La Situation économique et financière de l’Allemagne après deux mois de guerre

LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE
DE L’ALLEMAGNE
APRÈS DEUX MOIS DE GUERRE

Il est très intéressant de chercher à connaître, deux mois après l’ouverture des hostilités, la situation économique de nos ennemis. Toute communication ayant cessé entre l’Allemagne et la France depuis le commencement d’août, nous en sommes, sur certains points, réduits aux conjectures. Ce n’est qu’à l’aide de dépêches arrivées aux pays neutres, d’extraits de journaux parvenus par la même voie, que nous pouvons essayer d’esquisser un tableau de ce qui se passe de l’autre côté du Rhin. Mais nous avons les élémens nécessaires pour montrer dans quel état se trouvaient, à la veille de la guerre, le budget, les banques, la circulation fiduciaire et monétaire, la bourse, le commerce, la navigation et l’industrie. Nous avons eu connaissance des principales mesures prises par le gouvernement depuis le 1er août. En étudiant les unes et les autres, nous espérons répondre à la question posée en tête de cet article.


I

En même temps que l’Allemagne décidait, au printemps de 1913, une énorme augmentation de ses forces militaires, elle faisait voter par le Parlement les ressources correspondantes. Les dépenses nouvelles étaient de deux sortes : dépenses de premier établissement, non renouvelables, telles que construction de casernes, acquisition de matériel, d’armes, d’équipemens, et dépenses permanentes résultant de l’entretien d’effectifs plus nombreux qu’auparavant. Pour couvrir celles-ci, un certain nombre d’impôts nouveaux furent votés. Celles-là ont été défrayées au moyen d’une contribution d’armement, payée une fois pour toutes. Nous avons ici même relaté les débats mémorables qui eurent lieu au Reichstag à cette occasion et indiqué les bases de cette imposition, que les contribuables ont la faculté d’acquitter en trois termes, espacés sur trois années. On s’attendait à ce qu’elle produisît 1 milliard de marks, ce qui représenterait environ trente centièmes d’un pour 100 de la fortune allemande. Il y a lieu de se demander si les bouleversemens apportés par la guerre ne rendront pas difficile, pour un certain nombre de contribuables, le versement des deux derniers tiers. Lorsqu’on relit, à un an de distance, les débats qui précédèrent le vote de cette contribution extraordinaire, on se reproche de n’avoir pas suffisamment suivi l’exemple qui nous était donné. Nous avons bien voté la loi de trois ans, mais nous n’avons pas apporté la même énergie à fournir à notre budget le milliard dont il avait besoin.

Le projet de budget allemand, pour l’année financière allant du 1er avril 1914 au 31 mars 1915, se résume comme suit :


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Dépenses Millions de marks. Recettes Millions de marks.
Reichstag et Chancellerie 3 Postes et télégraphes 881
Affaires étrangères 21 Imprimerie 14
Intérieur 120 Chemins de fer 162
Armée 1 217 Divers 80
Marine 488 Administration des finances. 2 266
Justice 3 Vente des fortifications. 4
Trésor 48 Service de la dette (reliquat de l’expédition de Chine, amortissement, remboursement d’avances) 71
Office colonial 27 Budget des pays de protectorat 178
Dette de l’Empire 255 3 656
Cour des Comptes 1
Fonds des pensions 145
Postes et télégraphes 821
Imprimerie impériale 10
Administration des chemins de fer 152
Administration des finances 184
Budget des pays de protectorat 178 A couvrir par les fonds d’emprunt 17
3 673 3 673

En réalité, les écritures de la comptabilité publique ne se présentent pas avec cette simplicité. Le budget allemand comprend un budget ordinaire et un budget extraordinaire. Le premier se subdivise en deux chapitres, celui des dépenses permanentes et celui des dépenses transitoires. Pour permettre au lecteur de mieux saisir l’importance des crédits affectés à chaque service, nous avons groupé sous une même rubrique les montans dispersés dans les trois budgets. C’est ainsi que notre tableau montre que l’armée et la marine étaient dotées de nos millions de marks [1], soit 2 130 millions de francs ; mais ces 1 705 millions n’apparaissent pas au premier coup d’œil dans le document officiel, parce qu’ils sont répartis dans six chapitres distincts.

Le budget allemand a longtemps été dans une situation précaire [2]. Le déficit était chronique. On le couvrait au moyen de contributions dites matriculaires, que les Etats particuliers versaient à l’Empire, et d’emprunts : il ne se passait pas d’année sans qu’un appel fût adressé au crédit. Le premier effort sérieux pour sortir de ce malaise invétéré fut tenté, il y a quelques années, par M. de Stengel, qui resta quelque temps secrétaire d’Etat à l’office du Trésor : il institua une série d’impôts nouveaux et simplifia les rapports financiers de l’Empire et des confédérés. Son œuvre a été complétée, en 1913, par le maintien de surtaxes au timbre et une élévation des droits de succession.

A l’origine, l’Empire rétrocédait aux Etats particuliers une proportion déterminée des impôts indirects qu’il percevait. On a réduit aujourd’hui à deux les taxes qui se répartissent ainsi. Tout en recevant des subsides, les Etats versent à leur tour à l’Empire des sommes annuelles, qui sont tantôt inférieures, tantôt supérieures à ce qu’ils encaissent eux-mêmes. Il serait plus simple de supprimer cette complication. Mais les confédérés tiennent à garder, sur les finances impériales, un certain droit de contrôle, qu’ils craignent de perdre en renonçant à tout prélèvement opéré en leur faveur.

Jusqu’à une époque récente, les ressources du budget consistaient en impôts de consommation, perceptions douanières, et contributions indirectes de diverse nature, telles que droits de timbre, taxe sur les opérations de bourse, les connaissemens, les polices d’assurance. Dans les derniers temps, des impôts directs ont été établis au profit de l’Empire : les principaux sont un droit sur les successions et l’impôt sur la plus-value. Le premier ne pèse guère sur la population, puisqu’il ne s’applique pas aux héritages en ligne directe : en 1911, il n’a rapporté que 55 millions de marks, dont un cinquième est rétrocédé par l’Empire aux États confédérés. L’autre est un impôt sur la plus-value des fortunes, dont le principe est très discutable : il a été institué par la loi du 3 juillet 1913. La détermination de la fortune aura lieu pour la première fois le 1er avril 1917 : elle devra faire connaître l’accroissement correspondant à la période comprise entre le 1er janvier 1914 et le 31 décembre 1916. Cette détermination aura lieu ensuite tous les trois ans. Est considérée comme accroissement la différence entre la valeur nette de l’ensemble de la fortune imposable à la fin de chaque période et cette même valeur au commencement de ladite période. L’échelle de l’impôt varie de 0,75 à 1,50 pour 100, avec des relèvemens graduels de un dixième à 1 pour 100 au maximum, pour les patrimoines dépassant 100 000 marks. Le point de départ est l’évaluation faite pour l’assiette de la contribution d’armement de 1913.

La dette impériale, au 31 décembre 1912, s’élevait à 4 582 millions de marks. Au 31 juillet 1914 elle était aux environs de 5 milliards, dont un quart environ en 4 pour 100, un autre quart en 3 pour 100, et le reste en 3 et demi pour 100. D’après la cote, c’est le taux de 4 pour 100 qui marquait à ce moment l’étiage du crédit allemand. Le 3 et demi se négociait à 87 et le 3 pour 100 aux environs de 75, ce qui correspond au rendement indiqué. La guerre a naturellement changé la situation. Avant de se séparer, le Parlement a autorisé le gouvernement à emprunter jusqu’à 5 milliards. C’est en vertu de ce vote qu’a été ouverte du 10 au 19 septembre une souscription double : en premier lieu, 1 milliard de reichsmarks de Bons du Trésor à cinq ans d’échéance, rapportant 5 pour 100 d’intérêt, remboursables de 1918 à 1920 ; en second lieu, une rente 5 pour 100 perpétuelle, non remboursable avant le 1er octobre 1924, pour un montant indéterminé : elle devait par conséquent être créée en quantité correspondant aux demandes éventuelles du public. Le prix des Bons et de la rente était uniformément fixe à 97,50 pour 100, En tenant compte de l’amortissement, le rendement des Bons ressort à 5,63, tandis que celui de la rente n’est que de 5,38 pour 100. Elle était destinée à ceux qui veulent faire un placement à plus longue échéance et à qui l’on faisait entrevoir une plus-value de capital qui compenserait cet écart de revenu. L’empressement des souscripteurs ne parait pas avoir été grand, malgré les objurgations que le gouvernement adressa aux capitalistes par la proclamation que nous traduisons ci-après :

« Nous sommes seuls et nous avons le monde entier en armes contre nous. Nous ne pouvons pas compter sur le concours des neutres. Seules, nos propres ressources doivent fournir l’argent nécessaire. Ces ressources, elles existent et elles doivent se manifester en présence de l’ennemi lorsqu’il s’agit de défendre notre existence et notre position sur le globe. Les victoires que notre armée a déjà remportées dans l’Ouest et dans l’Est justifient l’espérance que, comme en 1870-1871, les dépenses faites et les charges imposées seront finalement supportées par ceux qui ont compromis la paix de l’empire d’Allemagne. Mais, avant tout, nous devons nous aider nous-mêmes. De grands intérêts sont en jeu. L’ennemi compte que son salut viendra de notre pénurie financière ; montrez, capitalistes allemands, que vous êtes guidés par les mêmes sentimens d’héroïsme que nos soldats sur le champ de bataille. Vous avez des économies ; montrez que ces économies ont été accumulées non seulement pour votre usage personnel, mais également pour les besoins de la Patrie.

« Corporations, institutions, caisses d’épargne, établissemens, sociétés, vous avez tous grandi et prospéré sous la puissante protection de l’Empire. Montrez, maintenant, pendant des heures fatales, votre gratitude, votre reconnaissance envers le gouvernement. Banques, et banquiers, prouvez par votre brillante organisation, ce que votre influence sur votre clientèle est capable de produire. Ce n’est d’ailleurs pas un sacrifice de sa part que de souscrire à un emprunt présenté à un prix modéré et rapportant un revenu élevé. Aucun de vos cliens n’a le droit de répondre qu’il ne se trouve pas en possession de fonds disponibles. Les mesures les plus larges ont été prises pour rendre liquides les sommes nécessaires.

« Tout sujet allemand animé de patriotisme ne doit pas hésiter à supporter temporairement une légère perte nécessitée par le déplacement de ses capitaux. Les caisses d’épargne allemandes abandonnent à cette occasion et dans la mesure du possible toute restriction en ce qui concerne le retrait des capitaux. »

Ce n’est qu’à l’intérieur du pays que le placement peut être tenté. Il n’y a pas à y songer sur les places étrangères. Celle de New-York en particulier, qui a été pressentie, a fermé ses portes à cet emprunt, comme à tout autre d’ailleurs émanant de l’une des puissances belligérantes. Il ne faudrait pas compter comme souscriptions du dehors celles du genre facétieux qui ont été inaugurées de la façon suivante : une maison suisse de Saint-Gall, qui avait expédié des marchandises à son correspondant allemand et qui en réclamait le paiement, reçut de lui la réponse suivante : « Il nous est défendu de faire sortir de l’argent hors des frontières. Nous avons en conséquence employé la somme dont vous êtes créditeur chez nous à souscrire un montant égal du nouvel emprunt. Nous sommes heureux d’avoir ainsi pu vous assurer un excellent placement. » Tout commentaire déflorerait cette trouvaille : voilà un mode de classement de titres dont les financiers ne s’étaient pas encore avisés.

Le gouvernement s’est efforcé, par tous les moyens possibles, d’attirer des souscriptions. Les caisses d’épargne, qui ont environ 20 milliards de dépôts, ont annoncé que ceux de leurs cliens qui voudront souscrire pourront retirer la totalité de leur avoir, les caisses renonçant à leur opposer la clause de sauvegarde qui ne permet que des retraits successifs et partiels. La Reichsbank (Banque de l’Empire) et les caisses de prêts nouvellement organisées (Kriegs darlehenkassen) élèvent à 75 pour 100 de la valeur le montant qu’elles sont prêtes à avancer sur fonds allemands, notamment sur les nouveaux titres. Les journaux ont été remplis d’articles invitant les habitans de l’Empire à lui apporter leur argent et ont pris à tâche de leur démontrer qu’ils ont là l’occasion de faire une affaire excellente en même temps qu’une œuvre patriotique. D’après les communiqués officiels, les bons auraient été souscrits, et il aurait été demandé 2 500 millions de rente consolidée : la majeure partie l’a été par des établissemens publics agissant selon les ordres du gouvernement. Dans les pays neutres, en Suisse notamment, on est sceptique au sujet de la sincérité des résultats annoncés.


II

On sait le rôle considérable qui a été joué par les banques dans le développement économique de l’Allemagne. On prétend qu’en 1911, au moment d’Agadir, l’empereur Guillaume fit demander aux chefs de la communauté financière à Berlin s’ils étaient prêts à la guerre : la réponse aurait été négative. La chose n’a rien d’invraisemblable. En tout cas, depuis cette date, des efforts considérables ont été faits par nos ennemis pour préparer leur mobilisation économique, en même temps qu’ils développaient leur état militaire dans les proportions que l’on connaît. Les uns comme les autres auraient dû nous ouvrir les yeux.

C’est par l’organe de la Banque de l’Empire que les financiers ont reçu des avertissemens. Le président de cet établissement, dont le capital est la propriété d’actionnaires privés, mais dont la gestion est entre les mains du gouvernement, a fait savoir aux banques particulières qu’elles eussent à restreindre les crédits accordés au commerce et à l’industrie, à surveiller leur portefeuille, à ne pas compter exclusivement sur l’institution centrale pour le réescompte des traites. Ces conseils étaient d’autant plus opportuns que la place de Berlin se voyait peu à peu retirer les capitaux français qui, pendant plusieurs années, s’étaient employés en Allemagne, attirés par des taux d’intérêt relativement élevés, et qu’elle devait s’attendre à voir les dépôts du Trésor russe lui être retirés à la première alerte. Il lui restait, en matière d’argent étranger, celui qui lui était fourni par des banques suisses, dépositaires elles-mêmes de sommes importantes appartenant à des Français.

Pour mieux s’assurer que ses instructions seraient suivies, le président de la Reichsbank, M. Havenstein, obtint des banques la publication de leur situation tous les deux mois ; il se promettait de suivre ainsi de plus près les modifications survenues dans leur bilan. La grande préoccupation des dirigeans a été d’améliorer ce qu’ils appellent leur liquidité, c’est-à-dire la proportion des élémens immédiatement disponibles de l’actif par rapport aux engagemens. C’est aussi sur ce point qu’est dirigée l’attention publique. Les journaux économiques commentent à cet égard d’une façon minutieuse les chiffres publiés.

Un examen de la situation des neuf principales banques berlinoises à la date du 31 décembre 1913 nous apprend que leur capital actions s’élevait alors à 1 250 millions de marks, et les réserves à 385 millions. Dans les élémens de l’actif, on distinguait les disponibilités immédiates et les disponibilités réalisables rapidement. Les premières se composent des espèces, des coupons échus, des soldes créditeurs à la Reichsbank et chez les autres banques, des effets escomptés, des fonds nationaux. Les secondes comprennent les reports, les avances sur titres et sur marchandises et les titres autres que les rentes indigènes. Les premières représentent 43, les secondes 19, au total 62 pour 100 des engagemens ; leur total est d’un peu plus de 4 milliards de marks, en face de 6 milliards et demi de dépôts et de comptes créditeurs. Dans l’ensemble, la situation marquerait un certain progrès sur celle de 1912 : les disponibilités avaient légèrement augmenté.

Un coup d’œil jeté sur le bilan de la plus importante de ces banques, la Deutschebank (Banque allemande), au 31 décembre 1913, et sur le dernier rapport, nous donnera une idée de la façon dont travaillent ces établissemens. Après sa fusion avec la Bergisch-Märkischebank, la Deutschebank aura un capital actions de 250 millions et des réserves de 175 millions ; elle disposera donc de ressources propres de 425 millions de mark, soit environ 530 millions de francs. Elle a reçu du public environ 1 500 millions de dépôts. Ce sont des chiffres comparables à ceux des plus grandes banques françaises et anglaises. L’activité de la Deutschebank, comme celle des autres établissemens allemands, est multiple. Loin de se confiner dans le rôle d’une banque de dépôts, à la manière des Jointstock banks de Londres ou du Crédit lyonnais, elle se porte sur tous les domaines ; elle est au plus haut degré une banque d’affaires ; elle sort même du terrain financier et économique pour obéir à des considérations essentiellement politiques. Le rôle qu’elle a joué en Turquie ne saurait être qualifié autrement. La construction et l’exploitation des chemins de fer, l’octroi de certaines avances, la conclusion d’emprunts ont eu pour but essentiel d’ouvrir de plus en plus le pays à l’influence allemande. D’autre part, quand elle s’est appliquée à l’étude du projet d’institution à Berlin d’un monopole du pétrole dans l’Empire, elle le faisait moins pour y récolter des bénéfices que pour répondre à un désir du gouvernement. Son intervention dans les affaires d’un groupe qui a beaucoup fait parler de lui dans les dernières années et qui est connu sous le nom de Fuersten Conzern (le syndicat des princes), a eu pour but d’éviter aux marchés indigènes une catastrophe qui aurait eu de fâcheuses conséquences. Elle a dû avancer 100 millions de marks pour empêcher la chute de ces entreprises, qui sont loin d’être liquidées à l’heure qu’il est, et qui, sous des formes diverses, usines, terrains, sociétés de transport, encombrent encore son actif. Mais il fallait à tout prix sauver quelques-uns des plus nobles seigneurs de l’aristocratie prussienne.

Au cours de l’année dernière, la Deutschebank a trouvé dans la cherté persistante de l’argent l’occasion de réaliser des bénéfices considérables du chef de ses. escomptes et avances. Mais elle a subi une perte notable sur son portefeuille de fonds allemands, dont la valeur, qui avait déjà baissé le 31 décembre dernier, est aujourd’hui singulièrement réduite. Elle avait comme actif liquide, composé de l’encaisse, du portefeuille d’escompte, de son avoir chez les autres banques, et de Bons du Trésor allemands, 938 millions, c’est-à-dire cinquante pour cent de ses engagemens, résultant de ses acceptations (284 millions) et de ses dépôts (1 576 millions).

Comment la Deutschebank s’est-elle comportée depuis l’ouverture des hostilités ? Dans quelle mesure le public a-t-il retiré ses dépôts ? Jusqu’à quel point a-t-elle pu mobiliser son portefeuille, soit en le faisant réescompter à la Reichsbank, soit en encaissant les traites échues ? Les mêmes questions se posent pour les autres banques, dont la situation est analogue à celle de la Deutschebank, avec des différences plus ou moins accentuées sur tel ou tel chapitre. Comme cette dernière passait pour être une des plus liquides, les autres ont dû éprouver encore plus de difficultés qu’elle. Les industriels et les commerçans, habitués à compter sur un concours très large de la part des banques, ont plus besoin que jamais de leur appui ; la vente des stocks de marchandises est ralentie ou suspendue, ce qui empêche les fonds de roulement de se reconstituer et prépare des difficultés d’autant plus grandes que la campagne se prolongera davantage.

Les banques sont hors d’état de venir en aide à l’industrie qui, selon la forte expression d’un journal berlinois, la Vossische Zeitung, a été pulvérisée par la guerre. Au 28 février 1914, les 91 principales d’entre elles avaient escompté un portefeuille de 3 170 millions, fait des avances et reports pour 2 220 millions, possédaient 800 millions de titres, avaient placé 376 millions en syndicats, 438 millions dans des participations permanentes ; il leur était dû 6 068 millions par divers débiteurs. D’un autre côté, l’ensemble de leurs créditeurs se montait à 8 460 millions. Le tableau ci-dessous résume cette situation :


Principaux chapitres du bilan de 91 banques allemandes au 28 février 1914.

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Actif. Millions de marks. Passif. Millions de marks.
Encaisse et avoir à la Banque centrale 310 Capital actions 2 608
Portefeuille d’effets escomptés 3 170 Réserves 670
Avoir chez les autres banques. 634 Dû à des banques étrangères. 186
Reports et avances sur titres, 1 541 Avoir des banques allemandes 632
Avances sur marchandises. 680 Dépôts 4 242
Titres 800 Autres créditeurs 3 400
Participations syndicales 374 Acceptations 2 365
Avances permanentes (commandites) 438
Débiteurs 6 068

En présence de cette gêne des banques, le gouvernement a essayé de créer d’autres organes pour venir en aide à ceux qui ont besoin de crédit. De divers côtés, on tente de fonder ce qu’on appelle des banques de crédit de guérite, dont l’objet sera de faire des avances aux négocians qui ne réussissent pas à vendre leurs marchandises. Mais on se demande comment des sommes de quelque importance pourront être réunies à cet effet, puisque c’est précisément le capital qui manque partout.

Ces banques de crédit de guerre ouvriraient un crédit personnel à ceux qui n’ont pas de gage mobilier à fournir et qui ne peuvent, par conséquent, pas s’adresser aux Caisses de prêt, c’est-à-dire une grande partie des petits commerçans et artisans. Un établissement de cet ordre a été fondé sous les auspices du gouvernement saxon, avec un capital annoncé de 10 millions. Il s’est créé à Francfort une caisse de crédit de guerre sous forme de corporation à responsabilité limitée (Genossenschaft mit beschraenkter Haftung) : chaque action est de 500 marks et entraîne pour le souscripteur une responsabilité de 2 000 marks. Les journaux adjurent les citoyens de souscrire aux actions de cette caisse ; ils expliquent aux négocians en gros qu’ils ont le plus grand intérêt à soutenir leur clientèle de détaillans et à se ménager ainsi des acheteurs. La Caisse hambourgeoise, celle de Mayence et d’autres, sont organisées d’après le même principe. Mais, à en croire les plaintes qui se font jour, il ne semble pas que ce remède ait été efficace.

En ce qui concerne les populations agricoles, on les engage à s’adresser aux caisses Raifîeisen, aux caisses d’épargne ordinaires, aux caisses de prêt mutuel. Ce ne sont pas les banques hypothécaires qui pourront leur venir en aide : car elles n’avaient pas attendu la guerre pour être complètement immobilisées. Il n’existe pas en Allemagne, comme en France, un établissement privilégié qui distribue le crédit foncier dans le pays. Ces opérations se font par l’intermédiaire de nombreuses banques (on en compte actuellement 37) qui, au 31 décembre 1913, avaient consenti des prêts sur immeubles pour environ 12 milliards de marks. Elles avaient émis à la même date pour 11 milliards et demi de lettres de gage. Depuis quelque temps, leur action est arrêtée par l’impossibilité où elles se trouvent de continuer le placement de leurs obligations. Pendant toute l’année 1913, elles n’ont réussi à vendre qu’un montant dérisoire de 43 millions, et cela bien que plusieurs d’entre elles soient revenues au type 4 et demi, alors qu’à la fin du XIXe siècle elles empruntaient à 3 et demi et au commencement du XXe à 4 pour 100.

C’est dans leurs rapports avec les pays d’outre-mer que les Allemands sentent, aujourd’hui, le plus vivement la fragilité de leur organisation. Leurs banques établies dans ces contrées ont bien déclaré qu’elles feraient leur possible pour soutenir ceux de leurs cliens nationaux qui s’adressaient exclusivement à elles ; mais elles écartent de prime abord ceux qui ont confié une partie de leurs affaires à des institutions étrangères, notamment à des banques anglaises. Elles sont d’ailleurs dans une situation difficile, puisque les crédits qui, avant la guerre, leur étaient ouverts en Europe, sont fermés. Leur position parait particulièrement précaire au Chili, où, à la fin d’août, il n’avait pas encore été décrété de moratoire et où elles ne peuvent remplir leurs engagemens. En Chine, beaucoup de maisons allemandes travaillaient avec les banques anglaises. On saisit l’occasion, à Berlin et à Francfort, de le leur reprocher vivement et de déclarer qu’il va falloir prendre des mesures énergiques pour assurer partout le fonctionnement du commerce extérieur en dehors du concours des autres nations. Il reste à voir comment cela sera possible.


III

La Banque de l’Empire est chargée d’organiser la circulation fiduciaire et de veiller à la distribution de la monnaie sur les diverses parties du territoire. A côté d’elle, quatre Banques, celles de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg et de Bade, émettent aussi des billets, mais pour un total insignifiant par rapport à celui de la Reichsbank, qui est l’établissement régulateur. Le principe fondamental de l’émission est qu’elle peut s’élever au triple de l’encaisse métallique.

Les instituts d’émission des Etats particuliers, dont le rôle est modeste à côté de celui de la Reichsbank, ne l’ont pas toujours suivie dans la fixation des taux. Ainsi la banque de Saxe avait, le 1er août 1914, porté son escompte à 8 et ses avances sur titres à 9 pour 100, Ce n’est que le 3 septembre qu’elle les a ra- menés à 6 et demi et à 7 et demi pour 100, restant ainsi encore à un niveau d’un demi pour 100 supérieur à celui de l’établissement central.

En même temps que la contribution d’armement extraordinaire, le gouvernement fit voter en 1913 par le Parlement un programme destiné à permettre, en cas de besoin, l’extension rapide de la circulation. A cet effet, il a été autorisé à doubler la quantité des Bons de caisse impériaux (Reichskassenscheine) qui existent déjà et à la porter de 120 à 240 millions de marks. Ces 120 millions furent remis à la Banque impériale en échange de 120 millions d’or qui s’ajoutèrent aux 120 millions déposés depuis 1871 dans la tour de Spandau. Enfin, 120 millions de monnaie d’argent divisionnaire ont été frappés. Au jour de la mobilisation, ces 360 millions de métal ont dû être versés à la Banque, qui a pu créer immédiatement 1 080 millions de billets, gagés par cette encaisse supplémentaire. Le bilan du 31 août présentait les chiffres suivans :

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Actif. Millions de marks. Passif. Millions de marks.
Portefeuille . 4 750 Circulation 4 230
Avances 105 Dépôts 2 440
Encaisse 1 610


Depuis nombre d’années, l’activité de la Reichsbank ne cesse de croître : elle témoigne du développement économique du pays, mais aussi de l’énorme usage qu’il fait du crédit. Les industriels allemands ont pour habitude de se faire ouvrir des comptes chez leurs banquiers en leur donnant comme garantie des solawechsel, c’est-à-dire des billets à ordre, qui ne correspondent pas à une affaire commerciale, mais représentent une simple fabrication de papier de crédit. Ces traites, renouvelées un grand nombre de fois, ne constituent pas une couverture sérieuse des billets de banque. La composition du portefeuille a toujours été critiquable. D’autre part, on doit reconnaître que la Reicksbank s’était efforcée, jusque dans les derniers temps, de contenir dans des limites modestes les avances sur titres. La loi, d’ailleurs, ne l’autorisait pas à faire figurer ces prêts parmi les élémens de son actif qui doivent gager sa circulation.

Un autre point faible du bilan, c’est l’introduction, dans l’encaisse, des Bons de caisse de l’Empire, dont la loi de 1913 a augmenté la quantité et qui sont comptés à l’égal des espèces métalliques. D’autre part, la Banque a été autorisée, au début de la guerre, à faire des avances jusqu’à concurrence d’un milliard et demi, sur toutes espèces de garanties, même des marchandises. C’est une nouvelle cause de détérioration pour la qualité de ses billets, qui ne reposent plus désormais sur le seul gage statutaire du métal et du portefeuille. Il y a là une modification profonde de la situation de l’établissement. En même temps, il a été exempté de l’impôt de 5 pour 100 qu’il paie en temps ordinaire sur le montant de la circulation qui dépasse son encaisse et une somme fixe appelée le contingent (550 millions, portés à 750 à la fin de chaque trimestre). Il a été autorisé à faire figurer, parmi les élémens de son actif servant de couverture aux billets, les Bons du Trésor impérial à trois mois et les effets même à une signature, tandis que statutairement il devait en exiger au moins deux. Il est dispensé de l’obligation de rembourser en espèces ses billets, qui reçoivent ainsi cours forcé ; il est également dispensé de donner de l’or en échange de monnaies divisionnaires d’argent ou de nickel, comme il était tenu de le faire jusqu’ici.

Le Gouvernement a essayé de diminuer le fardeau de la Reichsbank, en créant des Caisses de prêt (Darlehens Kassen) autorisées, elles aussi, à faire, pour des montans qui peuvent descendre jusqu’à 100 marks, des avances sur titres, même étrangers, et denrées non périssables, jusqu’à concurrence de moitié, ou même des deux tiers de leur valeur, et à émettre en représentation de ces avances des bons de caisse d’emprunt (Darlehens Kassen Scheine) en petites coupures, qui descendent jusqu’à 1 mark. Ils sont datés de Berlin le 12 août 1914 et portent la signature des membres de la Commission de la Dette de l’Empire : une mesure analogue avait été prise en 1870, mais le maximum fut alors limité à 100 millions.

Les bons de caisses d’emprunt sont reçus à l’égal des billets de banque. Il paraît peu probable que les emprunteurs seront en mesure de rembourser à l’échéance les prêts, qui leur sont consentis pour une durée maximum de six mois. On doit se demander comment se liquidera cette circulation parasite.


IV

Les bourses allemandes ont été très calmes pendant les premiers mois de 1914, et les cours d’un assez grand nombre de valeurs se sont retrouvés, au 30 juin, presque égaux à ceux du 1er janvier. Au début du semestre, une abondance passagère de capitaux et l’abaissement du loyer de l’argent qui en avait été la conséquence avaient fait concevoir des espérances de hausse qui ne se sont pas réalisées. Il semblerait presque que des indications mystérieuses aient été données à certains personnages, de façon à refréner toute tentative de spéculation. En tout cas, c’est un fait connu que, au début de l’été, la Dresdnerbank conseilla à ses cliens de liquider leurs positions, en prévision d’événemens politiques graves.

D’autre part, les financiers allemands montraient depuis longtemps une extrême froideur à l’égard des émissions de fonds étrangers. Ils ne firent d’exception, au cours des dernières années, que pour les rentes ou les bons du Trésor de l’Autriche-Hongrie, auxquels il était difficile de fermer les portes de l’empire allié, et pour un modeste emprunt roumain de 200 millions. que les Berlinois mirent d’autant plus d’empressement à souscrire que les négociations avec Paris avaient échoué. Mais ils s’abstinrent en général de participer aux émissions de fonds balkaniques, qui inondèrent le marché français. Ils eurent même soin de nous abandonner le dernier emprunt turc, dont nous portons tout le poids et qui a servi à payer les cuirassés allemands réfugiés dans la mer de Marmara et la mission militaire prussienne qui est à la tête de l’armée ottomane.

Peu de temps avant la guerre, l’une des grandes banques berlinoises avait signé un contrat d’emprunt avec la Bulgarie, dont elle espérait ainsi nous enlever la clientèle. Mais des clauses résolutoires étaient prévues, qui ont joué dès la fin de juillet. L’établissement se trouve aujourd’hui dégagé vis-à-vis du gouvernement de Sofia.

En considérant tous ces faits, il semble qu’on retrouve comme un fil conducteur qui a réglé la conduite des financiers et les a fait agir avec persévérance dans un même sens : garder le plus possible leurs ressources intactes, ne pas les envoyer au dehors, ne pas les disperser dans un grand nombre d’entreprises plus ou moins incertaines ; suivre en un mot la recommandation de l’empereur Guillaume : « Tenez votre poudre sèche. »

Les marchés allemands de valeurs mobilières ont néanmoins, comme la plupart des autres, fermé leurs portes au début du mois d’août. Celui des céréales est resté ouvert. La hausse y a été moins rapide qu’à New-York, où le froment a atteint des cours inconnus depuis longtemps. L’acheteur le plus marquant sur le marché des grains est l’ « Office central d’acquisition des objets nécessaires à l’armée, » qui a demandé que des blés lui soient présentés une fois par mois, et sollicite les offres des vendeurs pour cette date.

Quelques voix se sont élevées pour demander la réouverture des bourses de valeurs, mais elles n’ont rencontré que peu d’écho. L’un des argumens qu’on a opposés à cette proposition est le suivant : si on facilitait les négociations de titres, on provoquerait certainement des offres de fonds allemands des anciens types, que les porteurs réaliseraient afin de souscrire à l’emprunt nouveau. Cette précaution suffira-t-elle pour maintenir les cours ? L’Allemagne trouvera-t-elle chez elle les capitaux dont elle aura besoin ? C’est un point douteux. Les sociétés industrielles et les maisons de commerce qui voient leurs affaires arrêtées doivent non seulement être dépourvues de tout moyen d’action, mais sont hors d’état de rembourser ce qu’elles doivent aux banques.


V

Ceci nous amène à parler de l’industrie. On sait combien l’Allemagne était fière du développement pris par ses mines et ses usines. Sa production de charbon, qui approche de 200 millions de tonnes de houille et de 100 millions de charbons bruns (braunkohle), la place au troisième rang, après les Etats-Unis et l’Angleterre ; sa production de fer au second rang ; elle n’était inférieure qu’à celle de l’Amérique. En 1913, l’Allemagne a produit 19 millions de tonnes de fonte, et les Etats-Unis 30. Sur d’autres domaines, celui des produits chimiques, elle ne cessait de faire des progrès. Mais, d’une façon générale, beaucoup de ces entreprises travaillaient, dans une trop large mesure, avec du capital emprunté. Elles n’avaient pas, suivant l’exemple de nos sociétés métallurgiques et de nos charbonnages français, accumulé des réserves qui les eussent rendues indépendantes des banquiers.

La métallurgie a vu, dès le début des hostilités, sa production considérablement réduite : au mois d’août déjà, on estimait que les hauts fourneaux travaillaient à peine à 40 pour 100 de leur capacité normale. Dans les manufactures qui fabriquaient en vue de l’exportation, la réduction est encore bien plus forte. Seules, celles qui s’occupent des fournitures militaires maintiennent leur activité. On espère que l’administration des chemins de fer prussiens donnera des commandes : mais, dans l’ensemble, le recul est énorme. L’extraction des mines de charbon en août n’a pas dépassé le tiers de la normale. Au début de la guerre, toute exportation de fer et d’acier avait été interdite. Depuis lors, de nombreux adoucissemens ont été apportés à cette défense : la sortie de beaucoup d’articles a été autorisée. Mais il est douteux qu’elle puisse s’opérer dans une large mesure.

Parmi les industries qui soulîriro.it de la guerre, on doit citer celle du sucre, dont la production annuelle « st d’environ 2700 000 tonnes. De ce total, 1 140 000 ont été exportées l’an dernier. D’après les probabilités, la surface ensemencée ayant dépassé de 2 et demi pour 100 celle de l’année précédente, le chiffre de la récolte des betteraves, au cours de la prochaine campagne, ne sera pas inférieur à celui de l’an dernier. La consommation indigène aura plutôt une tendance à diminuer. Il faudrait donc que l’exportation pût se faire : cela sera d’autant plus difficile que la majeure partie en était dirigée vers la Grande-Bretagne qui, en 1913, a importé 940 000 tonnes de sucre allemand.


VI

Le commerce extérieur de l’Allemagne s’est élevé, en 1913, à 21 milliards de marks (soit 1 milliard de plus qu’en 1912), dont 11 à l’importation et 10 à l’exportation. Le principal chapitre de l’importation est celui des « produits agricoles et forestiers, produits naturels du règne animal et du règne végétal, produits alimentaires, » qui atteint 7 milliards ; à l’exportation, les métaux, machines, produits électrotechniques et véhicules figurent pour 3 milliards. L’arrêt causé par la guerre va se traduire par un recul considérable de ces chiffres. Depuis le 1er août, l’Allemagne n’a rien exporté par ses ports. Peut-être l’a-t-elle fait dans une certaine mesure par Rotterdam, Gênes et Trieste ; mais il est peu probable que ces expéditions se soient élevées à un chiffre appréciable.

Le pays avec lequel les échanges sont le plus actifs est la Russie : un traité de commerce, expirant le 31 décembre 1917, liait notre alliée à l’Allemagne. Les importations russes en Allemagne, consistant surtout en produits agricoles et forestiers, se sont élevées en 1913 à 1 425 millions, tandis que les exportations allemandes en Russie, parmi lesquelles les machines et objets fabriqués tenaient le premier rang, ont atteint 680 millions de marks. Avant la guerre, les libre-échangistes allemands insistaient sur l’utilité qu’il y aurait pour leur pays à maintenir le traité de commerce, de façon à s’assurer à la fois les céréales dont il a besoin et un débouché industriel. Mais ni la Russie, ni même l’Autriche, dont les relations commerciales avec l’Allemagne sont importantes, ne paraissaient disposées au renouvellement pur et simple des traités en cours. L’une et l’autre songeaient à relever les droits d’entrée sur les objets fabriqués, à moins que l’Allemagne n’abaissât les droits sur les produits agricoles.

En admettant que le commerce allemand ne soit pas interrompu avec les pays scandinaves, l’Autriche-Hongrie, la Suisse, l’Italie et la Hollande, il l’est avec le reste du monde. Nous ne pensons pas que les stratagèmes auxquels certains exportateurs ont recours leur assurent des débouchés. Un manufacturier d’outre-Rhin adressa récemment une circulaire à ses ex-cliens anglais pour les informer qu’il établit des dépôts en Suisse et qu’il va revêtir ses produits de la marque « fabriqués en Suisse, » afin qu’ils puissent entrer dans le Royaume-Uni. Nous doutons que cet ingénieux négociant reçoive beaucoup de commandes de nos alliés. Les échanges allemands avec les contrées que nous venons de nommer représentent le tiers du mouvement total ; le reste se chiffre par 14 milliards de marks, dont 6 à l’importation et 8 à l’exportation. C’est particulièrement sur ce dernier terrain que nous devons prendre la place des industriels germains. Déjà les Anglais ont constitué des comités, dont la mission est d’éclairer leurs compatriotes sur les voies dans lesquelles ils devront immédiatement diriger leurs efforts. Il ne s’agit pas seulement de faire la guerre à des concurrens, mais d’emprunter les méthodes qui leur ont souvent réussi vis-à-vis de la clientèle étrangère. Les maîtres de forges, les fabricans de produits chimiques ont le champ libre devant eux ; qu’ils se hâtent de se mettre en rapport avec les consommateurs que l’Allemagne ne peut plus servir ; ils sont assurés de recevoir de nombreuses commandes, à des prix rémunérateurs, puisque la concurrence est supprimée. Déjà le prix de l’acier s’est relevé à Glasgow de 40 pour 100 au-dessus du cours pratiqué avant la guerre. Ceci aidera puissamment le commerce anglais : malgré un fléchissement sensible en août, les importations anglaises des huit premiers mois de 1914 ne sont inférieures que de 3,8 pour 100 à celles de la période correspondante de 1913 ; les exportations ont fléchi de 6,9 pour 100. Les journaux d’outre-Manche sont remplis de détails sur l’activité commerciale du Royaume-Uni. Jamais, disent-ils, les docks de Londres n’ont été mieux approvisionnés.

La navigation commerciale allemande est arrêtée. On sait avec quelle ardeur elle s’était développée. Le rapport publié à la veille de la guerre par l’Union des Armateurs hambourgeois sur la période qui s’étendait du 1er juillet 1913 au 30 juin 1914 indiquait cependant un recul général d’activité. Les frets étaient tombés très bas et revenus au niveau de 1908, qui avait marque un point extrême dans la dernière courbe de dépression. La crise qui sévit aux Etats-Unis, au Mexique, en Argentine et au Brésil a diminué le volume des transports. Malgré le recul des recettes, les frais d’exploitation n’ont pas fléchi, bien, au contraire. Le renchérissement général, la progression des salaires, les charges imposées par les lois sociales ont été autant de causes de relèvement des dépenses. Les armateurs déclaraient qu’il ne serait pas sage de continuer à prendre dans les ports allemands des mesures contre les navires des autres nations, « attendu qu’ils sont utiles au commerce national. » Mais ils demandent que les droits du pavillon soient maintenus et qu’on s’oppose à la tendance, manifestée par beaucoup d’Etats étrangers, d’intervenir dans les affaires du bord. Ils se plaignent des frais de port à Hambourg, qu’ils trouvent trop élevés. Ils sont muets sur la question des rapports entre les grandes compagnies de navigation allemandes, le Norddeutscher Lloyd de Brème et la Hamburg Amerikanische Packctfahrt Gesellschaft, dirigée par M. Ballin, l’ami de l’empereur Guillaume. Ces deux puissantes sociétés ont été quelque temps en guerre, après avoir dénoncé le cartell qui les unissait ; elles paraissaient avoir trouvé un terrain d’entente, lorsque les hostilités ont éclaté. Le premier résultat de celles-ci est d’enfermer leurs bâtimens dans les ports européens, américains ou asiatiques. Certains d’entre eux, armés en croiseurs, ont été capturés par les Anglais ; d’autres ont été saisis avec leurs cargaisons. Des deux principales compagnies, la Hamburg Amerika Packetfahrt est la plus importante. Son capital est de 180 millions, sa dette obligations de 90 millions de marks. Elle a distribué à ses actionnaires, pour l’exercice 1913, un dividende de 10 pour 100. Le Norddeutscher Lloyd a su, grâce à une politique prudente, et en particulier à l’accumulation d’importantes réserves, se ménager une part convenable dans l’arrangement intervenu. Il reçoit des subventions gouvernementales, notamment pour ses lignes de l’Asie orientale. Les voyages vers l’Australie paraissent devoir être abandonnés, à cause des pertes qu’ils infligeaient à la Société. Le Lloyd ne se loue pas des résultats obtenus au port d’Emden, en dépit des sacrifices que lui et la Packetfahrt ont faits pour le développer.

En attendant, les seuls voyages que la Hamburg Amerika a pu organiser sont ceux entre Lubeck et Copenhague, et un certain cabotage dans la mer Baltique. Voici comment la Hansa, journal de la marine allemande, résumait la situation : « L’Angleterre a capturé un grand nombre de nos navires ; la cessation des affaires coûtera cher à nos armateurs. Il s’écoulera un temps bien long avant que cette situation soit reconquise. Alors même que la guerre ne durerait que neuf ou douze mois, le développement de notre commerce maritime est retardé pour des années. »


VII

L’empire colonial allemand n’a pas, jusqu’ici, donné de très brillans résultats. Le prince de Bismarck était opposé à ce que l’activité nationale se dirigeât de ce côté. Il avait peut-être conscience de l’incapacité foncière des Germains de s’assimiler les populations. Ce n’est qu’à une époque relativement récente que les efforts du gouvernement se sont portés vers l’annexion de territoires exotiques. Le Togoland, situé sur la côte occidentale d’Afrique, entre la Côte d’Or anglaise et le Dahomey français, appartenait à l’Allemagne depuis une trentaine d’années ; il commençait à se développer et à se suffire à lui-même, lorsque les Anglais, dès le début de la guerre, l’ont occupé. Les autres possessions allemandes sont : en Afrique, le Cameroun, déjà conquis par nos troupes au mois de septembre, l’Afrique allemande du Sud-Ouest, l’Afrique allemande de l’Est ; en Océanie, les îles allemandes de la mer du Sud. Ce sont de vastes territoires dont l’étendue est six fois celle de l’Empire lui-même : la population indigène est évaluée à 12 millions d’habitans, tandis que le nombre des Européens n’y dépasse pas 25 000.

La domination germanique est mal assise en Afrique. Il y a quelques années, une peuplade native énergique, celle des Herreros, se souleva et donna fort à faire aux troupes allemandes. Un général prussien, qui jouissait cependant d’une bonne réputation militaire, fut rappelé à Berlin après avoir subi des échecs. Il fallut longtemps pour venir à bout de ces indigènes, qui paraissent destinés à faire bientôt partie de l’Union sud-africaine anglaise, tandis que d’autres seront annexés à nos possessions.

Le budget de ces diverses colonies, désignées sous le nom de protectorats, s’élevait pour 1914 à 178 millions de marks, ainsi répartis :

¬¬¬

En millions de marks. « «
Budget ordinaire. Budget extraordinaire. Total.
Afrique orientale 24 37 61
Kameroun 17 15 32
Togo 4 « 4
Afrique sud-occidentale 42 5 47
Nouvelle-Guinée allemande 3 « 3
Samoa 1 « 1
Kiao-Tcheou 19 « 19
167
Service de la dette des pays de protectorat 11
Total général 178


La plupart de ces colonies souffrent d’un mal qui leur est commun avec la métropole : le manque de ressources liquides. C’est ainsi que l’Afrique orientale, dont le budget est le plus élevé des sept, ne trouve guère de capitaux à moins de 10 pour 100, ce qui ne facilite pas l’œuvre des planteurs de caoutchouc. Elles se plaignent aussi, en Afrique particulièrement, de la rareté de la main-d’œuvre : au cours des débats qui eurent lieu au Reichstag en avril 1914, il a été reconnu que les indigènes sont contraints par la violence à travailler, qu’ils ne sont pas libres de se transporter où bon leur semble, que ni leur salaire ni leurs moyens d’existence ne sont assurés.

Le territoire de Kiao-chau, dans la province de Tsing-tau, avait été « pris à bail » aux Chinois. A l’heure actuelle, il est probable qu’il est conquis par les Japonais. Parmi les îles du Pacifique occupées par les Allemands, l’archipel Samoa vient d’être repris par les marins de la Nouvelle-Zélande. Une dépêche de Sydney nous informe que la flotte australienne s’est emparée de la Nouvelle-Guinée allemande et de la Nouvelle-Poméranie » L’empire colonial de nos ennemis paraît déjà singulièrement atteint.

Ce n’est qu’à une époque récente que les idées des Allemands se sont précisées au sujet du rôle qu’ils attribuent à leurs colonies dans l’économie nationale. Pendant assez longtemps une partie de l’opinion semblait croire qu’elles fourniraient un exutoire à l’excès de population de l’Empire. Mais les conditions climatériques de la plupart d’entre elles ne permettent pas d’y entrevoir l’établissement permanent ni la multiplication de la race blanche. D’autre part, la progression des naissances se ralentit en Allemagne ; tous les ans, elle fait appel, au moment des récoltes, à 700 000 travailleurs étrangers, ce qui n’indique pas une surabondance de bras. On était donc à peu près d’accord maintenant, dans les milieux politiques et administratifs, pour considérer les protectorats comme des territoires à faire exploiter par les indigènes sous la direction d’Européens. Dans l’hypothèse la plus optimiste, il était impossible d’attendre de ces colonies rien qui ressemblât au développement des Dominions britanniques, où des millions d’Anglais constituent de véritables nations-sœurs, et viennent, au jour du péril, se ranger aux côtés de la mère-patrie.

Les principales banques coloniales allemandes sont la Banque Germano-Ouest-Africaine, fondée sous les auspices de la Dresdnerbank : elle s’occupait du Togo et du Cameroun. La Deutsche Afrikabank, création de la Disconto Gesellschaft, exerçait son activité dans l’Afrique allemande du Sud-Ouest, où travaillaient également la Société coloniale allemande pour l’Afrique du Sud-Ouest et le Crédit foncier de l’Afrique du Sud-Ouest : la fondation de ce dernier ne remonte qu’à un an. A l’Est, la Banque allemande de l’Afrique orientale a reçu le privilège d’émission des billets. Il n’y a point d’établissement de banque en Nouvelle-Guinée, ni aux îles Samoa.


VIII

La situation économique et financière de l’Allemagne doit inspirer de graves préoccupations à ceux qui dirigent ses destinées. Au point de vue financier comme au point de vue commercial, elle est encerclée. Loin de pouvoir compter sur un concours quelconque de son alliée, elle voit l’Autriche en proie à des difficultés militaires, politiques et financières encore plus grandes que celles contre lesquelles elle se débat.

Nous avons essayé de faire un exposé impartial. Nous n’avons pas dissimulé à nos lecteurs le côté solide du budget allemand qui, tout en ayant suivi, dans les dernières années, une progression analogue à celle du budget de la plupart des grandes Puissances, s’est fortifié par l’établissement de nouveaux impôts. Mais l’énormité de l’effort qu’il poursuit en ce moment bouleversera l’équilibre atteint depuis peu. Les premiers crédits ouverts dès le début des hostilités auront pour effet de doubler la dette de l’Empire. Les emprunts se feront malaisément, et à des taux qui légueront de lourdes charges aux exercices futurs. Le placement ne peut en être tenté qu’à l’intérieur, et doit rencontrer d’autant plus d’obstacles que les disponibilités sont moins considérables. Il y a longtemps qu’on reprochait aux banques allemandes d’être trop engagées, à la fois directement dans des entreprises industrielles et commerciales et indirectement par les crédits excessifs qu’elles ont coutume d’accorder. Elles viennent alors demander aide et assistance à la Banque de l’Empire. Celle-ci, au cours des dernières années, a multiplié les avertissemens aux établissemens de crédit en les invitant à augmenter leur encaisse ; en même temps elle n’a cessé d’accroître la sienne propre. Elle a dû, dès les premières semaines de la lutte, augmenter énormément ses escomptes et porter sa circulation presque au maximum statutaire, c’est-à-dire le triple du numéraire. Et encore est-elle autorisée à faire figurer comme espèces les bons de caisse de l’Empire, et a-t-elle dû mettre en portefeuille des Bons du Trésor impériaux pour des sommes importantes.

Ce n’est pas tout. Cette circulation, gagée par un actif bancable, c’est-à-dire des espèces et des lettres de change, n’a pas paru suffisante. On a autorisé l’émission des Bons des caisses de prêt, sortes d’assignats qui ne sont pas gagés par des immeubles, comme ceux de la première Révolution, mais par des garanties mobilières de nature variée. La Banque impériale est tenue de donner ses propres billets en échange de ces bons, qui introduisent un élément très faible dans la circulation. On a été plus loin. Craignant que le milliard et demi de marks de ce nouveau papier restât encore en deçà des besoins, on a encouragé la création de « banques de guerre, » dont l’objet est de faire des avances à ceux qui n’ont aucune garantie à donner. Cet échafaudage de papier n’a pas une base adéquate. L’amplitude qui lui a été donnée confirme ce que nous avons dit de l’impuissance où sont les banques particulières de venir en aide à leur clientèle. Ceci s’applique également aux banques hypothécaires, dont les opérations sont arrêtées par l’impossibilité où elles sont, depuis longtemps, déplacer dans le public leurs lettres de gage. Le gouvernement a cherché à suppléer à ce que ni les unes ni les autres ne pouvaient faire.

Le commerce extérieur de l’Allemagne avait progressé plus rapidement que celui d’aucune autre nation. Il n’est pas besoin d’insister sur le tort que lui causent la fermeture des mers et l’interruption des services de ses lignes de navigation. Ses exportations lui étaient nécessaires pour lui fournir les moyens de payer une partie de ce qu’elle importe, notamment les objets d’alimentation dont elle a besoin : la production indigène ne suffit pas à assurer la subsistance de ses 67 millions d’habitans. Ses industries sont arrêtées ou ralenties dans une énorme proportion. Bien qu’une fraction notable de la population ouvrière soit sous les drapeaux, il n’y a pas assez de travail pour ceux qui restent. Dès le commencement de septembre, le journal berlinois le Vorwaerts écrivait : « Nous avons déjà des centaines de mille, des millions de sans-travail. Si nous ne réussissons pas à atténuer cette crise dans les masses profondes de la population, et à sauver d’une effroyable misère ceux qui n’ont pas été envoyés à la frontière, nous nous exposerons à des dangers tout aussi considérables que la défaite de nos armées. Jusqu’à présent, tous les efforts tentés en ce sens n’ont eu qu’un résultat modéré. A la fin du premier mois de guerre, le point noir de la situation est cette crise économique. »

Le règlement des échanges internationaux qui se faisait pour une fraction par des banques indigènes, pour la majeure partie par des établissemens étrangers, surtout anglais, est arrêté ; et c’est avec dépit que les Allemands constatent que, sans la place de Londres, ils sont incapables de mener à bonne fin la liquidation des affaires engagées par leurs compatriotes sur différens points du globe.

A cette question du commerce et de la navigation se rattache celle des colonies. Elles n’ont jamais été un fleuron bien brillant de la couronne germanique. Assez tard venues dans son domaine, elles semblent avoir été créées un peu au hasard, par la prise de possession des derniers territoires qui restaient vacans, après que les deux grandes Puissances coloniales de l’Europe se furent taillé leur part en Afrique, en Asie et en Océanie. Dans leurs diverses possessions, nos ennemis n’ont pas plus réussi à se concilier les populations indigènes qu’ils n’ont su se faire aimer en Europe. Ils semblent, là comme ailleurs, n’avoir eu confiance qu’en la force brutale : aussi leurs territoires tombent-ils, comme les fruits mûrs d’un arbre, entre nos mains et celles des Anglais, partout où les alliés se présentent pour les revendiquer. Il en est de même en Asie pour la portion de la Chine que l’Allemagne s’était attribuée et que le Japon reprend avec la plus grande facilité. Que va-t-il survivre de cet empire colonial ?

La rapidité de la croissance est un danger pour les Etats comme pour les individus. Celle de l’Allemagne, depuis 1871, a paru dépasser même ses espérances : mais elle a voulu trop embrasser. L’homme qui fut le véritable fondateur du nouvel Empire le détournait des aventures au delà des océans. N’était-ce pas lui aussi qui disait que les affaires balkaniques ne valaient pas les os d’un grenadier poméranien ? Ses successeurs se sont bien écartés de ces principes : ils ont fait leur la politique anti-slave de l’Autriche, ils ont proclamé que l’avenir de l’Allemagne était sur les mers. C’est par ces ambitions qu’elle a heurté l’Angleterre et mécontenté ses propres alliés, les Italiens, en leur donnant à entendre qu’elle avait besoin de Trieste et que jamais elle ne laisserait les clefs de l’Adriatique entre leurs mains.

Les résultats de cette double erreur politique viennent de se manifester. Les conséquences des fautes économiques ne sont pas moins graves. C’est à cause d’un développement démesuré de son commerce extérieur que l’Allemagne souffre profondément dans son industrie ; c’est parce qu’elle a eu recours d’une façon excessive au crédit pour mettre sur pied des entreprises trop vastes, que tout l’édifice de la banque et de la circulation fiduciaire plie sous le poids d’engagemens trop lourds. Dans sa marche forcée vers le but qu’elle s’était assigné, cette nation s’appuyait sur des conceptions qui méprisent ou ignorent les autres ; elle semble avoir agi sur ce terrain comme elle le fit lorsqu’après avoir violé la neutralité belge, elle lança ses armées sur la route de Paris. De même qu’elle comptait anéantir les troupes de ses adversaires, elle prétendait, sur les marchés commerciaux, tout balayer devant elle et supprimer la concurrence. Il lui faudra longtemps pour rebâtir ce qu’elle aura détruit de ses propres mains.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Le mark vaut 1 fr. 25 de notre monnaie. Tous les chiffres du présent article seront exprimés en monnaie allemande, sauf indication contraire.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1913, notre étude sur Les Armemens financiers de la France et de l’Allemagne.