La Société future/Chapitre 13

P. V. Stock (p. 201-211).

XIII

AUTORITÉ ET ORGANISATION


Un certain nombre d’anarchistes se laissent entraîner à confondre ces deux termes bien différents. En haine de l’autorité, ils repoussent toute organisation ; ils ne voient cette dernière que sous la forme de férule. D’autres, pour éviter de tomber dans ce défaut, en arrivent à préconiser toute une organisation autoritaire anarchiste.

Il y a, pourtant, une différence capitale à établir. Ce que les autoritaires ont baptisé du nom d’organisation, est, tout simplement, une hiérarchie complète, légiférant, agissant au lieu et place de tous, ou faisant agir les individus au nom d’une représentation quelconque. Ce que nous entendons, nous, par organisation, c’est l’accord qui se forme, en vertu de leurs intérêts, entre les individus groupés pour une œuvre commune ; ce sont les relations mutuelles qui découlent des rapports journaliers que tous les membres d’une société sont forcés d’avoir les uns avec les autres.

Mais cette organisation ne doit avoir ni lois, ni statuts, ni règlements auxquels chaque individu serait forcé de se soumettre sous peine d’un châtiment quelconque, préalablement déterminé ; cette organisation ne doit avoir ni comité qui la représente, ni assemblée délibérante, chargée de formuler et de décréter l’opinion de la majorité. Les individus ne doivent pas lui être attachés malgré eux, ils doivent rester libres de leur autonomie avec la latitude d’abandonner ladite organisation si elle voulait se substituer, dans leurs actes, à leur initiative personnelle.


En traçant un tableau de ce que pourra être la société future, il serait prétentieux de croire que ce pourra être le cadre dans lequel elle devra évoluer ; nous n’avons pas l’outrecuidance de vouloir donner un plan d’organisation et de le poser en principe. En essayant de donner une forme à nos conceptions sur la société future, nous ne voulons simplement qu’esquisser, à grands traits, les lignes générales qui doivent éclairer ces conceptions mêmes, répondre aux objections que l’on oppose à l’idée anarchiste et démontrer qu’une société peut fort bien s’organiser sans chefs, sans délégations et sans lois, si elle est vraiment basée sur la justice et l’égalité sociales.

Nous voulons démontrer, surtout, que les individus sont les seuls aptes à connaître leurs propres besoins, à savoir se guider dans leur évolution et ne doivent confier ce soin à personne ; qu’il n’y a qu’une manière d’être libres et égaux, c’est de ne pas accepter de maîtres et de savoir respecter l’autonomie de chacun quand elle respecte la vôtre.

Oui, les individus doivent être laissés libres de se rechercher et de se grouper, selon leurs tendances, selon leurs affinités. Établir un mode unique d’organisation, sous lequel tout le monde devrait se plier, et que l’on imposerait sitôt après la révolution, est une utopie ; ce serait faire œuvre de réactionnaire, entraver l’évolution de la société future, vouloir mettre des bornes au progrès, le retenir dans les limites que notre courte vue peut embrasser. Étant donnée la diversité de caractères, de tempéraments et de conceptions qui existe parmi les individus, il n’y a que le doctrinarisme le plus étroit, qui puisse concevoir un cadre dans lequel la société serait appelée, de gré ou de force, à se mouvoir.

Rien ne nous dit que tel idéal qui nous éblouit aujourd’hui, répondra à nos besoins de demain, et surtout aux besoins des individus appelés à composer cette société. Ce qui a frappé d’impuissance et de stérilité, jusqu’à aujourd’hui, toutes les écoles socialistes, sans distinction de nuance, c’est que toutes, dans leurs projets d’avenir, avaient la prétention de vouloir régler et prévoir d’avance l’évolution des individus. Dans les sociétés qu’elles rêvaient d’établir, rien n’était laissé à l’initiative individuelle. Dans leur profonde sagesse, les sociologues avaient d’avance décrété ce qui était bon ou nuisible aux individus, ces derniers devaient s’incliner et ne demander rien autre que ce que leurs « bienfaiteurs » jugeraient bon de leur offrir. En sorte que ce qui répondait aux aspirations des uns, venait en travers des desiderata des autres : de là, dissension, lutte et impossibilité de créer rien de durable.

Ce que nous présentons ici ne peut avoir que la valeur d’une conception individuelle qui, dans la pratique devra s’adapter à d’autres conceptions individuelles. Que chacun se fasse un idéal de société, en cherchant à le propager autour de lui, ces projets se corrigeront l’un par l’autre, au jour de la mise en pratique ils arriveront déjà discutés et améliorés, quittes à se fondre et à s’amalgamer, en prenant à chacun ce qu’il y a de bon, en éliminant ce qui serait trop personnel.


Selon certains adversaires, l’anarchie serait le retour à l’état sauvage, la mort de toute société. Rien de plus faux. L’association seule peut permettre à l’homme d’employer l’outillage mécanique que la science et l’industrie mettent à son service ; ce n’est qu’en associant leurs efforts que les individus augmenteront leur bien-être et leur autonomie, nous n’avons donc pas besoin des cris d’oies effarouchées, des thuriféraires bourgeois pour reconnaître l’utilité de l’état d’association.

Mais cet état doit servir au bien-être de chaque individu, et non d’une classe, cet état doit être dû à la participation volontaire de chacun et non être imposé sous une forme abstraite qui en fait une sorte de divinité dans laquelle doivent s’anéantir ceux qui la composent.


Pour ne pas tomber dans les mêmes fautes et venir se heurter aux mêmes obstacles, où sont venus sombrer tous les systèmes sociaux conçus jusqu’à ce jour, il faut nous garder de croire que tous les hommes sont fondus dans le même moule, que ce qui peut s’accorder avec le tempérament de l’un, satisfera, indifféremment les sentiments de tous. Et cela aussi bien pour la propagande de l’idée que pour l’organisation de la Société future. Si l’on veut préparer une révolution qui réponde à l’idéal conçu, il faut pour propager ses idées, agir selon les principes préconisés, selon les idées émises, s’habituer à agir selon sa conception sans attendre de mot d’ordre de qui que ce soit, éliminer de sa façon d’agir ce que l’on attaque dans la société actuelle. Agir autrement serait se préparer le retour, à bref délai, des mêmes errements que l’on veut détruire.

Plus pratiques que ceux qu’ils combattent, les anarchistes doivent s’inspirer des fautes commises afin de les éviter. Faisant appel à l’initiative individuelle, ils n’ont pas à perdre leur temps à discuter sur l’efficacité ou l’utilité de tel ou tel moyen. Ceux qui sont d’accord sur une idée se groupent entre eux, pour la mise en pratique de cette idée, sans se préoccuper de ceux qui n’en sont pas partisans ; de même que les partisans de telle autre idée se grouperont pour la mise en pratique de cette idée, de cette façon, chacun travaille au but commun sans s’entraver.

Ce que veulent avant tout les anarchistes, c’est l’élimination des institutions oppressives, leur disparition complète ; l’expérience doit les guider sur la façon de mieux les combattre. C’est le seul moyen de faire de la besogne pratique, au lieu de perdre son temps en discussions inutiles, le plus souvent stériles, où chacun veut faire prévaloir sa façon de penser sans réussir à convaincre ses contradicteurs, quand il n’en sort pas lui-même ébranlé dans sa confiance et, par conséquent, moins décidé à mettre son idée en pratique. Discussions qui se terminent ordinairement, par la création en autant de fractions dissidentes qu’il y a d’idées en présence. — Fractions qui, la contradiction les ayant rendues ennemies, perdent de vue, l’ennemi commun, pour se faire la guerre entre elles.

Les individus se groupant selon leurs idées communes, s’habitueront à agir et à penser d’eux-mêmes sans autorité parmi eux, sans cette discipline qui consiste à annihiler les efforts d’un groupe ou d’individus isolés, parce que les autres sont d’un avis différent.

Il en ressortirait encore cet autre avantage, c’est qu’une révolution faite sur cette base ne pourrait être qu’anarchiste, car les individus ayant appris à se mouvoir, sans contrainte aucune, n’auraient pas la sottise d’aller se donner des chefs au lendemain de la victoire, quand ils auraient su l’organiser sans eux.


Pour certains socialistes, l’idéal serait de grouper les travailleurs en un parti qui n’aurait d’autre initiative que celle qui lui viendrait d’un centre directeur, composé des futurs dirigeants. Au jour de la révolution, les hommes de ce centre directeur seraient portés au pouvoir, formant ainsi le nouveau gouvernement qui décréterait les nouvelles mesures et institutions qui devraient régir le nouvel état de choses.

Les collectivistes prétendent ainsi que le nouveau pouvoir décréterait la prise de possession de l’outillage et de la propriété ; organiserait la production, réglementerait la consommation et supprimerait, cela va sans dire, ceux qui ne seraient pas de son avis.

Nous avons vu que c’était un rêve. Des décrets de prise de possession arrivant après la lutte, seraient illusoires ; ce n’est pas par des décrets que peut s’accomplir la prise de possession de la richesse sociale.

Ou bien l’idée d’expropriation sera l’idée dominante de la révolution qui doit s’effectuer, alors c’est à son accomplissement que se porteront les efforts des révoltés ; ou bien elle répugnera au grand nombre, et le gouvernement alors, en admettant qu’il voulût l’opérer, trouverait à ses projets, après la lutte, une opposition assez sérieuse pour que ce fût une révolution nouvelle à recommencer.

Ce sont les actes accomplis qui doivent donner l’impulsion à la révolution. Ce sont les travailleurs révoltés qui doivent eux-mêmes s’emparer des maisons, ateliers et magasins. Les révoltés devront faire cause commune avec tous les déshérités en leur expliquant que tout ce qui a un caractère commun n’appartient à personne individuellement, ne peut être une propriété transmissible à volonté : maisons, usines, champs, mines, étant l’œuvre des forces naturelles ou des générations passées, l’héritage des générations présentes et futures, elles doivent, par conséquent, être à la disposition de qui en a besoin, dès qu’ils sont inoccupés ou que celui qui les détient ne peut lui-même les mettre en œuvre.

Tout ce qui n’est pas d’un usage immédiat pour l’individu, tout ce qui ne peut être mis en œuvre individuellement, est la propriété collective de ceux qui seront forcés de s’associer pour le mettre en œuvre, mais seulement pour le temps qu’ils l’utiliseront, les bâtiments, le sol, l’outillage, retombant à la libre disposition de ceux qui voudraient les utiliser, lorsque les premiers manœuvriers renoncent à les utiliser plus longtemps.

Il ne peut en être autrement, nous le verrons plus loin, pour les produits. Personne, sous prétexte de prévision, n’ayant le droit de frustrer ceux qui en auraient un besoin immédiat, l’épargne n’est bonne qu’à condition que personne n’en souffre. Voilà ce qu’oublie de faire valoir l’économie bourgeoise.

Mais cette appropriation personnelle sera rendue d’autant plus difficile, pour l’outillage et la propriété, du moins, que les individus ne sauraient que faire d’un sol, d’un outillage que, réduits à leurs seules forces, ils ne sauraient faire valoir et qui leur serait par conséquent inutile. Pour les logements, quelle que soit l’avidité de l’individu, elle sera bornée par la possibilité d’occupation. Pour ce qui est des produits de consommation, cette accumulation sera bornée par la durée de leur conservation et la possibilité de les loger sans attirer l’attention de ceux qui pourraient en avoir besoin. Aujourd’hui, le droit de propriété peut donner à un individu le droit d’accumuler des provisions capables de nourrir des milliers d’individus et de les faire pourrir sur place s’il lui plaît. Dans une société normalement constituée, cela serait impossible étant donné que ceux qui auraient faim, auraient droit de s’emparer de ce qui dépasse les facultés d’absorption d’un individu.

Chacun pouvant s’emparer de l’outillage que, par ses seules forces ou en s’associant, il pourra mettre en œuvre ; chacun étant maître du produit de son travail, impossibilité absolue de trouver des salariés. La vente étant abolie, ceux qui auraient un outillage à mettre en œuvre dépassant leurs propres forces, seraient bien obligés ou de s’associer sur le pied d’égalité à ceux qui pourraient les aider, ou bien de laisser cet outillage à ceux qui pourraient le faire produire.

Or, la plus grande partie de l’outillage actuel ne peut fonctionner qu’à l’aide de l’association des forces individuelles, voilà tout trouvé, le terrain qui permettra aux individus de s’entendre et de tenter un rudiment d’organisation. Une fois ce premier groupement établi, viendront ensuite les rapports entre les différents groupes que les individus auront à établir. De chaque besoin de l’individu, de chaque mode d’action de la personne humaine, découlera une série de rapports entre individus et modes de groupements ; ce seront ces variétés d’aptitudes, ces différences d’agir, qui régiront les rapports sociaux.

Une fois la prise de possession accomplie, une fois l’entente établie, il n’y a pas nécessité — il ne peut y avoir que danger, nous le démontrerons — de les faire sanctionner par une autorité quelconque.


On ne saurait prévoir toutes les conséquences de la lutte qui s’engage, ni les circonstances qui pourront s’en dégager.

Nous avons démontré, au commencement de ce travail, que l’évolution précédait la révolution, mais cette évolution ne peut être que superficielle, tant qu’elle reste dans les cerveaux et ne se fait pas dans les rapports sociaux. D’autre part, nous avons démontré dans la Société mourante, que l’organisation sociale, nous menait elle-même à la révolution ; il arrive souvent que les événements politiques, les crises économiques vont plus vite que l’évolution des idées, et la précèdent parfois dans le domaine des faits. Tout cela laisse une part d’aléa, que la clairvoyance humaine ne peut prévoir et que seront seuls aptes à surmonter ceux qui seront appelés à se mesurer avec eux.

On ne peut donc à l’avance se représenter le fonctionnement de la société future d’une façon aussi précise que l’on règle les rouages d’une de ces boîtes à musique qui jouent aussitôt que le mécanisme est remonté et dont il suffit de poser le cliquet au cran désigné pour en obtenir l’air désiré.

Tout ce que nous pourrions imaginer au point de vue théorique de l’organisation, ne sera jamais qu’un rêve plus ou moins approchant de la réalité, mais qui manquera toujours de base lorsqu’il s’agira de la mise en pratique ; car l’homme compte avec ses désirs, ses tendances, ses aptitudes et même avec ses défauts, mais il n’est pas omniscient, un seul individu ne peut ressentir tous les mobiles qui font mouvoir l’humanité.

Nous ne pouvons donc avoir la prétention ridicule de croire que l’on puisse tracer un cadre de la société future ; mais nous devons nous garder aussi de cet autre défaut commun à beaucoup de révolutionnaires, qui disent : « Occupons-nous d’abord de détruire la société actuelle, et nous verrons ensuite ce que nous aurons à faire ». Entre ces deux façons d’envisager les choses, il y a place, selon nous, pour une meilleure. Si nous ne pouvons pas dire sûrement « ce qui sera », nous devons connaître « ce qui ne doit pas être » ; ce que nous devrons empêcher, si nous ne voulons pas retomber sous le joug du capital et de l’autorité.

Nous ne savons quel sera le mode d’organisation des groupes producteurs et consommateurs, eux seuls devant être les juges de ce qui leur conviendra, et une façon unique de procéder ne pouvant convenir à tous ; mais nous pouvons très bien dire comment nous, personnellement ferions, si nous étions dans une société où tous les individus auraient la faculté de se mouvoir librement.

Nous pourrons aussi chercher comment une société pourrait évoluer sans pouvoir « protecteur », sans ces fameuses « commissions de statistique » appelées à remplacer les gouvernements déchus dont voudrait nous gratifier le collectivisme ; comment et pourquoi on pourrait supprimer l’emploi de la monnaie que les économistes prétendent indispensable à la vie de toute société, et pourquoi il serait nuisible de la remplacer par les « bons de travail », autre invention collectiviste qui, sous des noms différents, ressuscitent tous les rouages de la société actuelle, qu’ils veulent, disent-ils, détruire.

Il est nécessaire de se faire une idée sur tout cela, car il n’est pas dans la nature des individus de s’engager sans savoir où ils vont. Puis, comme nous l’avons déjà dit, c’est le but à atteindre qui doit nous dicter notre conduite dans la vie et dans notre façon d’agir dans la propagation de nos idées.

Ensuite, c’est en apportant chacun sa conception, chacun sa part d’idéal que doit se former l’idéal collectif. C’est de l’ensemble confus des opinions individuelles que se dégagera la synthèse générale qui, en plus des aspirations personnelles, se fera jour lorsque sera venue l’heure de les appliquer.