La Souveraineté du Pape

La Souveraineté du Pape
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 405-416).
LA SOUVERAINETÉ DU PAPE

En 1909, pour les fêtes de Jeanne d’Arc, M. Pavie, du Mans, pavoisait ses fenêtres aux couleurs pontificales ; il ne se doutait pas, assurément, que cet acte si simple aurait, deux ans plus tard, des effets judiciaires étranges et considérables ; qu’il posait la question de la souveraineté du Pape, et que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation rendrait un arrêt, dont le monde religieux ne serait pas seul à éprouver quelque étonnement. Le préfet de la Sarthe avait pris un arrêté interdisant l’exposition de drapeaux qui ne seraient pas aux couleurs nationales, françaises ou étrangères ; le drapeau pontifical, arboré par M. Pavie, fut considéré comme étant dès lors interdit, et M. Pavie fut cité devant le tribunal de simple police. Il se défendit en soutenant qu’il avait exposé des couleurs étrangères, à savoir le drapeau personnel d’un souverain, le Pape, et le juge de paix, lui donnant raison, l’acquitta. Mais le ministère public se pourvut contre ce jugement devant la Cour suprême, et c’est ainsi que la Chambre criminelle vient d’avoir à décider si, oui ou non, M. Pavie était coupable d’avoir enfreint la défense préfectorale ; si, oui ou non, le drapeau pontifical peut être tenu pour étranger, et, en définitive, si le Pape est un souverain.

Elle a répondu à cette question dans les termes que voici : « Attendu que le drapeau pontifical, aux couleurs blanche et jaune, n’est plus un drapeau aux couleurs nationales étrangères ; qu’en effet, la souveraineté dont il était autrefois le symbole a cessé d’exister, par suite de la réunion des États Pontificaux au royaume d’Italie… »

On ne saurait reprocher au langage de la Chambre criminelle ni la complication, ni l’ambiguïté ; la souveraineté du Pape n’existe plus, dit l’arrêt, par ce motif que le Pape n’a plus d’États. Tout le monde comprendra la pensée de la Chambre criminelle ; c’est un syllogisme qui peut se formuler ainsi : « Il n’y a de souveraineté que quand il y a un État ; or, le Pape n’a plus d’État ; donc il n’a plus de souveraineté. » Le raisonnement n’a de valeur et de solidité que par la première proposition sur laquelle il se fonde. Est-il vrai de dire : « Il n’y a de souveraineté que quand il y a un État ? » Sans doute, cela est vrai, d’une vérité générale ; c’est un principe certain du droit public qui règle les rapports des nations. Mais est-ce vrai pour le Pape ? Est-il exact que la souveraineté lui avait été reconnue comme effet de la possession d’un État, et, par suite, lui a été retirée en même temps que cet État lui était enlevé ? Il se pourrait qu’ici le raisonnement abstrait et la simple logique fussent gravement en défaut.

Les donations carolingiennes avaient établi le pouvoir temporel du Saint-Siège : avec les vicissitudes que l’on sait, ce pouvoir s’est maintenu durant plus de dix siècles, pour s’effondrer en 1870, quand les troupes italiennes pénétrèrent dans Rome par la brèche de la porte Pia. Pendant ce long temps, il y eut donc des États pontificaux et un souverain pour ces États : à l’intérieur, ce souverain exerçait les droits ordinaires, il battait monnaie, entretenait des soldats, levait des impôts ; à l’extérieur, tous les honneurs et prérogatives de la souveraineté lui étaient accordés par la plupart des gouvernemens. Cependant ses États étaient fort médiocres, sa force à peu près nulle ; et, dans l’ordre des ressources économiques et militaires, il restait assurément au dernier rang des souverains. Il était au contraire reconnu, sinon pour le premier, du moins pour un de ceux dont la bienveillance, l’amitié, la protection ne pouvaient être négligées sans inconvéniens, et il recevait en conséquence un traitement exceptionnel d’égards, d’honneurs, de respects auquel nul autre ne pouvait être comparé ; il envoyait dans plusieurs États et ceux-ci accréditaient auprès de lui, non des chargés d’affaires, mais des ambassadeurs choisis parmi les hommes capables de manier les plus grands intérêts. Il y avait ainsi, il y eut, du premier jour de la puissance temporelle jusqu’au dernier, une contradiction, une disproportion singulière entre sa substance matérielle, si l’on peut dire, et la grandeur extraordinaire, attribuée, parmi tous les souverains, à celui qui en était investi. Ce sont là des faits certains, que l’histoire montre, d’un siècle à l’autre, toujours pareils. Il n’est pas permis de les oublier, le jour où l’on veut fixer la condition du Saint-Siège dans le droit international.

Pourquoi donc cette condition exceptionnelle faite au souverain des États pontificaux ? Pourquoi la contradiction d’une puissance matérielle si faible et d’une autorité incomparable ? La contradiction n’est qu’apparente. Dans leurs rapports internationaux, les États se guident non par des motifs de sentiment, mais par des considérations pratiques. Ils ont, de tout temps, traité le chef des États pontificaux comme s’il représentait une des premières puissances de l’univers : c’est donc que cette puissance existait. Comment elle existait en effet, de quoi elle était faite, quelle était sa nature, ici encore, il suffit, pour s’en rendre compte, de rappeler des vérités prises dans l’histoire : le souverain pontife représentait et détenait une puissance politique, une puissance morale uniques dans le monde, qui, l’une et l’autre, étaient attachées à sa qualité de chef suprême de l’Église catholique.

La première a marqué tout le moyen âge de son empreinte. Le caractère propre de l’Église catholique, qui est d’être une hiérarchie universelle, élevait le Pape à une hauteur prodigieuse au-dessus d’une Europe morcelée par le régime féodal. Disposant seul d’une autorité partout obéie, maître de faire sentir partout et d’imposer souvent une action conforme à sa volonté, le Saint-Siège entendait régner dans une théocratie absolue ; et la victoire fameuse de Canossa fut l’éclatant triomphe d’un pouvoir qui n’empruntait rien à la force ni de l’argent, ni des armes. Dans des temps plus modernes, cette puissance politique, en devenant moins dominatrice, n’avait pas perdu son efficacité. Au regard des États catholiques, elle se manifestait de manières multiples, suivant les intérêts divers qu’elle devait régler avec eux, et les différences de régime cultuel ne réagissaient pas sensiblement sur elle. Elle s’étendait, au profit d’un pays, au delà des limites de ce pays ; et par exemple, elle reconnaissait à la France le protectorat catholique en Orient et en Extrême-Orient, d’où résultait pour nous une situation privilégiée. Bien mieux, les États protestans en subissaient les effets : est-il besoin de rappeler, en Allemagne, l’issue du Kulturkampf, en Amérique, l’évolution qui amena la retouche du régime cultuel en conformité de la hiérarchie essentielle de l’Église ? On est libre de trouver cette puissance politique bonne ou mauvaise, d’en admirer les directions et les résultats, ou bien de la déplorer et de la combattre. Mais qu’elle ait existé, qu’elle ait appartenu au Pape, parce qu’il était le chef de l’Église, et non parce qu’il possédait les Romagnes, le fait est certain et on doit s’excuser, tant il est connu, de le rappeler, même aussi brièvement que possible.

Au surplus, le Pape chef de l’Église, et non le souverain des Romagnes, exerçait dans le monde civilisé une autre action dont tous les États constataient, chacun chez soi, les infinies conséquences. Et cette action caractérise, encore mieux que la puissance politique, la nature vraie de la souveraineté pontificale ; car elle est encore plus étrangère aux intérêts exclusivement matériels, aux questions de territoire, d’industrie, de commerce. Elle apparaît toute morale, et on ne lui trouverait aucune analogie. De ce que des peuples divers, ou des fractions importantes de ces peuples professent une religion et en acceptent les ministres comme directeurs de leur conduite, il résulte que le Pontife suprême de cette confession dispose d’un pouvoir immense sur les âmes. C’est parce qu’ils en étaient convaincus que les gouvernemens internationaux ont reconnu dans le Pape la plus haute personne morale de l’univers.

Ainsi s’explique et se résout la contradiction qu’on pourrait relever, à travers l’histoire, entre la faiblesse matérielle du souverain des Romagnes, et la place éminente qui lui a été donnée parmi les souverains. Il l’occupait déjà avant les donations de Pépin le Bref et de Charlemagne, et c’était bien alors le chef de l’Église, non le chef d’un État, qui était traité en souverain. Un territoire lui fut ensuite abandonné. Mais sa qualité propre, son titre de Pape et l’autorité qu’il renferme, étaient hors de proportion avec l’étendue de ce territoire. Loin de le réduire au traitement que comportait ce mince royaume, on accumulait sur sa tête honneurs et prérogatives. C’est donc que la constitution d’une puissance temporelle n’était qu’un événement secondaire dans l’histoire de cette souveraineté. La force impérieuse des faits confirme cette vérité qui semblait pouvoir se passer de démonstration : si le Pape réunit longtemps en sa personne les deux qualités de chef de l’Église et de chef d’un État, la première seule motiva la reconnaissance de sa souveraineté, qui fut, ainsi, spirituelle essentiellement, temporelle accessoirement.

La Chambre criminelle déclare que la souveraineté du Pape a cessé d’exister par suite de la réunion des États pontificaux au royaume d’Italie, c’est-à-dire qu’elle dépendait de la possession de ces États. C’est un premier point où l’arrêt, comme on vient de le voir, se trouve en opposition avec les faits du passé. Il précise en même temps que la disparition de cette souveraineté se place à une date, à un moment donnés. L’événement de la dépossession, en lui-même, appartient à l’histoire : le Pape a été dépossédé de ses États après l’entrée des troupes italiennes dans Rome. Mais dans le droit public international a-t-il perdu, de ce fait, sa souveraineté ? A-t-il cessé, à cet instant précis, d’avoir la condition d’un souverain ?

L’arrêt l’admet comme suite de sa proposition première : « pas de souverain sans États. » Cette opinion est conforme à celle des doctrinaires italiens, et à celle de certains Allemands qui professent, en théorie, que les règles générales du droit ne permettaient pas d’autre solution. Outre que la prétendue souveraineté du Pape, disent-ils, manque désormais de fond, — territoire et nation, — il y a une raison décisive pour qu’elle n’existe pas dans le droit international : la loi du 13 mai 1871, dite loi des Garanties, a attribué au chef de l’Église une situation privilégiée ; mais c’est une loi politique, spéciale à l’Italie qui l’a faite et qui peut donc la changer demain, s’il lui plaît ; elle n’a aucune valeur internationale, puisque les nations ne l’ont pas consacrée par les actes habituels de reconnaissance.

Les faits sont encore une fois en opposition avec ce système juridique, dans lequel le droit abstrait fonctionne seul, comme s’ils étaient inexistans ou dénués de toute importance.

Le plus frappant résulte précisément de cette loi du 13 mai 1 871 où le jeune royaume d’Italie entendit donner à la personne du Pape des garanties. Avant qu’elle fût promulguée, M. Visconti-Venosta en définissait le but de la manière suivante :

« Les garanties que nous sommes prêts à offrir au Saint-Père sont de nature à satisfaire largement son indépendance : … il suffira de rappeler que le privilège de l’extranéité mettra la personne du Saint-Père dans la condition d’un souverain,… que les ambassadeurs continueront à représenter auprès de lui les puissances et qu’il continuera d’avoir des nonces auprès de celles-ci… »

Ces promesses ont été exactement remplies. Le Pape vit son indépendance proclamée ; sa personne fut déclarée inviolable ; le Vatican, sa demeure, fut investi du privilège de l’exterritorialité. Tous les honneurs et prérogatives de la souveraineté lui furent reconnus. Et dès lors ne doit-on pas, même en droit strict, raisonner ainsi : « Le droit international n’admet que des sujets et des souverains ; le Pape n’est pas un sujet ; donc il est un souverain ? » La loi des Garanties permet et même commande ce syllogisme, car elle exclut, de la manière la plus énergique, la possibilité de considérer le Pape comme un sujet de l’Italie. Qu’est-il donc, sinon un souverain ?

Il est vrai, d’ailleurs, que cette souveraineté ne ressemble à aucune autre et c’est en quoi elle déconcerte les théoriciens. La personne du Pape est indépendante, inviolable, et cependant il ne règne sur aucun royaume. Le Vatican est traité, il n’a jamais cessé de l’être, comme une terre étrangère dans Rome et cependant l’Italie n’en a concédé que la jouissance au Saint-Siège. Les théoriciens auxquels nous faisons allusion en concluent que, si la loi des Garanties attribue au Pape tous les honneurs et lui reconnaît les prérogatives d’un souverain, il n’y a là qu’une ombre, qu’une fiction, à laquelle manque le corps même et qu’on ne peut assimiler à la souveraineté du droit international. De tels scrupules accusent un embarras qu’il serait plus simple de s’épargner. Pourquoi vouloir que cette souveraineté n’existe qu’à la condition d’être identique à toutes les autres ? Pourquoi ne pas admettre qu’elle est spéciale, parce qu’elle ne peut pas ne pas l’être ? Pourquoi ne pas voir enfin que la loi des Garanties a simplement consacré une situation séculaire et qu’elle s’est bornée à maintenir les attributs temporels d’une souveraineté qui était fondée historiquement sur une puissance spirituelle ? Les deux manières de comprendre, les deux méthodes de raisonner s’opposent l’une à l’autre. L’une consiste à prendre une règle de droit, comme les géomètres feraient d’un théorème, pour constater qu’elle ne s’applique pas à l’espèce, que la souveraineté du Pape manque de certaines des conditions qui définissent la souveraineté de droit commun, et qu’en conséquence elle ne mérite pas ce nom. L’autre manière, l’autre méthode consistent à relever dans la loi des Garanties ce qu’elle dit en termes exprès sur la condition reconnue au Pape, à constater qu’elle le traite en souverain, à conclure enfin que la suppression des États pontificaux, loin de rien changer à la souveraineté du Pape, a nettement marqué les raisons qui l’avaient fondée, et a même dégagé son véritable caractère : souveraineté unique dans sa nature, spirituelle en son principe et en son objet, temporelle par les honneurs et prérogatives qui lui sont attribués. Entre ces deux manières, entre ces deux méthodes, on peut juger laquelle a le plus de chance d’atteindre la vérité.

Mais, dit-on encore, quand même la loi des Garanties aurait cette signification, il reste que c’est une loi italienne ; et qu’il ne dépend pas d’un pays de créer des souverainetés, dont le caractère exige qu’elles soient reconnues par les autres nations.

Le contraire est beaucoup plus vrai, à savoir qu’il ne dépend pas d’un seul pays de détruire une souveraineté que tous les autres reconnaissent. Ses lois intérieures lui appartiennent, mais les lois internationales lui échappent ; l’Italie a toujours eu trop d’esprit politique pour ne pas s’en rendre compte. D’ailleurs, même chez elle, même dans cette loi strictement italienne des Garanties, l’indépendance souveraine du Saint-Siège lui était, en quelque manière, imposée. Le pouvoir spirituel du Pape n’avait été nullement affaibli par les événemens de 1870 ; les avis sont nombreux, au contraire, pour estimer qu’il était devenu plus grand que jamais. Les États ne pouvaient donc pas admettre que le représentant de cette puissance, qu’ils savaient s’exercer chez eux, devînt le sujet d’un autre État. Il leur eût été intolérable et dangereux de voir le Pape réduit à la condition de sujet italien. L’Italie l’a parfaitement compris : elle pouvait choisir entre deux partis, ou chasser le Saint-Père hors de son territoire, ou le garder, mais en respectant, en reconnaissant sa souveraineté. Elle a préféré le second et elle a bien fait. Elle n’a pas voulu et elle n’aurait pas pu en prendre un troisième, c’est-à-dire considérer le Pape, chez elle, dans Rome, comme un citoyen quelconque. Ainsi la loi des Garanties se présente comme une œuvre habile, en ce que le respect dont elle témoigne pour la situation internationale du Pape n’a pas permis aux autres Puissances d’intervenir. Simple loi italienne, elle prend en fait, pour ce qu’elle proclame l’indépendance du Pape, la valeur d’un acte international, issu d’un accord tacite, mais absolu, de tous les États. Et les raisons qui, en 1870, l’ont dictée à l’Italie continueront, dans l’avenir, d’agir sur les déterminations de ce pays.

Ce n’est pas tout, et il ne suffit pas de répondre à l’objection en montrant le sens véritable et profond de la loi de 1871. Les États n’ont pas seulement donné au maintien de la souveraineté du Pape un assentiment tacite : ils y ont ajouté la reconnaissance la plus expresse. De quoi cela résulte-t-il ? où sont les actes diplomatiques les traités ? Il est vrai qu’il n’y a pas d’actes, qu’il n’y a pas de traités. Il y a mieux. Après 1871, les États qui avaient leurs ambassadeurs ou leurs représentans auprès du Saint-Siège ont continué de les y entretenir. Le Saint-Siège a continué d’avoir, auprès d’eux, ses nonces ou ses représentans. Le consentement, la volonté se manifestent, mieux que par des paroles ou des écrits, par des actes. Il n’en est pas de plus significatifs que cette attitude générale des États envers le Pape. Ce ne sont pas seulement des égards et du respect qu’ils témoignent à une religion et à son Pontife suprême ; ils lui reconnaissent les mêmes prérogatives, les mêmes honneurs temporels qu’ils ont accoutumé de reconnaître, entre eux, à leurs chefs ou souverains.

Parmi ces nations, la France a figuré jusqu’à la rupture de 1904. Et puisque l’arrêt qui proclame abolie la souveraineté du Pape émane d’une juridiction française, il est intéressant de rappeler quelles furent, sur le même sujet, la conduite des gouvernemens et l’opinion des hommes d’État français.

Elles n’ont pas varié. La présence d’un ambassadeur au Vatican et celle d’un nonce à Paris, la place donnée à ce nonce qui portait toujours la parole comme doyen du corps diplomatique, et, par exemple, le premier jour de chaque année, offrait au Président de la République les souhaits de tous les représentans étrangers, sont autant de preuves certaines, éclatantes que le Pape était, en France, reconnu comme souverain. Il l’était, notons-le, avec l’approbation des Chambres, et cette approbation se manifestait chaque année d’une manière d’autant plus expressive que le crédit relatif à notre ambassade auprès du Vatican était toujours discuté. La question de la souveraineté du Pape et de la reconnaissance que nous lui donnions se trouvait ainsi posée ; le ministre des Affaires étrangères faisait connaître son avis, et les Chambres, en lui accordant le crédit, ratifiaient son opinion dans le sens de la souveraineté pontificale. C’est dans ces conditions que Gambetta eut à se prononcer. Mais le débat le plus complet et le plus caractéristique se place en 1882, lorsque M. Duclerc était président du Conseil. Un amendement fut présenté par M. Madier de Montjau, proposant la suppression du crédit de l’ambassade ; M. Madier de Montjau soutint avec véhémence sa proposition, et contesta la souveraineté du Pape. Comme ministre des Affaires étrangères, M. Duclerc lui répondit, et voici, dans sa réponse, un passage qui mérite d’être cité :

« Avant les événemens qui ont mis fin au pouvoir temporel, le Pape était souverain de deux ou trois millions d’hommes. Croyez-vous que ce fût à ce souverain que la France envoyait des ambassadeurs ? Jamais la France n’a envoyé d’ambassadeurs à un souverain tel que l’était le Pape, comme prince temporel ; c’est au souverain pontife, représentant d’une grande puissance politique que les ambassadeurs étaient envoyés. Or, je vous demande si vous croyez que la puissance politique du Pape ait été diminuée par la suppression du pouvoir temporel ? J’estime qu’il n’est douteux pour personne que le Saint-Siège est encore actuellement une puissance politique, une aussi grande puissance qu’avant la suppression du pouvoir temporel. C’est donc au Pape, c’est au souverain pontife, à l’homme investi d’une grande puissance politique que les autres grandes puissances politiques de l’Europe envoyaient des ambassadeurs. C’est pour cela qu’après la perte du pouvoir temporel, elles ont persisté à lui en envoyer. »

Ce langage était tenu à la tribune, le 20 novembre 1882, M. Duclerc insistait : « J’ai dit et je répète que l’ambassade française auprès du Vatican est une nécessité de gouvernement pour la République ; » et la Chambre l’approuvait par 329 voix contre 132.

En 1895, Waldeck-Rousseau disait à son tour :

« La souveraineté ? On peut lire tout ce qu’ont écrit les écrivains du droit international public, on verra qu’elle se ramène à des idées bien simples ; elle naît du fait de l’influence qu’un État peut exercer sur la conduite des affaires extérieures, sur cette chose si compliquée, si haute, si difficile qui s’appelle la politique étrangère. Mais il est vraiment peu intéressant de voir comment naît la souveraineté ; car dans les relations des différens peuples, par conséquent dans le droit international, vainement la souveraineté d’un État serait née si elle n’est pas reconnue, de sorte qu’on a pu dire que, dans les relations internationales, c’est de la reconnaissance faite par un État au profit d’un autre que naît cette souveraineté elle-même. Eh bien, s’il en est ainsi, tout revient à savoir si, en France, la souveraineté du Saint-Siège est reconnue. Or quel doute est possible, quand le Président de la République, usant de sa prérogative constitutionnelle, celle qui met en relation et en contact avec lui les représentans des puissances, reçoit, accepte les lettres de crédit par lesquelles le nonce apostolique devient en France l’ambassadeur du Pape ? »

C’était, il est vrai, comme avocat, à la barre du tribunal de Montdidier, dans le procès Du Plessis-Bellière, que Waldeck-Rousseau prononçait ces paroles. Mais elles exprimaient aussi bien son opinion d’homme d’État ; et lorsque, quelques années plus tard, en 1901, il était président du Conseil, le garde des Sceaux, évidemment d’accord avec lui, écrivait au procureur général de Dijon, au sujet du même drapeau pontifical qui valut des poursuites à M. Pavie :

« En réponse à votre lettre du 26 juillet dernier, relative aux poursuites exercées contre M. P…, avocat, pour avoir arboré un drapeau aux couleurs blanche et jaune, et avoir contrevenu, etc., je vous informe que, d’après une communication de M. le ministre des Affaires étrangères, le drapeau pontifical, aux couleurs étrangères blanche et jaune, est celui d’un souverain. »

Il se trouve que le garde des Sceaux du ministère Waldeck-Rousseau, qui signa cette lettre, était hier président du Conseil : c’est M. Monis.

Par leur énergie et par leur identité, ces déclarations successives sont, en elles-mêmes, décisives. Elles le sont à la fois, parce qu’elles émanent d’hommes d’État qui représentaient le gouvernement de la France, et parce que la question qu’elles ont résolue est avant tout une question gouvernementale. C’est du gouvernement d’un pays, non pas de ses Cours de justice, qu’il dépend de reconnaître ou non une souveraineté étrangère. Il prend à cet égard ses résolutions suivant ce qu’il estime conforme aux intérêts nationaux ; les Chambres lui donnent leur assentiment. Et dès lors, les Tribunaux ne peuvent, sans excéder leur compétence et violer la règle de la séparation des pouvoirs, ni juger, ni même examiner si cette souveraineté existe ou n’existe pas ; ils n’ont qu’à constater le fait gouvernemental de la reconnaissance. Comment n’être pas surpris, quel que soit le respect qui lui est dû, que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, s’appuyant sur un incident de l’histoire d’Italie, ait effacé trente-quatre années de la nôtre ? Comment n’être pas surpris qu’elle ait déclaré abolie depuis 1870 la souveraineté du Pape que notre gouvernement a reconnue, au moins jusqu’en 1904, par des manifestations répétées du caractère le plus explicite ?

Mais depuis 1904 ? dira-t-on peut-être. La Chambre criminelle ne pouvait-elle pas considérer qu’en rompant les relations diplomatiques avec le Pape, notre gouvernement avait cessé de reconnaître sa souveraineté ? L’erreur eût été certaine ; les événemens qui se sont produits en France depuis 1904 n’ont rien à voir avec la souveraineté du Pape, ils ne signifient nullement que, désormais, nous refusions de la reconnaître. Que s’est-il passé, en effet ? L’ambassadeur français a été rappelé du Vatican, et le nonce apostolique de Paris ; puis notre Parlement a voté la loi du 9 décembre 1905 qui substitue, dans les rapports de l’Église et de l’État, le régime de la séparation à celui du Concordat. Or il est de toute évidence, d’abord, qu’une rupture diplomatique entre deux puissances n’a jamais pour résultat de mettre en question la souveraineté de l’une d’elles. En cas de guerre par exemple, les deux puissances belligérantes rappellent leurs ambassadeurs, mais cela ne signifie nullement qu’elles cessent de reconnaître la souveraineté lune de l’autre. Entre la France et le Saint-Siège, puissance spirituelle, la rupture diplomatique ne saurait, à plus forte raison, avoir cette conséquence. Quant à la loi de séparation, c’est une loi de police intérieure qui n’a rien changé, et qui, pas plus que la loi italienne des Garanties, ne pouvait rien changer à la condition internationale de la Papauté. Elle est muette, même en ce qui nous concerne, sur la question de la souveraineté pontificale ; elle se borne à fonder en France un nouveau régime des cultes. Son caractère de loi strictement intérieure s’accuse même d’une façon plus frappante par le fait que c’est une loi unilatérale. Il eût été naturel que, voulant remplacer un régime cultuel par un autre, notre gouvernement cherchât à s’entendre avec le Saint-Siège : il ne l’a pas fait ; la loi a été discutée, votée, promulguée sans que, à aucun moment, une conversation ait été engagée entre Paris et Rome. Il eût été conforme aux usages internationaux que, voulant supprimer chez elle le Concordat, la France le dénonçât d’abord au souverain pontife. Elle ne la pas fait ; et de cette omission il résulte, en droit strict, que si, demain, les Chambres décidaient d’abolir la loi de séparation, il ne serait pas besoin de conclure avec le Pape des accords nouveaux ; on retrouverait intact le Concordat. Toutes ces raisons prouvent surabondamment que, depuis 1904, la souveraineté du Pape est restée ce qu’elle était au temps où le gouvernement français entretenait un ambassadeur auprès du Vatican. La Chambre criminelle s’est d’ailleurs gardée d’attribuer aux événemens français de 1904 un effet qu’ils ne pouvaient pas avoir. Ce n’est pas sur eux qu’elle a fondé son arrêt. Mais pourquoi donc a-t-elle attribué aux événemens italiens de 1870 une action différente, une action effective ? Pourquoi est-elle venue se heurter à l’objection écrasante, tirée de ce que nous avons traité le Pape comme un souverain, à la face du monde, dans le temps même où elle déclare qu’il ne l’était plus ? La réponse est sans doute que le matérialisme, en droit comme en philosophie, ressemble à ces miroirs qui déforment la vérité. Spuller formulait la vérité complète et profonde le jour où il disait : « Croyez-vous que la souveraineté du Pape tienne à une motte de terre ? »


LOUIS DELZONS.