La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/3

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 33-35).


III


J’étais en face de Pozdnychev et je me taisais. J’avais envie de lier conversation avec lui, mais je ne savais comment commencer et, comme il faisait trop sombre pour pouvoir lire, je fermai les yeux et fis semblant de sommeiller. Une heure se passa ainsi, jusqu’à la station prochaine. L’avocat et la dame descendirent, et le commis s’endormit bientôt.

— Ils disent de ces choses ! ils mentent ou ils ne comprennent pas, me dit tout à coup Pozdnychev.

— Hum ! De quoi parlez-vous ?

— Toujours du même sujet.

Il était accoudé sur ses genoux, la tête dans ses deux mains.

— Amour ! mariage ! famille !… Mensonge, triple mensonge !

Il se leva, tira le rideau de la lampe, se coucha en s’accoudant sur les coussins ; et il ferma les yeux.

— Ma société ne doit guère vous plaire, maintenant que vous me connaissez.

— Oh ! Monsieur…

— Vous ne voulez pas dormir ?

— Non, je ne suis point fatigué.

— En ce cas… vous pouvez entendre mon histoire.

Un controleur passa à ce moment. Pozdnychev l’accompagna d’un regard irrité et commença dès qu’il eut disparu. Puis, tout le temps que dura son récit, il ne s’interrompit plus, même à l’entrée de nouveaux voyageurs.

Pendant qu’il parlait, son visage changea plusieurs fois si complètement que chaque fois il ne paraissait plus le même.

Ses yeux, sa bouche, sa barbe même avaient un autre air. C’était une nouvelle physionomie, belle et touchante. Ces changements se produisaient dans la demi-obscurité. Cela durait cinq minutes, puis, subitement, sans que j’aie pu me l’expliquer, une expression différente venait se greffer sur les anciens traits.