a pris le nom : cet Ordre du Temple fondé en 1123, comme celui de Saint-Jean de l’Hôpital, par des chevaliers français, arrive vite à une force et à une richesse qui, un instant, dépassent celles des Hospitaliers. Grand maître de l’Hôpital et grand maître du Temple sont, dès le milieu du XIIe siècle, des puissances redoutables, car seuls ils ont absolument en main escadrons et bataillons qu’une règle, empruntée aux ordres religieux, asservit à une discipline sévère et qu’un recrutement extrêmement rigoureux peuple de rudes soldats. Il en sera de même des Chevaliers teutoniques, organisés beaucoup plus tard, en 1197, et qui, plus Allemands que Croisés, abandonneront assez vite l’Orient pour aller guerroyer les siècles suivans dans les Marches de Prusse. Hospitaliers, Templiers et plus tard Teutoniques sont partie intégrante de l’armée du roi de Jérusalem, — encore que celui-ci n’en ait la disposition qu’en admettant comme ses lieutenans en campagne les trois grands maîtres, toujours chevaliers de haut rang, précieux par leur valeur comme par leur pouvoir, parfois incommodes, en tout cas nécessaires. Car, tous ces élémens réunis, l’armée du royaume, même aux grands jours, dépassera rarement 40 000 hommes.

De cette armée le Roi est donc le chef reconnu. C’est lui qui déclare la guerre et l’arrête, car, seul, il peut conclure les trêves, — l’Islam autant que la Croix interdisant aux deux partis de conclure la Paix. C’est lui encore qui est maître suprême des forteresses : il en fait élever, il en fait détruire : car « bien la peut faire abattre, li rois, la forteresse, dit l’Assise, se il voit que (est) trop grave au reiaume celuy chasteau. »


Le Roi, chef d’armée et maître de la guerre, est aussi, après le coup d’Etat d’Amaury, législateur suprême, haut justicier ; il est maître de ses finances, protecteur de l’Eglise.

Le Roi, dit la Clef des Assises, peut « faire et amender l’Assise » (la Loi), et quatre ou cinq textes aussi formels corroborent celui-ci. Sans doute, en vertu de la constitution primitive, ne pouvait-il faire la loi qu’avec le concours de Commissions de la Haute Cour et de la Cour des Bourgeois, et d’autres textes l’affirment. Mais l’initiative de la loi lui restait, et de règne en règne le Roi sut accroître sur ce point son pouvoir : le Livre des Assises n’est que le recueil des lois édictées par les souverains qui siégeaient à Sion.

Le Roi est aussi haut justicier, « bon justicier, dit le chapitre VIII des Assises, et cruel justicier là où il afiert (convient). » Il est à la vérité, assisté de sa « Cour ; » mais si, au début, il semble lui être soumis, il paraît vite trancher du juge suprême et, s’il préside un tribunal, rend l’arrêt en président tout-puissant. Seulement l’intervention même de la Cour féodale, — dans l’application de la loi comme dans sa confection, — implique l’adhésion, et, par là, un arrêt royal se fait probablement accepter de Gaza à Alexandrette à une époque où les rois de France auraient grand’peine à faire agréer leur autorité de juge suprême au-delà des limites de leur domaine personnel.

Le Roi, par ailleurs, possède sans contrôle deux des plus précieux droits régaliens : il établit l’impôt et frappe la monnaie. On voit sans cesse le Roi créer ou abolir des impôts : ce sont droits de douane perçus à l’entrée des villes (la liste des objets frappés d’un droit à Saint-Jean d’Acre atteint le chiffre de 111), droits d’entrée sur les marchandises venant par mer et qu’on nommait la Chaîne, droits de transit acquittés par les caravanes entrant sur le Domaine royal qui faisait barrière entre l’Egypte et la Mésopotamie, fermes et monopoles, taille dont étaient frappés les indigènes, capitation payée par les sujets musulmans et juifs et enfin aides extraordinaires que le Roi exigeait dans les grandes circonstances des vassaux. Les produits en étaient centralisés dans la Secrète royale, le bailli de la Secrète jouant le rôle de ministre des Finances.

Que le Roi battit monnaie, les savantes études de M. Schlumberger seraient là pour en témoigner, si, par ailleurs, un texte formel des Assises n’affirmait même que, dans son domaine, c’était un droit exclusif : tout seigneur était « désérité » du droit de « labourer et batre monée » « por ce que nul home ne deit… fors le roi. » On a retrouvé des monnaies à l’effigie de tous les rois sauf, je crois, de Foulques Ier qui ne fut qu’une manière de prince consort. Elles portent généralement au revers une croix ou l’image d’un monument de la Ville sainte. Si les rois abandonnaient parfois à certains, — les Vénitiens de Saint-Jean d’Acre par exemple, — une partie de ce privilège, c’était moyennant un droit élevé qui tout à la fois enrichissait le trésor et sauvait le principe.

Enfin le Roi, protecteur de l’Eglise, après avoir d’abord paru son protégé (« serai ton féal aideor et défendeur, » disait-il au Patriarche lors du Sacre), se faisait payer sa protection par le droit d’intervenir dans l’élection des prélats. Ce droit est un de ceux que, si j’en juge par les chroniques, les souverains laissent le moins s’affaiblir. Partout s’affirme cette « seignorie en la élection dou patriarche » que proclame un contemporain à propos d’une de ces élections dès le début du XIIe siècle, et Guillaume de Tyr, — le plus célèbre chroniqueur et le plus illustre prélat du royaume, — nous montre cette prérogative s’exerçant, parfois despotiquement, à l’âge suivant. Comme il semble bien que le souverain a le droit de créer des évêchés et de présider les synodes, il jouit sur l’Eglise d’une influence incontestable qui, d’ailleurs, a comme contre-partie une extrême générosité, le Cartulaire du Saint-Sépulcre est là pour l’affirmer. Il parait bien que, déçue dès les premières années dans ses prétentions à la domination, l’Eglise de Jérusalem se soit résignée à un Concordat où chacun trouvait son profit. Car si les rois protégeaient et enrichissaient l’Eglise, ils possédaient en elle une cliente précieuse, — la première force morale et le plus riche propriétaire du royaume. Grâce à cette entente qui ne paraît pas avoir été troublée, l’Eglise proclame volontiers le roi qui siège à Sion successeur de David et de Salomon contribuant par son action à faire du plus réel successeur de Godefroy, — si inféodé à l’oligarchie, — autre chose que le modeste « chief seigneur » qu’avaient rêvé les barons.

Ce roi s’est donc émancipé, et c’est un souverain. Ce souverain vit entouré d’une pompe très spéciale et le spectacle qu’offre sa cour nous fera pénétrer par le haut dans ce monde bizarre de la Terre Sainte conquise par les Francs, mais où les Francs, — selon une des lois de l’histoire, — se laissaient quelque peu conquérir par la terre conquise.


LE SOLDAT FRANC EN FACE DE SA CONQUÊTE

Il faut qu’on se représente ce qu’était le guerrier franc qui, dans les premiers jours du XIIe siècle, s’est installé dans la « terre d’Outre-Mer. »

Venu des bords de la Seine ou du Rhin, de la Loire ou de la Meuse, ce féodal a pénétré dans le monde le plus étranger qui se pût rêver à son milieu de la veille.

Ce seigneur de langue d’oil avait jadis dans son âme et son esprit beaucoup de l’âpreté des climats du Nord. C’est un homme tout d’une pièce. Chrétien, il était habitué à abominer quiconque est « infidèle, » qu’il fût l’« hérétique grec, » le « Juif immonde, » ou le « sectateur de Mahomet, » — un « païen. » Soldat enfermé dans sa ferté de France au centre de son fief, au-dessus de la forte glèbe, il méprisait les jeux de l’esprit, les subtilités de la politique, les manigances du commerce ; il ignorait les raffinemens de la volupté comme les séductions du luxe et, s’il connaissait l’âpre joie de dominer, il ne savait pas le plaisir de vivre. C’est l’envers d’une âme, par ailleurs, magnifique de vaillance et d’audace. Cette âme semble, comme son armure, rigide, lourde, sombre, mais forte.

Or, le voici en face du chatoyant Orient. En cette Syrie composite il rencontre précisément des visages fort différens certes les uns des autres, mais qu’au premier moment il serait porté à confondre d’un mot : des mécréans.

Ce pays a gardé une partie de sa population primitive, les descendans très lointains d’Ismaël, qu’Israël a eu tant de mal à dominer dans la terre de Chanaan. Là-dessus s’est étendue la couche juive, ces fils de Jacob, retenus ou ramenés autour de Sion par un douloureux amour.

Les Phéniciens, cependant, peuplent toujours, d’Alexandrette à Saint-Jean d’Acre, le littoral septentrional. Et dans le Liban une autre population syrienne autochtone habite : Maronites et Jacobites, chrétiens plus ou moins hétérogènes, tandis que l’on voit se mêler à ces tribus des Arméniens venus du Nord-Est. Sur tout ce monde, le Grec a prévalu. Il s’est glissé en ce pays et il y a même régné lorsque, de Constantinople, rayonnait sur tout l’Orient méditerranéen l’éclat des noms d’Héracléos et de Justinien.

Enfin, il y a l’Islam : les Arabes n’ont pas seulement conquis ce pays, ils l’ont, pendant trois siècles, pénétré de cette civilisation, méconnue de l’Occident, mais si activement entreprenante que, de Bagdad à Cordoue, de Brousse à Palerme, elle a partout laissé une trace ineffaçable. Parce que, d’Antioche à Jérusalem, les princes musulmans ont été dépossédés, la population mahométane, fabricans et savans, artistes et artisans, cultivateurs et commerçans, n’a point disparu. Elle subissait plus qu’elle ne les aimait ses émirs, chefs guerriers imposés par la force souvent, parfois différens de sang et de secte des trois quarts de leurs sujets musulmans. Ces musulmans sont restés attachés, ceux-ci à leurs ateliers, ceux-là à leurs écoles, d’autres à leurs sillons et, utiles, précieux, nécessaires, ils s’imposent. Ce qui d’ailleurs fait leur force, c’est que cette Syrie, conquise par la Croix, est enserrée, et, — s’il s’agit de certaines de ses parties, — pénétrée par le monde musulman indompté. Si Bagdad et le Caire ne sont pas si loin qu’ils ne restent menaçans, que dire d’Alep et de Damas où demeurent des émirs qui, avec Antioche, Édesse et Tripoli voisineront plus qu’ils ne guerroieront. Et puis Sarrasins, Turcs et Arabes sont enchevêtrés avec les populations syriennes, l’intérêt journalier a lié les gens les uns aux autres, et l’on admettrait mal, — même parmi les Grecs, — que fût chassé tel médecin arabe qui dispense la santé et pas plus tel ingénieux mercanti turc, intermédiaire commode avec la Perse et l’Inde. Ce serait utopie que de vouloir faire entre ces races une discrimination.

Il faut donc qu’en attendant de s’y mêler, les Chrétiens d’Occident acceptent ces étranges sujets. À ces élémens s’en ajoute un autre qui achève de donner à cette population le caractère le plus propre, — semble-t-il, — à étonner le guerrier venu des Gaules. Ce sont les marchands italiens. Génois, Pisans, Vénitiens, ont vu dans la Croisade une magnifique occasion : c’est pour eux que les Francs travaillent ; dans la trouée faite par les lances des compagnons de Godefroy et de Bohémond, ils n’ont pas été longs à engouffrer leurs ballots. Ils ont débarqué derrière la Croisade et, avant même qu’un Roi régnât à Jérusalem, de Beyrouth à Jaffa, fondé comptoirs et marchés. L’Etat s’organisait à peine que déjà ils entraient en relations étroites avec Syriens, Grecs, Juifs et Musulmans, par la pratique aussitôt établie de l’offre et de la demande. Et c’est sur ce peuple mêlé, descendans d’Ismaël et descendans d’Israël, Syriens chrétiens, Hellènes maîtres des trafics et Arabes maîtres des écoles, bergers bédouins et chasseurs du Liban, commerçans turcs et savans sarrasins, marchands d’Italie, tous gens qu’on pouvait croire indéchiffrables pour les nouveaux gouvernans, que vont régner les soldats francs, fervens chrétiens, rudes, féodaux, devenus ducs, princes et rois, chefs de la Syrie.

Mais voici où se peut étudier le mieux le phénomène d’endosmose qui, neuf fois sur dix, suit la conquête, et que, douze siècles avant, signalait déjà le poète latin, marquant d’un vers célèbre la « conquête du farouche Romain par la Grèce par lui conquise. » Et par-là aussi se va affirmer l’humanité de ces féodaux que la voix de Pierre l’Ermite avait jetés à la Croisade. Si entiers qu’ils fussent, ils étaient hommes : si parmi eux il se rencontrait des soldats au fanatisme étroit et au cerveau obtus, il se devait trouver des hommes à l’intelligence prompte et à l’âme accessible. Que faut-il à de tels hommes pour évoluer, sinon le contact de nouvelles réalités ? Dès que le soldat de fortune se fait prince, il lui faut compter avec les réalités qui imposent la politique et les affaires. Et par ailleurs ces âmes que, tout à l’heure, je comparais à l’armure franque, massive et rude, elles ont presque toutes ce défaut qu’on trouve à la plus parfaite des cuirasses : elles méconnaissaient la volupté, l’Orient la leur révèle et les en enveloppe. Quel guerrier, si farouche soit-il, échappe à la triple suggestion de la politique, des affaires et des plaisirs ? Il était fatal que la vie féodale s’accommodât promptement à la mode d’Orient.


ACCOMMODEMENS AVEC L’ISLAM

La première concession fut qu’on entra en relations avec l’Islam autrement qu’au bout des bonnes lances. Lorsqu’ils se ruaient sur l’« Infidèle, » nos guerriers eussent été surpris et sans doute indignés à la seule perspective qu’un jour viendrait où l’on accueillerait à deux pas du Sépulcre délivré les envoyés des émirs, sultans et califes. C’était le temps où Pierre l’Ermite, — moine sans aménité, — répondait aux hommes qui criaient famine : « Ne voyez-vous point les Turcs morts ? C’est excellent manger, » et où, s’il faut en croire la Chanson d’Antioche, d’autres soldats croisés proclamaient « mieux aimer la viande de Turcs que paon en poivrade. »

A les trouver vaillans guerriers dans la mêlée et courtois chevaliers dans la trêve, les Francs ont conçu pour les Musulmans une estime dont ils ne se défendent pas longtemps. Retenons que ce rude guerrier de France a le caractère de sa race : il est chevaleresque, il admire le courage et presque l’aime où il le rencontre, et, s’il voit appréciée sa courtoisie, il en redouble, car il a toujours plu à tout Français de plaire, fût-ce à ses ennemis. Dès 1101, — deux ans après la prise de Jérusalem, — Baudouin a fait prisonnière, en une course au-delà du Jourdain, la femme d’un grand sheik ; il lui a rendu la liberté et l’a fait reconduire avec honneur à son mari, tout « mécréant » qu’il fût ; le sheik se fait l’ami, l’allié du « roumi. » Dès cette époque, les rapports sont établis. La politique fortifie une disposition que la seule chevalerie a créée ; car si Tancrède a envahi les domaines de Josselin de Courtenay et de Baudouin d’Edesse, ceux-ci n’hésitent point à s’allier contre lui à l’émir d’Alep, Ridhran. C’est un précédent qui a d’assez nombreux effets. A plus forte raison, n’hésite-t-on pas d’Antioche et de Jérusalem à contracter alliance avec un « mécréant » contre un autre : Foulques I, pour ne citer qu’un cas, conclut avec le sultan de Damas traité contre les Turcs de Mossoul, puis contre l’émir d’Alep. Et les relations sont bientôt constantes. Des ambassades s’échangent. Un des futurs ennemis de la Croix, Saladin, enverra des émissaires à la cour de Jérusalem ; mais, pendant cent ans, on a vu les turbans et les burnous des légats arabes et turcs au « Palais de Salomon. » Par ailleurs, des chevaliers sont sans cesse en mission à Alep, Damas, Mossoul ou le Caire. En 1169, les Francs sollicitent et obtiennent du calife d’Egypte qu’un « commissaire, » — vrai ambassadeur permanent, — soit installé en cette ville. On apprend à s’estimer en apprenant à se connaître. Un émir raconte sa visite au roi Foulques ; celui-ci lui a dit : « On m’a rapporté que tu es noble chevalier. Je l’ignorais. — Seigneur, répond Ousama, je suis chevalier à la façon de ma race et de ma famille. Ce qu’on admire surtout chez un chevalier, c’est d’être mince et long. » L’Angevin aux larges épaules accepte la définition, qui est presque une épigramme. Les chroniques arabes sont pleines de récits de visites cordiales aux princes francs. Et si les chroniqueurs latins en parlent moins, c’est que, écrivant pour l’Occident, peut-être préfèrent-ils laisser ignorer là-bas que la Croix abrite ces connivences.

Si des relations se sont créées avec les princes d’Orient, — ennemis de la veille et du lendemain, — à plus forte raison les princes francs sont-ils depuis longtemps réconciliés avec l’idée de traiter en sujets acceptables les « infidèles » demeurés en Syrie conquise. Il fallait vraiment que le « fanatisme » du croisé franc fût peu foncier pour que, si vite, cette idée se fut acclimatée. Point de massacres, les périodes de guerre closes, point même de persécutions. Les écoles et académies arabes restent ouvertes ; Tripoli continue à être un centre d’études coraniques, et des Latins viennent s’y initier ; on y apprend l’histoire et le droit musulmans ; la plupart des seigneurs savent parfaitement l’arabe, et servent ainsi d’interprètes entre les croisés du XIIIe siècle, de Richard Cœur de Lion à Louis IX, et les princes d’Orient ; Homfroy de Toron sert ainsi de truchement entre Richard et Malek et Adel, Baudouin d’Ibelin entre saint Louis captif et le Soudan d’Egypte. Et comme la science n’a pas de patrie, les Francs font appel, sur certains problèmes de médecine ou d’architecture, aux Arabes de Syrie, maîtres en ces sciences.

A plus forte raison, les comptoirs et bazars turcs restent-ils ouverts et les champs entre les mains de l’Arabe qui les cultivait. Nous avons, au sujet du régime établi, un témoignage peu récusable, puisqu’il vient d’un Musulman. Ibn Djobaïr écrit : « Entre Tebnin et Tyr, nous vîmes de nombreux villages habités par les Musulmans, qui vivent dans un grand bien-être sous les Francs… Les Musulmans sont maîtres de leurs habitations et s’administrent comme ils l’entendent. C’est la condition de tout le territoire occupé par les Francs sur le littoral de Syrie, c’est-à-dire de toutes les bourgades qui sont habitées par les Musulmans. La plupart ont le cœur abreuvé de la tentation (de venir s’y fixer) en voyant l’état de leurs frères dans les cantons gouvernés par les Musulmans, la situation de ceux-ci étant le contraire du bien-être. »

En fait, il est visible que, chez le Franc, le désir d’être aimé et l’esprit de justice, — issu de la chevalerie, — ont primé le fanatisme religieux. Il n’est point jusqu’aux Bédouins, qui, venant avec leurs immenses troupeaux de Mésopotamie en Syrie, n’y trouvent accueil et justice.


LES CLASSES DE LA « NATION SYRIENNE »

Aussi bien, ce qui frappe en tout ce régime, c’est que chaque classe a en quelque sorte sa charte et particulièrement sa justice. Certes, l’égalité n’existe pas entre elles : c’était une notion aussi étrangère aux gens du Moyen Age, — qu’ils fussent Latins, Germains, Slaves, Grecs ou Arabes, — que celle de la liberté, telle que nous la concevons. Mais on dira un jour lesquels d’eux ou de nous étaient dans la vérité. Chacun se contentait volontiers de cette charte, qui lui assurait, avec la liberté de la vie quotidienne, cette justice qui, à mon sens, est notion si supérieure à l’égalité des droits.

Dans l’organisation sociale de la Syrie franque comme dans son organisation politique, les problèmes imparfaitement résolus en Occident s’étaient posés dans toute leur intégrité. Et le problème s’était résolu par l’institution d’une échelle de classes et de races à laquelle correspondait une série de chartes dans les limites desquelles chacun possédait un droit.

En haut, le Roi, les princes feudataires, les barons vassaux. J’ai dit en combien de fiefs se morcelaient les quatre grandes seigneuries, puis les baronnies éminentes. Ces seigneurs n’étaient point tous de grande extraction. Plus d’un aventurier s’était, par un heureux coup de main, taillé une seigneurie, puis, accepté comme féal par le chef seigneur, avait transmis son fief à son fils, faisant souche de sires. Si bien qu’un seigneur franc, étant devenu roi ou tout au moins prince, sous lui le chevalier s’était fait baron et parfois le simple écuyer seigneur. Tous, entrés dans la grande hiérarchie féodale, bénéficiaient des droits que dictait l’Assise, mais en en acceptant les charges. J’ai dit ce qu’étaient les uns et les autres, si nettement formulés dans le livre de Jean d’Ibelin. Peu vivaient à la cour ; ayant bâti ces châteaux où je pense mener le lecteur, ils y menaient la vie guerrière et patriarcale au milieu de vassaux de toutes races.

Il y avait, nous le verrons, des châteaux sur les sommets du Liban ou des monts de Galilée ; il en était qui dominaient le golfe d’Alexandrette, les ports de la Méditerranée, les bords de la Mer-Morte ; la plupart surveillaient le désert inquiétant, se dressant sur les contreforts de l’Anti-Liban et du Hauran, face à l’Islam de l’Est et d’autres encore regardaient l’Egypte. Nos seigneurs ne sortaient guère de ces forteresses que pour aller battre la campagne ou bien porter leurs querelles devant la Haute Cour, — suivant les prescriptions de ses Assises. Ils y trouvaient leurs pairs. Car bientôt certaines familles s’étaient distinguées entre toutes. Elles étaient les piliers du royaume, fournissant au Roi ses conseillers, ses officiers, ses administrateurs : ils étaient chanceliers, connétables, maréchaux, maîtres des finances, juges supérieurs. A lire les chroniques de la Syrie, on voit que nulle part la noblesse ne s’était plus que là humanisée par la culture. Le vieux sire de Baruth dont parle Jean d’Ibelin (« mon vieil oncle, le Sire de Baruth ») était le type de ces seigneurs très civilisés : possesseur des fiefs d’Ibelin, d’Arsur, de Jaffa, de Ramleh, seigneur du port de Beyrouth (devenu Baruth), il cultivait les arts, et le droit. « Ce beau et bon parleur » dit de lui Philippe de Navarre, était le type de ces seigneurs de Terre Sainte dont la famille établie depuis plus d’un siècle s’était complètement nationalisée syrienne. Car après trois générations, il y avait une noblesse chrétienne de Syrie qui, ayant conservé avec les lointains cousins d’Europe des rapports assez relâchés, avait sa personnalité propre, — supérieure en masse à celle des parens des Gaules.

Avec leurs ancêtres était venu en Asie au temps de la première Croisade tout un monde de petites gens qui, sous cette noblesse, avaient institué une bourgeoisie assez relevée. Il est intéressant, après un siècle, de trouver d’Antioche à Tripoli et à Jérusalem, Francs syrianisés, des Sourdral, des Le Jaune, des Marmendon, des Puy-Laurent, des Roucherolles, des Larminat, des Tirel, des Desmonts, des Falzhard, des Porel, des Bachelier, etc., tous nés, ainsi que leurs pères, grands-pères, en Syrie, mais qui, s’étant multipliés formaient bien une classe et une classe à droits, — ainsi que toutes. À côté des Assises de la Haute Cour, code de la noblesse, nous possédons en effet les Assises de la Cour des bourgeois, code de la roture et charte de ces bourgeoisies organisées aussi bien à Jéricho, Lydda, Saint-Jean de Sebaste, que dans les grandes villes, Beyrouth, Tripoli, Antioche, Saint-Jean d’Acre et Jérusalem. Ils étaient, eux aussi, jugés par leurs pairs et, en outre, participaient à la gestion des affaires de la cité, — si jaloux de leurs droits qu’ils ne les laissent en aucune circonstance périmer. Si, par exemple, Baudouin a rendu une ordonnance sur le nettoyage de rues, les jurisconsultes de la Cour des bourgeois la cassent parce qu’elle n’a pas été établie du consentement des bourgeois de la cité, — ce qui permet de conclure que le roi de Jérusalem, tout régnant qu’il soit en plein XIIIe siècle et dans le « palais de Salomon, » a moins de pouvoir que n’en aura, en plein XIXe siècle, à Paris, le baron Haussmann. Aussi un autre roi a-t-il soin, s’il établit des droits d’octroi aux portes de Jérusalem, de faire homologuer son ordonnance par quatre bourgeois qui s’appellent Porel, Bertin, Bachelier et Guillaume Strabon. Car, dit l’Assise, il faut au Roi en ces matières « conseils de ses homes et de ses borgeis de la cité. » Ainsi, bien avant les bourgeois de Paris, ceux de Jérusalem font plier les rois « por ce que est le dreit. »

À côté de ces bourgeoisies, d’autres groupes bourgeois ont aussi leurs chartes : ce sont les marchands italiens, troisième élément de la population chrétienne. Ils sont venus, comme je l’ai dit, dès les premiers jours de Venise, de Gênes, de Pise. Les princes ont vite aperçu qu’eux seuls pouvaient créer entre l’Orient et l’Occident le courant commercial dont j’essaierai tout à l’heure de donner une idée. Mais il a fallu les attacher par des privilèges. Dans chaque ville, le groupe italien a son organisation propre, petite colonie italienne à laquelle Venise, Pise ou Gênes envoie un « gouverneur » et qui possède en pleine propriété un quartier, un marché, une église, un bain, un four, un magasin général et, sans payer de taxe, le droit de débarquer et de vendre des marchandises. Ainsi, entre Francs et Italiens était supprimé tout motif de querelle, sinon de jalousie : le droit était net et réglé le privilège.


Les Grecs étaient moins favorisés. Les Croisés latins ne les aimaient point. Ils les tenaient pour mauvais chrétiens, facilement traîtres à la foi, de connivence avec leurs ennemis et d’ailleurs hostiles, — plus que les Musulmans même, — à leur domination. Et ils n’avaient pas tort, car les Byzantins voyaient dans ces Latins des usurpateurs au même titre que les émirs et, plus que les Sarrasins même, d’insupportables brutes. Alexis Comnène avait tremblé devant les soldats de Bohémond, qui l’avaient menacé d’une révolution en pleine Byzance. Mais ces Grecs étaient partout en Syrie : ils servaient de courtiers et de truchemens, rarement sûrs, mais parfois précieux, connaissant les langues d’Orient, ayant eux-mêmes une langue dorée, aptes à mentir, mais aptes aussi à s’entremettre. Et puis quelques liens se créaient, malgré tout, entre Constantinople et Jérusalem : Baudouin III épousera Theodora, nièce de Manuel, remarié lui-même à Marie d’Antioche et c’est le Basileus qui forcera Nour-ed-din à mettre en liberté 6 000 prisonniers francs, pris au cours de la deuxième croisade. Bref, les Grecs restent, en Syrie, sujets de l’Empire grec, pouvant se réclamer de Byzance, trop habiles pour abuser, mais prêts à jouer le Latin. Ils gardent sous ce gouvernement catholique leurs églises « schismatiques, » leurs marchés, leurs comptoirs.

Mais à ces chrétiens de seconde zone on préférait les Syriens autochtones. Ceux-là furent vraiment heureux. Presque tous, Maronites, Jacobites, Arméniens, étaient cultivateurs. Ce fut une idée excellente que celle de les attacher avant tous à la domination latine. On entendait même en augmenter le nombre, puisque Guillaume de Tyr écrit qu’en 1115, Baudouin I fit venir d’au-delà du Jourdain tous les Syriens ou Arabes chrétiens qui voulurent s’établir dans ses États, leur accordant dans Jérusalem les plus grandes franchises. La confiance en eux était telle que, placés ainsi au-dessus du Sarrasin et du Grec, ils pouvaient prêter serment en justice même contre un Franc. Les Maronites surtout, « une manière de gent, dit Guillaume de Tyr, que l’on appelait Suriens qui abitent en la terre de Fenice, entor la terre de Libanie, » étaient très considérés : car « preuz en armes, » ils avaient apporté grand secours aux chrétiens, ajoute-t-il, « quant ils se combatoient à nos ennemis. » Conservant leurs lois et leurs prêtres[4], ils étaient entrés dans le courant franc, bâtissant des églises à Hattoun, Meiphouk, Helta, Maad, etc., avec le style des Latins et gardant, ce qui valait mieux encore, une gratitude, qui a survécu à sept siècles, pour les dominateurs qui les avaient si amicalement traités.

Des liens assez semblables se nouaient avec les Arméniens. Cette nationalité qui résistait et devait toujours résister à l’emprise musulmane, chrétiens restés en plein Orient fidèles à l’Église de Rome, s’était sentie confirmée par l’arrivée en Syrie de l’élément latin. Les souverains de l’Arménie indépendante qui s’étaient non seulement liés par des traités, mais alliés par des mariages avec les princes chrétiens de Terre Sainte, plus particulièrement les princes d’Antioche, devaient un jour aller jusqu’à transmettre par une dernière union leur couronne aux Lusignans de Poitou. De grandes familles arméniennes, — les Familles d’Outre-Mer de Du Cange en témoignent, — avaient suivi l’exemple et contracté alliance avec les barons de Palestine. Il était donc naturel que les milliers d’Arméniens établis en Syrie constituassent un fond de population fidèle, traitée avec autant de cordialité que les Syriens proprement dits et par-là rattachée plus étroitement qu’eux au régime franc. A côté de la Haute Cour et de la cour des bourgeois, une cour avait été créée, composée d’indigènes et jugeant d’après les anciens usages du pays Grecs, Syriens et Arméniens. Comment s’en étonner quand, chose plus étonnante mille fois, les Juifs eux-mêmes, — si honnis, si méprisés, et parfois persécutés en Occident, — trouvaient, par suite du singulier phénomène que j’ai signalé, un traitement extrêmement acceptable dans le régime établi par la Croisade ? Ils étaient nombreux : rien qu’en la ville de Tyr, plus de 500 familles israélites se comptaient ; certaines industries, notamment la teinturerie, étaient exclusivement entre leurs mains dans tout le royaume, et par ailleurs une académie juive existait à Damas, une école talmudique à Jérusalem. Le régime franc ne ferma ni les écoles, ni les comptoirs, ni les synagogues. C’est à ce titre que le docteur juif El Avizzi, visitant la Palestine, trouvait en pleine prospérité l’école de Jérusalem où des rabbins francs, — si l’on peut dire, — enseignaient le Talmud. Le Juif vivait, méprisé peut-être, mais fort peu inquiété, puisque, fidèle jusqu’au bout au principe de la séparation des classes marquée par celle des justices, le régime reconnaissait l’existence de magistrats spéciaux appelés à régler les différends entre Juifs.

J’ai dit comment enfin le Musulman lui-même, l’odieux « mécréant » qu’on était venu « exterminer » parce que « Dieu le voulait, » avait trouvé grâce et plus que grâce, « justice » et parfois faveur. Comment eût-on maltraité ces fidèles de Mahomet quand les rois de Jérusalem formaient, nous l’avons vu, un corps militaire de musulmans, les Turcopoles et quand Bohémond IV d’Antioche, pour ne point citer d’autres traits, confiait à un Arabe d’origine, Mansour lbn Nobil, la charge de Mathesep (préfet de police) dans une de ses cités. Aussi bien avons-nous vu de quelle existence favorisée jouissaient les Musulmans, puisque, au dire de l’un d’eux, certains de leurs congénères, restés sous le joug des émirs, allaient jusqu’à envier leur sort.

Les relations étaient telles qu’une race métis n’avait pas tardé à se créer. De même que l’on verra naître dans les colonies franques de Grèce cette race de gasmoulis, issue de Francs et de Grecs, on a vu promptement les sangs se mêler en Syrie. Les bourgeois, et même quelques seigneurs, avaient honoré de leur faveur des femmes non seulement syriennes, mais sarrasines. Les fils nés de ces rapprochemens étaient, dès la fin du XIIe siècle, assez nombreux pour former une classe. On les appelait d’abord plaisamment, puis officiellement les Poulains, et qui sait combien il est resté dans les populations de Syrie de ces descendans de Francs mâtinés d’Ismaélites et d’Arabes, cousins infiniment lointains et fort inconnus d’excellens Français des Gaules ?

Lorsque j’aurai dit que tout un monde d’esclaves vivait en Syrie, Nubiens, Mésopotamiens, Caucasiens, qu’y amenaient, sans aucun scrupule, les trafiquans italiens, et que tout esclave évadé qui revenait de son plein gré en se faisant chrétien, était affranchi parce que, disent les Assises, le territoire des seigneuries latines « est par-dessus tout terre des francs, » on aura tout à la fois l’impression de cette population étrangement composite, et l’idée du régime singulier où vivaient les classes et les races paradoxalement mêlées sous le sceptre d’un seigneur flamand, poitevin ou angevin, successeur de David sur la montagne de Sion, devenue presque une tour de Babel.

Ce qui en ressort, c’est d’abord un certain ordre dans le désordre, puisque seigneurs féodaux, bourgeois francs, marchands italiens, courtiers grecs, cultivateurs et artisans syriens, arméniens, juifs, musulmans et les esclaves même avaient, — ou peu s’en faut, — chacun sa charte et ses droits ; c’est ensuite qu’une tolérance singulière, — plus paradoxale en cette terre où le Franc était venu combattre « les ennemis du Christ, » — régnait, dont ne bénéficiaient pas seulement des chrétiens hétérodoxes, mais jusqu’aux sectateurs du Talmud autour du Golgotha et ceux de Mahomet a l’ombre de la Croix replantée.


L’ORIENTALISATION DU FRANC

Si les idées s’étaient faites telles, — et avec elles les institutions, — on peut penser que les mœurs s’étaient à plus forte raison singulièrement modifiées dans cette société d’Occident transplantée en plein Orient gréco-musulman.

Il existe une pièce de monnaie qui, aux yeux de l’historien, vaut beaucoup plus que son poids d’or. C’est M. Schlumberger qui nous l’a fait connaître. Le besan est chrétien, car sur une des faces, on voit la figure du Christ nimbé. Sur l’autre, apparaît la figure d’un prince qui porte le costume d’Orient ; sa barbe longue en pointe tombe sur les plis d’un vaste châle syrien, le keffieh, et autour de sa tête s’enroule le turban, — à la vérité surmonté de la croix. La légende porte en grec : Le Grand Emir Tankredos. Et ce personnage mi-grec, mi-arabe n’est autre que ce Tancrède, chevalier chrétien passé prince, dont le Tasse a fait le héros de sa Jérusalem délivrée.

À ce signe, — et à bien d’autres, — on s’aperçoit que les Francs n’ont point laissé même à leurs enfans le soin de s’orientaliser. En fait, avant vingt ans de règne, le Franc s’est adapté.

Le costume s’est le premier imposé. Le climat a ici fait loi. Les guerriers croisés, étouffant sous leurs armures de fer, avaient eu tôt fait de jeter sur casques et cuirasses le burnous et le keffieh et de substituer même aux armures les fines mailles sarrasines. Installés en Syrie, ils avaient adopté les longues robes molles de soie, les turbans, les chaussures aux pointes relevées, — si répandues après un siècle, que le synode de Nicosie de 1257 devra en interdire le port tout au moins aux clercs. Les femmes s’étaient, naturellement, plus vite que les hommes, jetées sur les parures : elles avaient élu ces tuniques lâches et traînantes que les marchands venus de Perse et d’Inde leur apportaient. Ibn Djobaïr nous peint, drapée de soies voyantes, coiffée d’un vrai diadème d’Orient, une mariée noble à la noce de qui il assistait à Tyr en 1184. Les princes cependant ne laissaient à personne sur ce point l’avantage : lorsque Saladin envoie en 1192 à Henri de Champagne, qui règne sur Jérusalem, une tunique et un turban de soie précieuse : « Vous savez, répond le Roi, que la tunique et le turban sont loin d’être en opprobre chez nous ; je me servirai certainement de vos présent, » — et, de fait, le prince ne quitte point, durant son séjour à Acre, le turban envoyé par l’émir. La vue en eût étonné Godefroy, avoué du Saint-Sépulcre, et le terrible Pierre l’Ermite ! Par ailleurs, adoptant, du feu grégeois à l’arbalète, maintes armes d’Orient, les anciens compagnons de Godefroy et leurs fils portent au côté les lames recourbées à la mode orientale : ces damas suspendus aux cordons de soie, les Tancrède, les Foulques, les Guy de Lusignan les ont portés cinq ou six cents ans avant que d’autres preux francs, — un Lasalle, un Kléber, un Murât, un Bonaparte, — en adoptassent l’usage, du champ de bataille des Pyramides à celui du Mont-Thabor. Ainsi tout est recommencement.

Aussi bien marchands venus de l’Orient reculé et artisans de Syrie rivalisaient pour enlacer le Franc dans les mailles de la civilisation asiatique.

Pas un instant, le nouveau régime ne pensa entraver le commerce et l’industrie qui, tout au contraire, paraissent avoir pris sous le règne des Francs un essor insolite. C’est que, jusque-là, le trafic venait, — ou peu s’en fallait, — mourir au littoral. Frayant, nous l’avons vu, la voie aux entreprenans armateurs de l’Italie, les Francs les avaient de toutes les façons encouragés à faire des neuf ou dix ports du littoral autant de portes ouvertes sur l’Occident[5]. Les routes qui, de l’intérieur, y acheminaient, étaient l’objet de soins éclairés : qu’on allât par les passes étroites, d’Alep à Alexandrette, d’Homs à Tripoli, de Damas à Beyrouth et à Tyr, ou encore que, de Damas, on gagnât Jérusalem, Acre, Jaffa, on empruntait les voies qui, à Alep et Damas, se raccordaient aux routes des caravanes apportant les produits de l’Asie. Une sorte d’entente avec les émirs en avait réglé la police : tel chêne imposant, le chêne de Balane, à mi-chemin entre Beit-Djemin et Belinas, marquait le point où la police franque de Tripoli prenait les caravanes des mains de la police turque de Damas. Et au XIVe siècle, Marco Polo admirait ces routes en partie créées, en tous cas bien traitées par les Francs, disparus alors depuis peu.

Denrées de l’Orient et même de l’Extrême-Orient affluaient par-là à l’appel que leur faisaient les comptoirs du littoral : car d’Asie Mineure, de Mésopotamie et de Perse arrivaient les tapis moelleux, les riches tentures, les brocarts et les pierres précieuses, d’Arménie les pelleteries fines, hermine, gris, gros et menu vair, loutre et renard ; c’était des Indes que sortaient les matières alors peu connues de l’Occident, camphre, musc, aloès, poivre, ivoire, santal, perles, tandis que soie et cotons venaient de loin se ranger en ballots sur les quais des Échelles syriennes italianisées.

Mais la Syrie même s’était mise à décupler ses produits devant les débouchés ouverts par le règne des Francs.

Si la montagne ne fournissait guère que ces bois magnifiques (le cèdre du Liban restait plus qu’aujourd’hui debout) qui, dans l’Antiquité, avaient attiré en Syrie les conquérans d’Egypte, on avait planté sur les pentes vignes et oliviers. Les vignobles de la Syrie septentrionale étaient des meilleurs : les vins de la Liche, de Nephin et du Boutron étaient célèbres. Le vin de Jéricho méritait des éloges et c’était aux vignes d’Engadi, aux rives de la Mer-Morte, que les chevaliers de l’Hôpital allaient prendre les boutures d’où naîtraient, plantés par eux, les vignobles, bientôt célèbres, de Chypre. Les arbres à fruits se cultivaient partout ainsi que les mûriers, tandis que canne à sucre et coton sollicitaient le planteur. Oranges, figues, amandes, sucre, vin, huile, aboutissaient aussi aux quais où, d’autre part, débarquaient les céréales et les fers d’Occident.

Autant que l’agriculture, l’industrie syrienne alimentait les comptoirs : tissus de soie de Tripoli, Antioche et Tarse, brocarts d’Antioche, verreries de Tyr, lampes, coupes, bassins, bouteilles de verre travaillées, poteries émaillées de Tyr encore, Jaffa, Beyrouth, — car c’est au XIIIe siècle que la céramique syrienne atteint son apogée, — vases de métal ciselé, armes à la mode de Damas, joyaux d’or et d’argent, chapes de tissu d’or ouvrées à Saint-Jean d’Acre, tapis dont la fabrication a été importée de Perse, étaient autant de produits dont la renommée, après cinquante ans du règne des Francs, s’était répandue en Occident, tandis que les Juifs voyaient, plus que devant, prospérer leurs ateliers de teinture de Latakyé, Tripoli, Sagette, Hébron et Jérusalem, que Tyr raffinait le sucre, Antioche, Tortose et Acre le savon, que la bière dénommée cervoise se brassait à Jérusalem et que, de Galilée, sortaient ces nattes de Samarie fabriquées avec le saman du Jourdain. Les salines de la Mer-Morte et du littoral étaient en pleine exploitation et les sires de Baruth tiraient de l’or de l’industrie du fer.

À cette industrie, le régime franc appliquait les règles alors en honneur en Occident et qui faisaient des produits ouvrés marchandises solides et loyales. C’est ainsi, pour ne citer qu’un trait, que les Assises obligeaient les fabricans de cendes, taffetas de Tyr en renom, à présenter les pièces en blanc au boullage (timbrage) avant que de les teindre, pour que fût prévenue toute supercherie, et que de pareilles règles s’étendaient aux autres ateliers, — y compris les métiers de moires et camelots de Tripoli où, au XIIIe siècle, Burchardt en comptait 4 000.

De tout cela les Italiens et quelques Francs organisaient un gros trafic. Des marchés de l’intérieur (une grande foire annuelle avait lieu dans la plaine de Médan, une autre près d’Ibelin), les marchandises étaient acheminées vers ces fondes, sortes de bourses et de halles du commerce, — ces fondiks et ces estançons, bazars servant d’entrepôts, et enfin en grande partie vers les caravansérails (nous dirions les docks), des ports. Les grandes maisons de Venise, Gênes, Florence, Pise, Marseille, étaient, sous la protection des princes francs, en relations si constantes avec les producteurs syriens que le papier des banques italiennes avait cours jusque sur les places de la Syrie insoumise, Alep et Damas. Aussi bien, une monnaie s’était créée qui empruntait à l’ambiance un caractère bien spécial : les princes, après avoir frappé des pièces avec les coins des émirs expulsés, avaient, je l’ai dit, rapidement créé une monnaie à leur effigie, portant au revers la « tour de David » ou l’église du Saint-Sépulcre, et les Vénitiens autorisés créaient des pièces du style musulman, les sarracénats, sur lesquelles aux légendes en l’honneur du Prophète ils substituaient, en langue arabe, des légendes à la louange du Christ, « Messie d’où nous vient notre salut, » — singulier rappel sur les lieux où Jésus avait chassé les marchands du Temple.


UNE CIVILISATION ORIGINALE

À ce nouveau trait comme à tant d’autres, on reconnaît qu’une société vraiment bien spéciale s’était fondée dans cette Syrie franque, rendez-vous de deux civilisations, de deux cultures, de deux richesses.

Ces richesses d’Asie, si elles s’écoulaient en partie vers l’Occident, demeuraient en partie aussi dans la colonie franque. C’était beaucoup pour les dominateurs que travaillaient agriculteurs et artisans d’Asie. Ces étoiles précieuses d’Orient, ces brocarts, ces fourrures d’Arménie, ces bijoux de Syrie, ces perles de l’Inde venaient fort souvent contribuer à la parure des seigneurs, transformant, nous l’avons vu, en apparence, tel sire d’Ibelin ou tel sire de Montréal en une manière d’aga, telle noble dame franque de Jaffa, Antioche ou Jérusalem, en une princesse des Mille et une Nuits. Les armes damasquinées, les poignards persans, les sabres turcs s’accrochaient aux panoplies d’où, pour quelque expédition, les faisait descendre tel chevalier moine ou tel capitaine franc. Ces vases précieux, de verre ciselé, de cuivre niellé ou de terre vernissée, ces hanaps, ces plats, ces assiettes que fournissaient à l’envi les ateliers de Syrie[6] venaient orner les tables où se consommaient, après les venaisons des chasses du Liban arrosées des vins de la Liche ou d’Engadi, les célèbres confitures d’Asie. Les tapis épais, les chatoyantes tentures enrichissaient palais et hôtels qui, par ailleurs, s’ornaient de ces peintures, mosaïques, bassins de marbre, — objets d’émerveillement pour pèlerins et croisés survenant d’Occident.

En ces châteaux et hôtels encore se mariaient les deux civilisations, car le mobilier étant d’Orient, le cadre restait pour une grande partie d’Occident. Si c’étaient les étoffes venues de « pays de païenisme » qui vêtaient les murs des châteaux et jusque des églises, châteaux et églises restaient les représentans de la nouvelle ère, du style de Francie. Si influencés qu’ils fussent eux-mêmes par les ambiances, ingénieurs et architectes francs travaillaient à la franque : leurs œuvres, — châteaux, hôtels, églises, — devaient rester pour de longs siècles les témoins d’une domination qui, contrairement à ce qu’on pense communément, sut fonder et bâtir.

Le baron Rey a fait de l’architecture militaire et civile, le marquis de Vogué de l’architecture religieuse, une étude que je ne pense point reprendre en ce cadre étroit, mais dont je veux donner quelques traits parce que, là aussi, éclate le caractère spécial de ce régime franc.

La Croisade, si elle avait amené les Francs à s’orientaliser, n’en avait pas moins, — à l’origine, — imprégné le régime du double caractère que jamais il ne répudiera. L’expédition était d’ordre militaire et religieux : pas un instant, les princes francs ne perdront de vue qu’ils sont des soldats et des chrétiens. Contre le retour offensif possible de l’Islam refoulé, ils établirent cette ligne de châteaux forts qui constituent bientôt la défense du royaume toujours menacé. Et, par ailleurs, venus pour faire triompher la Croix aux lieux où le Christ était né et était mort, ils entendirent que la Terre Sainte fût par eux deux fois sanctifiée, ouvrant leurs trésors pour que partout s’élevassent monastères et églises : Bethléem, Nazareth, Jérusalem, étaient, avant tous autres lieux, sacrés. Les châteaux forts étant la cuirasse de l’Etat, les églises en seraient l’âme.

Je ne suivrai point le baron Rey dans la description détaillée, pittoresque et attachante, qu’il nous a faite des cinquante châteaux qu’il a reconstitués dans un admirable recueil. Je ne pense visiter derrière lui ni ce Tortose, château du Temple qui émerveilla Joinville, ni ce Chastel-Blanc des contreforts des monts Ansariés, ni ce château Pellerin, dressé entre Césarée et Caïfa contre un ennemi qui se serait rendu maître de la Galilée, ni Giblet, ni Saone où vécurent, deux siècles, deux familles franques célèbres dans les fastes de l’Orient latin, ni Blanche-Garde dominant, entre Jérusalem et Ascalon, la frontière d’Egypte, ni Beaufort accroché à l’une des premières croupes du Liban, ni ce Toron dont M. Schlumberger a retrouvé l’effigie gravée sur une médaille et qu’avait élevé Hugues de Saint-Omer, prince de Tabarie, ni ce Monfort, forteresse des Teutoniques qui semble un burg transporté des rives du Rhin en pleine Galilée, ni le château maritime de Sagette, bâti avec les pierres de l’antique Sidon, ni Maraclée, surgi dans un îlot méditerranéen, ni ces vingt châteaux des villes, ni ces formidables forteresses du Désert, Pierre du Désert, Montréal, ce célèbre Krak des Chevaliers où, dit Rey, « à peine quelques créneaux manquent au couronnement des murailles, » témoin hautain de l’épopée franque en pleine terre des Moabites.

A en lire la description, on voit que trois types d’architecture militaire nous sont par eux fournis. Les chevaliers de Saint-Jean restèrent les plus fidèles au style de France : remplissant de leur masse un plateau, leurs châteaux semblent des Coucy d’Orient, — sauf qu’aux architectes byzantins ils ont emprunté la double enceinte, qui, de Syrie, passera en Gaule. Les Templiers, plus orientalisés, se sont, plus que leurs frères de l’Hôpital, inspirés des forteresses musulmanes, encore qu’ils aient élevé plus haut leurs murs, creusé plus profondément leurs fossés afin de mieux délier l’escalade comme la mine, muni de herses à l’occidentale l’entrée de l’enceinte et marqué de la croix des constructions en partie sarrasines. Les seigneurs féodaux enfin ont emprunté aux deux écoles : le fond est franc, mais certains détails sont d’Orient.

Mais ce qui apparaît, c’est que ces demeures à l’extérieur guerrier, cernées de fossés, munies de doubles enceintes, flanquées de tours, dominées par le haut donjon carré, offraient un intérieur plus aimable. Là l’influence de l’Orient se révélait par des ornemens que les châteaux de France contemporains n’ont jamais présentés. Un visiteur du XIIIe siècle a vu l’intérieur du château de Beyrouth ou Baruth ; il décrit la salle centrale que les Ibelin, à la vérité grands amateurs de beaux-arts, venaient de faire décorer et certain pavage de mosaïque où l’image d’une eau faiblement ridée par la brise procurait une impression de fraîcheur, tandis que, sur la voûte peinte, se jouaient des nuages dans un azur céleste ; il dépeint la piscine de marbre où « un dragon paraissait dévorer des animaux peints en mosaïque et lançait en l’air une gerbe d’eau, » le fond du bassin semblant émaillé de fleurs éclatantes. Rey a trouvé dans les châteaux de Césarée et de Margat des traces de lambris en, bois précieux et des peintures à fresque, et il ne saurait faire doute que des tentures et des tapis opulens couvraient murs et pavé.

Mais c’était surtout dans les hôtels qu’habitaient, dans les cités, seigneurs et bourgeois, que le luxe se donnait carrière. Sur les rues étroites et parfois couvertes, reliées par des galeries voûtées[7] s’élevaient des hôtels beaucoup plus pareils à ceux de l’Italie, rapporte Herman Corner, qu’aux demeures d’Ile-de-France : quelques-uns paraissent avoir rappelé les palais à créneaux de Florence, mais l’intérieur était encore plus que celui des châteaux accommodé à une vie de luxe : les escaliers, généralement extérieurs, s’ornaient de rampes ouvragées ; l’art syro-arabe avait répandu ses trésors dans les salles et galeries qui devaient, par leur composite, donner l’impression singulière que font sur nous les restes admirables des édifices siciliens du XIIe siècle. En tout cas, si l’on allait visiter, en son hôtel d’Acre ou de Beyrouth, le comte de Césarée ou le prince de Galilée, le décor qui accueillait l’hôte rappelait certainement plus, avec ses galeries aux pierres ciselées, ses vitres colorées, ses draperies éclatantes, ses tapis de haute laine, le palais d’un émir que la sombre demeure jadis abandonnée par l’aïeul pour suivre à la Croisade Hugues de Vermandois ou Robert Courle-Heuse[8].

Les édifices religieux eux-mêmes s’imprégnaient dans une certaine mesure de cet exotisme. Cependant les architectes étaient, là plus qu’ailleurs, restés fidèles au style de France qui alors était le roman ; car ce n’est guère qu’à Chypre, au XIVe siècle, que le gothique français fleurira.

Les croisés n’avaient trouvé debout dans la Ville Sainte qu’une église chrétienne, la Résurrection et qu’un monastère chrétien, Sainte-Marie, échappés par miracle à la destruction. Godefroy n’eut le temps que de réorganiser l’église[9] ; ce fut son successeur qui fonda couvens et sanctuaires : à son appel les Bénédictins s’établirent dans la vallée de Josaphat, à Sainte-Marie Latine, à Sainte-Anne, sur le Mont-Thabor, les Augustins dans l’église du Saint-Sépulcre. Les murs blancs aux pures colonnes, aux lignes sévères s’élevèrent. S’ils laissaient subsister églises grecques, synagogues et mosquées, princes et seigneurs édifièrent à l’envi des églises chrétiennes à Tyr, Sidon, Beyrouth, Djebeil, etc., tandis que les Italiens fondaient leurs sanctuaires nationaux. « On a peine à concevoir comment le travail, sans cesse interrompu par la guerre, a pu être aussi fécond, » écrit le marquis de Vogüé, revenant de son voyage d’exploration à travers cette « multitude d’édifices dont les ruines jonchent encore le sol[10]. » Quelques-uns restent debout ; ce sont les églises converties en mosquées comme ce Saint-Jean où Vogüé n’avait pu pénétrer, mais que, cinquante ans après, M. Enlart put visiter et qu’il nous décrit ; Allah a eu beau s’installer chez saint Jean, cette mosquée a donné au visiteur l’impression que lui prodiguaient les cent églises de Chypre qu’il nous a révélées : l’air de France : l’abside est d’Auvergne. « Joli modèle de petite cathédrale de colonie, peu coûteuse, élégante, solide et pratique[11]. » Elles étaient pareilles, ces églises qu’a reconstituées Vogüé : la Madeleine, Sainte-Croix, Sainte-Anne, Saint-Jacques le Mineur de Jérusalem, cathédrale de Djebeil, Saint-Georges de Lydda, Saint-Jean de Sébaste, Saint-Jérémie de Kariath et Enab, etc. Seulement dans ces murs au style pur d’Occident, un faste oriental se déployait : des seigneurs vêtus des brocarts de Bagdad aux prêtres officiant sous les lourdes chapes d’or ouvrées de Saint-Jean d’Acre, tous étaient redevables à l’Orient de leurs costumes, tandis que les soies molles suspendues aux murs et les riches tapis jetés sur les dalles froides étaient le tribut des « terres de païénisme » au culte du Christ restauré.


D’après ce qui précède le lecteur peut, je crois, se faire une idée assez juste de ce qu’avait de très original la vie publique et privée des colonies franques d’Orient. Des palais aux châteaux, des églises aux marchés, des quais des ports aux ruelles de la Ville Sainte, de la table des grands aux cérémonies du Temple, du costume à la nourriture, des armes aux monnaies, tout était composite, mélange d’Occident et d’Orient, de grandeur franque et de richesse asiatique.

Un roi flamand, angevin, champenois ou poitevin règne sur « la Montagne de Sion, » dans le « Palais de Salomon ; » sous lui des princes lorrains, normands, languedociens sont seigneurs d’Edesse, Antioche et Tripoli ; et des preux venus de toutes les Gaules sont prince de Galilée, comte de Jaffa, sire de Montréal, etc., tandis que des pentes du Liban aux sables du désert de Palmyre, de la Mer-Morte au rivage de Tyr et de Sidon, d’autres ont leurs fiefs. Des châteaux forts assez semblables à ceux de la Seine, ou de la Loire, se dressent. Des églises romanes retentissent des chants latins, tandis que c’est au Marché aux Herbes et dans la rue Malcuisinat que se débitent les fruits d’Orient. Venise et Pise et Gênes règnent sur les bazars, Paris, Orléans, Rouen, Laon se retrouvent dans les palais.

Mais ces Francs venus, — ou leurs pères, — d’Occident ne ressemblent plus, après vingt et surtout quarante ans, à leurs frères et cousins des Gaules. Une société tout à fait particulière s’est fondée. Tout en haut, dans ce « palais de Salomon, » une cour quasi asiatique s’est organisée, ressemblant plus, en apparence, à celles de Bagdad ou de Cordoue qu’à celles de Paris et de Londres. On y voit le Roi et ses féaux porter le turban ; — naguère honni, — et la tunique de soie et les babouches d’Orient. Tandis que s’agitent des esclaves nubiens et que la garde turque assure les portes, des ambassadeurs grecs, arméniens et arabes viennent rendre hommage à celui que les chroniqueurs appellent parfois « le roi de l’Asie, » mais qui, ainsi qu’un Tancrède, ne refuserait point de se laisser qualifier de « Grand Émir[12]. » On y voit, mêlés aux seigneurs francs, de riches marchands d’Italie, représentant les républiques qui se disputent la faveur des rois. Et ce doit être pour le guerrier, fraîchement débarqué, au cours du XIIe siècle, pour combattre l’Islam, un spectacle stupéfiant que celui de cette cour qui, au centre du grand boulevard de la Chrétienté orientale, s’emplit de toutes gens qu’il était, dans sa patrie, habitué à mépriser ou à haïr. Mais combien doit augmenter son étonnement quand il reconnaît sous le turban ou le burnous les traits brunis d’un pieux guerrier qui, moins de vingt ans avant, a quitté les bords de la Loire, de la Seine ou de la Tamise, bardé de fer et portant la croix rouge ! Les Ordres jettent, à la vérité, dans cette cohue somptueuse la note sévère de leurs grandes capes noires à croix blanche sur le dos des Hospitaliers, blanches à croix rouge sur celui des Templiers, mais autour d’eux gravite un monde de familiers orientaux, et il n’est pas jusqu’au clergé qui ne porte vêture d’Asie, tandis que les femmes entourant Mélissende ou Sybile, reines de Jérusalem, étalent sur des robes de rêve des parures que pouvait porter, lorsqu’elle vint dans le vrai « Palais de Salomon, » la reine de Saba.

Or cette cour n’est que l’image de la nation. Dans ces châteaux où revit plus ou moins le style de France comme dans les hôtels crénelés des cités, les seigneurs, au contact d’une culture nouvelle, se sont affinés : ils sont devenus, comme les Ibelin de Baruth, curieux en science et amateurs d’art, protecteurs du commerce qui les enrichit. Dans les marchés, fondes, bazars, c’est le pêle-mêle des races, des couleurs, des classes, des religions d’Orient. Un marchand italien passe : toute une cour empressée de Juifs, Syriens, Grecs, Arabes, l’assaille, sollicite sa faveur ; un Bédouin a conduit jusque-là son troupeau ; un trafiquant, venu de Bagdad ou du Caire, décharge sa marchandise ; des descendans d’Ismaël ont apporté des oranges, des jarres d’huile, du saman dont se feront les nattes. Une mule passe portant, entourée d’esclaves noires, une princesse franque : Hodierne, princesse de Galilée, ou Alix, abbesse de Béthanie. Une bourgeoise, demoiselle Poirel ou demoiselle Bachelier, sort de l’église Saint-Jean, son missel latin entre les doigts chargés de perles de l’Inde. Un chevalier du Temple s’avance à cheval, drapé dans sa cape blanche par-dessus la maille sombre, suivi de sergens au teint basané sous le burnous. Sous la calotte de soie cerise, des Grecs, courtiers sourians, abouchent des cliens, traduisent des offres et des demandes. Un Cistercien fait l’aumône à de petits Syriens au teint ambré ; la monnaie qu’il leur distribue porte peut-être l’effigie d’un émir. L’Angélus sonne au milieu des parfums d’Orient qui brûlent dans des cassolettes. La mer proche envoie sa brise tiède ; sur le ciel d’un bleu éblouissant se détachent les montagnes au sommet neigeux où s’est bâti un château du Valois ou du Poitou. C’est la Syrie franque, — rencontre de deux mondes, mélange heureux de deux civilisations[13].


LE RÈGNE DE LA JUSTICE

L’Asie en effet n’a pas si complètement conquis les vainqueurs qu’on le pourrait croire. En 1507, Pierre Mésenge dira des Francs de Chypre, eux aussi orientalisés : « Tous ceulx du pays et spécialement les gentilzhommes sont aussi bons Français que nous sommes en France. » Il veut dire : par le sentiment. À plus forte raison aurait-on pu l’écrire des Francs de Syrie vers 1290. Foi, loi, coutume, ils n’ont rien répudié d’essentiel en cette prodigieuse aventure qui les a faits seigneurs d’Orient. Chrétiens fervens ils restent : c’est la même foi qu’ils portent sous Guy de Lusignan que sous Godefroy de Bouillon, des champs de bataille où ils guerroient aux églises qu’ils ont fondées. Féodaux ils restent aussi : si le chef seigneur est devenu foi et, après Amaury, roi souverain, ce n’est point en brisant le régime féodal, mais en l’élargissant pour s’y faire plus large place. Et quant à la coutume, elle est restée celle de France, je veux dire cette organisation des classes qui confère exactement à chacune les droits en échange des devoirs. A l’épreuve, foi, loi et coutume ont paru assez souples pour s’adapter sans s’altérer. Et les institutions ont eu tel prestige que c’est des Assises que s’inspirent les États chrétiens qui, de Chypre à Athènes, se fondent en Orient.

La foi des Francs, qui en Occident semblait exclusive et susceptible d’être oppressive, s’est simplement tempérée de tolérance. Ces ennemis de la foi qu’on était venu combattre, on les a combattus sur les champs de bataille, mais on ne les opprime point s’ils vivent sous la loi, — sinon dans la communion du vainqueur. On dirait que cette terre où fut prêché l’Evangile a dicté aux Francs la charité. Les synagogues, — ainsi que les temples grecs, — restent ouverts et ouvertes les écoles où s’enseigne le Coran. Le sujet musulman est engagé à se faire baptiser, jamais contraint ) De Sion ne part, au nom du Christ, aucun édit de persécution. Et cependant leur dévotion reste la même. Ces « successeurs de Salomon » ont été plus fidèles à leur foi que le sage roi lui-même qui, pour plaire à la reine de Saba, a élevé des autels aux faux dieux sur le « mont du scandale : » ils ont eu leurs reines de Saba, mais n’ont point eu les autels du « scandale. »

S’ils se sont par ailleurs adaptés aux mœurs, il les en faut louer. Car ils n’ont point été seulement ici guidés par la politique ou séduits par la volupté. Chez certains, il y a eu éveil de l’esprit[14], sans que le cœur en paraisse amolli. Les Ibelin, les Giblet, les Montréal, qui cultivent maintenant l’art, le droit, la science, montrent, un et deux siècles après la conquête, contre Saladin en 1187 ou dans le terrible assaut subi à Acre en 1291 la même valeur guerrière. En toutes circonstances, ces gens que le luxe eût pu amollir se confirment des lions. Chez d’autres, — chez presque tous, — l’adaptation est en grande partie due à ce désir de plaire qui, de tout temps, a été, est, sera de leur race ; entrant de plain-pied dans la vie orientale, accueillans aux races, tolérans aux sectes, ils n’ont point seulement cherché la satisfaction d’une politique ou l’aisance de la vie, mais la joie de paraître, aux yeux des populations conquises, les plus humains des humains. Partout il est écrit que le Franc a voulu qu’il fût dit que « la terre des Francs était terre de franchise. » Et il n’y a pas là qu’un jeu de mots heureux.

Par là ils ont fondé une colonie qu’on juge mal, — comme on a longtemps mal jugé tout ce qui est du Moyen Age. On loue assez communément de notre temps les Anglais d’avoir su être par excellence le peuple colonisateur parce que, restant Anglais, du Canada au Cap et de l’Inde à l’Australie, ils ont su laisser aux peuples conquis leurs lois et leurs mœurs. Si l’on considère de quel libéralisme s’inspirait le régime établi en Syrie, on ne voit point pourquoi on ne décernerait point aux Francs du XIIe siècle la même louange. Car s’ils gardèrent leur organisation propre, ils donnèrent à leurs sujets, avec la liberté de faire leurs affaires et de les faire fort bien, ce que l’homme met au-dessus de la liberté même, la justice.


LA CHUTE DU RÉGIME

Le royaume de Syrie devait durer cependant moins de deux siècles. Il avait en 1153 atteint son apogée par la conquête d’Ascalon, mais déjà il avait, en 1144, perdu Édesse. En 1187, Salah ed din, — Kurde devenu sultan d’Egypte, — le Saladin de nos chroniques, envahissait par le Sud la Terre Sainte, battait à Tibériade Guy de Lusignan, le faisait prisonnier, investissait, puis, le 11 octobre, prenait Jérusalem, y faisant abattre les croix et purifier les églises qu’il transformait en mosquées. Il conquérait toute la partie méridionale du royaume, y compris Saint-Jean d’Acre qui seul put lui être repris par les rois d’Occident croisés et qui devint capitale du royaume de Syrie singulièrement diminué. L’empereur allemand Frédéric II Hohenstaufen, qui s’attribuait des droits sur ce royaume, put bien en 1229 obtenir, par la voie des négociations, du Soudan d’Egypte la restitution de la Ville Sainte ; mais ce Souabe, excommunié par le Pape et honni de la Chrétienté, ne put ni trouver un prêtre pour le couronner au Temple, ni se faire accepter des seigneurs francs que révoltait la grossière astuce de ce Germain ; après avoir abandonné la Terre Sainte, — qui n’avait été pour ce Hohenstaufen qu’un caprice malheureux, — il laissa le Soudan Eioub reprendre pour toujours Jérusalem. Le saint roi Louis IX, après l’échec de sa croisade d’Egypte, parut en Syrie ; mais s’il fit pieds nus le pèlerinage de Nazareth, il détourna ses yeux pleins de pleurs sur la Ville Sainte qu’il ne pouvait recouvrer. Il pensait y parvenir quand, en 1270, il se croisait derechef. Sa mort sembla clore l’ère des saintes expéditions.

Un nouvel ennemi, Bibars, soudan d’Egypte, se jeta en 1285 sur ce qui restait de l’ancien royaume de Syrie et, ayant détruit Césarée, Arsuf, Jaffa et Antioche, il enleva encore la forteresse de Makrab et Tripoli, ravagea deux ans la Phénicie et fit, de Jérusalem a Antioche, massacrer 100 000 chrétiens. Acre restait le seul débris du royaume. Les puissances islamiques conjurées fondirent sur la ville. Le siège de la malheureuse cité nous a été conté ici même d’une façon aussi précise qu’émouvante[15]. Tous s’y étaient réfugiés : Roi, patriarche, princes, prêtres, grands maîtres des Ordres, moines, capitaines, bourgeois, femmes, derniers descendans des Francs de Syrie. Le 18 mai 1291, après une résistance où il parut bien, je le répète, que la valeur guerrière n’avait pas décru chez ces chrétiens, la ville succomba, livrée à une effroyable lutte de rues que suivit un épouvantable massacre. Ceux qui y échappaient se réfugiaient à Chypre où, depuis 1192, les Lusignans régnaient : le Roi garda, avec les Assises, le titre de roi de Jérusalem et installa sur ces terres les débris du corps féodal, mais la Syrie était perdue pour les Francs. Ils y avaient régné exactement cent quatre-vingt-douze ans.


Quoi qu’en aient dit certains historiens, je ne crois pas qu’il faille chercher dans le régime même la cause de cette chute. Le royaume a succombé à des événemens extérieurs à sa constitution. Je concède volontiers que des divisions entre princes chrétiens les empêchèrent d’affermir leur empire en l’étendant. Et j’admets que, dans une certaine mesure, l’insubordination des grands vassaux se trouvait favorisée par la constitution que les féodaux avaient instaurée en 1099, — encore qu’elle eût été bien amendée par l’Assise du roi Amaury. Mais divisions entre princes et querelles de vassaux à suzerains ne sont pas le fait de ce seul royaume : l’histoire de France, pendant tout le Moyen Age, est faite de cent événemens tout pareils, et la France n’a pas succombé. Elle n’a pas succombé à cause de la qualité de ses rois et de certains de ses hommes d’État.

S’il faut en effet chercher à la chute du royaume franc de Syrie des causes autres que d’irrésistibles invasions, c’est, plutôt que dans la constitution même, dans la qualité de la dynastie qu’il faudrait les chercher. Jérusalem ne connut sur le trône de Sion que des héros ; mais, sauf Amaury, il n’apparaît point qu’ils aient été des politiques supérieurs, — tels que, pour notre fortune, l’ont été la plupart des fils de Capet. Ils ne surent point notamment concevoir et appliquer une politique dynastique, — la seule capable de fonder un empire. Les Francs (la question ne s’étant point posée pour les Capétiens, pendant trois siècles et demi) n’avaient point alors découvert la loi salique : quatre femmes régnèrent souverainement à Jérusalem ; elles apportèrent la couronne à des princes à qui l’amour d’une femme ne suffisait point à conférer le prestige solide qui entoure le Roi ne dans la pourpre. Le trône changea quatre fois de maison en un siècle et demi (Lorraine, Flandre, Anjou, Lusignan, Brienne, sans parler d’un Monferrat qui fut éphémère et d’un Hohenstaufen qui usurpait). Encore le fait eût-il pu être avantageux, si chaque prince consort eût apporté à la couronne un domaine qui l’enrichît. Mais, loin de pratiquer cette politique du domaine, qui pour les Capétiens fut la politique essentielle, les rois de Jérusalem semblèrent, au contraire, éviter, écarter toutes les occasions qui leur eussent permis de réunir entre les mains propres seigneuries et principautés. Au lieu de centraliser, ils décentralisèrent, ne cherchant point, d’autre part, à devenir riches, seul moyen de devenir puissans. Par-là ils restèrent démunis de l’autorité réelle que donnait seule, au Moyen Age, la possession du sol. Et n’étant point, par ailleurs, maîtres absolus de cet État sans cesse menacé, ils ne pouvaient faire tête à l’ennemi que par des appels à l’union, et l’union durable n’a jamais été de ce monde, — même parmi les Francs.

Il est donc peu contestable que les forces dont ils disposaient fussent instables. En outre, leurs moyens militaires étaient faibles. Le souci de laisser à la nation syrienne la liberté les empêcha de former, en dehors de l’armée féodale, une armée. Les Turcopoles n’étaient que des mercenaires et les rois, dépourvus de domaine, étaient pauvres. Il fallait donc, à chaque assaut de l’Islam, faire appel à l’Europe chrétienne. Mais Français, Anglais, Allemands ou Italiens, les Croisés qui arrivaient, arrivaient tard. Le mal était fait et difficilement réparable. Par ailleurs, ces croisés étaient conduits par de hauts seigneurs : trois rois de France, deux Césars allemands, un roi d’Angleterre parurent en Syrie : le roi de Jérusalem trouvait en eux des alliés incommodes ; « Dieu me garde de mes amis ! » était-il sans doute tenté de dire ; il ne pouvait, malgré l’autorité que lui donnait sa connaissance des lieux, inspirer ni même influencer leurs projets ; aucune unité d’action n’était possible, — donc aucune action utile.

Et précisément parce qu’ils ne surent point se faire un trésor avec un domaine et, avec un trésor, une armée, ils ne purent jamais compléter — ce qui était indispensable, — leur royaume : Alep et Damas leur échappèrent. Qui veut vraiment profiter de la Syrie doit y joindre une partie de la Mésopotamie. Mais avant d’aller à Mossoul, il eût fallu posséder tout au moins Damas et Alep.

Cependant, ce n’est point par l’Est, c’est par le Sud que se produisirent les dernières invasions. C’est ce qui me fait dire qu’en dernière analyse, c’est hors du royaume, de sa constitution politique, sociale et même géographique, qu’il faut chercher les vraies causes de sa chute. Le royaume, isolé entre trois masses islamiques, était destiné à périr le jour où, refoulé une heure, l’Islam aurait retrouvé un chef. Il en retrouva un dans Saladin, grand homme de guerre et d’Etat, et, conduit par cet homme, l’Islam emporta dans un tourbillon le régime franc. La Syrie franque n’eût peut-être pu résister que si, au lieu d’être un royaume indépendant, elle eût été une vraie colonie, dépendant d’un grand roi d’Occident qui, intéressé à la garder, l’eût nourrie de soldats, gouvernée avec suite ou simplement couverte de son prestige. Elle n’était, par rapport au reste de la Chrétienté, qu’une avant-garde très hasardée, — et d’une armée qui mettait, à chaque alerte, deux ou trois ans à se mobiliser.

Le régime franc sombra dans l’aventure. Lorsque, au printemps de 1291, le Soudan Kilaououn eut rejeté à la mer les restes sanglans de la société franque, il sembla que l’histoire des Francs de Syrie était close.


UNE POPULARITÉ SÉCULAIRE

Elle ne l’était pas.

Je ne veux point parler ici de ce post-scriptum à cette histoire qu’écrivirent jusqu’en 1489 dix-huit souverains francs de Chypre, régnant appuyés sur les Assises, bâtissant de Nicosie à Famagouste ces monumens que nous a jadis révélés M. Enlart, faisant fleurir l’art et la langue de France sur cette côte d’Asie, au point qu’au début du XVIe siècle, on y plaidait encore en langue d’oil. Et pas plus je ne compte aujourd’hui évoquer cette colonie militaire de Rhodes qui, grâce aux Hospitaliers, resta jusqu’en 1522 un autre témoin de notre domination dans les parages d’Asie.

A l’époque où Rhodes, à son tour, succombait sous les coups du sultan Soliman et où Etienne de Lusignan protestait fièrement contre la dépossession de sa famille, chassée de Chypre, l’infidèle, partout vainqueur, s’inclinait devant d’autres survivances, — celles-là d’ordre moral. En 1535, Soliman concluait avec François Ier les Capitulations, qui assuraient à la nation française, avec d’autres avantages considérables dans tout le Levant, le protectorat des Syriens chrétiens et la garde des Lieux Saints. Que la diplomatie du souple Valois ait été pour beaucoup en ce concordat, nul ne le conteste. Mais les titres qu’étalait le roi de France, il allait les chercher ailleurs que dans ses archives d’Etat. Le Franc était resté prestigieux et même populaire du Taurus à la Mer-Rouge. Son nom, qui restait synonyme de chrétien aux yeux des Infidèles, était resté, à ceux des Syriens, synonyme de défenseur du droit.

Tel est généralement ce qui survit à notre domination. « Quelles terres n’avons-nous pas conquises et perdues ! » gémissait l’historien Buchon, qui venait d’explorer les anciennes principautés franques de Grèce. Nous ne les perdons jamais complètement. Des rives du Saint-Laurent à celles du Nil, ce que nous avons possédé nous reste acquis, tout au moins par le cœur. Une sorte d’amitié survit à nos désastres, — des siècles parfois. Cela tient à ce que, de toute domination française, il reste un souvenir : celui d’une justice.

Nous avons vu qu’en Syrie ç’avait été la principale condition de notre régime : l’institution d’une justice. Les Assises furent le premier code qu’ait connu l’Orient depuis les Romains, et elles ne semblaient inspirées que de ce souci : assurer à chacun la justice. Un libéralisme singulier, — ce néologisme anachronique s’impose, — présida à l’organisation d’une terre où tant de races, de classes, de sectes coexistaient. Les Francs résolurent le problème par l’établissement des justices. Par-là le roi de la Syrie franque mérita l’honneur, — fort lourd, — de siéger dans le « Palais de Salomon. »

« Terre des Francs est terre de franchise, » disait un chroniqueur d’Orient. Les historiens arabes eux-mêmes ont reconnu que, non seulement Syriens et Arméniens venaient des terres non francisées s’établir sous la loi de Jérusalem, mais les Musulmans mêmes, parce que, « ayant à se plaindre de leur gouvernement et de ses injustices, ils n’ont qu’à se louer de la conduite des Francs, en la justice de qui on peut se fier. » Tout le secret d’un prestige si longtemps survivant tient dans cet aveu d’un ennemi.

Les seigneurs arabes et turcs occupaient les châteaux forts bâtis par nos chevaliers, et les églises romanes étaient devenues mosquées où le Prophète était loué, et, ailleurs, châteaux et églises croulaient sous les injures ; mais un monument restait debout : le souvenir de la justice franque. Et c’est là un patrimoine que ni les révolutions d’Orient, ni les entreprises de nos adversaires, ni nos propres révolutions n’ont pu détruire. Ce patrimoine moral, — que, de François Ier à Napoléon III, les souverains de France ont étayé de leurs efforts, — nous l’avons par ailleurs fait fructifier par nos missions, augmenté par nos bienfaits, fortifié par nos services. Nul ne saurait nous en disputer l’avantage ni la gloire. Et ce sont, — avec de plus récens, — les parchemins jaunis, mais encore éclatans, que la France, héritière des Godefroy de Bouillon et des Guy de Lusignan, jetterait, le cas échéant, sur le tapis autour duquel se discuteraient, un jour, les titres et les droits.


LOUIS MADELIN

  1. Outre le magnifique Recueil des Historiens des Croisades (latins, grecs et arabes) que j’ai beaucoup exploité pour l’établissement d’une thèse sur les Colonies de Terre Sainte restée manuscrite, j’ai consulté avec fruit pour cette étude : Beugnot, Mémoire sur le régime des terres dans les principautés franques (Bibl. de l’École des Chartes, 3e série, t. XV). — Dodu, Les Institutions monarchiques du royaume de Jérusalem, 1894. — Du Cange, Les Familles d’Outre-Mer, publiées par Rey, 1876. — Enlart, L’Art gothique à Chypre, 1895. — Heyd, Histoire du Commerce du Levant, 1879. — Mas Latrie, Histoire de l’île de Chypre 1852. — Rey, Les Colonies franques de Syrie, 1882. — L’Architecture militaire des Croisés, 1887. — Rôhricht, Regesla regni Hierosolytani, Innsbrück, 1893. — Schlumberger, Numismatique de l’Orient latin, 1889. — Les principautés franques d’Orient, (Revue des Deux Mondes, 1876). — La Prise de Saint-Jean d’Acre (ibid. 15 juillet 1913). — Vogüé (Marquis de), Les Églises de la Terre Sainte, 1859.
  2. « On le fist porter à un chevalier, écrit Guillaume de Tyr, entre ses bras jusqu’au Temple por ce qu’il estoit petiz, que il ne voloit mie qu’il fust bas d’euuz, le chevalier estoit granz et levez. »
  3. En 1147, 1172, 1179, 1191, 1197, 1217, 1239, 1240.
  4. A côté du catholicos arménien, il y avait, dans le seul patriarcat d’Antioche, des patriarches syriens, maronites et jacobites avec 31 évêques et archevêques des rites orientaux ; dans le patriarcat de Jérusalem, 15 prélats indigènes.
  5. Cf. spécialement sur les ports de la Syrie franque Heyd, Histoire commerciale du Levant au Moyen Age. Leipzig, 1885, pp. 129-190 et 130-378.
  6. Un inventaire fait à Acre en 1266 contient une énumération édifiante : aiguières, coupes et pots en or et argent, hanaps de vermeil et d’argent ornés de pierreries, barils, écuelles, douzaines de cuillers d’argent.
  7. Le souk de Jérusalem est formé de trois grandes galeries en ogives bâties par les Francs, communiquant par des passages latéraux qui s’appelaient, au XIIe siècle, marché aux Herbes, rue Couverte et rue Malcuisant ou Malcuisinat.
  8. Vilbrandt d’Oldenbourg nous décrit une maison d’Antioche d’un luxe tout pareil à celui qu’il nous fait admirer dans le château des Ibelin de Beyrouth.
  9. La Terre Sainte était divisée en 2 patriarcats. Dans celui d’Antioche on comptait 4 archevêques, 9 évêques, 9 abbés mitres, 5 prieurs du rite latin ; dans celui de Jérusalem, 4 archevêques, 7 évêques, 9 abbés et 7 prieurs.
  10. Vogüé, Églises de la Terre Sainte.
  11. Enlart, La Cathédrale de Saint-Jean de Beyrouth, plaquette de 13 pages.
  12. Les souverains dans leurs chartes et actes s’intitulent simplement « Dei gratia rex Hierusalem Lalinorum. »
  13. Foucher de Chartres écrit : « Dieu a transformé l’Occident en Orient. Nous qui avons été des Occidentaux, celui qui était Romain en France est devenu un Galiléen ou un habitant de Palestine ; celui qui habitait Reims ou Chartres se voit citoyen de Tyr ou d’Antioche. Nous avons déjà oublié les lieux de notre naissance ; déjà ils sont inconnus à plus d’un d’entre nous ou du moins ils n’entendent plus parler ; tel d’entre nous possède déjà dans ce pays des maisons et des serviteurs ; tel autre a épousé une femme qui n’est pas sa compatriote, une Syrienne, une Arménienne, ou même une Sarrasine qui a reçu la grâce du baptême ;… l’un cultive des vignes, l’autre des champs ; ils parlent diverses langues et sont déjà parvenus à s’entendre. Les idiomes les plus différens sont maintenant communs à l’une et l’autre nations et la confiance rapproche les races les plus éloignées… Celui qui est étranger est maintenant indigène, le pèlerin est devenu habitant ; de jour en jour nos parens viennent nous rejoindre ; ceux qui étaient pauvres en leur pays, ici Dieu les a faits riches. Ceux qui n’avaient qu’une métairie, Dieu leur a donné ici une ville. Pourquoi retournerait-il en Occident, celui qui trouve l’Orient si favorable ?  »
  14. La noblesse franque de Syrie produisit notamment tout un groupe de jurisconsultes : Jean d’Ibelin, Raymond de Couches, Gérard de Montréal, Arnould de Giblet. Le goût des lettres et des sciences s’était d’autre part répandu. Boheddin dit que Renaud de Sagette était un des hommes les plus instruits dans les lettres orientales. Il entretenait chez lui un docteur arabe chargé de lui lire et commenter les œuvres musulmanes.
  15. Par M. Schlumberger en juillet 1913.