La Source grecque/02/Platon/Dieu dans Platon

Gallimard (p. 67-126).

DIEU DANS PLATON

Spiritualité dans Platon. I. e. spiritualité grecque. Aristote est peut-être en Grèce le seul philosophe au sens moderne, et tout à fait hors de la tradition grecque. Platon est tout ce que nous avons de la spiritualité grecque, et encore des œuvres de vulgarisation.

Il faut deviner. Du fait qu’une idée ne s’y trouve pas, ou pas explicitement… Qu’est donc Platon ? Un mystique héritier d’une tradition mystique où la Grèce entière baignait.

Vocation de chaque peuple de l’antiquité : aspect des choses divines (sauf les Romains). Israël : unité de Dieu. Inde : assimilation de l’âme à Dieu dans l’union mystique. Chine : mode d’opération propre à Dieu, plénitude de l’action qui semble inaction, plénitude de la présence qui semble absence, vide et silence. Égypte : immortalité, salut de l’âme juste après la mort, par l’assimilation à un Dieu souffrant, mort et ressuscité, charité envers le prochain. Grèce (qui a subi beaucoup l’influence de l’Égypte) : misère de l’homme, distance, transcendance de Dieu.

L’histoire grecque a commencé par un crime atroce, la destruction de Troie. Loin de se glorifier de ce crime comme font d’ordinaire les nations, ils ont été hantés par ce souvenir comme par un remords. Ils y ont puisé le sentiment de la misère humaine. Nul peuple n’a exprimé comme eux l’amertume de la misère humaine.


Deux tonneaux se trouvent placés au seuil de Zeus,
Où sont les dons qu’il donne, mauvais dans l’un, bons dans l’autre.
Ceux pour qui il mélange les dons, Zeus qui lance la foudre,
Ceux-là sont tantôt dans le malheur, tantôt dans la prospérité.
À qui il fait des dons funestes, il l’expose aux outrages.
L’affreux besoin le chasse au travers de la terre divine.
Il erre et ne reçoit d’égards ni des hommes ni des dieux[1].


Il n’y a pas de tableau de la misère humaine plus pur, plus amer et plus poignant que l’Iliade. La contemplation de la misère humaine dans sa vérité implique une spiritualité très haute.

Toute la civilisation grecque est une recherche de ponts à lancer entre la misère humaine et la perfection divine. Leur art à quoi rien n’est comparable, leur poésie, leur philosophie, la science dont ils sont les inventeurs (géométrie, astronomie, mécanique, physique, biologie) n’étaient pas autre chose que des ponts. Ils ont inventé (?) l’idée de médiation. Nous avons gardé ces ponts pour les regarder. Croyants comme incroyants. Mais nous n’avons presque aucune trace de la spiritualité grecque jusqu’à Platon.

Pourtant, voici quelques fragments. Fragment orphique :


Tu trouveras près de la demeure des morts, à gauche, une source.
Près d’elle, tout blanc, se dresse un cyprès.
Cette source-là, n’y va pas, n’en approche pas.
Tu en trouveras une autre qui sort du lac de la Mémoire,
eau froide qui jaillit. Des gardes se tiennent devant.
Dis-leur : Je suis la fille de la Terre et du Ciel étoilé,
mais j’ai mon origine au Ciel. Cela, vous le savez vous-mêmes.
La soif me consume et me tue. Ah ! donnez vite
l’eau froide qui jaillit du lac de la Mémoire.

Et ils te permettront de boire à la source divine,
et alors parmi tous les héros, tu règneras[2].


Cette Mémoire est la même qui est le principe de la réminiscence platonicienne et de la « mémoire douloureuse »[3] d’Eschyle. C’est la connaissance des choses divines. Le cyprès blanc a peut-être des rapports avec l’Arbre de la science du bien et du mal, qui, d’après la « Queste du saint Graal », était entièrement blanc.

Ce texte contient déjà une partie de la spiritualité grecque telle qu’on la trouve dans Platon. Il contient beaucoup de choses. Que nous sommes enfants du Ciel, c’est-à-dire de Dieu. Que la vie terrestre est un oubli. Ici-bas nous sommes dans l’oubli de la vérité transcendante et surnaturelle. Puis que la condition du salut est la soif. Il faut avoir soif de cette vérité oubliée jusqu’à sentir que la soif nous tue. Enfin que la soif est comblée à coup sûr. Si nous avons suffisamment soif de cette eau, et si nous savons qu’il nous appartient d’en boire en tant qu’enfants de Dieu, elle nous sera accordée.

Pythagoriciens. Centre de la civilisation grecque. On n’en sait presque rien, sinon par Platon.

Fragments d’Héraclite, Λόγος, Zeus, feu éternel, fragment de Cléanthe.

Hippolyte d’Euripide : chasteté absolue en vue d’un commerce d’amitié mystique avec la divinité.


Platon. Savoir deux choses à son sujet.

1o Ce n’est pas un homme qui a trouvé une doctrine philosophique. Contrairement à tous les autres philosophes (sans exception, je crois), il répète constamment qu’il n’a rien inventé, qu’il ne fait que suivre une tradition, que parfois il nomme et parfois non. Il faut le croire sur parole.

Il s’inspire tantôt de philosophes antérieurs dont nous possédons des fragments et dont il a assimilé les systèmes dans une synthèse supérieure, tantôt de son maître Socrate, tantôt de traditions grecques secrètes dont nous ne savons presque rien sinon par lui, la tradition orphique, la tradition des mystères d’Éleusis, la tradition pythagoricienne qui est la mère de la civilisation grecque, et très probablement des traditions d’Égypte et d’autres pays d’Orient. Nous ne savons pas si Platon était ce qu’il y a de mieux dans la spiritualité grecque : il ne nous est pas resté autre chose. Pythagore et ses disciples sans doute encore plus merveilleux.

2o Nous ne possédons de Platon que les œuvres de vulgarisation destinées au grand public. On peut les comparer aux paraboles de l’Évangile. Du fait que telle idée ne s’y trouve pas, ou ne s’y trouve pas explicitement, rien ne permet de penser que Platon et les autres Grecs ne l’avaient pas.

Il faut essayer de pénétrer à l’intérieur en s’attardant sur des indications parfois très brèves, en rapprochant des textes dispersés.

Mon interprétation : Platon est un mystique authentique, et même le père de la mystique occidentale.


Textes sur Dieu.

(Remarque sur θεοί, θεός, ὁ θεός. Θεοί : Ou il s’amuse. Ou : la divinité [cf. Élohim]. Ou souvent quelque chose d’analogue aux anges : êtres finis, mais parfaitement purs.)


Théétète, 176 :

Théodore : « Socrate, si tu persuadais tout le monde autant que moi, il y aurait davantage de paix et moins de mal parmi les hommes. »

Socrate : « Mais il n’est pas possible que le mal disparaisse, Théodore. Car il est nécessaire qu’il y ait toujours quelque chose qui soit plus ou moins contraire au bien (ὑπεναντίον). Et cette chose ne peut pas avoir son siège parmi les dieux ; mais il est nécessaire qu’elle circule au milieu de la nature mortelle, dans ce monde-ci. C’est pourquoi il faut s’efforcer de fuir d’ici-bas le plus rapidement qu’on peut. La fuite, c’est l’assimilation à Dieu dans toute la mesure du possible. Cette assimilation consiste à devenir juste et saint avec l’aide de la raison. Mais, mon cher, il n’est pas facile de persuader aux gens qu’il faut fuir le péché et chercher la vertu pour un autre motif que celui du commun des hommes, qui ne veulent pas paraître mauvais, qui veulent paraître vertueux. C’est là une niaiserie de vieille femme, je crois. La raison véritable, la voici. Jamais, d’aucune manière, Dieu n’est injuste. Il est juste au suprême degré, et il n’y a rien de plus semblable à lui que celui d’entre nous qui est le plus juste possible. La connaissance de cela, c’est là la sagesse et la vertu véritable. Être ignorant de cela, c’est là manifestement être stupide et vil. Les autres habiletés apparentes, les autres sagesses qui concernent la politique, la puissance, la technique, sont grossières et mercenaires. Quant à ceux qui commettent des injustices, dont les paroles ou les actions sont impies, il vaut bien mieux ne pas admettre qu’ils puissent être redoutables (habiles) par (dans) leur méchanceté. Car les reproches les font exulter, et ils croient qu’on les regarde comme n’étant pas des êtres vides, des poids inutiles de la terre, mais des mâles (des êtres virils), tels qu’on doit être pour rester sain et sauf dans une cité. Il faut dire la vérité, à savoir qu’ils sont d’autant plus ce qu’ils ne croient pas être qu’ils croient ne pas l’être. Car ils ignorent le châtiment de l’injustice ; et c’est la chose au monde qu’il faut le moins ignorer. Ce n’est pas celui qu’ils croient, la mort et les coups que parfois les hommes injustes ne subissent pas, mais un autre châtiment auquel il est impossible d’échapper. Il y a dans la réalité deux modèles, l’un divin et bienheureux, l’autre privé de Dieu et misérable. Ils ne voient pas qu’il en est ainsi. Leur stupidité, leur extrême ignorance leur cache que, du fait de leurs actions injustes, ils sont semblables au second et différents du premier. Ils sont châtiés par le fait qu’ils vivent la vie qui s’accorde avec le modèle auquel ils ressemblent. »


Idées principales : Fuite. Pythagore : Que celui qui s’en va ne se retourne pas. (Violence de la peur, juin 1940.) — Assimilation (cf. géométrie, Épinomis) : Dieu est parfaitement juste. Grecs obsédés par l’idée de justice (à cause de Troie ?). Sont morts de l’avoir abandonnée. Deux morales, l’une extérieure, qui est humaine, l’autre, la véritable, qui est surnaturelle et vient de Dieu et se confond avec la connaissance (γνῶσις, mot de l’Évangile) de la vérité la plus haute (remarque sur les quatre vertus). La récompense du bien consiste dans le fait qu’on est bon, la punition du mal dans le fait qu’on est mauvais, et ce sont une récompense et une punition automatiques (je ne juge pas, ils se condamnent eux-mêmes).

(Conséquence très importante de cette « assimilation ». Les idées de Platon sont les pensées de Dieu ou les attributs de Dieu.)

Autrement dit : alors que dans le domaine de la nature (y compris psychologique) le mal et le bien se produisent sans cesse mutuellement, dans le domaine spirituel le mal ne produit que du mal et le bien ne produit que du bien. (Évangile.) Et le bien et le mal consistent dans le contact (contact par similitude) ou la séparation d’avec Dieu. (Il s’agit donc de tout autre chose que d’une conception abstraite de Dieu à quoi l’intelligence humaine peut parvenir sans la grâce, mais d’une conception expérimentale.)

Qu’est-ce que cette justice ? Comment l’imitation de Dieu par un homme est-elle possible ? Nous avons une réponse. C’est le Christ. Quelle est la réponse de Platon ?

République, II, 360 sqq. (cf. Hippolyte d’Euripide) :


« … N’ôtons rien ni à l’injustice de l’injuste ni à la justice du juste, mais posons l’un et l’autre dans sa perfection. [Tout réussit à l’injuste.] … Posons le justehomme simple et généreux, qui, comme dit Eschyle, ne veut pas l’apparence, mais la réalité de la justice. Ôtons lui donc l’apparence … Qu’il soit rendu nu de toutes choses excepté la justice. Sans jamais commettre d’injustice, qu’il ait la réputation de la plus grande injustice, pour qu’il soit éprouvé dans sa justice par le fait qu’il ne sera pas amolli (τέγγεσθαι) par la mauvaise réputation et ses effets, mais sera inébranlable jusqu’à la mort, traversant la vie dans l’apparence de l’injustice et la réalité de la justiceLe juste dans cette disposition sera fouetté, torturé, enchaîné, on lui brûlera les yeux, et au bout de tous ses maux il sera [empalé] [ crucifié] et saura que ce qu’il faut vouloir n’est pas la réalité, mais l’apparence de la justice… »


Adimante veut qu’on fasse aussi abstraction du salut et de la damnation.

« Ne nous démontre pas seulement que la justice vaut mieux que l’injustice, mais par quelle opération chacune par elle-même rend celui qui la possède soit bon soit mauvais. Et il faut en ôter les apparences. Tu dois ôter à chacune son apparence véritable et lui imprimer l’apparence contraire ; sans quoi nous dirons que tu loues non la justice, mais l’apparence de justice … Ainsi montre-nous non seulement que la justice vaut mieux que l’injustice, mais par quelle opération la justice elle-même par elle-même rend bon celui qui la possède, et cela qu’elle soit manifeste ou qu’elle soit cachée aux dieux et aux hommes. »


Supprimer l’apparence de la justice même à l’égard de Dieu. Que le juste soit même abandonné de Dieu.


Cette image de la nudité, nous la retrouvons liée à celle de la mort dans le Gorgias.

Gorgias, 523.


« Écoute un très beau récit. Tu penseras que c’est une fable, mais moi, je pense que c’est un récit. Je te dirai comme une vérité ce que je vais te dire.

[Autrefois] le jugement était exercé par des vivants sur des vivants ; chacun était jugé le jour où il devait mourir. C’est pourquoi les jugements étaient mauvais. Pluton et les gardiens des îles bienheureuses vinrent dire à Zeus que des deux côtés il venait des hommes qui ne le méritaient pas. Zeus dit alors : « Eh bien, moi, je mettrai fin à cela. À présent on prononce de mauvais jugements. C’est parce que ceux qu’on juge sont jugés vêtus ; car ils sont jugés vivants. Or beaucoup de ceux qui ont des âmes criminelles sont vêtus de beaux corps, de noblesse, de richesse ; et quand le jugement a lieu, beaucoup de témoins les accompagnent pour témoigner qu’ils ont vécu justement. Tout cela fait impression sur les juges. Et de plus, eux aussi jugent vêtus. Les yeux, les oreilles, tout leur corps est un voile devant leur âme. Tout cela se met devant eux, leurs propres vêtements et ceux des accusés. D’abord donc il faut que les hommes ne connaissent plus à l’avance l’heure de leur mort ; à présent ils la connaissent. Qu’on dise à Prométhée qu’il y mette fin. Puis il faut qu’ils soient nus au jugement, tous ceux-là, il faut donc qu’ils soient jugés morts. Le juge aussi doit être nu, il doit être mort, par l’âme elle-même il doit contempler l’âme elle-même de chacun aussitôt après la mort, abandonnée de tous ses proches et ayant laissé sur terre toute la parure d’ici-bas, afin que le jugement soit juste. Moi, sachant ces choses avant vous, j’ai choisi pour juges mes fils …, et quand ils seront morts ils jugeront dans la prairie, dans le carrefour d’où partent les deux routes, celle qui va aux îles bienheureuses, celle qui va au Tartare ».

La mort à mon avis n’est pas autre chose que la séparation de deux choses, l’âme et le corps ; et quand elles sont séparées, chacune est à peu près dans le même état que quand l’homme vivait… Si quelqu’un … avait le corps grand … son cadavre est grand … et ainsi du reste. S’il avait vivant sur le corps des traces de coups de fouet, des cicatrices de coups et de blessures, on voit tout cela aussi sur son corps quand il est mort. Il me semble qu’il en est de même pour l’âme. Toutes choses dans l’âme deviennent apparentes quand elle est nue et dépouillée du corps, les dispositions naturelles et les effets que l’âme subit du fait de chaque attachement à un objet. Quand on arrive devant le tribunal … [le juge] contemple l’âme de chacun sans savoir à qui elle appartient, mais souvent, saisissant celle du grand roi ou d’un autre roi ou d’un autre puissant, il voit qu’à cause de ses parjures et de ses injustices elle est pleine des coups de fouet et des cicatrices qu’y ont imprimés chaque action, que tout y est tordu par l’effet du mensonge et de la vanité, que rien n’y est droit parce qu’elle a été élevée sans vérité.

Crois-moi donc et suis-moi en ce lieu qui assure quand on y arrive une vie et une mort heureuses. Et permets à n’importe qui de te mépriser comme étant insensé, de t’outrager, s’il veut, et par Zeus supporte même fermement la honte de ce coup au visage dont tu parles tant ; car tu ne souffriras là rien de terrible si tu es véritablement bon et beau, exercé dans la vertu. »


On trouve dans ce texte :

1o Encore l’idée que le jugement n’est pas autre chose que l’expression de ce que chacun est en réalité. Non pas une appréciation de ce qu’il a fait, mais la constatation de ce qu’il est. Les mauvaises actions ne comptent que par les cicatrices qu’elles laissent dans l’âme. Il n’y a là aucun arbitraire ; une nécessité rigoureuse.

2o L’image de la nudité liée à celle de la mort. (Le plus ancien texte ?…) Cette double image est mystique par excellence.

Il n’y a pas d’homme si sage, si clairvoyant, si juste soit-il, qui ne soit influencé par l’aspect physique et bien plus encore par la situation sociale des gens (si vous croyez…). Effet de l’imagination. Personne n’est insensible aux habits. Victoire ou défaite, etc.

La vérité est cachée par tout cela. La vérité est secrète. (Votre père qui est dans le secret…) La vérité n’est manifeste que dans la nudité, et la nudité est la mort, c’est-à-dire la rupture de tous les attachements qui constituent pour chaque être humain la raison de vivre : les proches, l’opinion d’autrui, les possessions matérielles et morales, tout.

Platon ne dit pas, mais il implique que pour se rendre juste, ce qui exige la connaissance de soi, il faut devenir dès cette vie nu et mort. L’examen de conscience exige cette rupture de tous les attachements qui constituent nos raisons de vivre.

Il dit d’ailleurs explicitement dans le Phédon[4] :


« Ceux qui s’attachent comme il convient à la recherche de la sagesse ne s’exercent pas à autre chose qu’à mourir et à être morts… La mort n’est pas autre chose que le fait pour l’âme d’être séparée du corps … L’âme de celui qui cherche la sagesse méprise le corps et fuit loin de lui et cherche à être seule avec elle-même … Si nous voulons connaître quoi que ce soit d’une manière pure, nous devons nous séparer du corps et contempler les choses avec l’âme elle-même … C’est à ce moment seulement, semble-t-il, que nous posséderons ce que nous désirons, ce dont nous nous disons amoureux, la raison ; c’est-à-dire après notre mort, non pas tant que nous vivons. Car s’il est impossible avec le corps de rien connaître purement, de deux choses l’une, ou nous ne posséderons jamais le savoir, ou après notre mort ; car alors l’âme sera en elle-même, par elle-même, loin du corps, non pas auparavant. Et tant que nous vivons, il semble bien que nous serons d’autant plus proches du savoir que nous n’aurons ni commerce ni union avec le corps, hors du strict nécessaire ; que nous ne serons pas emplis de sa nature ; que nous nous purifierons de lui jusqu’à ce que Dieu lui-même nous délivre … La purification consiste à séparer le plus possible l’âme du corps, à la poser, et, l’ayant posée seule avec elle-même, sans aucun contact avec le corps, à la rassembler et à la recueillir ; à la faire habiter dans la mesure du possible, maintenant et dans l’avenir, seule avec elle-même et comme libérée des attaches du corps. Or cela, le détachement et la séparation de l’âme par rapport au corps, a pour nom la mort. »


Il est presque certain que cette double image de la nudité et de la mort comme symbole du salut spirituel vient des traditions de ces cultes secrets que les anciens nommaient les mystères. Texte babylonien d’Ishtar aux enfers. Sept portes : « À chacune on se dépouille de quelque chose. » Sens de l’image de la porte : frappez et on vous ouvrira. Osiris, et par suite Dionysos, mort et ressuscité. — Descente aux enfers comme initiation.

Rôle de cette double image dans la spiritualité chrétienne. Mort, Saint Paul. Nudité, Saint Jean de la Croix, Saint François.

Si la justice exige que durant cette vie on soit nu et mort, il est évident qu’elle est une chose impossible à la nature humaine, surnaturelle.

Ce qui empêche l’âme de s’assimiler à Dieu par la justice, c’est d’abord la chair, dont Platon dit après les Orphiques et les Pythagoriciens : « Le corps est le tombeau de l’âme[5]. »

Philolaos : « [Nous savons] par le témoignage des antiques théologiens et prophètes que c’est par l’effet d’un châtiment que l’âme est liée au corps et comme ensevelie dans ce tombeau[6]. »

De nombreux textes de Platon sur le péril de la chair.

Platon a repris aussi une autre image des Pythagoriciens comparant la partie sensible et charnelle de l’âme, siège du désir, à un tonneau qui chez les uns a un fond et chez les autres est percé. Chez ceux qui n’ont pas reçu la lumière le tonneau est percé, et ils sont continuellement occupés à y verser tout ce qu’ils peuvent sans jamais pouvoir le remplir[7].

Mais un obstacle plus grand que la chair est la société. Image terrible à ce sujet. Une idée de première importance dans Platon, qui court dans toutes ses œuvres, mais n’est explicitement exprimée que dans ce passage, pour des raisons que le passage lui-même expliquera. Jamais on n’y attache assez d’importance.


« Crois-tu comme le vulgaire qu’il y ait seulement quelques adolescents corrompus par les sophistes ? Crois-tu que cette corruption vaille la peine qu’on en parle, celle qu’accomplissent quelques sophistes, de simples particuliers ? Ceux qui en parlent, ce sont eux-mêmes les plus grands sophistes : ce sont eux qui font la totalité de l’éducation, eux qui modèlent selon leur désir hommes et femmes, jeunes et vieux. — Quand donc, dit-il ?C’est, dit Socrate, quand une foule nombreuse réunie dans une assemblée, un tribunal, un théâtre, une armée, ou tout autre lieu de rassemblement massif, blâme ou loue des paroles ou des actes avec un grand tumulte. Ils blâment et louent à l’excès, ils crient, ils frappent des mains, et les rochers mêmes et le lieu où ils se trouvent fait écho en redoublant le fracas du blâme et de la louange. »


N. B. Ceci semble particulier à Athènes, mais il faut transposer. La suite montre que Platon a en vue toute espèce de vie sociale sans exception.


« Dans de telles circonstances, quel doit être l’état du cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation individuelle pourrait résister, ne pas être submergée par ces blâmes et ces éloges, ne pas s’en aller emportée au hasard par le flot ? Il prononcera alors certaines choses belles, certaines choses honteuses, conformément à l’avis des autres ; il s’attachera aux mêmes choses qu’eux, il deviendra semblable à eux. — Il у sera puissamment contraint, Socrate. — Et pourtant, dit Socrate, je n’ai pas encore parlé de la plus grande contrainte. — Laquelle ? — La contrainte que ces éducateurs, ces sophistes exercent sur ceux qu’ils ne persuadent pas. Ignores-tu que celui qui ne se laisse pas persuader est puni par eux d’infamie, de confiscation et de mort ? Crois-tu donc que contre cela un autre sophiste, un simple individu puisse se dresser efficacement ? Non certes, et même l’entreprendre serait une grande folie.

Car il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’autre enseignement concernant la moralité que celui de la multitude. Du moins pas d’autre enseignement humain. Car pour ce qui est divin il faut, selon le proverbe, faire exception. Il faut bien savoir ceci. Quiconque est sauvé et devient ce qu’il doit être alors que les cités ont une telle structure, celui-là, si l’on veut parler correctement, doit être dit sauvé par l’effet d’une prédestination qui procède de Dieu (θεοῦ μοῖραν)[8]. »


N. B. Il est impossible d’affirmer plus catégoriquement que la grâce est l’unique source du salut, que le salut vient de Dieu et non de l’homme. Les allusions aux tribunaux, au théâtre, etc., qui se rapportent aux mœurs athéniennes, pourraient faire croire que cette conception n’a pas une portée générale ; mais les paroles « il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais… » montrent le contraire. La multitude s’impose sous tel ou tel mode dans toutes les sociétés sans exception. Il y a deux morales, la morale sociale et la morale surnaturelle, et seuls ceux qui sont illuminés par la grâce ont accès à la seconde.

La sagesse de Platon n’est pas une philosophie, une recherche de Dieu par les moyens de la raison humaine. Une telle recherche, Aristote l’a faite aussi bien qu’on peut la faire. Mais la sagesse de Platon n’est pas autre chose qu’une orientation de l’âme vers la grâce.


« Quant aux particuliers qui donnent des leçons rétribuées, la multitude les nomme des sophistes et les regarde comme des rivaux. Mais ils n’enseignent pas autre chose que les opinions de la multitude, opinions qui se forment quand la multitude est assemblée. C’est là ce qu’ils nomment sagesse. Suppose un animal gros et fort ; celui qui le soigne apprend à connaître ses colères et ses désirs, comment il faut l’approcher, par où il faut le toucher, à quels moments et par quelles causes il devient irritable ou doux, quels cris il a coutume de pousser quand il est dans telle ou telle humeur, quelles paroles sont susceptibles de l’apaiser et de l’irriter. Suppose qu’ayant appris tout cela par la pratique, à force de temps, il appelle cela une sagesse ; qu’il en compose une méthode et qu’il en fasse la matière d’un enseignement. Il ne sait pas du tout en vérité ce qui parmi ces opinions et ces désirs est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste. Il applique tous ces termes en fonction des opinions du gros animal. Ce qui fait plaisir à l’animal, il le nomme bon, ce qui répugne à l’animal, il le nomme mauvais, et il n’a pas à ce sujet d’autre critère. Les choses nécessaires, il les nomme justes et belles, car il est incapable de voir ou de montrer à autrui à quel point diffèrent en réalité l’essence du nécessaire et celle du bien.

Ne serait-ce pas là un étrange éducateur ? Eh bien, tel est exactement celui qui croit pouvoir regarder comme constituant la sagesse les aversions et les goûts d’une multitude assemblée d’éléments disparates, qu’il s’agisse de peinture, de musique ou de politique. Or si quelqu’un a commerce avec la multitude et lui communique une poésie ou toute autre œuvre d’art ou une conception politique, s’il prend la multitude comme maître en dehors du domaine des choses nécessaires, une nécessité d’airain lui fera faire ce que la multitude approuve[9]. »


Ce gros animal, qui est la bête sociale, est de toute évidence le même que la bête de l’Apocalypse.

Cette conception platonicienne de la société comme étant l’obstacle entre l’homme et Dieu, obstacle que Dieu seul peut franchir, peut être aussi rapprochée des paroles du diable au Christ dans Saint Luc.


« Il lui montra dans l’espace d’un instant tous les royaumes de la terre. Et le diable lui dit : Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée. Car elle m’a été abandonnée, à moi et à quiconque il me plaît d’en faire part[10]. »


Entre parenthèses, une telle théorie de la société implique que la société est essentiellement mauvaise (en quoi Machiavel n’est qu’un disciple de Platon, comme presque tous les hommes de la Renaissance), et que la réforme ou la transformation de la société ne peut pas avoir d’autre objet raisonnable que de la rendre la moins mauvaise possible. C’est ce qu’avait compris Platon, et sa construction d’une cité idéale dans la République est purement symbolique. Contre-sens fréquent à ce sujet.

Mot de Richelieu. Machiavel. Marxisme autant qu’il est vrai. — Mal irréductible qu’on peut seulement tenter de limiter. Règle : ne pas se soumettre à la société hors du domaine des choses nécessaires.

Il est difficile de saisir la portée de cette conception de Platon, parce qu’on ne sait pas à quel point on est esclave des influences sociales. Par sa nature même cet esclavage est presque toujours inconscient, et aux moments où il apparaît à la conscience il y a la ressource du mensonge à soi pour le voiler.

Deux remarques, pour éclairer un peu.

1o Les opinions du gros animal ne sont pas nécessairement contraires à la vérité. Elles se forment au hasard. Il aime certaines choses mauvaises et hait certaines choses bonnes ; mais d’autre part il y a des choses bonnes qu’il aime et des choses mauvaises qu’il hait. Mais là où ses opinions sont conformes à la vérité elles sont essentiellement étrangères à la vérité.

Ex. : Si on a envie de voler et qu’on se retienne, il y a une grosse différence entre se retenir par obéissance au gros animal ou par obéissance à Dieu.

L’ennuyeux est qu’on peut fort bien se dire qu’on obéit à Dieu et obéir réellement au gros animal. Car les mots peuvent toujours servir d’étiquette à n’importe quoi.

Ainsi le fait que sur un point on pense ou on agit conformément à la vérité ne prouve nullement qu’en ce point on ne soit pas esclave du gros animal.

Toutes les vertus ont leur image dans la morale du gros animal, sauf l’humilité. La clef du surnaturel. Aussi est-elle mystérieuse, transcendante, indéfinissable, irreprésentable. (Égypte.)

2o En fait tout ce qui contribue à notre éducation consiste exclusivement en choses qui à une époque ou à une autre ont été approuvées par le gros animal.

Racine. Andromaque et Phèdre. S’il avait débuté par Phèdre…

L’histoire ; les hommes dont le nom est parvenu jusqu’à nous ont été rendus célèbres par le gros animal. Ceux qu’il ne rend pas célèbres restent inconnus et de leurs contemporains et de la postérité.

Enfin remarquer que le blâme du gros animal a eu le pouvoir d’amener tous les disciples du Christ sans exception à abandonner leur maître. Comme nous valons beaucoup moins qu’eux, il est certain que le gros animal a au moins autant de pouvoir sur nous sans que nous nous en rendions compte, ce qui est bien pire ; à tous les instants ; en ce moment même. Et la part qu’il a en nous, Dieu ne l’a pas…


Étant reconnu que la grâce émanée de Dieu est nécessaire, en quoi consiste-t-elle, par quels procédés est-ce qu’elle s’accomplit, de quelle manière est-ce que l’homme la reçoit ? Textes : République, Phèdre, Banquet. Platon se sert d’images. L’idée fondamentale de ces images est que la disposition de l’âme qui reçoit et accueille la grâce n’est pas autre chose que l’amour. L’amour de Dieu est la racine et le fondement de la philosophie de Platon.

Idée fondamentale : l’amour orienté vers son objet propre, c’est-à-dire la perfection, met en contact (contact) avec la seule réalité absolument réelle. Protagoras disait : L’homme est la mesure de toutes choses. Platon répond : Rien d’imparfait n’est mesure d’aucune chose[11] et Dieu est la mesure de toutes choses[12].

Le bien est au-dessus de la justice et des autres vertus ; nous les recherchons pour autant qu’elles sont bonnes.


Banquet[13] : « Il n’est pas vrai de dire qu’un homme chérit ce qui est à lui (pas d’égoïsme). Il n’y a pas d’autre objet de désir pour l’homme, sinon le bien. »


« Ceci est manifeste que, quant à la justice et à la beauté, beaucoup de gens préfèrent l’apparence ; et même si la réalité n’y est pas, néanmoins ils s’occupent de ces apparences, ils les possèdent, ils en jugent. Mais quant au bien, personne ne se contente d’en posséder l’apparence. Tous en cherchent la réalité. En cette matière, chacun méprise la simple opinion. Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose de réel, mais incertaine et incapable de saisir suffisamment ce qu’il est ; et elle ne peut sur ce point avoir comme en d’autres matières une croyance ferme[14].)

(Il faut plus qu’une croyance…)


Socrate dit qu’il va expliquer le bien par une image.

République. Comparaison entre le bien et le Soleil. (Remarquer que le Soleil était une image de Dieu pour les Égyptiens ; et qu’au Pérou, avant que les Espagnols n’aient découvert et anéanti ce pays, on adorait comme unique divinité le Soleil, regardé comme le symbole de Dieu, qu’on considérait comme trop élevé pour être l’objet d’un culte direct.)


« Il y a beaucoup de choses belles, de choses bonnes et ainsi de suite. Mais le beau lui-même, le bien lui-même, et ainsi de suite, quand nous en parlons, nous établissons ce qu’est chacune de ces choses selon l’idée unique d’une essence unique. Les choses, nous les voyons, nous ne les concevons pas (νοεῖσθαι). Les idées, nous les concevons, nous ne les voyons pas. Les choses visibles, nous les voyons par la vue. Mais quand il y a le visible et la vue, il manque quelque chose. Que l’œil possède la vue et essaie de s’en servir, que les objets possèdent la couleur, pourtant l’œil ne verra pas et les couleurs ne seront pas vues s’il n’y a pas une troisième chose destinée précisément à la vision, à savoir la lumière… Le soleil n’est pas la vue. Il n’est pas l’organe de la vue que nous nommons cil. Mais de tous les organes des sens l’œil est ce qu’il y a de plus semblable au soleil. »


Parenthèse sur νοῦς et νοητός :


« C’est le soleil que je nommais la progéniture du bien, engendrée par le bien comme une chose analogue à lui-même. Car le bien est dans le monde spirituel (νοητός) à l’esprit (νοῦς) et aux choses spirituelles (νοούμενα), ce qu’est le soleil dans le monde visible à la vue et aux choses qu’on voit.

Quand les yeux ne se tournent pas vers les choses dont la lumière du jour éclaire les couleurs, mais vers celles qui ont comme un éclat nocturne, ils sont émoussés et comme aveugles, comme si la vue claire n’était pas en eux. Toutes les fois qu’ils se tournent vers les choses éclairées par le soleil, ils voient clairement, et il est manifeste que la vue est en eux.

Il en est de même pour l’œil spirituel de l’âme. Toutes les fois qu’il se pose sur une chose dont resplendit la vérité et la réalité, alors il conçoit (ἐνόησε), il connaît et il est manifeste qu’il est esprit. Quand il s’appuie sur ce qui est mélangé de ténèbres, sur ce qui devient et périt, il n’a que des opinions, il est émoussé, il met les opinions sens dessus dessous et il semble qu’il ne soit pas esprit.

Ce qui pour les choses connues est la source de la vérité et pour l’être qui connaît la source de la faculté de connaître, il faut dire que c’est l’idée du bien. Il faut penser qu’elle est l’auteur (αἰτίαν) et de la science et de la vérité en tant qu’objet de connaissance. La connaissance et la vérité sont deux belles choses, mais pour penser correctement il faut regarder l’idée du bien comme étant encore plus belle. On peut avec raison regarder ici-bas la lumière et la vue comme des choses parentes du soleil, mais non pas comme le soleil lui-même. De même on peut regarder avec raison la connaissance et la vérité comme étant choses parentes du bien, mais non pas comme le bien lui-même. Ce qui constitue le bien doit être encore plus honoré.

Mais il faut considérer encore l’image du bien. Le soleil ne fournit pas seulement aux choses visibles la possibilité d’être vues, mais aussi le devenir, l’accroissement et la nourriture, et cela quoique lui-même ne soit pas un devenir. De même pour les choses connaissables, le bien ne leur fournit pas seulement la possibilité d’être connues, mais encore (τὸ εἶναι καὶ τὴν οὐσίαν) la réalité et l’être leur viennent de lui, quoique lui-même ne soit pas un être, mais quelque chose qui est encore au-dessus de l’être par la dignité et par la vertu[15]. »


Réel et imaginaire dans la vie spirituelle.


« Ne pense pas que l’éducation soit ce que quelques-uns publient qu’elle est. Car ils affirment que la science n’étant pas dans l’âme ils vont l’y mettre, comme s’ils allaient mettre la vue dans des yeux aveugles. Or ce que nous avons dit montre que la faculté d’apprendre et l’organe de cette faculté existe dans l’âme de chacun. Mais elle y existe comme un œil qui ne pourrait pas, sinon accompagné par le corps tout entier, se tourner vers la lumière et quitter les ténèbres. Ainsi c’est avec l’âme tout entière qu’il faut se détourner du devenir (du temporel) jusqu’à ce qu’elle devienne capable de supporter la contemplation de la réalité (τὸ ὄν) et de ce qu’il y a de plus lumineux dans la réalité, c’est-à-dire du bien. Ainsi ce qu’il faut ici, c’est une méthode de la conversion, donnant la manière la plus facile et la plus efficace de faire que l’âme se tourne. C’est tout autre chose qu’une méthode pour mettre dans l’âme la vue. Car elle a la vue, mais elle ne la dirige pas bien, elle ne regarde pas où il faut, et c’est à cela qu’il faut arriver[16]. »


Quelques remarques.


La vue est l’intelligence, l’orientation juste est l’amour surnaturel.


Quoique Platon s’exprime en termes strictement impersonnels, ce bien qui est l’auteur et de l’intelligibilité et de l’être de la vérité, n’est pas autre chose que Dieu. Seulement Platon se sert du mot auteur pour indiquer que Dieu est une personne. Ce qui agit est une personne.

Platon, en donnant à Dieu le nom de bien, exprime aussi fortement qu’on peut le faire que Dieu est pour l’homme ce vers quoi va l’amour.


« Le bien est ce que cherche toute âme, ce pourquoi elle agit, pressentant qu’il est quelque chose, mais ignorant ce qu’il est[17]. »


Cf. Saint Augustin. Dieu est un bien qui n’est autre chose que bien. C’est du Platon.

Deux idées :

1o Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’autre rapport de l’homme à Dieu que l’amour. Ce qui n’est pas amour n’est pas rapport avec Dieu.

2o L’objet qui convient à l’amour, c’est Dieu, et tout homme qui aime autre chose que Dieu se trompe, fait erreur, comme si on courait vers un inconnu dans la rue parce qu’on l’a pris pour un ami.

Ensuite c’est seulement en tant que l’âme s’oriente vers ce qu’il faut aimer, c’est-à-dire en tant qu’elle aime Dieu, qu’elle est apte à savoir et à connaître. Il est impossible à l’homme d’exercer pleinement son intelligence sans la charité, parce qu’il n’y a pas d’autre source de lumière que Dieu. Ainsi la faculté d’amour surnaturel est au-dessus de l’intelligence et en est la condition. L’amour de Dieu est l’unique source de toutes les certitudes. (La philosophie de Platon n’est pas autre chose qu’un acte d’amour envers Dieu.)

Cet être (réalité) qui procède du bien, ce n’est pas le monde matériel, car celui-ci n’est pas être, mais mélange perpétuel de devenir et d’anéantissement, il est changement. L’être qui procède du bien, ce ne sont pas non plus les conceptions que notre intelligence a la capacité de manier et de définir. Car, plus loin, Platon compare les plus précises de ces notions à des ombres, à des reflets et des images dans l’eau.

Cet être est transcendant par rapport à la nature et à l’intelligence humaine. La lumière qui l’éclaire n’est pas non plus de la même nature que l’intelligibilité dans les sciences qui sont à notre portée. C’est aussi une lumière transcendante.

Dès lors il semble difficile de ne pas regarder cet être comme étant Dieu et cette lumière comme étant Dieu. Il semble difficile d’interpréter ces trois notions du bien, de la vérité et de l’être autrement que comme une conception de la Trinité. (Le Bien correspondant au Père, l’être au Fils et la vérité à l’Esprit.)

Cf. Parménide, 143, e. Si l’un est, il y a l’un, l’être et le lien des deux (et de là tous les nombres). Mais c’est purement abstrait. (Si l’un est vraiment un, il n’est pas du tout.)

Nous savons par Aristote que l’Un était un des noms que Platon donnait à Dieu.

Il est évident que Platon regarde la véritable sagesse comme étant une chose surnaturelle. On ne peut pas exprimer plus nettement qu’il ne fait l’opposition entre les deux conceptions possibles de la sagesse. Ceux qui regardent la sagesse comme une acquisition possible à la nature humaine pensent que, lorsque quelqu’un est devenu sage, un travail humain a mis en lui quelque chose qui n’y était pas auparavant.

Platon pense que celui qui est parvenu à la sagesse véritable n’a rien de plus en lui qu’auparavant, parce que la sagesse n’est pas en lui, mais lui vient perpétuellement d’ailleurs, à savoir de Dieu. Lui n’a rien eu à faire sinon à se tourner vers la source de la sagesse, à se convertir.

Ce que l’homme peut faire pour l’homme, ce n’est pas lui ajouter quelque chose, mais le tourner vers la lumière qui vient d’ailleurs, d’en haut.

Cette lumière de la vérité, c’est donc l’inspiration.

L’intelligence réside dans tout homme. L’usage de l’intelligence a pour condition l’amour surnaturel (nullement une doctrine intellectualiste, au contraire).

Mais au lieu que nous pouvons changer nos regards de direction en laissant le corps immobile ou presque, il n’en est pas ainsi de l’âme. L’âme ne peut pas donner à son regard une direction nouvelle sans se tourner tout entière.

L’âme, pour tourner son regard vers Dieu, doit donc se détourner tout entière des choses qui naissent et périssent, qui changent, des choses temporelles (équivalence exacte). Tout entière ; donc y compris la partie sensible, charnelle de l’âme qui est enracinée dans les choses sensibles et y puise la vie. Il faut la déraciner. C’est une mort. La conversion est cette mort.

La perte d’une chose ou d’un être à quoi nous tenons nous est immédiatement sensible par un abattement qui correspond à une perte d’énergie. Or il faut perdre toute l’énergie vitale qui nous est fournie par la totalité des choses et des êtres auxquels nous tenons. C’est donc bien une mort.

Ainsi le détachement total est la condition de l’amour de Dieu, et lorsque l’âme a accompli le mouvement de se détacher totalement de ce monde pour se tourner tout entière vers Dieu, elle est illuminée par la vérité qui descend de Dieu en elle.

C’est la notion même qui est au centre de la mystique chrétienne.

Remarquer toute l’âme. Cf. Saint Jean de la Croix. Le moindre attachement empêche la transformation de l’âme. Comme un seul degré de chaleur de moins que ce qu’il faut empêche que le bois ne s’allume ; comme le fil le plus ténu empêche, tant qu’il n’est pas rompu, que l’oiseau ne s’envole. C’est ce que Platon exprime avec ce seul mot : toute l’âme. (Cf. stoïciens.)

Comment s’opère la conversion ? Et d’abord, qu’est l’homme avant la conversion ? Image de la caverne. Image terrible de la misère humaine. Nous sommes ainsi (non pas avons été…).


« Pense que les hommes ont pour demeure une caverne souterraine qui a une ouverture vers la lumière sur toute sa largeur. Ils sont dans cette caverne depuis l’enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes. Ainsi ils doivent rester immobiles, ne pouvant regarder que devant eux, et ils ne peuvent pas tourner la tête à cause de leurs chaînes. La lumière leur vient d’un feu qui brûle au-dessus d’eux, assez loin derrière eux. Entre le feu et ces êtres enchaînés, au-dessus d’eux, il y a un chemin le long duquel est construite une paroi, comme la barrière que mettent les montreurs de merveilles entre eux et le public et par dessus laquelle ils montrent leurs curiosités. Vois maintenant des gens qui passent le long de cette paroi et qui portent des figures de toute espèce, en les élevant pour qu’elles dépassent le mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois et en pierre et toutes sortes d’objets fabriqués. Comme on fait d’ordinaire, ceux qui les portent tantôt parlent et tantôt se taisent.

C’est une étrange comparaison, dit Glaucos, et ces êtres enchaînés sont étranges. Ils sont comme nous, dit Socrate. Et ces êtres, verraient-ils selon toi quelque chose d’eux-mêmes et de leurs voisins, sinon les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? Comment verraient-ils autre chose, dit Glaucos, puisqu’une violence les contraint à tenir la tête immobile ? — Et de même pour les objets qu’on transporte. Et s’ils pouvaient parler ainsi, nécessairement ils croiraient qu’en donnant des noms aux choses qu’ils voient, ils nomment des choses vraiment présentes. Et s’il y avait un écho au fond de la caverne, quand un de ceux qui passent parlerait, ils penseraient que ce qui parle est l’ombre qui passe. D’une manière générale, de tels êtres croiraient qu’il n’y a rien de réel, sinon les ombres des objets fabriqués.

Examine donc ce que pourrait être pour eux la délivrance et la guérison de leurs chaînes et de leur folie, s’ils se trouvaient dans un tel état par leur nature. Quand on délierait l’un d’eux, quand on le contraindrait soudain à se tenir debout, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la lumière, chacune de ces actions serait une douleur et l’éblouissement l’empêcherait de voir les objets dont auparavant il voyait les ombres… Que dirait-il alors si quelqu’un venait lui dire qu’auparavant il ne voyait que des niaiseries, que maintenant il est plus près de la réalité, davantage tourné vers la réalité, qu’il regarde dans une meilleure direction ? Si en lui montrant chacun des objets qui passe on lui demandait ce que c’est et qu’on le forçât à répondre ? Il ne saurait que dire et penserait que ce qu’il voyait auparavant était plus vrai que ce qu’on lui montre maintenant. Et si on le forçait à se tourner vers la lumière elle-même, il aurait mal aux yeux et fuirait et se tournerait vers les choses qu’il peut voir et penserait qu’elles sont vraiment plus claires que ce qu’on lui montre. Et si on le tirait par violence loin de là, à travers les rudesses de la montée et de l’escarpement, sans le lâcher jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la lumière du soleil ; ce serait pour lui un supplice, il se révolterait contre celui qui le tire, et une fois parvenu à la lumière il aurait les yeux pleins de splendeur et ne pourrait pas voir une seule des choses dont on lui dit qu’elles sont vraies. Il aurait besoin d’habitude avant de pouvoir lever les yeux. Il regarderait d’abord plus facilement les ombres et ensuite les images des hommes et des autres êtres dans l’eau, puis ces êtres eux-mêmes. Ensuite il aurait moins de peine à contempler les choses du ciel et le ciel lui-même la nuit, regardant la lumière de la lune et des étoiles, que le soleil et sa lumière en plein jour. Mais à la fin, je pense, il pourrait voir face à face et contempler le soleil, non pas son image dans les eaux ou dans d’autres endroits, mais le soleil lui-même, en lui-même, en son lieu propre, tel qu’il est. [État de perfection. Cf. St. Jean : Καθώς ἐστιν.] Puis il se rendrait compte que c’est le soleil lui-même qui produit les saisons et les années, qui régit tout ce qui se trouve dans ce monde visible et qui est d’une certaine manière la cause de tout ce qu’il voit[18]. »


D’après le peu qu’on sait des mystères, il est très probable que cette image est tirée de leurs traditions et que peut-être même le séjour dans un souterrain avec des chaînes constituait un rite.

(Cf. Hymne à Déméter.)

On ne peut pas pousser plus loin le tableau de la misère humaine.

Nous naissons châtiés. Idée pythagoricienne. Il n’est pas question d’une faute originelle, mais une telle faute est impliquée tant cette description a une couleur pénale, une couleur de prison.

Nous naissons et vivons dans le mensonge. Il ne nous est donné que des mensonges. Même nous-mêmes ; nous croyons nous voir nous-mêmes, et nous ne voyons que l’ombre de nous-mêmes. Connais-toi toi-même : précepte impraticable dans la caverne. Nous ne voyons que de l’ombre de fabriqué. Ce monde où nous sommes et dont nous ne voyons que des ombres (des apparences), est une chose artificielle, un jeu, un simulacre. Opposition à bien considérer. L’être qui est vraiment être, le monde intelligible, est produit par le Bien suprême, il en émane. Le monde matériel est fabriqué.

Il est impossible de mettre une plus grande distance entre notre univers et Dieu.

(Ce monde matériel, soit dit en passant, est dans le monde intelligible, lequel est infiniment plus vaste. On ne peut pas être plus éloigné que Platon du pan théisme, de mettre Dieu dans le monde.)

Nous naissons et vivons dans la passivité. Nous ne bougeons pas. Les images passent devant nous et nous les vivons. Nous ne choisissons rien. Ce que nous vivons, à chaque instant, c’est ce qui nous est donné par le montreur de marionnettes. (On ne nous dit rien sur lui… Prince de ce monde ?) Nous n’avons absolument aucune liberté. On est libre après la conversion (pendant déjà) ; non pas avant. Comme disait Maine de Biran, nous sommes modifiés.

Les cinémas parlants ressemblent assez à cette caverne. Cela montre combien nous aimons notre dégradation.

Nous naissons et vivons dans l’inconscience. Nous ne connaissons pas notre misère. Nous ne savons pas que nous sommes châtiés, que nous sommes dans le mensonge, que nous sommes passifs, ni, bien entendu, que nous sommes inconscients. Exactement ce qui se produirait si l’histoire était littéralement vraie. De tels captifs s’attacheraient de toute leur âme à leur captivité. C’est toujours l’effet de la dégradation du malheur : l’âme y colle au point de ne plus pouvoir s’en détacher (ersatz de résignation). Et c’est l’effet de ce malheur général, commun à tous, d’être des êtres humains.

Si des ombres aux formes effrayantes passent sur la paroi, les captifs enchaînés en souffrent. Mais l’essence même de leur misère, qui est leur dépendance totale à l’égard des ombres qui passent, et l’erreur qui leur fait croire que ces ombres sont réelles, ils n’en ont pas la moindre idée.

La conversion dès lors n’est pas une petite affaire. La disparition des chaînes n’est encore rien.

On peut considérer que les chaînes sont tombées dès qu’un être humain a reçu par inspiration ou plus souvent par l’instruction d’autrui, orale ou écrite (souvent c’est un livre), l’idée que ce monde n’est pas tout, qu’il y a autre chose de meilleur et qu’il faut chercher.

Mais dès qu’on commence à bouger, l’inertie et l’ankylose font obstacle, et le moindre mouvement est une douleur intolérable. La comparaison est ici d’une précision merveilleuse.

Il y a alors un moyen pour rendre les choses très faciles. Si celui qui a fait tomber les chaînes a raconté les merveilles du monde de dehors, les plantes, les arbres, le ciel, le soleil, on n’a qu’à rester immobile, fermer les yeux, et imaginer en soi-même qu’on sort, qu’on grimpe hors de la caverne et qu’on voit toutes ces choses. Pour rendre l’imagination plus colorée, on peut aussi imaginer qu’on éprouve quelques-unes des souffrances attachées à ce voyage.

Ce procédé procure une vie très agréable, de grandes satisfactions d’amour-propre, et le tout sans qu’il en coûte rien.

Toutes les fois qu’on pense qu’il y a eu conversion sans une certaine quantité minimum de violence et de douleur, c’est que la conversion n’a pas encore vraiment eu lieu. Les chaînes sont tombées, mais l’être est resté immobile et n’a bougé que fictivement. Mais où est le critérium ? Le sentiment d’effort et de souffrance n’en est pas un ; il y a des souffrances, des efforts imaginaires. Le sentiment intérieur, rien n’est plus trompeur. Il doit y avoir un autre critère.

L’image de Platon indique que la conversion est une opération violente et douloureuse, un arrachement, et elle comporte une quantité irréductible de violence et de douleur à laquelle il est impossible de rien retrancher. Si on ne veut pas payer tout le prix, on ne parvient pas au but, même si on en retranche très peu. Dans tout ce qui est réel il y a quelque chose d’irréductible.

La comparaison de Platon indique des étapes dans cette opération.

Le captif dont les chaînes sont tombées traverse la caverne. Il ne discerne rien ; d’ailleurs il est vraiment dans la pénombre. Il ne lui servirait à rien de s’arrêter et d’examiner ce qui l’entoure. Il faut qu’il marche, quoique ce soit au prix de mille douleurs et sans savoir où il va. La volonté ici est seule en cause ; l’intelligence ne joue aucun rôle. Il faut faire un nouvel effort à chaque pas, et si on cesse de faire effort avant d’être sorti, quand même il ne manquerait qu’un seul pas, on ne sortira jamais. Les derniers pas sont les plus durs.

C’est la part de la volonté dans le salut. Effort à vide, effort de la volonté malheureuse et aveugle, car elle est sans lumière.

(Bien remarquer que tant qu’on est dans la caverne, et même si on a déjà beaucoup marché vers la sortie, à un pas de la sortie, on n’a aucune idée de Dieu.)

Une fois sorti, on souffre plus encore du fait de l’éblouissement, mais on est en sécurité. (À moins, bien entendu, que l’on ne commette la folie de rentrer dans la caverne, auquel cas tout est à recommencer.) Il n’y a plus à faire des efforts de volonté, il faut seulement se maintenir en état d’attente et regarder ce dont l’éclat est à peu près supportable. Dès lors qu’on attend et qu’on regarde, le temps lui-même produira une capacité de plus en plus grande à recevoir la lumière.

Il y a deux périodes de désarroi où on ne sait plus du tout où on est, où on se croit perdu. L’une dans la caverne, quand, délié, on s’est retourné et on a commencé à marcher. L’autre, bien plus aiguë encore, au sortir de la caverne, quand on reçoit le choc de la lumière.

Ces deux périodes correspondent exactement aux deux « nuits obscures » que distingue Saint Jean de la Croix, la nuit obscure de la sensibilité et la nuit obscure de l’esprit.

[Il est bien difficile de ne pas penser que cette comparaison si précise condense une expérience mystique accumulée pendant des générations.]

Le moment final, celui où l’être délivré regarde le soleil lui-même, le bien lui-même, c’est-à-dire Dieu lui-même, tel qu’il est, correspond à ce que Saint Jean de la Croix appelle le mariage spirituel.

Mais dans Platon ce n’est pas la fin. Encore une étape. (Indiquée aussi d’ailleurs par Saint Jean de la Croix.)


« Notre affaire à nous, fondateurs de cité, est de forcer les meilleures natures à parvenir à la science suprême, c’est-à-dire la vision du bien, et à l’ascension de cette montée ; et une fois qu’ils sont montés il ne faut pas leur laisser la licence qu’on leur laisse maintenant, à savoir celle de demeurer en haut sans vouloir redescendre parmi les captifs et prendre part aux peines et aux honneurs plus ou moins méprisables qui y existent. [Au-delà des gunas.] La loi ne s’intéresse pas à la réussite exceptionnelle d’une catégorie de citoyens, mais à établir, et par la persuasion et par la contrainte, une harmonie entre les citoyens selon la capacité de chacun à servir le bien commun. La loi a produit de tels hommes dans la cité non pour que chacun se tourne et s’en aille où il veut, mais pour se servir d’eux en vue du lien qui unit la cité. Nous ne faisons pas d’injustice à ceux qui sont devenus philosophes dans notre ville, nous leur dirons des paroles justes. « Nous vous avons produits afin que vous soyez pour vous-mêmes et vos concitoyens comme les chefs et les rois dans la ruche. Nous vous avons élevés mieux et plus parfaitement que les autres, nous vous avons rendus aptes à l’un et l’autre mode de vie. Vous devez donc redescendre, chacun de vous à son tour, dans la demeure commune à tous, et vous accoutumer à regarder dans les ténèbres. Car une fois que vous serez accoutumés, vous verrez mille fois mieux que ceux d’en bas ; vous connaîtrez chacune de ces apparences, vous saurez de quoi elle est l’apparence et ce qu’elle est, et cela parce que vous avez vu la vérité concernant les choses belles, justes et bonnes. Et ainsi nous et vous ensemble habiterons cette ville en état de veille et non pas en rêve, comme c’est le cas actuellement ; car la plupart des cités (i.e. âmes) sont habitées par des gens qui livrent des combats d’ombres et font des luttes de partis pour s’emparer du pouvoir comme si c’était là un grand bien. Or voici la vérité : la cité où ceux qui doivent commander sont le moins désireux de commander est la meilleure et la plus paisible, et c’est le contraire pour celle où ils ont la disposition contraire. » [Action non agissante.] Quand nous tiendrons ce langage à ceux que nous aurons élevés, est-ce qu’ils désobéiront ? C’est impossible, car nous imposons des obligations justes à des hommes justes[19]. »


Il faut se rappeler que cette cité est une fiction, un pur symbole qui représente l’âme. Platon le dit : « C’est dans le ciel peut-être qu’il y a un modèle de cette cité pour quiconque veut le voir, et, le voyant, fonder la cité de son propre moi[20]. » Les différentes catégories de citoyens représentent les différentes parties de l’âme. Les philosophes, ceux qui sortent de la caverne, c’est la partie surnaturelle de l’âme. L’âme tout entière doit se détacher de ce monde-ci, mais c’est seulement la partie surnaturelle qui entre en rapport avec l’autre. Quand la partie surnaturelle a vu Dieu face à face, il faut qu’elle se tourne vers l’âme pour la régir, afin que l’âme entière soit en état de veille, au lieu qu’elle est en état de rêve chez tous ceux chez qui la délivrance n’a pas été accomplie. La partie naturelle de l’âme, détachée d’un monde, hors d’état d’atteindre l’autre, est à vide pendant l’opération de la délivrance. Il faut lui rendre le contact avec ce monde qui est le sien, mais un contact légitime, qui ne soit pas attachement.

En somme, après avoir arraché l’âme au corps, après avoir traversé la mort pour aller à Dieu, le saint doit en quelque sorte s’incarner dans son propre corps afin de répandre sur ce monde, sur cette vie terrestre, le reflet de la lumière surnaturelle. Afin de faire de cette vie terrestre et de ce monde une réalité, car jusque-là ce ne sont que des songes. Il lui incombe d’achever ainsi la création. Le parfait imitateur de Dieu d’abord se désincarne, puis s’incarne.


À présent en quoi consiste pour celui qui vient de sortir de la caverne la contemplation qui accoutume l’âme à la lumière ? Il est évident qu’il y a plusieurs routes. Platon en indique une, dans la République. C’est une route intellectuelle.

Pour le passage des ténèbres à la contemplation du soleil, il faut des intermédiaires, des μεταξύ. Les différentes routes se distinguent par l’intermédiaire choisi. Dans la route décrite dans la République, l’intermédiaire est le rapport.

Le rôle de l’intermédiaire est d’une part d’être situé à mi-chemin entre l’ignorance et la pleine sagesse, entre le devenir temporel et la plénitude de l’être (« entre » à la manière d’une moyenne proportionnelle, car il s’agit de l’assimilation de l’âme à Dieu). De plus il faut qu’il tire l’âme vers l’être, qu’il appelle la pensée.

Dans la voie intellectuelle, ce qui appelle la pensée, c’est ce qui présente des contradictions. Autrement dit c’est le rapport. Car partout où il y a apparence de contradiction, il y a corrélation des contraires, c’est-à-dire rapport. Toutes les fois qu’une contra diction s’impose à l’intelligence, elle est contrainte de concevoir un rapport qui transforme la contra diction en corrélation, et par suite l’âme est tirée vers le haut.

Exemple : le Théétète. Les osselets (4, 6 et 12)[21].

Ainsi : la mathématique, science des rapports de ce genre. Quatre branches : arithmétique, géométrie, astronomie, musique (les deux dernières mathématiques, non d’observation. Cf. question de Platon sur les astres).

Ces sciences sont sans valeur en elles-mêmes. Ce sont des intermédiaires entre l’âme et Dieu.


« C’est là la délivrance des chaînes, la conversion loin des ombres vers les objets fabriqués [marionnettes] et la lumière et la montée hors de la caverne vers le soleil, et là, dans l’impuissance de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, c’est l’examen dans les eaux des images divines et des ombres des choses réelles. Ce ne sont plus des ombres de marionnettes…

C’est là l’efficacité des sciences que nous avons énumérées pour amener ce qu’il y a de plus précieux dans l’âme à contempler ce qu’il y a de plus excellent dans l’être[22]. »

Plus loin il dit : « Les sciences dont nous avons dit qu’elles participent à l’être, la géométrie et celles qui suivent, nous voyons qu’elles rêvent en quelque sorte au sujet de l’être, mais sont incapables de le voir éveillées. C’est du fait qu’elles se servent d’hypothèses (i.e. axiomes et postulats) auxquelles elles ne touchent pas, et ne peuvent pas en rendre compte. La méthode dialectique seule supprime les hypothèses et dirige l’ail de l’âme vers le principe lui-même[23]. »


Qu’est-ce qui vient après ces sciences ? C’est quelque chose que Platon nomme dialectique, mais sur quoi il s’enveloppe de réticences. Cela consiste à chercher à rendre compte de ces sciences elles-mêmes. Il faut « sans l’aide d’aucune sensation, par la pure raison, s’élancer vers ce qu’est chaque chose en elle-même, et ne pas s’arrêter avant d’avoir saisi par l’intelligence elle-même ce qu’est le bien lui-même[24] ».

On en est réduit à deviner d’après des indications éparses ailleurs.

La Grèce a eu une mystique où la contemplation mystique s’appuyait sur les relations mathématiques. Très singulier. (Cf. Proclus sur Platon et Philolaos.)


Contemplation de l’ordre du monde à priori.


Il semble clair que le chemin qui va des sciences mathématiques à Dieu regardé comme le bien, ce chemin doit passer par la notion d’ordre du monde (non pas en tant que chose constatée par observation empirique), de beauté du monde. C’est effectivement à cette notion que se rapportent les indications qu’on peut recueillir ailleurs.

Ces indications sont :

1o Un texte d’Anaximandre[25]. « C’est à partir de la matière indéterminée que se produit la naissance pour les choses, et la destruction s’opère par un retour à cette matière indéterminée, en vertu de la nécessité ; car les choses subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leurs injustices, selon l’ordre du temps. »

Texte insondable.

2o Un passage mystérieux du Gorgias[26] de Platon.

« … Il ne faut pas permettre aux désirs d’être insolents et essayer de les combler ; c’est là un mal inextinguible et on mène une vie de voleur. On ne peut pas de cette manière être ami ni d’un autre homme ni de Dieu ; car on ne peut ainsi former aucune association (κοινωνία) ; et là où il n’y a pas d’association, il n’y a pas d’amitié. Les sages affirment, Calliclès, que ce qui tient ensemble le ciel et la terre, les dieux et les hommes, c’est l’association et l’amitié et l’ordre (κοσμιότητα) et la tempérance et la justice ; et pour cette raison ils ont nommé ce tout un ordre, mon ami, non pas un désordre ou une intempérance. [L’idée d’association et d’amitié entre Dieu et l’homme est dans Platon.] À ce qu’il me semble, tu n’appliques pas ton attention à tout cela, quoique tu sois savant. Tu ne vois pas que l’égalité géométrique a un grand pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi, tu penses qu’il faut avoir pour pratique d’acquérir toujours davantage. C’est que tu oublies la géométrie. » (Cf. « La justice est un nombre également égal[27]. » )

3o Un passage encore plus mystérieux du Philèbe[28].


« Il ne peut pas y avoir de voie plus belle que celle-ci. J’en ai toujours été amoureux, mais souvent elle me fuit et me laisse abandonné et ne sachant que faire. Il n’est pas difficile de l’expliquer, mais il est très difficile de la pratiquer. Toutes les inventions qui se rattachent à un art, à une technique, sont toujours apparues par son moyen.

C’est un don des dieux aux hommes, à ce que je crois ; et un Prométhée a dû la faire descendre de chez les dieux en même temps qu’un feu très éclatant. Et les anciens, meilleurs que nous et vivant plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition, à savoir que les choses qu’on dit éternelles procèdent de l’un et du multiple et ont innés en elles la limite et l’illimité. »
(Puissance et amour.)


[N. B. Il ne s’agit pas ici du monde, mais d’un ordre éternel dont le monde procède.]


« Puisque ces choses sont ainsi ordonnées, nous devons dans chaque recherche poser chaque fois une idée. Nous la trouverons, car elle est impliquée dans la recherche. Si nous la trouvons, après cette unité il faut examiner deux [branches], si elles sont [dans la matière qu’on étudie], sinon trois ou tout autre nombre ; et [diviser] de même l’unité de chacune de ces [branches] ; jusqu’à ce qu’au sujet de l’unité primitive on voie non seulement qu’elle est unité et nombre et multitude indéfinie, mais aussi quel nombre. L’idée de l’indéfini ne doit pas être appliquée à la quantité jusqu’à ce qu’on ait vu clairement en cette matière le nombre qui est l’intermédiaire entre l’un et l’indéfini. Alors seulement il faut permettre à l’unité en chaque matière de se perdre dans l’indéfini. Les dieux nous ont donné cette méthode pour chercher, s’instruire et enseigner… » (On ne sait plus l’appliquer.)


Exemples. Grammaire. Voix, multitude de sons émis par la voix. Savoir combien de lettres et quelles.

Musique.

De même le chemin inverse, pour aller de l’indéfini à l’un. Teuth, inventeur des lettres, a d’abord posé les voyelles, puis les consonnes, puis les muettes ; a compté tout cela ; les a unies du nom commun de lettres.

Plus loin (26, b) :


« C’est à partir de ces deux espèces de choses qu’ont été produites pour nous les saisons et tout ce qui est beau, à savoir du mélange des choses illimitées et de celles qui enferment une limite. »


Noter qu’ici apparaît la notion de beauté (voir passage du Banquet).

Il faut remarquer :

1o Cette théorie est spécifiquement pythagoricienne (cf. Philolaos et Phérékydès), mais les pythagoriciens, dont l’origine remontait à peine à un siècle, ne peuvent pas être ces « anciens » dont parle Platon. Il s’agit donc d’une tradition plus ancienne, orphisme ou mystères d’Éleusis.

Cette tradition comportait à la fois une théorie des inventions primitives (écriture, musique, certaines techniques), une théorie de l’invention en général, et une théorie de l’ordre du monde. Le tout repose sur un même principe, à savoir le mélange de l’illimité et du limité. Ce principe constitue également (dans ce même dialogue) un principe de morale [et, dans le Politique, un principe de politique].

Platon, à propos de cette tradition, fait allusion à Prométhée. Eschyle présente Prométhée comme l’auteur des inventions primitives, de la compréhension des saisons, des révolutions des astres, et du nombre.

Sans forcer les rapprochements, on peut remarquer :

que cette notion d’ordre du monde est très voisine des livres sapientiaux (mais bien plus précise) ;

que les mots ἀριθμός, nombre, et λόγος, rapport, sont employés indifféremment l’un pour l’autre dans la tradition pythagoricienne. Δόγος veut dire parole, mais bien plus encore rapport. L’un dans Platon est Dieu, l’indéfini est la matière. Dès lors la parole : « le nombre constitue la médiation entre l’un et l’indéfini[29] » a de singulières résonances.

De même : les saisons et tout ce qu’il y a de beau a été fait par le mélange de l’illimité et du limité — c’est-à-dire par le principe ordonnateur. (Tout ce qu’il y a de beau, i.e. toutes choses en tant qu’elles sont belles. Car l’univers est beau — cf. Timée.)

Δόγος chez les Grecs est essentiellement le mélange de la limite et de l’illimité. Eudoxe.

Enfin, ne pas oublier que Prométhée, dont il est ici question, est un dieu qui a pris la foudre à Zeus pour donner le feu aux hommes, par amour pour les hommes, et qui à cause de cela a été crucifié. (Ce passage montre que le feu de Prométhée n’était pas le feu matériel.)

Voir ce qu’est la foudre dans l’Hymne de Cléanthe. Saint Luc, xii, 49 : Je suis venu jeter (βαλεῖν) un feu sur la terre, et qu’est-ce que je veux de plus, si déjà l’incendie a pris ? Actes des apôtres : langues de feu. Saint Matthieu, paroles de Saint Jean-Baptiste : lui vous baptisera dans l’Esprit saint et le feu. Cf. aussi analogie entre : à double tranchant[30], et : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.

Le dialogue où la notion d’ordre du monde apparaît avec le plus d’éclat, et se trouve personnifiée dans une divinité qui est nommée l’âme du monde, est le Timée.


Mais avant de passer au Timée, il faut s’attarder sur la notion de beauté et d’amour, l’autre voie de salut qui est indiquée par Platon, la voie non-intellectuelle, la voie de l’amour. (Phèdre, Banquet.) C’est l’amour sauveur. Platon décrit dans la République son opposé, l’amour qui perd, l’amour infernal, qu’il nomme amour tyrannique.

Le Phèdre indique une voie de salut qui n’est intellectuelle à aucun degré, qui ne comporte rien qui ressemble à l’étude, à la science, à la philosophie, le salut par le sentiment seul, et au début un sentiment tout à fait humain ; l’amour qui consiste à devenir amoureux. Doctrine de l’amour platonique, qui a eu une fortune si prodigieuse et a imprégné tant de pays. Europe. Arabes.


« L’âme tout entière est immortelle [preuve : elle est principe de mouvement][31]. »

« Quant à sa structure, voici ce qu’il faut en dire. La décrire tout à fait serait une entreprise divine et longue ; mais ce sera chose humaine et moins considérable que de l’exprimer comme voici[32]. »


[Suit une comparaison remontant à une haute antiquité. Car on la trouve dans des textes hindous probablement à peu près contemporains de Platon. Cette image doit donc remonter au temps où les populations des deux pays formaient un seul peuple.]


« Il faut la comparer aux propriétés qui appartiennent à un char ailé et à un cocher. Chez les dieux, tout est bon et de bonne origine, chevaux et cocher ; chez les autres il y a mélange. Et d’abord le cocher en nous dirige une paire de chevaux ; et de ces chevaux l’un est beau et bon, né de parents beaux et bons ; c’est le contraire pour l’autre. Ainsi, par nécessité, la conduite de notre attelage est difficile. Voici l’origine des vivants immortels et mortels. Tout ce qui est âme a soin de ce qui est sans âme et parcourt le ciel en passant par des formes qui changent. L’âme parfaite et ailée va par les airs et gouverne le monde entier. Celle qui perd ses ailes est emportée jusqu’à ce qu’elle rencontre une chose solide qu’elle habite ; elle a pris un corps de terre[33]. »

« La propriété essentielle de l’aile est d’amener en haut ce qui est pesant[34]. »


Impossible de dire plus clairement que l’aile est un organe surnaturel, qu’elle est la grâce.


« Elle va dans les airs, là où habite la race des dieux, et elle est parmi les choses corporelles celle qui a le plus d’affinité avec le divin. Le divin est beau, sage, bon, et ainsi de suite. Ces vertus sont particulièrement ce qui nourrit et accroît la partie ailée de l’âme ; la laideur, le mal et les autres contraires l’épuisent et la font périr. Zeus, le grand souverain du ciel, avance le premier, menant son char ailé, ordonnant et surveillant toutes choses. Il est suivi par l’armée des dieux et des génies rangée en onze rangs. Vesta reste seule dans la demeure des dieux… Variés sont les spectacles de félicité et les évolutions à l’intérieur du ciel, où la race bienheureuse des dieux se déploie, chacun accomplissant ce qui lui appartient. Quiconque le veut et le peut les suit. Il n’y a pas d’envie dans le chœur divin. Quand ils vont au repas, au banquet, ils montent et vont tout au haut de la voûte supra-céleste. Les chars des dieux, bien équilibrés, munis de bonnes rênes, y vont facilement, les autres avec peine. Car le cheval qui participe au vice est lourd ; il tend vers la terre par son poids, quand le cocher ne l’a pas bien dressé. Cela impose à l’âme une peine extrême, une extrême violence (ἀγών). Les âmes de ceux qu’on nomme immortels, parvenues au sommet, vont au dehors et se tiennent sur le dos du ciel, et debout se laissent porter par sa rotation, tandis qu’elles regardent ce qui est hors du ciel.

Le monde qui est hors du ciel, aucun poète ne l’a chanté ni ne le chantera dignement. Voici comment il est. Car il faut oser parler vrai, toujours, mais surtout quand on parle de la vérité. La réalité qui est réellement est sans couleur, sans forme et sans rien qu’on puisse toucher ; elle ne peut être contemplée que par le maître de l’âme, par l’esprit (νοῦς). C’est elle qui est l’objet de ce qui constitue la connaissance vraie, laquelle habite aussi en ce lieu[35]. »


N. B. Ici encore, Zeus, Être, Connaissance. Zeus mange l’être, et cet acte de manger constitue la connaissance. Zeus mange l’être, c’est-à-dire Dieu se nourrit de Dieu. La nourriture veut dire à la fois amour et joie.


« De même que la pensée de Dieu se nourrit d’esprit, de connaissance (νοῦς καὶ ἐπιστήμη) sans aucun mélange, de même aussi la pensée de toute âme qui est sur le point de recevoir ce qui lui convient ; lorsqu’elle aperçoit, à travers le temps, la réalité, elle aime (ἀγαπᾷ) et elle contemple et elle se nourrit de vérité et elle est heureuse, jusqu’à ce que le mouvement de rotation l’ait ramenée au même point. [24 heures.] Au cours de ce voyage circulaire elle voit la justice elle-même, la raison, la science ; non pas ce que nous nommons science, non pas la science telle qu’elle se produit et change avec les circonstances, (ἀλλ’ ἐν τῷ ὅ ἐστιν ὂν ὄντως) mais la science telle qu’elle est réellement dans l’essence de sa réalité. Et de même elle contemple et mange les autres réalités réelles ; puis, se glissant de nouveau à l’intérieur du ciel, elle rentre chez elle[36]. »


(Dieu mange Dieu. L’âme mange Dieu.)


N. B. On voit clairement ici ce que sont les idées de Platon. C’est purement et simplement les attributs de Dieu.


« Telle est la vie des dieux. Parmi les autres âmes, la meilleure suit Dieu, lui ressemble, et élève dans le monde qui est hors du ciel la tête du cocher ; et elle est portée circulairement avec la sphère. Mais elle est troublée par les chevaux et elle a peine à contempler l’être. Tantôt elle monte, tantôt elle descend, par la violence que lui font les chevaux, et elle voit certaines choses et d’autres non.

Les autres âmes aspirent toutes à suivre en haut, mais elles ne peuvent pas, elles sont submergées et entraînées et se marchent les unes sur les autres en essayant de se dépasser. Ainsi il y a beaucoup de tumulte, de mêlée et de sueur. Là, par l’insuffisance (κακίᾳ) des cochers, beaucoup de chevaux deviennent boiteux, beaucoup d’ailes sont cassées. Toutes souffrent une grande peine et s’en vont sans avoir atteint (réussi, ἀτελεῖς, non initié, sans avoir été initié à) la contemplation de la réalité. Quand elles sont parties, elles ont recours à une nourriture faite d’opinion. C’est pourquoi il y a une telle ardeur à voir le champ de la vérité, où elle réside ; il se trouve que la nourriture qui convient à ce qu’il y a de meilleur dans l’âme vient de cette prairie ; l’essence (φύσις) de l’aile qui rend l’âme légère a là sa nourriture. Et c’est une loi de fer que celle-ci (νομὸς Ἀδραστείας, i.e. de Némésis). L’âme suivante de Dieu qui aperçoit quelque chose de la vérité (τι τῶν ἀληθῶν), jusqu’au voyage circulaire suivant est hors du malheur. Si elle peut le faire toujours, elle est toujours en sécurité. Mais quand, étant incapable de suivre, elle ne voit pas, quand à l’occasion de quelque hasard (τινι συντυχίᾳ χρησαμένη) elle a été emplie d’oubli et de mal et rendue lourde, dans sa lourdeur elle perd ses ailes et tombe sur la terre[37].


[Alors elle subit une génération humaine. Elle revêt telle ou telle personnalité — philosophe, roi, commerçant, artisan, tyran, etc. ; théorie des castes avec additions — « selon qu’elle a vu là-haut, avant sa chute, plus ou moins de vérité ».] [Pas d’esclaves dans cette énumération.]


« L’âme qui n’a jamais vu la vérité ne revêt jamais cette forme [humaine]. Car il est nécessaire qu’un homme puisse comprendre en raisonnant conformément à une idée que le raisonnement a fait surgir à partir d’une multitude de sensations.


(Δεῖ γὰρ ἄνθρωπον ξυνιέναι κατ’ εἶδος λεγόμενον, ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ ξυναιρούμενον.)


Or cela constitue la réminiscence des choses que notre âme a vues quand elle était suivante de Dieu, quand elle voyait (ὑπεριδοῦσα, vision transcendante — voyait surnaturellement — voyait par-dessus elle-même) cela dont nous affirmons que c’est la réalité, et émergeait (ἀνακύψασα) dans la réalité qui est réellement[38]. »


[Ainsi tout être humain, sans aucune exception, y compris le plus dégradé des esclaves, a une âme qui vient du monde situé au-dessus des cieux, c’est-à-dire de Dieu, et qui est appelée à y retourner. Le signe de cette origine et de cette vocation est l’aptitude à former des idées générales, aptitude qui existe à un degré variable chez tout être humain ; sans elle aucun enfant n’apprendrait à parler. Il n’y a entre les êtres humains que des différences de degré qui sont accidentelles et variables. Par essence ils sont identiques et par suite égaux. Les Pythagoriciens définissaient la justice par l’égalité. Cette idée de l’égalité essentielle des hommes en tant qu’enfants de Dieu remonte au moins à l’an 2000 avant l’ère chrétienne, car on la trouve à cette date dans les documents égyptiens.

Cette théorie de la réminiscence est orphique, à preuve « l’eau froide qui jaillit du lac de la Mémoire[39] ».

Ces mots de réminiscence et de mémoire, quel en est le sens ? Il est clair dès qu’on porte son attention sur l’image elle-même, ce qu’il faut toujours faire pour les comparaisons. Si j’ai eu une pensée … deux heures après … orientation de l’attention à vide, quelques minutes ; vers du vide, mais vers du réel. Puis la chose est là soudain, sans erreur possible. Je ne la connaissais pas, et maintenant je la reconnais comme étant ce que j’attendais. Fait quotidien, et mystère insondable.

Nous n’avons naturellement la notion que des réalités de ce monde. Le passé est du réel à notre niveau, mais qui n’est aucunement à notre portée, vers lequel nous ne pouvons pas faire même un pas, vers lequel nous pouvons seulement nous orienter pour qu’une émanation de lui vienne à nous.

C’est pourquoi le passé est la meilleure image des réalités éternelles, surnaturelles. (La joie, la beauté du souvenir tient peut-être à cela.) Proust avait entrevu cela.

Cette comparaison peut faire saisir le rapport entre des choses sensibles, particulières, et l’éternel. Pour le passé, il existe des objets présents qu’on nomme des souvenirs — une lettre, une bague, etc., parce qu’ils constituent pour l’âme un contact avec le passé, un contact réel. Les sacrements…]


[Voici maintenant l’usage de la folie de l’amour (c’est l’expression de Platon) pour le salut. Il s’agit d’un amour qui se produit d’abord comme amour charnel. Mais il s’agit surtout de la grâce qui vient par l’effet de la beauté, et on peut transposer pour toute espèce de beauté sensible.]


« Comme il a été dit, toute âme d’homme du fait de son essence (φύσει) a contemplé la réalité, sans quoi elle n’entrerait pas dans un être humain. Mais il n’est pas facile pour toute âme de se souvenir des choses de là-bas, soit qu’étant là-bas elle ne les ait vues que peu de temps, soit qu’une fois tombée ici il lui soit arrivé malheur ; par exemple le malheur d’être tournée vers l’injustice par certaines fréquentations, ce qui lui fait oublier les choses saintes qu’elle a vues autrefois[40]. »


[L’oubli ; encore une image d’une profondeur insondable. Ce que nous avons oublié de notre passé — ex. une émotion — n’existe absolument pas. Et pourtant les choses de notre passé que nous avons oubliées n’en gardent pas moins la plénitude de leur réalité, la réalité qui leur est propre, qui n’est pas existence, car aujourd’hui le passé n’existe pas, qui est réalité passée.]


« Il y a peu d’âmes qui aient une quantité suffisante de mémoire. Celles-là, quand elles voient une image des choses de là-bas, sont comme foudroyées (ἐκπλήττονται) et ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes. Ce qui leur arrive, elles ne le savent pas, parce qu’elles ne le distinguent pas suffisamment. Quant à la justice, à la sagesse, et aux autres valeurs (τίμια ψυχαῖς), il n’émane d’elles aucune splendeur dans leurs images d’ici-bas ; un petit nombre d’hommes, par des instruments obscurs et avec peine, vont vers ces images et contemplent l’essence (γένος) de ce qui y est représenté. Mais la beauté était alors resplendissante à voir, quand avec le chœur bienheureux nous avons contemplé ce spectacle de félicité et que nous avons été initiés à ces mystères qu’il est juste de nommer les plus bienheureux des mystères, ces mystères que nous avons célébrés étant alors intacts et n’ayant souffert aucun mal. Et dans l’avenir nous y retournerons, nous serons initiés à ces visions (de φαίνω) intactes et simples et immobiles et bienheureuses, nous contemplerons, nous officierons (ἐποπτεύοντες) dans une splendeur pure, étant nous-mêmes purs et n’étant plus marqués par cette chose que maintenant nous portons avec nous et que nous nommons corps, cette chose à laquelle nous sommes attachés comme une huître.

Ces joies, puissent-elles se produire par la mémoire ! Mais poursuivons, poussés grâce à la mémoire par le regret des choses d’alors. Quant à la beauté, comme nous l’avons dit, elle resplendissait, accompagnant les autres êtres ; et quand nous venons ici-bas nous la saisissons par les sens. La sagesse n’est pas visible, autrement elle produirait de terribles amours (d’étranges amours ?), s’il était donné une image claire de la sagesse qui pénétrât par les yeux. Mais le fait est que la beauté seule a cette destination (mission) d’être à la fois ce qu’il y a de plus manifeste et de plus désirable (ἐρασμιώτατον). Celui qui n’est pas nouvellement initié ou qui a été corrompu n’est pas aussitôt transporté de ce monde dans l’autre vers la beauté en soi lorsqu’il contemple ici ce qui porte le même nom. Il ne la vénère pas quand il la voit, mais s’abandonne à la volupté comme une bête et essaye d’aller à elle. Mais celui qui a été récemment initié, celui qui a beaucoup contemplé les choses de là-bas, quand il voit un visage semblable aux dieux et qui imite bien la beauté, ou quelque autre forme corporelle, d’abord il frémit et il lui revient quelque chose des frayeurs de l’autre monde [frayeurs de la chute] (δειμάτων), puis le regardant il le vénère comme un dieu … Pendant qu’il voit, comme dans le frisson de la fièvre, il se produit en lui un bouleversement, une sueur, une chaleur inaccoutumés. C’est qu’il reçoit le flux de la beauté par les yeux. Ce flux l’échauffe et arrose l’essence (φύσιν) des ailes. L’échauffement dissout ce qui se trouvait autour des germes, et qui étant fermé depuis longtemps par la rigidité (sclérose, σκληρότητος) empêchait la croissance. Sous l’afflux de la nourriture la tige des ailes se gonfle et prend un élan pour pousser hors de la racine dans tout ce qui constitue l’âme (ὑπὸ πᾶν τὸὸ τῆς ψυχῆς εἶδος). Car jadis l’âme tout entière était ailée. (Cf. l’amour ailé des orphiques.)

Pendant cette période l’âme tout entière bouillonne [ἀνακηκίει, jaillir, suinter — πέτρης, d’une roche — κηκίω, ruisseler, couler, s’exhaler, se répandre — ἀνά, en haut] et jaillit hors d’elle-même. Et il lui arrive la même souffrance qu’aux enfants dont les dents poussent. Dès que les dents commencent à pousser, ils ont une démangeaison et une irritation aux gencives. C’est ce que souffre l’âme chez laquelle les ailes commencent à pousser. Elle bouillonne, elle est irritée, elle a des démangeaisons pendant que les ailes lui poussent[41]. »


[Ce choc du beau est cette chose non nommée dans la République qui fait tomber les chaînes et force à marcher.]

Ce n’est pas là simplement une image, c’est réellement un essai de théorie psycho-physiologique des phénomènes qui accompagnent la grâce. Il n’y a aucune raison de ne pas tenter une telle théorie. La grâce vient d’en haut, mais elle tombe dans un être qui a une nature psychologique et physique, et il n’y a aucune raison de ne pas rendre compte de ce qui se produit dans cette nature au contact de la grâce.

L’idée de Platon, c’est que la beauté agit doublement, d’abord par un choc qui provoque le souvenir de l’autre monde, puis comme source matérielle d’une énergie directement utilisable pour le progrès spirituel. Chaleur, nourriture, ces images indiquent de l’énergie. Les objets sont des sources d’énergie, mais l’énergie a des niveaux différents. Par exemple, dans la guerre, une décoration est réellement une source d’énergie (au sens physique, littéral du mot) au niveau du courage militaire ; elle fait faire des mouvements qu’autrement on n’aurait pas la force de faire. L’argent, pour le travail. D’une manière générale, tout ce qui est désiré est source d’énergie, et l’énergie est du même niveau que le désir. La beauté comme telle est source d’une énergie qui est au niveau de la vie spirituelle, et cela du fait que la contemplation de la beauté implique le détachement. Une chose perçue comme belle est une chose à quoi on ne touche pas, à quoi on ne veut pas toucher, de peur d’y nuire. Pour transmuer en énergie spirituellement utilisable l’énergie fournie par les autres objets de désir, il faut un acte de détachement, de refus. Refuser la décoration, donner l’argent. Au lieu que l’attrait de la beauté implique par lui-même un refus. C’est un attrait qui tient à distance. Ainsi le beau est une machine à trans muer l’énergie basse en énergie élevée.

Cette analyse est transposable à toute espèce de progrès spirituel. Partout où il y a amour il y a beauté sensible. Une religion n’est pas concevable sans signes, et ces signes sont beaux. La messe agit sur l’âme par une beauté analogue à celle des œuvres d’art. La vertu, la sainteté d’un être humain apparaissent au dehors comme beauté sensible dans l’expression du visage, ou les gestes, ou les attitudes, ou sa voix ou une partie quelconque du comportement. Les sciences enferment une beauté sensible. Etc.

Il n’y a pas d’amour réel auquel la partie de l’âme qui est la plus étroitement attachée au corps n’ait pas une part, et le bien ne peut parvenir jusqu’à elle que sous la forme du beau.

Irritation, démangeaison des gencives. Image admirable. Ici encore, part irréductible de souffrance. La comparaison est admirable parce que cette germination et cette douleur de germination se produisent sans qu’on s’en rende compte et sans qu’on y ait aucune part directe. La volonté ne peut qu’une chose : regarder l’être beau et ne pas se jeter sur lui. Le reste se fait malgré elle. À ce point de vue cette image-ci est meilleure que celle du mythe de la caverne.

Cette démangeaison des ailes, en l’absence de l’être aimé, est une douleur violente.


« Les conduits par lesquels pousse la chose ailée étant desséchés se ferment et empêchent la germination de l’aile. Ce qui est au dedans, plein de désir et enfermé, a des battements comme ceux du pouls dans l’inflammation d’une plaie, et pique ces conduits comme d’un aiguillon. Ainsi toute l’âme de partout est percée (κεντουμένη) comme par un taon et torturée. Et en même temps, ayant le souvenir du beau, elle est en joie[42]. »


[Quand elle voit le beau, la partie où poussent les ailes est arrosée,] « elle a un répit parmi les aiguillonnements et les tortures et goûte pendant un temps la plus douce des voluptés[43]. »


Cela aussi peut être transposé. Cf. Saint Jean de la Croix sur l’alternance des périodes de nuit obscure et de grâce sensible.

L’âme retrouve un souvenir du dieu qu’elle suivait là-haut et dont elle voit l’image dans l’être aimé. Ce souvenir est d’abord très imparfait.


« Il cherche et essaye de trouver en lui-même l’image de son dieu. Il réussit parce qu’il est contraint de regarder continuellement vers son dieu. Il entre en contact avec lui par la mémoire. Le dieu entre en lui et il en reçoit les habitudes (ἔθη) et les enseignements pour autant qu’il est possible à l’homme d’avoir part à la divinité[44]. »


Celui qui aime essaie de rendre l’être aimé aussi semblable que possible à ce dieu dont il a retrouvé le souvenir, et quand l’être aimé répond à cet amour, il s’établit entre eux une amitié fondée sur une commune participation aux choses divines.

Mais la démangeaison des ailes n’est pas la seule souffrance qu’il faille subir au cours de ce processus. Il y en a une autre plus violente.

[C’est à cause du mauvais cheval, qui veut se jeter sur la chose belle. Le cheval indocile, ne se souciant ni du frein ni du fouet, tire celui qui aime vers l’être aimé par violence. Mais une fois en présence de l’être aimé « la mémoire de l’essence de la beauté lui revient ».]


« Voyant la beauté, l’âme craint, elle révère (σέϐομαι) et se renverse en arrière, et contraint les chevaux à reculer tellement violemment que les chevaux se couchent tous deux sur les flancs, l’un sans résistance, l’autre bien malgré lui. Puis tous deux s’en vont…[45] »


[Mais de nouveau le mauvais cheval entraîne tout l’attelage vers l’objet aimé.]


« Au cocher alors il arrive la même chose qu’auparavant, et plus intensément. Il fait comme s’il reculait devant une barrière. Il tire violemment en arrière le frein du cheval insolent, hors de ses dents, il ensanglante sa langue perverse et ses mâchoires, il heurte ses jambes et ses flancs contre la terre et leur inflige des tortures. Quand le cheval vicieux a subi ce traitement souvent, il est humilié et obéit à la volonté du cocher ; et lorsqu’il voit la chose belle, il en meurt de frayeur[46]. »


Ici comme dans l’image de la caverne, quantité irréductible de douleur. Et comme dans la caverne, deux espèces de douleurs distinctes ; l’une volontaire, mouvement imposé au corps ankylosé, coup de frein imposé au mauvais cheval ; l’autre tout à fait involontaire, liée à la grâce elle-même, laquelle, quoiqu’elle soit l’unique source de joie pure, cause des douleurs, tant que l’état de perfection n’est pas atteint. Éblouissement des yeux, démangeaison des ailes.

La douleur volontaire n’a qu’une portée tout à fait négative, c’est simplement une condition. Platon pour en définir la nature se sert d’une image admirable, celle du dressage. Cette image est impliquée dans la métaphore du char, et cette métaphore remonte à une antiquité vertigineuse, car elle existe aussi dans de vieux textes sanscrits.

Le dressage repose sur ce qu’on appelle aujourd’hui les réflexes conditionnels. En associant à telle ou telle chose du plaisir ou de la douleur, on fabrique de nouveaux réflexes qui finissent par se produire automatiquement. Nous pouvons ainsi contraindre l’animal en nous à un comportement qui ne gêne pas l’attention quand elle est tournée vers la source de la grâce. On dresse les chiens des cirques avec des coups de fouet et des morceaux de sucre, mais beaucoup plus vite et plus facilement avec le fouet, sans compter qu’on n’a pas toujours du sucre. La douleur est donc le principal moyen. Mais elle n’a aucune valeur en soi. On peut fouetter un chien à longueur de journée sans qu’il apprenne rien. Les douleurs qu’on s’inflige ne sont utiles à rien, sont même nuisibles, si elles ne procèdent pas d’une méthode qui est fonction du but poursuivi, à savoir : que la chair ne trouble pas l’action de la grâce. La méthode est seule importante. Il ne faut pas donner à l’animal qui est en nous un seul coup de fouet de plus que le strict minimum exigé par le but. Mais pas non plus un seul coup de fouet de moins.

Remarquer que le mauvais cheval est autant une aide qu’une entrave. C’est lui qui entraîne irrésistiblement le char vers le beau. Quand il est tout à fait dompté, la démangeaison des ailes est alors pour le cocher un mobile suffisant. Mais au début le mauvais cheval est indispensable.

Ses fautes même sont utiles, car chacune de ses fautes est l’occasion d’un progrès dans l’opération du dressage. La simple accumulation des punitions l’amène en fin de compte à une complète docilité. Bien remarquer que le dressage est une opération finie. Le cheval peut être d’un tempérament très difficile, et peut rester longtemps sans qu’il y ait progrès sensible, mais on est absolument sûr qu’en le punissant une fois après l’autre il deviendra finalement d’une docilité parfaite.

Telle est la source de la sécurité et le fondement de la vertu d’espérance. Le mal en nous est fini comme nous-mêmes. Le bien à l’aide duquel nous le combattons est hors de nous et infini. Donc il est absolument sûr que le mal s’épuisera.

Remarquer que si ce dressage est une opération volontaire, et par suite naturelle, il ne s’accomplit cependant qu’autant que l’âme est touchée par le souvenir des choses de là-haut et que les ailes commencent à germer. Et c’est une opération négative.

Quant à ce qui opère le salut, la grâce accompagnée de joie et de douleur, c’est une chose que nous recevons sans y avoir aucune part, sinon qu’il faut nous maintenir exposés à la grâce ; c’est-à-dire maintenir l’attention orientée avec amour vers le bien. Le reste, pénible ou suave, s’opère en nous sans nous. C’est là ce qui prouve que c’est vraiment une mystique, qu’il y ait le second élément.

Une fois le mauvais cheval dompté, l’être qui aime, et, par un effet de contagion, l’être aimé, se souviennent de plus en plus de ce qui est là-haut. Ici la philosophie intervient de nouveau, mais Platon ne dit pas à quel genre d’étude il pense.

Il en dit un peu plus dans le Banquet, où une voie est indiquée à partir de l’amour vers la plus haute connaissance. Socrate, répétant l’enseignement d’une femme d’une haute sagesse nommée Diotime, recommande, quand on est pris d’amour pour la beauté d’une forme, d’une apparence physique, de comprendre d’abord que la beauté n’est pas une chose qui lui soit propre, mais se trouve aussi dans d’autres apparences physiques. Elle est donc quelque chose à quoi ces apparences ont part, mais qui soi-même n’apparaît pas, une chose invisible. De là s’élever à la considération de la beauté dans les actions (les vertus), puis à celle de la beauté dans les sciences et dans les doctrines philosophiques,


« orienté vers l’immense mer de la beauté[47] ».


Voici le point final de cette progression :


« Celui qui a considéré les choses belles dans l’ordre et comme il convient, parvenant à l’achèvement de l’amour, soudain contemple un certain beau d’une essence surnaturelle (θαυμαστὸν), qui est ce pourquoi on a pris toutes ces peines. Il est éternellement réel, il ne devient ni ne périt, il n’augmente ni ne décroît. Il n’est pas beau en partie et laid en partie, ni beau à tel moment et non à tel autre, ni beau à tel égard et laid à tel autre, ni beau ici et laid là, ni beau pour les uns et laid pour les autres. Et le beau ne s’y trouve pas comme un fantôme, comme c’est le cas des visages, des mains, de toutes les choses corporelles, et de chaque parole particulière, et de chaque science particulière. Et il ne réside pas dans autre chose, un vivant, ou le ciel, ou la terre, ou quoique ce soit d’autre. Il est lui-même, il est par lui-même, il est avec lui-même, il est d’essence unique, il est éternellement réel. Les autres choses belles participent toutes à lui, mais de telle manière que lorsqu’elles naissent et périssent il n’en reçoit ni accroissement ni amoindrissement ni aucune modification… Quand quelqu’un arrive à voir face à face ce beau-là, il est presque arrivé au but. Quand quelqu’un [suit l’ordre déjà indiqué] … enfin des [belles] sciences parvient à cette science, qui n’est rien d’autre que la science de ce beau lui-même, alors il finit par savoir ce qu’est le beau … Songeons à ce que c’est que de voir le beau lui-même, intact, pur, non pas plein (souillé) de chairs humaines et de couleurs et de toute cette niaiserie mortelle, mais le beau divin lui-même, à l’essence unique, si on pouvait le voir !… [Celui qui le peut…] ayant touché la vérité, engendrant et nourrissant en lui-même une vertu vraie, deviendra ami de Dieu et immortel autant qu’il est donné à l’homme…[48] »

« En cette affaire, la nature humaine ne peut guère trouver de meilleur auxiliaire que l’Amour (ἔρως). C’est pourquoi je dis que tout homme doit honorer l’Amour[49]. »


Ce beau absolu, divin, dont la contemplation rend ami de Dieu, c’est la beauté de Dieu, c’est Dieu sous l’attribut de la beauté. Ce n’est pas encore l’aboutissement ; cela correspond donc à l’être dans la République (le Verbe).

Il ne s’agit pas d’une idée générale de la beauté. Il s’agit de tout autre chose. Quelque chose qui est objet d’amour, de désir, quelque chose qui est éternellement réel. On y parvient en découvrant peu à peu que ce qui fait la beauté, ce ne sont pas les attraits charnels, mais l’harmonie, et en cherchant avec amour cette harmonie en toutes choses.


Ce passage du Banquet nous indique ce qui suit la géométrie et l’astronomie dans la voie indiquée par la République. C’est la considération de la beauté de ces sciences ; et de cette beauté on passe au bien.

La recherche de la perfection est la voie du Banquet.

Platon a placé la voie indiquée par la République sous le patronage de Prométhée. Il ne nomme pas particulièrement de divinité à propos de la voie indiquée dans le Phèdre ; mais il se sert constamment et avec une insistance tout à fait évidente de termes qui appartiennent spécifiquement à la terminologie des mystères (dans le Phèdre comme dans le Banquet). Cela et le terme μανία employé dans le Phèdre évoque le Dieu de la folie mystique, le dieu des Mystères, Dionysos — qui est le même qu’Osiris, Dieu souffrant, mort et ressuscité, juge et sauveur des âmes. Prométhée et Dionysos sont les deux guides de l’âme qui va vers Dieu.

Dans le Banquet, l’Amour joue ce rôle. Platon fait à propos de lui la théorie de la médiation.


« Tout ce qui est demi-dieu (mauvaise trad.) est intermédiaire (μεταξύ, moyenne proportionnelle) entre le mortel et l’immortel.Et quelle en est la vertu (δύναμιν) ? — D’interpréter (ἑρμηνεῦον ; Hermès aussi est médiateur !) et de communiquer aux dieux les choses humaines et aux hommes les choses divines, les prières et les sacrifices de la part des hommes, les ordres et les réponses aux sacrifices de la part des dieux. Il remplit l’espace intermédiaire entre l’humanité et la divinité, de manière que le tout se trouve relié à lui-même. C’est pourquoi tout l’art de la divination passe par lui, et l’art du sacerdoce, et les sacrifices, et les mystères, et les incantations. Dieu ne se mélange pas avec l’homme, mais par cet intermédiaire s’opère le commerce et le dialogue entre la divinité et les hommes[50]. »


Histoire de la naissance de l’Amour. Fils de l’Abondance, i.e. la plénitude divine, et de la Misère, i.e. la misère humaine. Poros (voie, chemin, expédient, ressource), l’Abondant (?), dormait, ivre de nectar. La Misère s’est unie à lui à la faveur de ce sommeil… (Sûrement très vieille tradition, car ce nom de Poros est inexplicable. Mais en tout cas c’est Dieu.)


« (L’Amour) est toujours misérable, sec et maigre, en haillons, nu-pieds, sans abri, couchant par terre, sans lit, dormant devant les portes et sur les routes, en plein air, parce que par la nature de sa mère il a toujours la privation (ἔνδεια) pour compagne[51]. »


Cf. vers de Dante sur la pauvreté. Mariage de Saint François avec la Pauvreté, veuve du Christ.


Tout jeune, la dame pour laquelle il partit en guerre
contre son père est celle à qui comme à la mort
personne n’ouvre la porte volontairement.
Et devant sa suite spirituelle,
en présence du Père, il s’unit à elle,
puis de jour en jour il l’aima plus fort.
Elle, privée de son premier mari,
pendant onze cents ans et plus avait été méprisée et obscure
et jusqu’à celui-là elle était restée sans prétendants.
Il ne servait à rien qu’on sût qu’elle était intrépide
jusque devant Pluton, même au son de la voix
de celui qui fait peur à l’univers entier.
Il ne servait à rien qu’elle fût fidèle et fière,
tellement que là où Marie est demeurée à terre,
elle, avec le Christ, est montée jusque sur la Croix[52].


« À cause de son père, il fait des entreprises sur tout ce qui est bon et beau, étant audacieux, actif, toujours tendu, chasseur redoutable … Il n’est de nature ni immortel ni mortel … Il meurt et il ressuscite par la nature qu’il tient de son père … Il aime la sagesse, car il est né d’un père sage et habile, d’une mère ignorante et misérable[53] … »


La pensée de la médiation joue un rôle essentiel chez Platon ; car comme il dit dans le Philèbe : Il faut bien prendre garde à ne pas aller trop vite à l’un.


« Poros, le Chemin, la Surabondance, fils de la SagesseAprès le festin, la Misère vint mendier, comme on fait les jours de fête, et elle se tint près des portes. Poros ivre de nectar, entrant dans le jardin de Zeus, alourdi, s’endormit. La Misère conçut le dessein, à cause de son dénuement (ἀτορία) d’avoir un enfant de Poros. Elle s’étendit près de lui et conçut l’Amour[54]. »


La Création. Timée.


Contient une seconde preuve de Dieu. La première correspondait à ce que Descartes nomme la preuve par l’idée de perfection. La seconde est la preuve par l’ordre du monde. Non pas telle qu’on la présente ordinairement, par l’adaptation des moyens aux fins ; misérable et ridicule. La seule preuve légitime par l’ordre du monde, à savoir la preuve par la beauté du monde. Une statue grecque par sa beauté inspire un amour qui ne peut pas avoir pour objet de la pierre. De même le monde par sa beauté inspire un amour qui ne peut pas avoir pour objet la matière. Cela revient au même : la preuve de Dieu par l’amour. Il ne peut pas y en avoir d’autres, car Dieu n’est pas autre chose que du bien et il n’y a pas d’autre organe pour entrer en contact avec lui que l’amour. Comme par la vue on ne reconnaît pas les sons, de même nulle autre faculté que l’amour ne peut reconnaître Dieu.

Ce bien pur a deux reflets, l’un dans notre âme, qui est la notion du bien, l’autre dans le monde, qui est la beauté.

L’ordre du monde est le beau et non un ordre définissable. Comme quand tel mot a été mis pour tel effet le poème est médiocre… (ou le critique…)

Le Timée est une histoire de la création. Il ne ressemble à aucun autre dialogue de Platon, tellement il semble venir d’ailleurs. Ou Platon s’est inspiré d’une source inconnue de nous, ou entre les autres dialogues et celui-là il lui est arrivé quelque chose. Quoi, c’est facile à deviner. Il est sorti de la caverne, il a regardé le soleil, et il est rentré dans la caverne. Le Timée est le livre de l’homme rentré dans la caverne. Aussi ce monde sensible n’y apparaît plus comme une caverne.

Il y a dans le Timée une trinité : l’Ouvrier, le Modèle de la création et l’Âme du monde.


« Il faut d’abord à mon avis faire cette distinction. Qu’est-ce que l’être éternellement réel, sans génération, et qu’est-ce que le devenir perpétuel, qui n’a jamais la réalité ? L’un est saisi par la pensée à l’aide du rapport (λόγος), réalité éternellement conforme à elle-même, l’autre opiné par l’opinion à l’aide de la sensation sans rapport, devenant et périssant, sans jamais avoir l’être réel. De plus tout ce qui se produit (γιγνόμενον) a nécessairement un auteur (αἰτίου τινὸς), car il est tout à fait impossible que sans auteur il y ait production. Ainsi lorsque l’ouvrier, le regard toujours vers ce qui est conforme à soi-même, et se servant de cela comme modèle, en reproduit l’essence (ιδέαν) et la vertu (δύναμαμιν), par nécessité quelque chose de parfaitement beau est accompli. Si c’est vers le devenir, usant d’un modèle qui devient, le résultat n’est pas beau[55]. »


Lignes très obscures quand on n’a pas la clef, lumineuses quand on l’a. La clef, c’est que Platon fait une théorie de la création artistique, et de la création divine par analogie. Analogie bien choisie, si la preuve de l’origine divine du monde est sa beauté. Pourquoi image plus légitime qu’une horloge ? C’est qu’une œuvre d’art, comme la connaissance, comme l’amour, contient l’inspiration.

Ces lignes enferment la distinction entre l’art de tout premier ordre, qui a nécessairement rapport à la sainteté, et l’art de deuxième, troisième, nième ordre. Beaucoup de ceux qui sont regardés comme de très grands artistes appartiennent à l’art de deuxième ordre.

Pour bien interpréter ces lignes, il faut comprendre que Platon a dans l’esprit, comme image analogique de la création divine, l’image de la création artistique, composition d’un poème, fabrication d’une statue, etc. Ces lignes contiennent la théorie complète de la composition artistique, théorie expérimentale. Si un artiste essaie d’imiter soit une chose sensible, soit un phénomène psychologique, un sentiment, etc., il fait œuvre médiocre. Dans la création d’une œuvre d’art de tout premier ordre, l’attention de l’artiste est orientée vers le silence et le vide ; de ce silence et de ce vide descend une inspiration qui se développe en paroles ou en formes. Le Modèle ici est la source de l’inspiration transcendante — et par suite l’Ouvrier correspond bien au Père, l’Âme du Monde au Fils, et le Modèle à l’Esprit. Modèle ultra-transcendant, non représentable, comme l’Esprit.

(Pas d’intention particulière. Le poète qui met tel mot pour tel effet est un poète médiocre.)

Ce Modèle est un Vivant, non une chose.


« Or le ciel tout entier, ou ce monde, ou quelque nom qu’on lui donne, il faut se demander en premier lieu à son sujet, comme on doit faire à n’importe quel sujet, si c’est une réalité éternelle, n’ayant aucun principe de génération, ou s’il est devenu, commençant à partir d’un principe. Il est devenu ; car on peut le voir, le toucher, il a un corps, et tout cela appartient aux sensations, et les choses sensibles, que saisit l’opinion aidée de la sensation, sont devenues et manifestement sujettes au devenir. Nous avons affirmé que ce qui est devenu a nécessairement quelque auteur. Le créateur (ποιητής) et père de cet univers, c’est une grande affaire que de le trouver ; quand on l’a trouvé, on ne peut pas en parler à tous.

Mais il faut encore se demander à ce sujet d’après lequel des deux modèles le charpentier du monde a bâti le monde, si c’est d’après le modèle qui demeure conforme à lui-même et identique ou d’après le modèle qui change (γεγονός). Si le monde est beau, si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il a regardé vers l’éternel. Dans le cas qu’il n’est même pas permis de dire, il a regardé vers ce qui change. Il est tout à fait manifeste que c’est vers l’éternel. Car l’un est la plus belle des choses produites, l’autre le plus parfait des auteurs[56]. »

« Disons pour quelle cause il y a eu devenir et pourquoi celui qui a composé ce tout la composé. Il était bon, et en celui qui est bon jamais à aucun sujet il n’y a d’envie. Étant sans envie, il a voulu que tout naquît aussi proche de lui que possible.

Dieu a voulu que tout fût bon, (φλαῦρον δὲ μηδὲν εἷναι κατὰ δύναμιν) qu’aucune chose ne fût dépourvue de la valeur qui lui est propre. Ainsi il a pris tout ce qu’il y avait de visible, alors que cela était sans repos, toujours dans un mouvement sans rythme et sans ordre. Il amena cela du désordre à l’ordre, jugeant que l’ordre est absolument meilleur que le désordre (πάντως) [i.e. meilleur en soi, non pas sous tel rapport].

L’être le plus parfait n’a pas eu et n’a pas licence de faire autre chose que le plus beau. Par réflexion il aperçut que, parmi les choses d’essence visible, un univers sans intelligence ne pouvait aucunement être plus beau qu’un univers où il y aurait une intelligence. Il est impossible que l’intelligence existe quelque part sans l’âme. D’après ce calcul, c’est par l’union d’une intelligence avec une âme et d’une âme avec un corps qu’il charpenta l’univers, afin d’avoir accompli quelque chose qui par essence fût l’ouvre parfaitement belle. Ainsi selon la vraisemblance [expliquer ce mot : reflets d’argent de Saint Jean de la Croix] il faut dire que ce monde est né doué en vérité d’une âme et d’une intelligence par la providence de Dieu[57]. »


Le modèle.


« À la ressemblance duquel des êtres vivants le compositeur a-t-il composé ? Dédaignons de dire que ce serait à la ressemblance de l’un des êtres qui constituent des parties. Car ce qui ressemble à l’imparfait ne peut nullement être beau. L’être vivant dont tous les autres, considérés séparément ou par espèces, sont des parties, c’est cet être parmi tous auquel nous poserons que le monde est le plus semblable. Celui-là embrasse et possède en lui tous les êtres vivants spirituels, comme le monde contient nous et tous les animaux visibles. À cet être, le plus beau des êtres spirituels (νοουμένων), parfait absolument à tous égards, Dieu a voulu faire ressembler un unique vivant visible, ayant à l’intérieur de lui-même tous les vivants de même espèce, et il l’a composé[58]. »

[Monde unique] « … Afin que par l’unité il fût semblable à l’être vivant absolu, pour cette raison le créateur n’a pas créé deux univers ni un nombre infini, mais ce ciel-ci, unique, fils unique, a été, est et sera (μονογενής)[59]. »

(Ciel, âme du monde.)

Ce ciel-ci, i.e. l’intelligence unie à l’âme du monde (il le dit plus loin). C’est cela qui est fils unique. Expression qui reviendra.

Corps, visible et touchable, d’où feu et terre. Trois dimensions, donc il faut deux moyennes proportionnelles : air et eau.

« De cette manière et par ces espèces de choses au nombre de quatre, le corps du monde est né, ayant été mis en concordance au moyen de la proportion ; et par là il possède l’amitié, de sorte que, convergeant avec lui-même, il est indissoluble[60]. »

« Tel fut le calcul du Dieu éternellement réel au sujet du Dieu qui devait être un jour[61]. » (Le Verbe en tant qu’ordonnateur du monde.)


L’âme du monde.


« L’âme, il la mit au milieu, l’étendit à travers le tout et encore au dehors et en enveloppa le corps [l’âme est hors du corps], et il en fit un cercle tournant circulairement, un ciel unique, seul et vide (οὐρανὸν ἕνα μόνον ἔρημον), capable par sa vertu propre d’être à lui-même un compagnon, n’ayant besoin d’aucun autre, connu et aimé suffisamment de lui-même. Ainsi il l’engendra, Dieu bienheureux[62]. »

« Dieu a fait l’âme première et primitive par rapport au corps par la naissance et la vertu, pour qu’elle commandât en maîtresse et qu’il obéît[63]. »


Composition de l’âme du monde.


[L’âme n’est pas le νοῦς. C’est le Dieu engendré dans son rapport avec la création, à l’intersection de l’autre monde et de celui-ci, comme médiateur.]


« De la substance indivisible, éternellement identique à elle-même, et de celle qui est relative au corps, laquelle est devenir et divisibilité, à partir de ces deux substances il composa une troisième idée de substance comme intermédiaire, à savoir la substance relative à l’essence du même et de l’autre. Et en tant qu’intermédiaire il l’a liée par le même rapport à l’indivisible d’une part, au corporel et divisible de l’autre. Et prenant ces trois réalités, il les a combinées toutes trois en une essence (ἰδέαν) unique, en faisant par violence l’harmonie entre l’espèce (φύσιν) de l’Autre, qui est rebelle au mélange, et celle du Même[64].)


Le fond, l’essence de l’âme du monde est quelque chose qui constitue une moyenne proportionnelle entre Dieu et l’univers matériel. La moyenne proportionnelle, c’est l’idée même de médiation.

Cette fonction médiatrice rapproche étrangement l’Âme du Monde de Prométhée, de Dionysos, de l’Amour, et de l’homme parfaitement juste dans la République.

Texte orphique sur l’amour (Oiseaux d’Aristophane[65]).

(L’Amour dans des textes orphiques joue le rôle de l’Âme du Monde.)


Il у avait d’abord le Chaos et la Nuit et les noires ténèbres et le vaste Tartare.
La Terre n’était pas, ni l’Air, ni le Ciel. Dans le sein illimité des ténèbres
d’abord la Nuit aux ailes noires engendra un œuf sans germe (Œuf du monde, cf. Phèdre).
De là, quand les saisons furent révolues, germa l’Amour désiré,

le dos étincelant d’ailes d’or, semblable aux tourbillons de vent.
Lui, s’unissant au Chaos ailé et nocturne à travers (κατά) le vaste Tartare,
fit éclore notre espèce et fut cause qu’elle monta à la lumière (ἀνήγαγεν).
Il n’y avait pas l’espèce des immortels, avant que l’Amour n’eût tout combiné.
Quand les choses eurent été combinées les unes avec les autres, alors naquit le Ciel et l’Océan,
et la Terre, et l’espèce impérissable des dieux heureux.


(Cf. φιλία dans le Gorgias. L’amour principe d’ordre.)

Proclus, commentaire du Timée (32 c) : « Phérékydès (maître de Pythagore, Syrien) disait que Zeus se changea en amour quand il fut sur le point de créer, car il combina l’ordre du monde à partir des contraires en une concordance (ὁμολογία) et l’amena à l’amitié et sema en toutes choses l’identité et l’unité partout répandues. »

Un autre rapprochement est la souffrance. Il y a souffrance chez Prométhée, Dionysos, l’Amour (l’Amour pauvre, sans toit), le Juste. Voici celle de l’Âme du Monde.


« Cette combinaison, Dieu la coupa en deux tout entière dans le sens de la longueur, croisa les moitiés l’une sur l’autre en forme de chi, et les courba pour les joindre en cercle, unissant les extrémités au point opposé à l’intersection. Il les prit dans un mouvement identique et qui se produit au même lieu, un mouvement circulaire qui les enveloppe. Des deux cercles il fit l’un extérieur, l’autre intérieur. Il décida que la rotation extérieure serait celle de l’essence du Même, l’intérieure, celle de l’essence de l’Autre … et il donna la domination à la rotation du Même et du Semblable. … Il étendit tout ce qui est corporel à l’intérieur de l’âme … C’est ainsi que prit naissance le corps visible du ciel, et elle, invisible, âme ayant part au rapport et à l’harmonie, née de la plus parfaite des pensées éternellement réelles, elle, la plus parfaite des pensées engendrées[66]. »

« Ce monde, vivant visible contenant tout ce qui est visible, image sensible du Dieu spirituel, il est né, infiniment grand, bon, beau et parfait, ce ciel unique qui est fils unique[67]. »

  1. Iliade, XXIV, 527-533.
  2. Diels, 5e éd. I, p. 15.
  3. Agamemnon, 180.
  4. 64 a-67 d.
  5. Gorgias, 493 a ; Cratyle, 400 c.
  6. Diels, 5e éd. I, p. 414.
  7. Gorgias, 493 a-494 a.
  8. République, VI, 492 a-493 a.
  9. République, VI, 493 a-d.
  10. Luc, iv, 5-6.
  11. République, VI, 504 c.
  12. Lois, IV, 716 c.
  13. 205 e-206 a.
  14. République, VI, 505 d-e.
  15. République, VI, 507 b-509 b.
  16. République, VII, 518 b-d.
  17. République, VI, 505 e.
  18. République, VII, 514 a-516 c.
  19. République, VII, 519 c-520 e.
  20. République, IX, 592 b.
  21. Théétète, 154 c.
  22. République, VII, 532 b-c.
  23. Ibid., 533 b-d.
  24. Ibid., 532 a-b.
  25. Diels, 5e éd., I, p. 89.
  26. 507 e-508 a.
  27. Formule pythagoricienne (Diels, 5e éd., I, p. 452).
  28. 16 b-e.
  29. Philèbe, 16 d-e.
  30. Hymne de Cléanthe.
  31. Phèdre, 245 c.
  32. Phèdre, 246 a.
  33. Phèdre, 246 a-c.
  34. Phèdre, 246 d.
  35. Phèdre, 246 d-247 d.
  36. Phèdre, 247 d-e.
  37. Phèdre, 248 a-248 c.
  38. Phèdre, 249 b-c.
  39. Cf. p. 68.
  40. Phèdre, 249 e-250 a.
  41. Phèdre, 250 a-251 c.
  42. Phèdre, 251 d.
  43. Phèdre, 251 e.
  44. Phèdre, 252 e-253 a.
  45. Phèdre, 254 b-c.
  46. Phèdre, 254 d-e.
  47. Banquet, 210 d.
  48. Banquet, 210 e-212 a.
  49. Banquet, 212 b.
  50. Banquet, 202 e-203 a.
  51. Banquet, 203 c-d.
  52. Paradis, chant XI.
  53. Banquet, 203 d-204 b.
  54. Banquet, 203 b-c.
  55. Timée, 27 d-28 b.
  56. Timée, 28 b-29 a.
  57. Timée, 29 d-30 c.
  58. Timée, 30 c-31 a.
  59. Timée, 31 b.
  60. Timée, 32 b-c.
  61. Timée, 34 a.
  62. Timée, 34 b.
  63. Timée, 34 c.
  64. Timée, 35 a.
  65. V. 693-702.
  66. Timée, 36 b-37 a.
  67. Timée, 92 c.