La Situation des indigènes et le crédit agricole en Algérie

La Situation des indigènes et le crédit agricole en Algérie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 116-139).
LA SITUATION DES INDIGÈNES
ET LE
CRÉDIT AGRICOLE EN ALGÉRIE


I

L’opinion française, en acceptant les larges sacrifices réclamés par notre expansion coloniale, garde le très vif souci de les voir profiter aux populations conquises aussi bien qu’à nos compatriotes d’outre-mer. Naturellement, ce sentiment se manifeste avec le plus de force à l’égard de nos possessions les plus anciennes, les plus voisines et les plus prospères, et tout d’abord à l’égard de l’Algérie.

Quand on observe les progrès que notre grande possession a réalisés durant ces dernières années, les recettes du Trésor qui ont presque doublé en douze ans (moyenne décennale de 1889 à 1898 : 45 336 291 francs ; recouvremens effectués en 1910 : 87 239 72), celles des chemins de fer qui ont suivi la même marche (moyenne quinquennale de 1891 à 1895 : 23 690 150 francs, recettes de 1910 : 45 810 888 francs), les importations de la Métropole qui oscillaient autour de 200 millions de 1890 à 1895 et qui se sont haussées depuis lors, par un accroissement à peu près ininterrompu, à 389 millions en 1909 et 433 en 1910, l’augmentation constante du domaine des Européens qui s’est enrichi depuis 1880 de plus de 400 000 hectares dont 72 247 pour les seules années 1908 et 1909, et qui a recommencé à s’étendre même dans le département de Constantine, où les ventes et les achats de terres par les colons s’étaient équilibrés pendant quelque temps ; quand on mesure cette extension générale des affaires algériennes, on ne peut manquer d’en conclure que bon nombre de Français en ont profité, des deux côtés de la Méditerranée.

Les Israélites et les étrangers ont évidemment participé à ces divers bénéfices, et notamment aux acquisitions immobilières ; des premiers la part est connue, et d’ailleurs considérable, près du sixième des ventes consenties par les indigènes à des non-musulmans, alors que les Juifs sont à peu près dix fois moins nombreux que les gens d’Europe ; quant aux Espagnols, aux Italiens, aux Maltais, sans posséder de renseignemens précis à leur sujet, on peut affirmer hardiment qu’ils ont été largement rémunérés du concours d’ailleurs très précieux qu’ils ont apporté à notre œuvre colonisatrice.

Dans l’ensemble, ces divers élémens ont donc tiré avantage de notre effort national : en dirons-nous autant de l’indigène ? Vis-à-vis de lui la colonisation apparaît tout d’abord sous les espèces d’un prélèvement de quelque deux millions d’hectares, environ la cinquième partie des espaces que l’on peut cultiver régulièrement dans le Tell et sur les Hauts Plateaux. Où est pour lui la contre-partie et que pèse-t-elle ?

Nombreuses sont les études dans lesquelles on s’est efforcé d’évaluer le profit que la main-d’œuvre indigène tire des entreprises de nos colons. On peut discuter ces comptes, mais ce qui est incontestable, c’est qu’une culture quelque peu perfectionnée exige plus de bras que la plus primitive et que, par conséquent, si l’on met à part la toute petite propriété qui n’est qu’une forme temporaire de l’exploitation européenne, chaque hectare colonisé apporte une possibilité nouvelle de travail et de vie pour l’enfant du pays. S’il s’agit de céréales, un hectare cultivé à l’européenne représente une centaine de francs de main-d’œuvre, tandis qu’année moyenne il en aurait rapporté net 80 à un Arabe labourant et moissonnant lui-même : son champ avec l’aide de sa famille. Encore faut-il remarquer que ce salaire va aux plus nécessiteux et aux plus méritans, tandis qu’une très forte partie des revenus de la terre indigène profite à des propriétaires paresseux et ignorans.

En même temps, l’exemple du colon est la meilleure des écoles professionnelles, et seule la vue des récoltes qu’il obtient malgré la sécheresse, avec des labours suffisamment profonds et répétés, est capable d’arracher ses voisins musulmans à la routine, quand ils comparent ses blés serrés et nourris à leurs épis clairsemés et brûlés par le sirocco. Plus l’agronomie algérienne avancera, plus elle multipliera les façons, plus elle fera appel aux amendemens, plus ses progrès bénéficieront à la société indigène, en haut par les leçons, en bas par le pain qu’elle lui donnera. Dès maintenant, les cultures riches comme la vigne procurent une somme de salaires six ou sept fois supérieure au bénéfice que la possession du sol laisserait communément à nos fellahs.

Assurément, les cent cinquante millions que la propriété européenne peut verser annuellement à la main-d’œuvre agricole sont fortement entamés par quarante mille ouvriers français ou espagnols, et par quinze ou vingt mille moissonneurs marocains ; les Kabyles surtout en prennent une large part, eux qui ont gardé ou racheté leur montagne et qui viennent grossir leur épargne sur les champs dont l’Arabe a été chassé par la conquête ou par la chicane, par l’infortune ou par la paresse. Mais qu’y faire ? La colonisation n’a pas la vertu de créer l’énergie : elle ne peut que la réveiller ou la soutenir. Elle offre aux indigènes plus de travail qu’ils n’en veulent faire, et elle serait même sérieusement en peine de main-d’œuvre, dans l’Oranie notamment, si l’afflux étranger venait à lui manquer. Fatalement le domaine européen grandit aux dépens des populations les plus arriérées et les plus inertes, les plus impuissantes de par cette même apathie à tirer profit de l’établissement des Européens à leur côtés.

Non seulement la culture européenne apporte au prolétariat agricole des salaires inconnus des indigènes en service chez leurs coreligionnaires, mais elle lui donne les moyens d’échapper à un véritable servage. Le mode d’exploitation ordinaire en terre arabe est le khammessat ou bail au cinquième de la récolte, les quatre autres parts restant au possesseur du sol, à charge de fournir au preneur les instrumens de travail, presque toujours les grains et l’ai-gent nécessaires à son entretien, souvent aussi, selon les usages locaux, des vêtemens au commencement de l’hiver, un mouton ou un pot de beurre au moment des grandes fêtes. Ces avances dites sarmia, remboursables sur la part des khammès, le constituent presque toujours en débet vis-à-vis de ses maîtres ; or, la coutume oblige, dans beaucoup de régions, le propriétaire indigène qui emploie un khammès à rembourser la sarmia qu’il doit au précédent bailleur ; le débiteur ne trouve donc à se placer nulle part et doit travailler indéfiniment pour son créancier, s’il ne trouve à louer ses bras chez un Européen qui n’a pas à tenir compte de ces usages tyranniques, aussi contraires à nos principes de droit qu’à la loi musulmane elle-même qui proscrit comme aléatoire tout bail à quote-part des fruits[1]. Alors même que cet abus disparaîtrait, la situation des khammès serait toujours singulièrement étroite et humble vis-à-vis des maîtres indigènes de la terre dont beaucoup emploient les mêmes familles depuis des générations ; s’ils ne sont pas légalement attachés à la glèbe, comme ceux de Tunisie qui peuvent être réintégrés de force, tant qu’ils sont redevables d’une obole au propriétaire, ils sont rivés à leur état par toutes les forces du groupe, du sang, de l’habitude ; pour échapper à l’exploitation héréditaire, il leur faut s’arracher à toute leur vie, chercher au loin leur pain, au risque de tomber définitivement à la boue des villes ou des grands chemins.

D’ailleurs, en supposant le mieux, un bailleur honnête et une bonne terre, le cinquième de la récolte nourrit tout juste son homme, tandis qu’on voit plus d’un indigène se retirer du service d’un Européen avec un petit pécule qui lui permet de devenir propriétaire.

Peut-être objectera-t-on que, si l’intrusion européenne profite à quelques manœuvres indigènes, elle a réduit beaucoup de propriétaires musulmans à la condition de salariés en leur prenant leur terres. Pour justifier notre œuvre, il suffit de se demander ce qui serait advenu de ce pays, dans la paix française, s’il était resté complètement fermé aux entreprises du dehors. Un calcul bien simple s’impose : la colonisation occupe environ la cinquième partie des champs algériens ; d’autre part, le nombre de nos sujets augmente de près de deux pour cent par an[2] et la part des terres revenant théoriquement à chacun d’eux diminue d’autant chaque année. Si donc l’Algérie n’avait été aucunement colonisée, elle se serait trouvée, une dizaine d’années plus tard, en face d’une situation identique à celle de l’heure actuelle, et cela sans que l’ombre d’un progrès, d’un accroissement de prospérité fût venu compenser ce resserrement,

Mais, dira-t-on, que signifient les chiffres dans une question qui est avant tout morale ? Qu’importe un peu moins de misère pour les indigènes, si le contact d’étrangers arrogans vient constamment leur rappeler leur sujétion ? Qu’importe que la part des Européens ne soit pas excessive, si elle est trop visible et si elle rappelle un passé de violence ? Qu’importe que le travail enrichisse et étende le sol, si cette richesse excite constamment l’envie et le regret de l’enfant du pays et accrédite chez lui l’idée que les Français lui ont pris toutes les bonnes terres ?

Il n’est que trop vrai : les indigènes n’ont pas besoin de consulter la magistrale Enquête sur la colonisation officielle de M. de Peyerimhoff pour être convaincus qu’une grande partie du domaine livré à la colonisation provient du séquestre, des confiscations immobilières qui ont suivi les grandes insurrections : « Quand nous rendra-t-on nos terres ? » disait un jeune instituteur arabe en recevant son décret de naturalisation. Son interrogation sera répétée par tous ses coreligionnaires au lendemain de leur émancipation et la seule réponse qu’on y pourra faire sera de s’unir dans le travail de tous pour amener la colonie à un état de prospérité qui rendra possibles tous les règlemens de compte.

Mais n’eussions-nous aucun souvenir de ce genre à effacer que notre situation vis-à-vis du peuple conquis n’en serait guère modifiée, témoin les difficultés que nous rencontrons en Tunisie aussi bien que l’Angleterre en Egypte : c’est le contact même du roumi, c’est sa présence sur le sol sacré de l’Islam qui choque le musulman.

Assurément, il ne faut pas croire qu’en Algérie les relations journalières des deux races soient foncièrement mauvaises, que le coudoiement des burnous et des manches de chemises s’accompagne forcément de regards torves et de sourdes injures ; mais la vie coloniale n’est pas douillette et les rapports qu’elle comporte ne sont pas comparables aux échanges de vues entre savans d’Europe et d’Islam dans un congrès d’orientalistes.

Du côté de Mahomet, du moins parmi les populations qui n’ont pas vécu longtemps dans le voisinage du chrétien, il est assez couramment admis que les infidèles sont impurs, au sens rituel du mot, et qu’il faut éviter de les toucher. Dans les pays de stricte observance, on ne peut employer à leur égard les formules de politesse qui sont réservées aux vrais croyans, leur donner le véritable « salut, » le souhait de l’éternelle paix. Il y a des paroles de bienvenue et de bénédiction qui sont réservées aux non-musulmans, mais le vulgaire les ignore et se tait. Si le langage populaire ne sait comment les honorer, il n’est pas embarrassé pour les maltraiter : chose digne de remarque, les appellations qu’on donne aux Européens ont fréquemment trait à leur grossièreté, ce sont les chacals, les aledj (ânes sauvages). On ne peut s’en étonner beaucoup : à ces croyans dont l’attitude est soutenue et minutieusement réglée par la tradition religieuse, et qui, fussent-ils de la plus basse extraction, savent de par leur foi, leur orgueil et leur placidité se tenir et parler devant Dieu et devant les hommes, la familiarité du Français de nos jours, son allure libre et pressée apparaissent comme le fait de gens mal appris ; aussi bien la qualité des Latins qui forment le fond de la population coloniale ne leur donne que trop raison, et davantage le sentiment de la prééminence européenne peut porter un esprit simple à la brutalité, du moins verbale. Ce n’est pas à dire que nos sujets se laissent volontiers rudoyer. Quiconque, après avoir vu les écœurantes manifestations de supériorité auxquelles se livrent les touristes, à coups de courbache ou d’ombrelle, sur le dos des fellahs d’Egypte, aura été à même d’observer l’attitude des indigènes d’Algérie vis-à-vis des étrangers, pourra apprécier la différence des deux fibres.

Les sentimens de nos colons vis-à-vis de l’Arabe ou du Kabyle procèdent à la fois de la bonhomie, de l’inquiétude et d’un mépris pour leurs mœurs et leurs usages, égal à celui que les gens du Prophète ont pour les leurs ? :

Certes, il ne faut pas attacher trop d’importance aux diatribes dont les cafés d’Algérie retentissent à l’adresse des indigènes ; ceux qui en médisent le plus ont peut-être parmi eux des amis et des auxiliaires précieux. Après s’être répandus en plaintes sur la complaisance des hautes autorités à l’égard du peuple conquis, en anecdotes sur la perfidie de vieux serviteurs indigènes auxquels on oppose le dévouement de certains autres qui ont défendu leurs maîtres jusqu’à la mort en temps d’insurrection, presque invariablement les Algériens portent sur nos sujets le jugement suivant : « Ce sont des enfans, il faut avant tout les traiter avec justice, comme je le fais. » Sentence où il n’y a rien à reprendre, quant à la partie générale. Pris en masse, les colons, ceux surtout qui sont nés dans le pays, s’entendent bien avec les autochtones ; ils ne ressentent pas, vis-à-vis de ces bommes dont ils comprennent la langue et dont l’aspect leur est familier, la crainte qui jette parfois le paysan fraîchement débarqué en des méprises sanglantes. Ils savent les prendre et tirer parti d’eux au meilleur compte. Néanmoins, et quelle que soit la continuité et la loyauté des rapports entre Européens et indigènes, il reste toujours au cœur des premiers un reste d’appréhension vis-à-vis d’une race dominée, mais non ployée, retranchée derrière des formules absolues d’exclusion, possédée par d’obscures hantises de violences, d’hécatombes au vrai Dieu. Ainsi s’expliquent les émois soudains, les paniques même qui traversent à certaines heures la population européenne : il est d’ailleurs parfaitement conforme à notre tempérament colonial de passer d’une insouciance téméraire à des perplexités exagérées.

Nos sujets se rendent très bien compte de ce qui s’agite dans l’âme du conquérant et ils en tirent certainement vanité, ils ont le sentiment très net de la force qu’ils possèdent sur leur vieux sol, et une ferme croyance dans la grandeur de leur race qui a fait si longtemps reculer les princes chrétiens ; ils n’ont aucunement l’admiration et le respect que le nègre, fùt-il musulman, a souvent pour l’homme d’Europe ; ils peuvent bien, quand on leur explique une invention nouvelle, s’incliner gravement en répétant que « les Français ont bonne tête, » mais le moment d’après, ils parleront avec dégoût de ces buveurs d’alcool qui ne font pas d’ablutions et qui laissent voir leurs femmes. Il y a beaucoup à apprendre en observant l’air de convoitise méprisante avec lequel ils regardent les Européennes.

Cette mésestime peu dissimulée, cette ironie même à l’égard de la race dite supérieure est certainement pour quelque chose dans l’éloignement qu’on voit à l’égard des indigènes, même dans les milieux algériens qui ne sont pas en compétition ni en fréquentation avec eux. Quant aux colons, ils ne sont pas en reste de répugnance avec ces compagnons obligés de la vie du bled ; ils goûtent peu l’air de noblesse de l’Arabe et ils évitent ses parasites ; ils trouvent désagréable le spectacle de certains de ses rites religieux ; ils lui reprochent les vices qui lui sont particuliers, et, pour s’étonner de les voir répugner au mélange des enfans des deux races dans les écoles, il faudrait pousser un peu loin le parti pris arabophile. Ils raillent la facilité de leurs mariages et de leurs divorces et d’une façon générale jugent peu édifiante la conduite de ces gens pieux.

En définitive, entre ces élémens si dissemblables, les rapports individuels sont souvent bons, pleins de confiance et de sympathie, mais dans l’ensemble, les sujets de mésentente, les points de répulsion réciproque abondent. C’est dans la psychologie bien plus que dans le heurt des intérêts ou dans l’exploitation, beaucoup moins fréquente qu’on ne le dit, de l’ignorance et de la pauvreté de l’Arabe par les Européens, qu’il faut chercher la cause principale des dissentimens trop réels qui séparent les deux groupes ethniques. Sans doute une plus grande pénétration réciproque, par l’association et la collaboration économiques, pourra miner à la longue ces préjugés que seule l’impossible fusion des sangs pourrait renverser tout à fait.

Heureux si la solidarité de race se traduisait par l’entraide ; mais chez les Arabes, elle consiste principalement dans l’exploitation du plus grand nombre. L’expérience le montre : dans la plupart des régions peu ou point colonisées, l’indigène végète sans pouvoir s’étendre ni améliorer ses cultures, jusqu’au jour où une mauvaise récolte le réduit à l’emprunt et l’emprunt à la ruine.

Si l’on compare l’étendue moyenne des cultures annuelles avec le nombre des propriétaires musulmans, familles comprises, on trouve environ 1 hectare 40 ares par tête, soit environ, pour une maisonnée de 5 personnes, 7 hectares rendant en blé ou en orge 5 à 600 francs ; nous ne comptons pas d’autres frais de culture que la semence, le maître travaillant lui-même avec sa femme et ses enfans, le bétail se nourrissant sur les chaumes et sur les communaux. Epargner sur un pareil revenu est à peu près impossible. Ce pauvre monde, il est vrai, vit de rien, se nourrit pour trois ou quatre cents francs par an, la laine des moutons suffit à le vêtir et quelques perches l’abritent sous des touffes de diss ; mais tant d’embûches l’entourent, tant de mains avides et impérieuses se tendent vers lui ; et puis le musulman naît obéré ; du jour où il possède, il a quelques dettes à traîner. Arrive donc un accident quelconque, grêle, sirocco, sécheresse, froidure ou épizootie, et aussitôt notre homme perd pied ; il sollicite un voisin, un parent peut-être ; il en obtient un prêt ; de ce jour il est perdu, à moins qu’une de ces folles aubaines de la campagne algérienne, une de ces moissons éclatantes que parfois les pluies de printemps font déborder de terre, ne vienne le sauver ou plutôt retarder sa ruine... Et qu’on y songe, nous avons tablé sur une moyenne, ce qui suppose que la plus grande partie de nos fellahs se trouve dans un pire état !

Pourtant, si l’on s’en rapporte aux statistiques, le nombre des propriétaires indigènes ne diminue pas sensiblement et il représentait en ces dernières années la moitié de la population musulmane des campagnes. Mais, en tenant même ces chiffres pour exacts, il faut remarquer qu’ils comprennent sous la dénomination de propriétaires tous les membres de la famille des détenteurs de la terre. Or la population indigène ayant augmenté annuellement de 70 000 unités environ dans la dernière décade, nous devrions trouver chaque année, si le nombre des propriétaires véritables restait stationnaire, 25 à 30 000 individus de plus dans cette catégorie.

Il serait assurément prématuré de prédire la disparition de cette classe agricole qui, à l’heure actuelle, se maintient grâce à sa prodigieuse capacité de résistance aux privations ; il serait surtout injuste d’imputer sa misère à la colonisation ou même à l’accaparement des terres par les gros capitalistes indigènes. Certes, il y a eu, notamment dans la région du Chéliff, quelques faits scandaleux dans ce dernier ordre d’idées, mais qui sont heureusement rares. On manque de documens sur ces mouvemens si importans que les statistiques officielles devraient mieux suivre, mais ce que tout le monde sait, c’est que les domaines de plusieurs milliers d’hectares ne sont pas nombreux en Algérie, mais qu’en revanche les usuriers y prospèrent et y pullulent. Ce sont moins les grands vautours qu’une foule de petits rapaces qui dévorent le peuple arabe.

La grande propriété ne se généralisera plus dans l’Afrique du Nord comme elle put faire du temps de l’esclavage antique ; chez les Européens la tendance est à la culture intensive et par conséquent réduite ; chez les indigènes, la prodigalité et la mauvaise administration, aussi la polygamie et la loi successorale qui multiplient le nombre des héritiers poussent au morcellement. Seulement, au-dessous des fastueux caïds, des marabouts avides, des chicaniers de haut vol, le Kabyle, le Mozabite et ses émules arabes guettent, amorcent, agrippent le pauvre fellah, ramassent à vil prix quantité de petits biens, se répandent et s’arrondissent obscurément et se substituent aux cultivateurs ruinés qu’ils réduisent à l’état de fermiers ou de khammès.

Voilà un des grands maux actuels qui évidemment n’est pas imputable à l’exploitation européenne, mais qui, au contraire, sévirait davantage encore si les initiatives et les capitaux européens ne venaient agrandir les possibilités de travail et de gain, accroître le prix des terres comme le taux des salaires et réduire le loyer de l’argent.


II

N’est-il point de remède à cette lente expropriation des petits agriculteurs qui, si elle continuait son œuvre, compromettrait gravement l’équilibre social de ce pays sans augmenter ses capacités de production ? L’usurier en effet ne se soucie guère de progrès agricole : il lui est plus expédient d’employer ses fonds à faire de nouvelles victimes que de les risquer à des améliorations culturales.

Tout d’abord, il faut écarter résolument les recettes juridiques et législatives, l’idée de protéger l’indigène par l’établissement du homestead, du bien de famille inaliénable. Que servirait à un malheureux de garder sa terre s’il se voyait réduit à mourir de faim en attendant la moisson ? Une telle mise en interdit de la plus grande partie du territoire de l’Algérie ne ferait que favoriser la malhonnêteté de quelques vendeurs, tout en laissant le plus grand nombre sous la domination des usuriers qui, par des arrangemens dolosifs, se feraient céder en gage ou à bail, aux pires conditions, les terres mises hors du commerce. Dès aujourd’hui, on voit trop de fellahs privés depuis de longues années de leur bien qu’ils ont donné en nantissement pour un prêt infime.

Aurons-nous meilleur compte à pourchasser Shylock ? Mais les indigènes seront les premiers à en pâtir : mieux leur vaut être tondus que mangés et plus d’un pauvre diable, une fois la disette passée, dit de son prêteur, en dépit du Coran : « C’est mon père, il m’a prêté à 50 pour 100 et j’ai gardé ma terre. »

Il ne s’agirait donc que de leur trouver des pères à meilleur marché. C’est à quoi l’administration s’efforce depuis longtemps ; elle a déjà réalisé, dans ce domaine, une grande œuvre, aussi belle que simple, celle des sociétés de prévoyance. Notre administration, en vingt ans d’efforts, est arrivée à faire du vieux silo une institution perfectionnée et généralisée. De tout temps, le Berbère avisé et l’Arabe insouciant lui-même avaient obéi à l’instinct amasseur, et pratiqué, avec un art souvent remarquable, le choix des emplacemens et des terrains bien secs, où l’on peut conserver les grains sans autre précaution que l’enfouissement et la dissimulation des orifices. Il a suffi à nos officiers, puis à nos administrateurs civils, de propager cette coutume, de la faire renaître là où l’insécurité ou la facilité de se procurer des subsistances l’avaient fait disparaître, et surtout de pourvoir à la surveillance et à la répartition de ces modestes trésors, de les empêcher de tomber à l’usage exclusif des puissans de la tribu, et de les défendre contre les visites des voisins, plus désastreuses que les razzias d’autrefois.

Les « sociétés de crédit, de prévoyance et de secours mutuels, » organisées par la loi du 14 avril 1893, sont en théorie des associations auxquelles l’indigène apporte librement son adhésion et sa cotisation. On peut affirmer que si ce beau principe avait été appliqué à la lettre, aucune de ces institutions, si nécessaires à la vie des indigènes, n’aurait pu durer et prospérer. C’est ici un exemple frappant des effets que peut produire l’émancipation de nos sujets. Actuellement, ces sociétés comptent plus de 520 000 membres et se recrutent principalement parmi les contribuables ruraux musulmans des communes mixtes : , l’administrateur, fonctionnaire municipal nommé par le gouverneur général, est président de la Société, les adjoints indigènes, plus connus sous le nom de caïds, et leurs subordonnés les chefs de fraction, appelés cheikhs ou kebar selon les pays, composent le conseil d’administration : chacun des « adhérens » paye sa quote-part en même temps que ses impositions au receveur des contributions directes, trésorier de la société de prévoyance agricole, et bien peu sauraient établir aucune distinction entre ces versemens divers. Dans les communes de plein exercice au contraire, administrées par des municipalités élues, les indigènes éveillés à notre contact se montrent parfois trop bons adeptes d’une certaine école démocratique en retirant leurs adhésions aussitôt après les avoir données, en refusant d’acquitter les versemens promis, et en réclamant le concours de la société de prévoyance après lui avoir refusé le leur. Aussi cette organisation ne fait-elle que végéter là où le système électif livre l’indigène à lui-même, à son esprit d’opposition, de versatilité et d’intrigue.

Il faut l’ascendant qui appartient dans les communes mixtes au représentant du pouvoir et à ses auxiliaires indigènes pour vaincre dans les débuts l’inertie de la masse et le mauvais vouloir de quelques-uns ; une fois le branle donné, la machine fonctionne à souhait ; l’indigène le plus malintentionné ou le plus borné comprend l’intérêt de donner chaque année trois à cinq francs pour pouvoir en emprunter dix fois davantage. On peut même dire que l’administration locale, en voulant acclimater plus vite l’idée de la mutualité, a trop multiplié l’usage des petits prêts. Par embarras de choisir entre les requêtes trop nombreuses des sociétaires, entre les nécessités trop réelles auxquelles il faut parer, par crainte aussi de favoriser les exactions des chefs de douar ou de fraction qui ne recommandent guère sans motif intéressé les demandes d’emprunt de leurs coreligionnaires, beaucoup d’administrateurs en arrivent à répartir également, machinalement, chaque année, entre tous les adhérens de la Société, riches ou pauvres, pressés ou non de besoins, le contenu presque entier de la caisse. De là beaucoup de menus gaspillages de la part des indigènes qui ne sauraient en général résister au chatouillement de quelques douros impatiens de s’échapper de leurs doigts : de là aussi la tentation pour le pauvre diable de suivre l’usurier qui l’attend au sortir de la distribution, offrant de compléter la somme que la Société n’a pu lui avancer en totalité. Assurément on peut admettre que tous les petits propriétaires musulmans ont besoin de crédit : trop de charges les empêchent d’épargner, même pour l’indispensable, pour semer et subsister jusqu’à la récolte nouvelle ; seulement, comme il n’est pas possible de satisfaire à toutes les demandes, étant donné l’insuffisance des ressources actuelles. qui ne dépassent guère une vingtaine de millions, soit quelque quarante francs par adhérent, il serait à souhaiter que les chefs des communes mixtes, présidens des sociétés de prévoyance, fussent toujours à même de discerner, parmi les candidats à l’emprunt, les gens les plus méritans et leur fissent la part aussi large que de raison.

Si l’emploi de ces fonds n’est pas toujours judicieux, du moins le placement en est-il très sûr, et le recouvrement des prêts annuels ne laisse qu’un montant très faible de non-valeurs. Encore faut-il, pour être tout à fait juste, mentionner d’une part les excès de zèle de quelques administrateurs qui, en pressant trop quelques retardataires, les obligent à s’adresser à l’ennemi commun, l’usure, pour s’acquitter vis-à-vis de la mutualité ; d’autre part, dans certaines communes, la pratique tout à fait répréhensible qui consiste à renouveler indéfiniment les prêts par un simple jeu d’écritures, au risque de ne trouver dans la causse aux jours de disette que les billets des indigènes.

En revanche, nous n’accuserons pas, comme on l’a fait, les sociétés de prévoyance de n’avoir arraché les pauvres hères aux dents des prêteurs à la petite semaine que pour les jeter aux griffes des Harpagons officiels, adjoints indigènes et autres pressureurs du pauvre monde musulman. On a publié des calculs hautement fantaisistes d’après lesquels le mutualiste indigène, après avoir passé par le kébir, le khodja, le caïd et le chaouch, aurait déboursé 20 pour 100 de l’avance que lui consentira la Société. Que de tels abus existent, cela n’est que trop certain, encore que la généralisation des prêts doive bien les atténuer. Mais il serait curieux que cette institution, en ouvrant une nouvelle source de crédit, n’eût pas réduit le taux moyen de l’intérêt : à coup sûr l’indigène n’est pas obligé de s’adresser à la société de prévoyance et s’il s’y empresse, malgré sa répugnance bien connue pour le remboursement à époque fixe, c’est qu’il y trouve un avantage sérieux.

On dit aussi que certains adhérens, parmi les Kabyles surtout, n’empruntent que pour prêter à usure ; la chose n’est pas impossible, étant donné l’incurie qui règne dans quelques communes mixtes, mais elle demeure exceptionnelle et de tels financiers, opérant avec un capital de cinquante à cent francs, ne peuvent causer grands ravages.

A plus forte raison ne croirons-nous pas que les sociétés de prévoyance puissent, comme on l’a affirmé récemment, servir à l’accaparement des terres par quelques riches musulmans. Il est bon cependant de se méfier de tout prêt important demandé par un sociétaire notable ou puissant et de ne consentir que rarement, à qui que ce soit, une avance dépassant quatre ou cinq cents francs. Surtout, il faut condamner tout renouvellement qui peut faciliter l’emploi abusif des fonds de la Société. Il ne faut jamais perdre de vue que l’argent du « silo des pauvres, » comme disent les indigènes, est versé par des pauvres, et destiné aux plus laborieux et aux plus besogneux.

Plus douteux est de savoir s’il vaut mieux encaisser et prêter en numéraire ou en nature : le premier procédé simplifie beaucoup la tâche de l’administration, qui se débarrasse ainsi de la surveillance et de l’entretien des silos ; mais le second, comme tous les moyens primitifs, a l’avantage de s’adapter beaucoup mieux aux conditions du milieu et de la race. L’indigène qui emprunte deux quintaux de blé pour ensemencer est beaucoup moins tenté d’en faire mauvais emploi que s’il touche huit beaux écus pour le même usage ; le caïd, si leste à glisser dans son burnous le douro prélevé sur la somme prêtée, sera fort en peine d’escamoter un double décalitre. D’autre part, le prix des céréales étant au plus bas au moment de la moisson, la Société, qui encaisse alors les cotisations en nature, peut recevoir davantage sous cette forme qu’elle n’aurait fait en argent, de même qu’à l’époque des semailles, qui est le temps de la hausse, elle peut consentir des prêts de grains d’une valeur supérieure à ceux qu’elle aurait faits en numéraire. En outre, la constitution de réserves, en des régions mal accessibles, bride un peu la spéculation en temps de disette, et met les secours à la portée des besoins, dans un pays où l’insuffisance des communications et de l’organisation commerciale donne trop beau jeu aux intermédiaires.

Tant de raisons devraient triompher de la paresse des uns et des hésitations de quelques autres, auxquels les méthodes du patriarche Joseph semblent surannées, dans un état social qui n’a cependant guère varié depuis l’époque des Pharaons ; il faut que toutes les régions productrices de céréales imitent l’exemple de l’Oranie, et se pourvoient de bons silos, maçonnés et cadenassés, à l’abri des fureteurs et des charançons. Ce progrès sera dû en grande partie aux exhortations de M. de Peyre, le vénérable apôtre des sociétés de prévoyance à qui la mutualité indigène est redevable de tant de bienfaits.

La Société de prévoyance doit rester avant tout dans son rôle d’assurance contre la famine, et ce rôle a de quoi absorber pendant bien longtemps ses ressources croissantes. Le déficit d’une récolte en Algérie peut encore atteindre facilement la valeur de 100 millions, malgré la diminution de l’écart des rendemens due aux améliorations culturales, et nos mutualités disposent à peine du cinquième de cette somme ; en continuant à s’enrichir à peu près d’un million et demi par an, elles suffiraient tout juste à leur tâche vers la fin du siècle. Tout en renforçant autant que possible ces instrumens rudimentaires et indispensables du crédit, on ne saurait évidemment compter qu’ils suffiront à la transformation de l’économie agricole, et à la fécondation d’un sol à peine effleuré pendant des siècles par l’effort humain. On pourra bien, çà et là, pourvoir de charrues françaises un certain nombre de notables indigènes, à l’aide des prêts de nos sociétés, mais il ne faudrait pas que ce fût au détriment des petits adhérens, dont les demandes, nous l’avons vu, sont trop souvent écartées faute de fonds.


III

Cette aide que la tirelire administrative ne peut complètement lui fournir, et sans laquelle le petit propriétaire indigène ne saurait longtemps subsister, la trouvera-t-il auprès des capitalistes ? Hélas ! il n’a que le choix entre la méfiance des uns et l’avidité des autres : l’Européen ne se risque pas volontiers avec eux à des opérations aussi dangereuses pour sa considération que pour son argent ; le Juif, lui-même, malgré sa merveilleuse accommodation aux tractations avec le musulman qui depuis des siècles l’outrage, le maudit, le supplie, le remercie, lui donne sa parole, la reprend, le paie, le vole et l’enrichit, le Juif est gêné par nos lois contre l’usure, tandis que l’Arabe, le Kabyle, le Mozabite surtout, trouvent de précieuses ressources dans le droit spécial qui les régit, pour tirer des moutures inépuisables du prêt qu’il a consenti à un coreligionnaire.

La jurisprudence coranique montre d’une façon frappante où l’on aboutit en voulant trop comprimer un besoin universel qui, se jouant des interdictions et des commentaires les plus ingénieux à boucher les fissures des textes, tourne ou déborde tous les obstacles et cherche une issue dans les passages mêmes où l’on s’assurait de l’étouffer. Le droit musulman a prévu et condamné toutes les formes possibles de l’usure : tout lui est suspect, l’association commerciale, le métayage, la vente à crédit, le simple change de monnaie, et non seulement toutes les variétés du louage abusif de l’argent fleurissent dans le monde arabe, particulièrement le prêt de semences payable à un taux déterminé au moment de la récolte, procédé habituel de l’exaction d’intérêts excessifs entre indigènes algériens, mais bien plus cette législation donne au prêteur, dans la rahnia, ou gage immobilier, des facilités qui n’existent guère en aucun autre code pour rançonner un débiteur.

Frappés de la détresse où la prohibition du prêt à titre onéreux mettait le musulman en mal d’argent, les docteurs favorisèrent de bonne heure l’antichrèse qui, en fournissant une garantie au bailleur de fonds, lui permettait de se récupérer sur les revenus de l’immeuble engagé. Seulement, l’usage s’établit bien vite, contrairement au vœu formel de la loi sacrée, de conserver les immeubles en rahnia jusqu’au remboursement intégral de la dette, sans compter pour rien la jouissance de la terre ou de la maison mise en gage.

On a bien essayé, il y a quelques années, de redresser cet abus en rappelant aux magistrats musulmans, par une consultation de la Commission chargée de codifier le droit musulman, les vrais principes qui règlent ces contrats. Nous craignons bien que ces recommandations n’aient point trouvé d’écho dans les prétoires et que, parmi les innombrables propriétés laissées en rahnia, pas une n’ait été reprise aux roitelets de l’usure : c’est qu’aussi bien les spoliations de cette espèce sont surtout pratiquées par les grands du monde indigène, ou par leurs protégés, si bien que, fussent-ils mieux instruits de leurs droits, les emprunteurs frustrés n’oseraient les faire valoir : on voit ainsi de vastes territoires rester indéfiniment aux mains des fils de grande tente, ou de leurs cliens, sans aucun titre que d’anciens prêts, dont souvent le montant ne dépasse guère la valeur d’une récolte annuelle des terres occupées. Souvent, il n’existe aucun acte écrit, souvent le propriétaire légal reste comme khammès sur le bien qu’il a engagé, et la confusion des comptes (le colon partiaire vient rendre plus impossible le règlement éventuel de sa situation d’emprunteur. On pense si ces combinaisons occultes qui se perpétuent trop facilement entre musulmans sont propres à simplifier les problèmes juridiques auxquels on se heurte à chaque pas en pays indigène.

Et cependant, quelque oppressive que se manifeste parfois une telle institution, on n’en peut nier l’utilité : elle permet au petit agriculteur ruiné d’échapper à l’éviction immédiate, de garder l’espérance des jours meilleurs qui lui rendront son petit domaine ; à tout le moins, elle lui laisse la satisfaction, très chère à sa religion du sol ancestral, de conserver la propriété nominale du coin de terre où ses pères ont vécu et travaillé. La rahnia et son succédané, la tsénia, ou vente avec stipulation de rachat sans terme, ont sur notre réméré un avantage considérable, c’est de ne pas obliger l’indigène, enfant imprévoyant, à s’exécuter sans rémission avant une date déterminée. En outre, les indigènes trouvent dans la rahnia le moyen de tirer quelque profit d’une part indivise d’héritage dont ils ne pourraient ou ne voudraient se défaire par une aliénation définitive ; en engageant à leurs cohéritiers ce qui doit leur revenir de la succession, ils évitent de recourir à un partage onéreux et d’introduire des étrangers dans le bien familial.

Honnêtement pratiqué, ce mode d’engagement pourrait rendre autant de services qu’il entretient actuellement de misères. On pourrait concevoir une sorte de Mont-de-Piété des immeubles où l’autorité française, agissant au nom d’une association de musulmans, utiliserait, au profit des débiteurs indigènes, les commodités que la loi religieuse leur donne en cette matière. Là comme dans les sociétés de prévoyance, le croyant le plus scrupuleux pourrait consentir à payer un intérêt qui ne constituerait plus un gain pour le prêteur, mais une contribution au profit de la communauté des emprunteurs. Les risques de cette entreprise seraient, semble-t-il, infiniment moindres que son utilité : ils consisteraient moins dans la gestion, très simplifiée par le taux peu élevé de capitalisation des terres et par la facilité correspondante avec laquelle on trouve à les louer à bon compte, que dans l’incertitude de la propriété musulmane ; encore l’absence de titres n’empêche-t-elle pas actuellement ces opérations entre indigènes.

Seulement pareil essai de libération de la propriété indigène ne saurait évidemment être tenté sans une première et assez forte mise de fonds ; or, jusqu’ici, tout l’effort de la colonie dans cet ordre de choses s’est porté, et non sans succès, vers l’organisation du crédit agricole proprement dit, fondé non plus sur les garanties immobilières, mais sur les capacités de travail et de succès des individus.


IV

On n’a pas besoin de rappeler les difficultés que présente en tous lieux le problème du crédit aux gens de la terre : durée et simultanéité des opérations culturales qui immobilise durant six à neuf mois les capitaux du préteur, tandis que l’escompte commercial, chez nous du moins, se règle à trois mois au plus ; danger des crises qui peuvent s’étendre à de vastes contrées et qui déjouent toutes prévisions ; difficulté de surveiller les affaires d’une clientèle disséminée sur un territoire trop étendu ; tempérament de l’homme des champs qui, selon les races, est trop prudent pour emprunter ou trop insouciant pour s’acquitter.

Nulle part, les agriculteurs n’ont pu vaincre la répugnance des grands manieurs d’argent à se risquer en ces entreprises, réservées de tout temps à l’âpreté minutieuse du petit capitaliste villageois. L’exemple unique de l’Ecosse montre que les banques, et surtout celles qui ont la faculté d’émettre des billets-monnaie, ne peuvent seconder le progrès agricole qu’à la condition d’avoir un rayon d’action très limité, de vivre tout près du cultivateur, en collaboration étroite et constante avec lui. « C’est sous la puissante influence de ces banques que l’Ecosse a changé d’aspect, presque de forme, et que sa terre, pétrie et manufacturée en quelque sorte, est devenue l’une des plus fertiles et des mieux cultivées de l’univers[3]. » On ne peut évidemment attendre d’aussi merveilleux résultats des grandes banques d’Etat ou dépendant de l’Etat qui participent aux énormes risques de sa fortune et dont l’organisation centralisée ne se prête en aucune façon aux tractations patientes et méticuleuses du crédit rural. Même là où la finance est le plus hardie, comme en Allemagne, ce n’est pas d’elle qu’est venu le salut pour la petite et moyenne agriculture ; c’est de l’union des intérêts, de même qu’en Italie, sous la forme de la solidarité illimitée des emprunteurs associés. Dans notre pays individualiste et timoré en matière d’engagemens pécuniaires, cette méthode, assurément la plus féconde de toutes, n’a jamais pu aboutir, et il a fallu, après bien des hésitations, recourir à l’intervention de l’Etat.

On connaît l’organisation du crédit agricole constitué en Algérie par la loi du 8 juillet 1901, à l’imitation du système établi en France par la loi du 31 mars 1899. Au moyen des avances et des redevances fournies par la Banque de l’Algérie, comme par la Banque de France dans la Métropole, les caisses dites régionales, composées d’agriculteurs du même pays, reçoivent de la colonie des prêts gratuits qui peuvent s’élever et qui atteignent généralement le quadruple du capital versé par les sociétaires ; elles obtiennent assez facilement des banques l’ouverture de crédits supérieurs au total des fonds qu’elles leur confient en dépôt, de sorte qu’avec une somme de 1 200 000 francs fournie par les intéressés et les trois millions et demi qui lui sont confiés par la colonie, l’ensemble de ces caisses arrive à escompter pour quinze millions à leurs adhérens.

Ces chiffres montrent bien, en même temps que les avantages que les colons tirent de l’appui pécuniaire de la collectivité, l’insuffisance du régime des avances gratuites. C’est par centaines de millions qu’il faudrait pouvoir venir en aide aux gens de bonne volonté, Européens ou indigènes, pour mettre en mouvement toutes les forces endormies de la terre algérienne et surtout pour empêcher l’éviction des agriculteurs laborieux et malchanceux. Le procédé actuel, tout en présentant l’avantage d’apprivoiser le monde agricole, de faire son éducation au point de vue du crédit, a le vice de l’accoutumer à des taux d’emprunt artificiellement abaissés. Bien qu’une récente convention avec la Banque de l’Algérie ait augmenté le taux de la redevance annuelle que cet établissement doit payer à la colonie, le jour est proche où sera tarie la source des faveurs que la colonie répand par l’intermédiaire des caisses régionales. Sans doute le remboursement des fonds avances est formellement prévu, à terme fixe, mais combien problématique est cette rentrée ! Elle serait pourtant indispensable pour atteindre pleinement l’objet poursuivi, c’est-à-dire d’amener les premiers bénéficiaires à se suffire à eux-mêmes, après avoir grossi leur capital et affermi leur crédit avec le secours temporaire des deniers publics, et, d’autre part, faire profiter successivement le plus grand nombre possible d’agriculteurs des moyens disponibles pour cette initiation.

Déjà quelques associations sont entrées bravement dans la voie qui seule est la vraie, celle de la responsabilité solidaire et illimitée des membres de la caisse régionale pour les engagemens qu’elle souscrit. Il y a beaucoup à espérer de ce côté : l’esprit du colon est bien différent à cet égard de celui de notre paysan ; l’Algérien plus aventureux, plus novateur, plus ouvert de caractère, sent mieux l’utilité de l’emprunt et de l’entr’aide, la nécessité de se munir réciproquement contre le mal d’argent, contre la froideur du capitaliste et l’astuce des mauvais payeurs.

C’est surtout parmi les musulmans que pareilles ententes seraient indispensables pour assurer à l’agriculture les ressources dont elle est privée. Nous tenons à honneur d’avoir créé, sous la direction de M. Jonnart, les premières caisses régionales composées d’indigènes. Auparavant, quelques établissemens européens de crédit agricole, notamment à Constantine, avaient ouvert leurs portes à bon nombre de propriétaires arabes : on ne saurait trop louer et encourager ces initiatives, mais les dispositions des colons ne sont pas partout aussi libérales, et, dans beaucoup d’endroits, la méfiance ou la timidité des indigènes les tiennent à l’écart de ces associations où ils se sentiraient trop dominés par leurs voisins européens. En outre, il est intéressant de former parmi cet élément arriéré un certain nombre d’hommes à la gestion responsable des intérêts agricoles du groupe dont ils font partie ; en même temps, il faut veiller étroitement à ce que leur action ne tourne pas, comme il est trop ordinaire dans les milieux musulmans, à l’exploitation du plus grand nombre et, comme l’administration est particulièrement à même d’exercer ce contrôle moral sur les mutualistes indigènes, il vaut mieux, pour ce faire, les constituer en autonomie hors des caisses régionales d’Européens.

Dans cette expérience, les obstacles qui se sont rencontrés provenaient non point des intéressés, toujours dociles aux conseils de l’autorité et parfaitement aptes à comprendre les avantages d’un prêt gratuit, mais bien de la routine de beaucoup de fonctionnaires et des hésitations de la finance algérienne. Un certain nombre d’administrateurs se sont pourtant dévoués à cette œuvre nouvelle qui, malgré quelques fâcheux échecs, a déjà porté de bons fruits ; mais les banques n’ont guère trouvé moyen jusqu’ici de seconder le crédit mutuel indigène. Sans doute, il est trop naturel qu’elles n’ouvrent pas aussi largement leurs guichets à ces emprunteurs qu’aux Européens, dont la situation foncière et mobilière est en général beaucoup plus nette ; en effet, l’avoir d’un indigène, même riche, qui veut se soustraire à un engagement, disparait avec une merveilleuse facilité : du jour au lendemain, on apprend que ses terres ne lui ont jamais appartenu, que ses maisons sont cédées en gage, et que ses troupeaux sont vendus au voisin. Seulement, ses chefs sont en état d’empêcher de telles collusions et, dans le fait, les prêts des caisses régionales rentrent et rentreront aussi facilement que ceux des sociétés de prévoyance dans les communes mixtes bien administrées. D’ailleurs, le crédit agricole est affaire moins de sécurités matérielles que de garanties morales ; il y faut avant tout connaître son monde, chose difficile au bailleur de fonds qui accepterait le papier d’une foule de petits propriétaires musulmans, chose facile aux gens qui vivent au milieu des emprunteurs. A cet effet, on avait offert, dans un cas tout au moins, la garantie la plus forte qui soit, la solidarité illimitée entre les membres d’une mutualité indigène qui comprenait tous les propriétaires d’une contrée ; là, plus de complicité possible entre le débiteur et ses amis de la tribu, mais au contraire la surveillance incessante des sociétaires permettant de connaître exactement les facultés de chacun au moment de la discussion des demandes de fonds et d’empêcher l’évasion des ressources au détriment de la caution commune, à l’époque du règlement.

Et cependant, ce difficile effort de bonne foi et d’union n’a pu vaincre les appréhensions des capitalistes ; prêter à l’Arabe éveille trop d’idées de tracas, de retards, d’exécutions malaisées et odieuses. Hâtons-nous de dire que ces préjugés très compréhensibles n’ont rien d’absolu et qu’ils seraient bientôt dissipés, le jour où une organisation méthodique du crédit mutuel se généraliserait parmi les indigènes, avec l’aide matérielle et morale du pouvoir.

Seulement, pour atteindre ce but, le premier à poursuivre à l’heure actuelle, il faudrait donner à l’Algérie des moyens que ses contrats avec une banque de circulation ne suffiront jamais à lui fournir. C’est en faisant largement appel à son propre crédit, et non autrement, qu’elle pourra étayer celui de ses enfans, et leur ouvrir des champs d’activité fructueux pour tous. Maintenant qu’un vaste programme de travaux publics en cours d’exécution a donné satisfaction pour quelque temps à l’un des besoins les plus pressans de la colonie, aucune tâche plus importante ne la sollicite que de répandre sur son sol l’eau et l’argent qu’il réclame. Or, pour l’une et pour l’autre, le problème est identique. De même que, par un article de loi bienfaisant et ignoré, M. Jonnart a obtenu pour la colonie le droit de garantir les emprunts des syndicats d’hydraulique agricole, on devrait accorder à l’Algérie l’autorisation de cautionner les associations de crédit mutuel. Européens ou indigènes, les petits propriétaires ont le même besoin de cet appui et montreront la même aptitude à s’en servir honnêtement et prudemment. Dût-elle aller plus loin, et fournir aux mutualités agricoles les fonds qu’elle emprunterait à cet effet et dont les preneurs lui serviraient l’intérêt, la collectivité n’y trouverait guère, croyons-nous, de mécomptes. Les retards qui pourraient se produire dans les règlemens à la suite d’une mauvaise récolte seraient toujours réparables et se chiffreraient sans doute beaucoup moins haut que les pertes occultes ou visibles subies chaque année par son budget en raison de l’insuffisance des cultures ou des rendemens.

Un danger plus sérieux et qui s’est déjà manifesté, serait de voir les avances de l’Etat accaparées par un petit nombre d’agriculteurs aisés. On ne saurait trop réclamer que les statuts des caisses régionales abaissent autant que possible, non seulement le maximum du montant des prêts, mais le minimum des cotisations exigibles des adhérens. Il serait souhaitable aussi que les administrateurs de ces associations comprissent, comme ils l’ont fait en quelques endroits, la convenance de ne pas faire escompter leurs effets par la caisse régionale dont ils ont la gestion. C’est assez que la Colonie leur donne, en subventionnant ces institutions, un moyen considérable d’influence et d’action utile sans qu’ils y cherchent un avantage palpable. Dans le monde indigène surtout, il faudra veiller à ce que l’argent provenant des faveurs de la colonie ne soit pas détourné vers des mains trop peu nombreuses ou à des fins peu productives.

C’est ici un des points sur lesquels on peut le mieux se rendre compte des effets pernicieux qu’aurait une émancipation prématurée de nos sujets ; le jour où ils seraient livrés à eux-mêmes, il serait à peu près impossible de faire fonctionner utilement parmi eux l’organisation du crédit qui dégénérerait en une lamentable gabegie. On sait trop ce que devient cette institution parmi nos compatriotes eux-mêmes, là où la politique s’en empare ; le moindre mal qui puisse résulter de son intrusion est de détourner les caisses agricoles de leur but en les ouvrant clandestinement au petit commerce. En Algérie, la surveillance de ces associations a été récemment resserrée, sur la demande même de quelques-unes d’entre elles dont la gestion pourrait servir de modèle à pas mal de leurs congénères de France. On ne saurait trop se prémunir contre toute corruption de cette partie essentielle de notre œuvre.

Négligence et gaspillage, tels sont malheureusement les grands écueils de l’intervention publique, en ce domaine plus qu’en tout autre, et pourtant elle est indispensable en pareille matière. L’Etat doit agir où l’action privée a défailli ; l’agriculture algérienne ne peut progresser sans le crédit ni, sauf exception, y accéder sans l’appui de la collectivité. Un audacieux trouvera des millions dans les banques pour créer un énorme domaine, au mépris de toute prudence, plus facilement qu’un modeste colon ne fera escompter chaque année quelques milliers de francs pour payer ses frais de culture. Si la France, avec sa richesse acquise et la puissance de son épargne rurale, a jugé utile de mettre plus de 50 millions à la disposition de ses paysans, combien seraient-ils plus nécessaires à une terre presque entièrement vouée à la culture la plus primitive, faute de disposer de quelques écus par hectare pour les labours de printemps, à un pays où le bétail meurt de faim dans le Nord pendant les hivers froids et végète dans le Sud faute de points d’eau aménagés.

Notre suggestion irait d’ailleurs, non pas à fortifier l’intervention de l’Etat, mais à la réduire en substituant aux avances gratuites la garantie de la colonie ou ses prêts à prix coûtant, tout en imprimant au système une impulsion que la faiblesse des moyens présens ne permettrait pas de soutenir.

Au demeurant, qu’on approuve ou non nos conclusions, il faut se mettre bien en face de la situation. Si l’on n’y met ordre, la transformation de ce pays peut aboutir à la dépossession d’une partie considérable des autochtones, la plus stable, la plus honnête et la plus paisible, par des individus de leur race qui ne sont certes ni les plus méritans ni les plus capables de collaborer avec nous à l’amélioration de la vie économique. Les petits propriétaires indigènes peuvent être peu à peu réduits au rang des salariés de la ville et des campagnes, et alors les divergences qui nous séparent du peuple musulman s’approfondiront de toute leur rancœur, à voir que notre domination n’aura largement profité qu’aux pires d’entre eux.

Nous ne pouvons accepter une pareille évolution comme fatale : la possibilité de modifier les conditions naturelles, de porter remède aux maux, est le postulat de toute politique et même de toute action. Il faut agir, et tôt : l’administration de l’Algérie, qui a tant fait pour les indigènes en ces derniers temps, se doit à cette tâche indispensable ; notre intérêt, nos sentimens et notre honneur s’unissent pour l’y convier.


RAYMOND AYNARD.

  1. Pouyanne, la Propriété immobilière en Algérie, p. 156 à 158.
  2. Moyenne de l’accroissement de 1901 à 1906 : 77 350 pour 1 477 788 indigents musulmans, soit 1,7 pour 100.
  3. Courcelle-Seneuil, Traité des opérations de banque, p. 336.