III.
LA FUITE DE KARA-GEORGE ET L’AVÉNEMENT DE MILOSCH OBRENOVITCH.

Le 28 mai 1812 est une date funeste dans les annales de la Serbie ; c’est ce jour-là que fut signé entre la Russie et la Porte ottomane un traité qui rendait au sultan les provinces danubiennes. La Moldavie et la Valachie, excepté un territoire peu important limité par le Pruth, passaient du protectorat de Saint-Pétersbourg sous la domination de Constantinople ; les Serbes, encouragés depuis six ans dans leur lutte héroïque, étaient abandonnés aux Turcs. Nous avons indiqué déjà[1] ces résultats généraux du traité de Bucharest, nous avons fait pressentir que la principauté de Serbie. après tant d’énergiques efforts, allait être étouffée, obscurément étouffée, sans même obtenir de l’Occident un regard d’attention, un signe de sympathie, au milieu des collisions immenses qui bouleversaient l’Europe. Il faut considérer ces choses de plus près, car elles peuvent seules nous expliquer des catastrophes qui ont frappé le monde de surprise. Nous touchons à une heure décisive dans l’histoire que nous avons entrepris de raconter. Pendant cinq ou six années, de 1812 à 1817, de tragiques figures vont occuper la scène ; on dirait un drame à la Shakspeare. Amis d’abord, séparés ensuite par des nécessités violentes, Kara-George et Milosch nous apparaissent ici comme en champ clos. Voici les deux libérateurs du peuple serbe, deux pâtres, deux héros, tous vieux sortis des montagnes de la Schoumadia, tous deux fondateurs de dynasties nationales ; or, telle est l’horrible complication des événemens, que l’un des deux pourra être accusé d’avoir tué l’autre afin de sauver son pays. Eh bien ! ces complications meurtrières dont le contre-coup à cinquante ans de distance ensanglantait, il y a six mois, le parc de Topchidéré, tout cela remonte à la crise amenée par le traité de Bucharest.

Pour peu qu’on ait le cœur français et qu’on partage les sympathies de notre siècle à l’égard des races opprimées, on éprouve un singulier embarras en racontant les guerres qui ont préparé l’indépendance nationale de la Serbie. Chaque fois que Napoléon est vainqueur des Russes, chaque fois qu’il les menace, après Austerlitz, après léna et Friedland, la Turquie devient plus menaçante aussi à l’égard des Serbes. Vainqueur à léna, maître de la Prusse, tout prêt à marcher contre la Piussie, Napoléon écrivait à Sélim III de son camp de Posen le 1er décembre 1806 : a La Prusse, qui s’était liguée avec la Russie, a disparu ; j’ai détruit ses armées, et je suis maître de ses places fortes. Mes armées sont sur la Vistule, et Varsovie est en mon pouvoir. La Pologne prussienne et russe se lève pour reconquérir son indépendance, c’est le moment de reconquérir la tienne... N’accorde pas aux Serviens les concessions qu’ils te demandent les armes à la main. Fais marcher tes troupes sur Choczim ; tu n’as plus rien à craindre de la Russie. » Ces paroles qui résument si vivement la situation : « tu n’as rien à craindre de la Russie, n’accorde rien aux Serbes, » la Turquie les a entendues plus d’une fois depuis 1806 ; chaque victoire nouvelle de la France fournissait aux Turcs l’occasion de reprendre la lutte contre les bandes de Kara-George. En 1812, cette même situation produit des résultats tout nouveaux ; la politique de Napoléon, qui jusque-là ne nuisait qu’aux malheureux Serbes, va nuire et aux Serbes et à Napoléon lui-même. La France, au commencement de 1812, avec ses préparatifs gigantesques, est si menaçante pour la Russie, que la Russie s’empresse de faire la paix avec les Turcs et de leur abandonner ses conquêtes. Voilà donc la Turquie plus libre que jamais de rassembler ses forces pour écraser les raïas insurgés ; nous disions bien que chaque déploiement de la puissance française est fatal à ce petit peuple serbe, dont la cause est si belle et le courage si digne d’intérêt. Seulement ce ne sera pas Napoléon qui profitera cette fois du répit que le tsar est forcé d’accorder au sultan ; le sultan n’est plus l’allié de Napoléon, il assistera en simple spectateur à la lutte qui va bouleverser l’Europe.

Au milieu de ces complications si contraires à nos idées présentes, on se prend à regretter que Napoléon n’ait pas conçu le dessein d’enlever à la Russie le protectorat des chrétiens opprimés d’Orient. Ce n’était pas faute de connaître la situation des choses ; il avait bien deviné le péril devenu aujourd’hui si manifeste, il pressentait bien quel parti les Russes pourraient tirer de ces revendications d’indépendance faites par des peuples de même race ou de même religion. N’est-ce pas lui qui, le 26 mars 1811, faisait écrire par M. de Champagny, ministre des relations extérieures, à M. le comte Otto, notre ambassadeur à Vienne : « Une souveraineté établie en Servie exalterait les prétentions et les espérances de 20 millions de Grecs, depuis l’Albanie jusqu’à Constantinople, qui à cause de leur religion ne peuvent se rallier qu’à la Russie ; l’empire turc serait blessé au cœur ? » Le meilleur moyen d’empêcher ces 20 millions d’hommes de se rallier à la Russie, c’était de leur donner satisfaction ; un Sélim, un Mahmoud, sous l’inspiration de la pensée française, étaient dignes de comprendre cette politique. En obligeant la Turquie, au nom de son intérêt même, à se montrer juste pour les chrétiens, en donnant à tous les opprimés de l’Europe orientale cette protection puissante et désintéressée que Kara-George avait sollicitée pour les Serbes, Napoléon eût porté aux Russes des coups plus terribles que ceux dont il les menaçait en 1812. Prenons garde cependant ; il y aurait de l’injustice à estimer les choses d’autrefois d’après nos idées d’aujourd’hui. Tous les gouvernemens qui se sont succédé depuis l’empire, bien que recueillant les inspirations meilleures de l’esprit public, ont porté néanmoins dans ces périlleux problèmes une certaine hésitation, ou, si on l’aime mieux, une prudence très circonspecte, puisque c’est de nos jours seulement que les vrais principes ont été consacrés dans le traité de Paris. « Jusqu’en 1856, disait récemment M. Saint-Marc Girardin, l’Europe, dans tous les traités qu’elle faisait avec la Turquie, ne songeait guère aux chrétiens d’Orient, La Russie seule y avait pensé pour s’assurer un droit d’intervention en Orient. La France, sous la restauration et sous la monarchie de 1830, prit dans l’opinion publique des inspirations plus avisées et plus généreuses. Elle comprit qu’il y avait en Orient deux forces et deux causes : la force turque sur son déchn, la force chrétienne en train de renaître, et surtout elle comprit qu’il fallait au besoin soutenir ces deux forces l’une contre l’autre, afin d’empêcher que la Russie ne les détruisît l’une par l’autre... La guerre de Crimée et le traité de Paris de 1856 ont été le triomphe hardi et éclatant de cette politique qui était chère à l’opinion publique sous la restauration et sous la monarchie de 1830. » Ces idées, préparées par l’opinion libérale et justifiées par un demi-siècle d’expérience, ces idées, qui étaient mûres en 1856, auraient paru bien chimériques cinquante ans plus tôt à l’adversaire des idéologues. Ce puissant et positif esprit avait beau s’élever à des prévisions de l’avenir qui tenaient du prodige, ce n’étaient pas des résultats à longue échéance qui pouvaient le préoccuper beaucoup dans les luttes terribles où se décidait le sort de la France. Pour lui comme pour ses ennemis ou ses alliés, l’intérêt immédiat était la règle souveraine. C’est pour détacher immédiatement la Russie de toute communauté d’action avec l’Angleterre que Napoléon en 1808 lui sacrifiait la Turquie ; c’est pour détacher immédiatement la Turquie de son antique alliance avec nous que le tsar en 1812 abandonnait au sultan ces provinces danubiennes auxquelles il tenait tant, la Valachie tout entière, la Moldavie jusqu’au Pruth, et cessait de protéger la Serbie de Kara-George ; c’est pour reprendre immédiatement ses frontières que Mahmoud aidait le tsar, son ennemi, à se soustraire aux coups de Napoléon, l’allié et l’ami de Sélim. À quelque point de vue qu’on se place, on ne peut s’étonner que de 1806 à 1812 la France n’ait pas suivi la politique plus haute dont elle a pris l’initiative en 1856.

La seule chose dont il y ait lieu d’être surpris, et cette fois la surprise est profonde, c’est que Napoléon, en préparant la guerre de Russie, ait pu se faire illusion au point de compter sur la fidélité de l’empire ottoman. Il se fiait, nous le savons, à ce prodigieux déploiement de forces qui étonnait le monde, à cette revue européenne, comme on l’a nommée, qu’il allait passer à Dresde avant de franchir le Niémen, et quand il entraînait bon gré mal gré la plus grande partie de l’Allemagne dans cette expédition aventureuse, il lui semblait impossible que la Turquie songeât à se détacher de son alliance. N’était-ce pas lui cependant qui par la convention d’Erfurth avait dépouillé la Turquie de ses provinces danubiennes pour en faire don à la Russie ? N’était-ce pas lui qui, à la chute de Sélim, avait tout à coup changé de dispositions à l’égard des sultans et enivré l’esprit d’Alexandre par la perspective d’un partage de l’empire turc ? Ayant fourni de telles armes à la défiance du divan de Constantinople, il devait au moins réparer sa faute, rassurer les esprits, raffermir l’alliance ébranlée. Non ; soit confiance absolue dans l’hostilité irréconciliable des sultans et des tsars, soit secret dédain pour cette Turquie dont il connaissait la faiblesse, ce génie, qui d’ordinaire pensait à tout, oublia de disputer l’alliance turque aux intrigues européennes. Il paraît bien que la diplomatie française resta presque inactive en Orient pendant les premiers mois de l’année 1812. On sait quel fut alors le rôle de Bernadotte ; M. Thiers l’a indiqué avec la précision supérieure de son esprit, et plus récemment des documens suédois ont mis en pleine lumière les perfides combinaisons de l’ancien soldat de la France devenu prince royal de Suède[2]. Le roi de Prusse, indigné de ces manœuvres, avait averti la France de veiller sur Bernadotte, avertissement inutile, tant Napoléon se croyait assuré de la Turquie. La diplomatie russe au contraire déployait une activité impatiente. Des négociations préparées par les agens de Bernadotte entre la Russie et la Turquie avaient commencé à Bucharest ; la Porte, on le pense bien, mettait à profit les embarras du tsar, et voulait lui faire payer cher ce traité de paix si ardemment désiré. De là bien des discussions entre les deux négociateurs, le général Kutusof pour le tsar, Démétrius Morusi pour le sultan. Au mois d’avril 1812, Alexandre, pressé d’en finir, résolut de brusquer les choses. Il chargea un envoyé spécial, un homme de l’esprit le plus brillant et le plus énergique, l’amiral Tchitchakof, de séduire la Turquie par des concessions ou de la dominer par la force. L’amiral était autorisé à reconnaître le Pruth comme frontière des deux empires, c’est-à-dire à se contenter de la Bessarabie, à livrer la plus grande partie de la Moldavie avec la Valachie tout entière. Si la Turquie résistait encore, il devait « fondre sur elle, s’emparer peut-être de Constantinople, et revenir ensuite avec ou sans les Turcs se jeter ou sur l’empire français par Laybach ou sur l’armée française par Lemberget Varsovie[3]. » Quelques semaines après, le traité était signé. Que faisait cependant le général Andréossi, envoyé par Napoléon auprès de Mahmoud ? Au mois de juin, quand il ne manquait plus au traité que la ratification des souverains, le général Andréossi était à Laybach, attendant les instructions du maître. « S’il fût arrivé à ce moment, dit M. Schlosser, il aurait pu encore empêcher le sultan de donner sa signature[4]. » Mahmoud en effet était fort irrité contre son représentant à Bucharest ; c’était Démétrius Morusi, premier drogman de la Porte, qui avait conduit les négociations, tandis que son frère Paganotti le remplaçait à Constantinople. Souples, rusés, ambitieux, on les soupçonnait l’un et l’autre de viser à la dignité d’hospodars. Mahmoud, qui voulait profiter des circonstances pour reprendre jusqu’à la Bessarabie, considéra comme honteux un traité qui lui enlevait un morceau du pays moldave ; il crut à tort ou à raison que Démétrius et Paganotti avaient trahi les intérêts de la Turquie afin de se ménager des protecteurs à Saint-Pétersbourg. Les deux frères auteurs du traité de Bucharest furent étranglés par son ordre. Mahmoud se décida pourtant à ratifier au commencement de l’automne le traité signé le 28 mai. Napoléon ne connut ce traité qu’à Moscou, quinze jours après l’incendie de la ville. Le 30 septembre, il écrivait à son ministre des relations extérieures ce billet d’une brièveté significative : « Monsieur le duc de Bassano, je vous envoie le traité entre la Russie et la Porte qu’on a trouvé ici dans les journaux de Moscou. Il paraît que vous ne l’avez pas encore reçu de Constantinople, car vous ne me l’avez pas envoyé[5].

Voilà en quelques mots l’histoire du traité de Bucharest, et c’est ainsi que les grandes luttes européennes allaient avoir leur contrecoup sur l’obscur théâtre de Belgrade ; les Serbes de Kara-George restaient seuls en face des soldats irrités de Mahmoud. Assurément l’œuvre du 28 mai 1812 a eu de bien autres conséquences. De même que la Russie, par d’habiles concessions à la Suède, s’était affranchie de tout embarras sur la Baltique, elle s’était dégagée sur le Danube par l’abandon des chrétiens d’Orient ; libre de tous côtés, maîtresse de toutes ses forces, elle pouvait résister à la formidable invasion de l’empereur ; les troupes qui jusqu’en septembre avaient gardé les contrées du Danube n’étaient-elles pas réunies deux mois plus tard à celles qui poursuivirent nos héroïques régimens dans les glaces de la Bérésina (23-26 novembre) ? Supposez le traité de Bucharest déchiré par Mahmoud sous l’influence de la diplomatie française, qui sait si les destins de la guerre n’eussent pas été changés ? C’est précisément Tchitchakof qui, remontant du sud-est au nord pour rallier les armées russes, allait enserrer les nôtres dans un cercle de feu ; culbuté par Oudinot, il brûla en se sauvant le pont qui assurait notre retraite. Ce fut le commencement du désastre. Certes, en présence de telles catastrophes, au milieu de telles émotions, les affaires de Serbie sont bien peu de chose, et c’est à peine si l’histoire a le temps de les signaler. Eh bien ! c’est cela même qui rend la situation plus saisissante ; l’Europe entière est en feu, d’immenses intérêts sont aux prises sur une scène gigantesque, et là, dans un coin de l’Orient, loin de tous les regards, privé de toute sympathie[6], le petit peuple serbe, enfermé dans une sorte de champ clos avec l’empire des sultans, va décider une fois pour toutes s’il doit vivre ou mourir.

Tout ce que l’histoire offre ici de douloureusement tragique ne doit pas, nous le savons, être imputé à la Russie. C’était bien le droit des Russes en un tel péril de rassembler leurs forces pour se défendre. Il faut reconnaître pourtant que le tsar Alexandre, en laissant à eux-mêmes les héros dont il avait longtemps exalté le patriotisme à son profit, aurait pu les couvrir plus efficacement de sa protection. S’il leur retirait sa main, il leur devait sa parole. L’article 8 du traité de Bucharest contenait des stipulations pour les Serbes, « à qui serait remise l’administration intérieure de leur pays. » Ils se soumettraient au sultan, et le passé serait oublié. C’était là un résultat considérable, a-t-on dit ; le nom des Serbes se trouvait inscrit pour la première fois dans un traité de la Porte avec une puissance étrangère, une puissance étrangère stipulait pour des sujets de la Turquie avec la Turquie elle-même. Les choses sont moins belles quand on y regarde de près. N’est-il pas évident que la Russie, dans l’impatience de conclure, avait surtout songé à ses intérêts propres en rédigeant cette clause ? Elle s’assurait un moyen de reprendre à la première occasion une espèce de protectorat moral, elle s’attribuait un droit ou un prétexte d’intervention dans l’avenir ; quant au présent, elle s’inquiétait peu de savoir quelle serait la situation des Serbes. M. Léopold Ranke, si favorable à la politique russe en Orient, est obligé de reconnaître que les promesses du traité étaient une pure phraséologie. Rien de net, rien de précis, des stipulations vagues et contradictoires, voilà l’article 8 du traité de Bucharest. Quel est le sens de ces mots : « les Serbes se soumettront aux Turcs ? » Que vaut cet engagement : « l’administration intérieure du pays sera remise aux mains des Serbes ? » Si les Serbes doivent se soumettre, diront les politiques de Constantinople, les voilà obligés de nous livrer toutes les forteresses, tous les camps retranchés, du sud au nord et de l’est à l’ouest ; sans cela, point de soumission. Si l’administration intérieure du pays nous appartient, diront les hommes de la Schoumadia, comment pourrons-nous exercer ce droit, comment pourrons-nous seulement respirer et vivre, ayant à côté de nous, au-dessus de nous, cette perpétuelle menace ? Ceux qui occuperont les forteresses, ne sont-ce pas ces janissaires que nous avons chassés et qui vont revenir plus furieux, ayant leur défaite à venger ?

Kara-George avait bien vu qu’elles pouvaient être les interprétations favorables ou funestes de l’article 8. Il envoya une députation à Constantinople pour régler immédiatement l’affaire ; les janissaires une fois remis en possession des forteresses, il eût été trop difficile de les en déloger. Les députés serbes comptaient beaucoup sur l’intervention de Démétrius Morusi, le négociateur de Bucharest, esprit modéré, bienveillant, et qui, chacun le soupçonnait tout bas, avait peut-être intérêt à se faire bien venir des Russes. Hélas ! ils arrivèrent le jour même où Démétrius était étranglé par ordre de Mahmoud avec son frère Paganotti. La colère du roi est terrible ; la colère de Mahmoud en de telles circonstances avait pour les envoyés de Kara-George une signification doublement effrayante. La réponse qu’ils allaient chercher était facile à pressentir. Les Serbes se déclaraient prêts à payer un tribut au sultan et à recevoir un pacha avec un certain nombre d’hommes dans la forteresse de Belgrade. Ils offraient aussi en cas de guerre, mais dans ce cas-là seulement, de laisser occuper les autres forteresses par les troupes ottomanes ; en temps de paix, les Serbes seuls auraient le droit de les garder. L’administration du pays, comme cela était convenu, resterait indépendante des Turcs. Ces propositions paraissaient fort équitables et tout à fait conformes à l’esprit du traité ; on ne voulut même pas en prendre connaissance à Constantinople. Depuis que l’amiral Tchitchakof avait emmené l’armée russe du Danube, le divan avait repris ses allures arrogantes. Qu’étaient-ce que ces raïas révoltés pour oser traiter directement avec le grand-seigneur ? Ils furent renvoyés à Kurchid-Pacha, qui deux années auparavant leur avait fait tant de mal et qui, chargé d’en finir cette fois avec l’insurrection de Serbie, avait été précisément pour cela promu à la dignité la plus haute. En passant par la ville de Nisch pour se rendre à Constantinople, les députés de Kara-George y avaient vu Kurchid, qui les avait accueillis avec bienveillance. Quand ils le revirent, ses dispositions étaient bien changées : il venait d’être nommé grand-vizir et avait reçu pour le règlement des affaires de Serbie des instructions qu’il est facile de deviner. Kurchid refusa de répondre aux questions des Serbes ; il leur fut dit seulement qu’une conférence aurait lieu à Nisch dans le courant du mois de janvier, et qu’ils connaîtraient alors la décision du sultan.

Tout cela se passait un peu avant la Noël de 1812 ; quelques semaines après, au mois de janvier 1813, les députés serbes retournaient à Nisch, où le commissaire de la Porte, Tschélébl-Effendi, leur signifiait l’interprétation du traité de Bucharest. La Turquie ne réclamait pas seulement toutes les forteresses, elle exigeait la remise de toutes les armes, de toutes les munitions de guerre. Les Turcs chassés par l’insurrection devaient être réintégrés dans leurs domaines, occuper de nouveau les villes et les palankes. Tel était, selon le commissaire tmx, le sens exact du traité ; voilà ce qu’avaient voulu les deux empereurs. « Kara-George, disait-il, a confié aux Russes le soin de stipuler pour les Serbes ; il tiendra sa parole, et, s’il y a des mécontens, libre à eux de partir. » Accepter de telles conditions, c’était se remettre la tête basse sous le joug d’autrefois si glorieusement brisé. Les députés se retirèrent, et aussitôt des troupes turques en grand nombre prirent position sur la frontière de Serbie. Ces troupes étaient dirigées en même temps contre un certain Molla, qui se disait pacha de Widdin, et qui, établi dans cette ville, prétendait se soustraire à l’autorité du sultan. Molla, se voyant menacé, proposa aux Serbes de marcher avec eux, comme fera plus tard l’odieux Ali de Janina avec ses anciennes victimes, les Souliotes et les Albanais. Il voulait même leur livrer la forteresse de Widdin. Soit que la Russie, comme on l’affirme, eût recommandé à Kara-George de redoubler de prudence, de se tenir immobile, de ne fournir aux Turcs aucun prétexte de violer la paix, soit que le bon sens naturel du prince des Serbes lui eût donné ce conseil, la Serbie se garda bien d’accepter les offres de l’aventurier. Une nouvelle conférence fut demandée à Tschélébi-Effendi. KaraGeorge consentit à l’occupation des forteresses par les Turcs, mais il soutint énergiquement que le traité ne pouvait exiger ni le désarmement des Serbes, ni la réintégration des janissaires. Il semblait que de part et d’autre on fût sur le point de s’entendre. Tschélébi Effendi, homme grave, diplomate expérimenté, disait que dans sa longue carrière il avait mené à bonne fin plus d’une affaire épineuse et qu’il espérait bien dénouer pacifiquement celle-là. Était-ce une parole hypocrite, ou bien fut-il déconcerté lui-même par la marche des événemens ? Il serait difficile de le dire. Une chose certaine, c’est que la seule réponse aux propositions de Kara-George fut l’ordre donné à Kurchid-Pacha d’envahir le pays serbe et de soumettre les rebelles. Et comment pouvait-on compter de la part des Turcs sur une interprétation équitable du traité de Bucharest ? Tout favorisait la politique de Mahmoud : il avait repris la Moldavie et la Valachie, il était maître du pachalik de Widdin ; les villes saintes d’Arabie, tombées au pouvoir des wahabites, venaient de lui être restituées, et les clés avaient été apportées solennellement à Constantinople ; en outre il était rassuré du côté des Russes, car on apprenais à ce moment-là même que Napoléon les avait battus à Lutzen (2 mai 1813). Quelles plaintes d’ailleurs pouvait élever la Russie, à supposer qu’elle eût le temps de surveiller les événemens du Danube ? Au point de vue où se plaçait la diplomatie ottomane, c’était la Serbie qui refusait d’obéir au traité de Bucharest, c’était Mahmoud qui obligeait Kara-George à respecter la signature du tsar. L’occasion était bonne pour dompter les raïas et rétablir l’ancien ordre de choses.

La guerre s’annonça terrible, guerre de tout un empire contre une de ses provinces. Se rappelle-t-on les épisodes de 1806, alors qu’un pacha de Bosnie, croyant au-dessous de sa dignité de marcher en personne contre les Serbes, s’était fait remplacer par son lieutenant ? Cette fois, M. Ranke a très justement signalé ce contraste, cette fois c’est le grand-vizir en personne, c’est Kurchid-Pacha qui se porte contre les bandes de Kara-George avec toutes les forces de la Turquie. S’il faut en croire plusieurs indices, cette guerre toute locale faisait partie de certaines combinaisons qui la rattachaient aux grandes affaires de l’Europe. Le représentant de Napoléon à Constantinople, le général Andréossi, affirme dans ses Souvenirs que la Turquie en 1813, malgré le traité de Bucharest, était beaucoup moins engagée qu’on ne le croyait avec les puissances alliées contre la France. Il n’eut pas grand’peine, dit-il, à faire prévaloir des plans conformes aux instructions qu’il avait reçues. Quels plans ? quelles instructions ? Le général est très discret là-Jessus. Toutefois, en rapprochant des documens turcs certaines paroles de l’ambassadeur français, M. Ranke incline à croire que la Turquie, d’accord avec la France, voulait empêcher l’Autriche de se joindre à la coalition européenne contre l’empereur. D’une part, le général

Andréossi raconte que l’Angleterre semait des causes de mésintelligence entre la Turquie et la Perse, afin d’occuper les Turcs en Orient, et qu’il entretenait, lui, une correspondance avec MirzaGhéfî, premier ministre de Perse, afin de déjouer ces intrigues. D’autre part, il résulte des documens turcs, il résulte surtout de l’opinion répandue alors à Constantinople, que la Turquie voulait constituer sur ses frontières du nord-ouest, c’est-à-dire en Bosnie, en Serbie, une force militaire assez imposante pour inquiéter le gouvernement autrichien. Ces détails, qui ont leur intérêt pour l’histoire générale, sont aussi d’une grande valeur au point de vue du sujet qui nous occupe. On comprend mieux par ces rapprochemens l’importance de la guerre qui se prépare, le danger qui menace les Serbes, et toutes les catastrophes qui vont suivre. Historien français de ce vaillant peuple de Serbie, nous avions bien raison tout à l’heure de déplorer les complications funestes qui font tourner contre les héros de ce récit tout ce qui profite à la France.

Les Serbes étaient donc seuls en face de toutes les forces de l’empire. À la première annonce des mouvemens de l’armée turque, Kara-George ordonna des prières publiques dans toutes les églises. Comment ne pas se rappeler ici le roi Lazare à la veille de la journée de Kossovo ? Partout les églises étaient pleines ; devant la foule ardente et recueillie, après que les moines eurent dit les prières qui invoquent le dieu des victoires, un pope lut à haute voix le manifeste adressé par le prince à tous les voïvodes. Kara-George y rappelait l’histoire des neuf dernières années, pour quelles raisons le pays s’était soulevé contre les Turcs, au prix de quels sacrifices on avait brisé ce joug odieux, chacun se battant, non pour soi, mais pour sa religion, pour son pays, pour ses enfans ; puis venait une explication assez singulière de la nouvelle crise, explication curieuse surtout par le soin que mettait Kara-George à ne pas confondre Mahmoud avec les janissaires. Les chrétiens, disait-il, avaient trouvé un protecteur ; un traité de paix signé par le tsar de Saint-Pétersbourg avait défendu aux Turcs de rentrer dans les villes et les palankes du pays serbe. Le tsar de Constantinople y avait consenti volontiers ; mais les anciens tyrans des villes et des palankes, les spahis, les janissaires, prétendaient y rentrer en vainqueurs, au mépris des volontés de leur maître. Pour cela, ils avaient résolu de couper la tête à tous les Serbes depuis l’âge de sept ans, d’emmener en captivité les femmes, les petits enfans, d’en faire des turcs, et de peupler tous les districts de la Serbie avec des hommes d’une autre race. — « Qu’avons-nous à craindre ? ajoutait Kara-George. Ne sont-ce pas les mêmes hommes que nous avons vaincus dès le premier jour, alors que nous ne pouvions leur opposer que notre résolution et notre courage ? Aujourd’hui nous avons 150 pièces de campagne, 7 forteresses solidement construites, 40 redoutes, que les Turcs n’ont jamais pu nous prendre en y versant des flots de sang, et malgré nos pertes nous sommes plus nombreux qu’autrefois, nos frères des contrées voisines ont doublé l’armée serbe. Nous pouvons résister dix ans sans recevoir aucun secours, six mois pourtant ne s’écouleront pas avant que nos alliés reviennent. » Ensuite le prince entonnait à son tour la prière au nom de la communauté nationale et la terminait par ces mots : « Dieu ! mets la force et le courage au cœur de tous les enfans de la Serbie. — Dieu ! brise la puissance de nos ennemis qui viennent anéantir la vraie foi. Amen ! amen ! amen ! » Chacun se prépara, chacun fit sa provision d’armes, de vêtemens ; chacun prit une double paire d’opanaks[7], et se rendit au poste qui lui était assigné.

Kara-George avait eu d’abord la pensée de raser les redoutes établies sur les frontières, de concentrer ses forces dans la Schoumadia, de transformer ses montagnes natales, avec leurs forêts, leurs rochers, leurs précipices, en une forteresse inexpugnable, et d’y écraser les assaillans. C’était demander un grand sacrifice aux voïvodes, dont les domaines situés à l’est ou à l’ouest, vers la Bosnie ou la Bulgarie, allaient être immédiatement la proie des Turcs. Mladen surtout, l’intéressé Mladen l’en détourna. Le prince eut la faiblesse de céder : faute grave, car le changement accompli par Kara-George dans la constitution de l’état avait surtout pour but de substituer l’unité d’action à l’éparpillement des forces du pays ; si l’on voulait procéder comme par le passé dans la conduite de la guerre, il eut mieux valu ne pas se priver des ressources qui avaient tant contribué alors aux victoires des Serbes. Ces ressources puissantes, c’était le prestige de ces vétérans de la guerre nationale, un Nenadovitch, un Dobrinjatz, un Milenko, c’était l’entrain et l’ardeur qu’ils communiquaient autour d’eux. Si leurs prétentions altières étaient souvent un embarras, ils rachetaient cela aux jours de grand péril : maîtres de leurs provinces, ils en tenaient le peuple dans leurs mains, pour ainsi dire, et le lançaient contre l’ennemi. Renoncer à de tels chefs et conserver l’ancienne tactique, c’était une contradiction absurde ; la supériorité d’un système nouveau pouvait seule justifier la révolution qui avait donné le commandement suprême au prince des Serbes. Mladen n’était dévoué à Kara-George que pour mieux servir ses propres intérêts ; on le vit bien en 1813. L’opinion publique a raison de condamner son souvenir : le rusé Mladen, avec son esprit, sa souplesse, sa parole prestigieuse, était le mauvais génie du « bon géant. »

Voilà donc les forces guerrières de ce petit peuple disséminées encore et exposées à être battues en détail. On a adopté comme autrefois les trois points de défense aux trois extrémités du triangle ; c’est sur le Danube au nord, sur la Morava au sud-est, sur la Drina au sud-ouest, que les Serbes vont essayer de tenir tête aux armées de Kurchid-Pacha. Seulement les grands défenseurs de ces frontières ne sont plus là, des hommes nouveaux les remplacent, braves soldats à coup sur, mais qui n’ont pas encore l’ascendant moral, la gloire des souvenirs, cette flamme où s’allume le courage de tous. Un seul des anciens hospodars, le haïdouk Véliko, est à son poste sur le Danube. Kara-George s’est établi à Jagodina, dans le centre même du pays, afin de se porter plus aisément d’une frontière à l’autre suivant les besoins de la lutte.

La première attaque des Turcs se porta sur Véliko. On dit que Kurchid-Pacha, voulant frapper un grand coup et jeter l’effroi parmi les Serbes, avait choisi le haïdouk réputé invincible. C’était un terrible homme en effet, un batailleur sauvage, aimant la guerre pour la guerre, avide de victoire et de butin. Un jour, des Russes lui disaient : « Pourquoi garder ce nom de haïdouk ? ne saistu pas que cela veut dire un brigand ? — Oui, certes, répondit-il,’ un haïdouk, un brigand, et je serais bien fâché qu’il y en eût un plus grand que moi. » Il disait vrai : la guerre pour lui, c’était le pillage ; mais quelle générosité chez le bandit ! Dès qu’une riche proie était tombée dans ses mains, il avait hâte de la partager. « Quand je suis bien pourvu, disait-il, je donne ce que je possède ; quand je n’ai rien, malheur à qui me refuse ! » Il lui convenait peu de commander à des soldats qui venaient de quitter la charrue, il n’aimait que ses monikes, ses hekjares, des gens qui comme lui étaient accoutumés à vivre au milieu de la poudre et des balles. Il s’était séparé de sa femme parce qu’elle ne prenait pas de ses momkes le même soin que de lui-même. Pour garder un défilé, enlever un convoi, écraser l’ennemi dans une embûche, frapper de terreur des troupes dix fois plus nombreuses que les siennes, les mettre en fuite ou les traverser au galop, pour faire en un mot toute sorte de coups de main et de témérités, il n’y avait pas deux haïdouks comme Véhko. On allait voir cette fois s’il était capable de soutenir un grand choc en des conditions plus régulières. Le haïdouk était enfermé dans les murailles de Négotin par 18,000 assaillans ; chaque jour, chaque nuit, il se jetait sur eux, leur tuait quelques hommes et rentrait au galop. Ces sorties, rapides comme l’éclair, avaient fini par éclaircir les rangs des Turcs, tant elles étaient multipliées. Véliko de son côté laissait chaque fois plus d’un vaillant compagnon sur le champ de mort. Il fallut que le haïdouk demandât des secours à Kara-George pendant que les Turcs en demandaient à Kurchid-Pacha. Les Turcs n’attendirent pas longtemps : le grand-vizir s’y porta de sa personne avec des renforts considérables. Alors commença un siége en règle ; des officiers turcs formés par les ingénieurs français connaissaient l’art d’enlacer une place forte dans un réseau de mines et de tranchées. Abrités sous la terre, les Turcs approchaient toujours, et bientôt l’artillerie renversa les tours l’une après l’autre. Une seule restait encore, celle où demeurait Véliko ; elle tomba aussi sous les boulets. Le baïdouk ne perdit pas courage ; il logeait dans les caves, et c’est là qu’on préparait de nouvelles munitions. Tous les objets de plomb et d’étain servaient à fondre des balles ; quand le plomb et l’étain manquèrent, on prit des pièces d’argent. Pendant cette défense acharnée, Véliko ne cessait d’appeler Kara-George à son secours, et nous qui lisons ces détails nous ne pouvons nous empêcher de dire avec les chantres des pesmas : Où es-tu donc, Kara-George ?

Kara-George avait eu quelque peine à constituer sa réserve à Jagodina ; il ne voulut pas se dégarnir, et puisque Mladen avait conseillé de défendre les frontières, c’est à Mladen qu’il transmit le soin de fournir des renforts à Véliko. Premier indice d’un grand désarroi : Kara-George n’a pas su faire prédominer son plan de campagne, et il y revient timidement par des moyens détournés. Mladen, qui songeait à lui-même beaucoup plus qu’à l’intérêt commun, était en outre fort jaloux de l’héroïque renom du haïdouk. « À lui de s’arranger comme il pourra ! disait-il. Chaque jour à sa table il a dix ou douze chanteurs qui célèbrent sa gloire ; est-ce qu’on célèbre la mienne, à moi ? Qu’il se tire donc d’affaire, ce héros ! » Véliko, dans son impatience, dit alors un mot terrible, un mot qui jette un jour sinistre sur la situation ; il demanda au sénat les secours qui lui étaient refusés, et annonça qu’à la skouptchina des fêtes de Noël il demanderait « comment et par qui était gouverné le pays serbe. » C’était révélera tous que Kara-George, déconcerté, désespéré, n’était déjà plus rien. Le sénat fit un effort et envoya aux assiégés de Négotin un navire chargé de munitions. Le navire arriva trop tard. Un matin que Véliko, faisant sa ronde sur les remparts, surveillait la réparation d’un retranchement endommagé par l’ennemi, un canonnier turc le reconnut et visa. Le haïdouk reçut le boulet en pleine poitrine ; il tomba coupé en deux. Ses derniers mots furent : « Tenez ferme (ditze se). » Les momkes recouvrirent de paille les tronçons sanglans du corps et l’ensevelirent dans l’église au tomber de la nuit.

« La mort de Véliko, dit M. Ranke, fut le commencement de la déroute. » S’il avait reçu les renforts qu’il demandait, il aurait pu longtemps encore défendre la frontière ; obligé même de battre en retraite, on l’aurait vu porter la résistance ailleurs et tenir bon jusqu’au bout. Ses momkes, prévoyant un sauve qui peut, essayèrent de cacher aux troupes la perte qu’elles venaient de faire ; mais comment expliquer l’absence d’un tel homme ? Comment persuader aux défenseurs de la place que Véliko vivait encore et qu’il n’était point sur la brèche ? Cinq jours après, la garnison prenait la fuite. À Bersa-Palanka, à Gross-Ostrova, à Rladovo, qui avaient coûté tant de sang dans les premières guerres, la panique .ut la même. Le voïvode de Kladovo, Schivko Constantinovitch, un des protégés de Mladen, s’enfuit avec ses soldats, abandonnant la ville à la fureur des Turcs. Il y eut là des scènes atroces : les hommes étaient empalés, les enfans noyés dans l’eau bouillante, en dérision du baptême. La terreur était si grande que les escadrons de Kurchid n’eurent pas à livrer bataille ; en quelques jours, comme l’inondation que rien n’arrête, ils eurent couvert toute la province de la Morava, c’est-à-dire toute la Serbie orientale. À l’ouest, le désastre ne fut pas moins rapide. C’était le knèze Sina, encore un des favoris de Mladen, qui avait le commandement de la Koloubara ; tous les voïvodes réunis sous ses ordres voulaient arrêter l’ennemi sur la frontière, l’armée demandait à se battre : le knèze Sina restait comme frappé de paralysie. Vainement sur plusieurs points des chefs résolus à mourir se défendaient avec une poignée d’hommes et donnaient à la nation de nouveaux exemples d’héroïsme, ceux qui avaient en main les grandes ressources se refusaient à leur venir en aide. C’est ainsi que Milosch Obrenovitch, Stojan Stoupitch et le prota Nenadovitch, neveu de l’ancien hospodar, se maintinrent pendant quinze jours derrière les redoutes de Ravanj. Enfermé dans son camp, sous la forteresse de Schabatz, Sina recevait leurs messages, entendait leurs cris de détresse et demeurait immobile. Chose étrange, jamais depuis neuf ans l’unité de commandement n’avait été plus complète, et c’est à ce moment que chacun des dépositaires de ce pouvoir établi pour le salut de tous semble ne songer qu’à soi.

Que fait donc Kara-George ? On le cherche partout, on ne le trouve pas. Autrefois, quand il n’avait que le titre de commandant des Serbes, il se portait d’un bout de la Serbie à l’autre, réparant les fautes de ses lieutenans et faisant face à tous les périls. Il est le prince aujourd’hui, il a accepté le poids de la responsabilité souveraine, que fait-il ? La Morava est au pouvoir des Turcs, la Koloubara est envahie ; est-ce dans la Schoumadia, comme aux premiers jours de l’insurrection de ISO/i, que le héros de Mischar prépare la résistance suprême ? Non, c’est ce poids même de la responsabilité qui l’écrase. L’héroïque chef de bandes n’était pas fait pour la souveraineté. Déconcerté, éperdu, il veut et ne veut pas, il s’avance et retourne en arrière. Le 2 octobre (jusque-là on ne saurait dire ce qu’il a fait), il va visiter le camp des hommes de la Schoumadia vers l’endroit où la Morava se jette dans le Danube, et il exhorte le voïvode Voulé Jlitch, commandant des troupes serbes, à garder ce poste jusqu’à la dernière extrémité ; le soir même, il est de retour à Belgrade, et le lendemain il franchit la frontière. Le prince des Serbes, emportant ses trésors et abandonnant son peuple à la merci des Turcs, est allé chercher un refuge en Autriche.

II.

Le prince Michel Obrenovitch III, celui-là même qui est tombé sous les balles des assassins le 10 juin 1868 dans le parc de Topchidéré, écrivait, il y a dix-huit ans, dans un curieux livre publié à Paris : « Si Kara-George n’avait pas fui, sa gloire serait sans tache et resplendirait dans les annales de la Serbie comme le soleil dans un ciel sans nuages[8]. » C’est le résumé de cette douloureuse histoire. Que la Serbie de 1813, livrée aux Turcs par le traité de Bucharest, enveloppée par toutes les forces de l’empire ottoman, ait dû succomber dans cette lutte inégale, qu’elle ait été forcée de se rendre, de mettre bas les armes, de plier de nouveau sous un joug exécré, la violence des événemens le voulait ainsi. Après tout, quelle que fût l’horreur de la catastrophe, elle laissait subsister des souvenirs de gloire qui aiguillonneraient un jour le désir d’une revanche. Un seul homme dans la nation serbe ne pouvait ni fuir ni se rendre, un seul était tellement lié par les souvenirs du passé et par les nécessités du présent qu’il n’avait pas le droit de compter sur les réparations de l’avenir. Son devoir était de se faire tuer. Kara-George, tombé sur le champ de bataille pour la défense du pays qui l’avait nommé prince, léguait un nom de plus à la tradition des Douschan et des Lazare ; une telle mort en 1813 était l’unique couronnement d’une telle vie. Quel malheur pour KaraGeorge, quel malheur aussi pour le peuple serbe, que le rude chef de bandes n’ait pas compris ce devoir ! Combien de tragédies, combien de haines, de fureurs, de représailles sanglantes eussent été épargnées à l’histoire de ce vaillant peuple, si le vainqueur de Mischar avait péri au bord de la Morava comme le prince Lazare à Kossovo ! Prononcées par le malheureux prince qui devait être la dernière victime de ces violences, les paroles que nous citions tout à l’heure acquièrent aujourd’hui un intérêt plus dramatique, et nous redisons avec lui, ajoutant à cette expression de son regret un sens douloureux qu’il ne pouvait soupçonner : « Si Kara-George n’avait pas fui, sa gloire resplendirait dans les annales de la Serbie comme le soleil dans un ciel sans nuages ! »

Est-ce à dire pourtant que l’historien de Kara-George ait le droit d’imputer au caractère même des Slaves les tristes scènes de déroute où un peuple si fier jusque-là semble tout à coup s’abandonner lui-même ? M. Ranke, malgré ses sympathies pour les Serbes, se laisse reprendre ici par les sentimens de dédain que la race germanique professe à l’égard des nations slaves. C’est un orgueil propre à l’Allemagne, surtout à l’Allemagne prussienne, de croire à sa prééminence morale sur les races étrangères, et cet orgueil prend un caractère particulier quand il. s’agit des Slaves ; on dirait que les puritains de la Prusse espèrent justifier par là les iniquités dont ils sont les complices envers la Pologne, Partout où le Germain est en contact avec le Slave, le Slave, disent-ils,, doit s’effacer devant le Germain, comme les qualités superficielles s’effacent devant les vertus solides. Au Slave les apparences trompeuses, les élans qui ne durent pas ; aux Allemands le travail, la constance, en un mot la moralité ! N’y a-t-il pas quelque chose de ce préjugé hautain dans le récit de M. Léopold Ranke, lorsqu’il s’écrie à propos de la fuite de Kara-George et de la déroute des Serbes : « Ce n’est pas ici le terrain où s’épanouit la force morale qui fait que l’homme tient tête à l’infortune et offre sa vie en sacrifice avec la pleine conscience de la sacrifier inutilement, c’est-à-dire pour l’honneur. Cet élément supérieur manque à l’histoire que nous racontons[9]. » À cette parole amère, et d’autant plus cruelle que l’auteur se montre d’ordinaire plus bienveillant pour les Serbes, les Serbes avaient répondu d’avance par la voix des poètes populaires. Un des chants récemment recueillis par le chancelier du consulat de France à Belgrade, et qui remonte aux événemens de 1813, exprime avec autant de naïveté que de force la protestation de la conscience nationale :

« La vila pousse des cris du sommet du Roudnik au-dessus de l’Iacenitza, le mince ruisseau, elle appelle George Petrovitch à Topola, dans la plaine : « Insensé George Petrovitch, où es-tu en ce jour ? Puisses-tu n’être nulle part ! Si tu bois du vin à la Méhana, puisse ce vin s’écouler sur toi de blessures[10] ! Si tu es couché au lit près de ta femme, puisse ta femme rester veuve ! Tu ne vois donc pas (ah ! fusses-tu privé de la vue !) que les Turcs ont envahi ton pays ? » Et George lui répond : « Tais-toi, vila que la peste étouffe ! Tant que j’aurai Véliko sur le Tiraok et Milosch à Ravanj, tant que Lazare Montap occupera le fort retranchement de Déligrad, je ne crains ni tsar[11] ni vizir. » La vila reprend alors : « Fuis, George, malheur à ta mère ! Véliko a succombé sur le Timok, Milosch a été battu à Ravanj, et pour Montap, les Turcs l’ont enfermé dans le fort retranchement de Déligrad, puis ils se sont avancés vers la Morava, ont traversé la rivière à son embouchure, et déjà les voici à Godomine. George, ils couvrent la plaine de Godomine, cheval contre cheval, guerrier contre guerrier ; leurs étendards sont comme les nuages, leurs tentes comme les blanches brebis, et les lances de guerre sont semblables à une noire forêt. N’espère en personne, George, personne ne peut te secourir ; mais charge mulets et chevaux, sur les mulets place tes nombreuses richesses, sur tes chevaux du drap non taillé, et retire-foi, George, dans la Sirmie, terre plate[12]. »

« Quand George Petrovitch eut entendu ces paroles, les larmes coulèrent de son blanc visage ; il frappa de la main son genou, et le drap neuf éclata au genou et les bagues d’or à ses doigts, « Malheur à moi ! s’écria-t-il. Dieu clément ! moi que les Turcs ont pris vivant, lorsque j’avais tant de voïvodes ! » Puis il charge chevaux et mulets et passe dans la Sirmie, terre plate. Lorsqu’il eut traversé l’eau, il se retourna du côté de son pays : « Dieu te conserve, terre de la Schoumadia ! Si Dieu et la fortune des braves le permettent, un an ne se passera point sans que de nouveau je te visite, ô mon pays ! !> Pais George rentra dans la Sirmie.

Les Turcs alors s’emparèrent du pays et y commirent des violences, faisant captives les svelies Schoumadiennes, mettant à mort les jeunes Schoumadiens. S’il eût été donné à quelqu’un d’être là et d’entendre les gémissemens de douleur, et les hurlemens des loups dans la montagne, et les chants des Turcs dans les villages !…

Ainsi fut-il pendant une année, et la moitié de la suivante aussi s’écoula. More la vila des bords de la Save s’écria de nouveau, appelant George Petrovitch : « Où es-tu, George ? Puisses-tu n’être nulle part ! Ne sais-tu pas que l’an dernier tu as fait vœu de revoir la Schoumadia et ta blanche maison à Topola ? Si tu voyais ce qu’est devenue la maison, pillée, consumée par le feu ! Si tu voyais comme ton église est ruinée, tes vignes sans culture, tes chemins défoncés et tes pieuses fondations abattues ! »

« — Ma sœur en Dieu, vila de la Save, répond George Petrovitch, salue de ma part ma Schoumadia et mon parrain le knèze Milosch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb et de pierres tranchantes de Silistrie. Pour moi, je m’en vais vers le tsar des Moscovites pour le servir pendant une année, et peut-être me renverra-t-il là-bas pour que je visite la terre de la Schoumadia et à Topola ma blanche maison[13]. »


C’est ainsi que le peuple serbe, par la voix de ses rapsodes, protestait contre la fuite de Kara-George, c’est ainsi que, résolu à se venger, il consacrait son nouveau prince à la place du prince fugitif. Touchante obstination de la reconnaissance et du respect au milieu des reproches les plus vifs ! C’est Kara-George lui-même qui désigne ici Milosch comme le sauveur de la patrie. « Ma sœur en Dieu, vila de la Save, salue de ma part mon parrain le knèze Milosch ; qu’il poursuive les Turcs par les villages ! Je lui enverrai de la poudre et du plomb, et des pierres tranchantes de Silistrie. »

Quel est donc ce knèze Milosch à qui Kara-George repentant confie la continuation de son œuvre, et que porte si haut la clameur populaire ? Nous l’avons déjà rencontré dans cette histoire. À Ouschitzé, pendant la guerre de 1809, en 18Il dans les luttes de Kara-George avec les hospodars, tout récemment enfin sur les redoutes de Ravanj, nous avons vu quelle était son audace et quels sentimens il inspirait aux Serbes. « Le peuple m’aime, on ne me condamnera pas, » disait-il à Mladen, qui pensait l’effrayer par des menaces. Kara-George l’aimait aussi pour son courage, et le poétique interprète du pays traduit la chose à sa manière en faisant dire à Kara-George que Milosch est son parrain. Le parrain, c’est le lieutenant, celui qui remplace le père auprès du nouveati-né. Ce chant naïf, expression des désirs de tous, établit donc ici une sorte de succession directe de Kara-George à Milosch Obrenovitch. Kara-George nous abandonne, respect à l’homme qui nous sauva jadis, et puissent des jours meilleurs le ramener en sa blanche maison ! Milosch se lève à sa place, salut et gloire à Milosch ! Tel est le résumé du poème. On va voir si le parrain de Kara-George était à la hauteur des devoirs que lui imposaient ces terribles circonstances.

Milosch a environ trente-trois ans au moment où la Serbie entière, en "proie aux violences des Turcs, n’a plus d’espoir qu’en lui. Il était né vers 1780 au petit village de Dobrinja, dans le district d’Ouschitzé[14]. Son père, nommé Tescha, c’est-à-dire Théodore, était un pauvre valet de ferme. La femme de Tescha, veuve d’un assez riche paysan appelé Obren, du village de Brousnitza, avait eu trois enfans de ce premier lit, deux fils et une fille ; mariée en secondes noces au pauvre Tescha, elle lui donna trois fils dont l’aîné fut Milosch ; les deux autres, qu’on retrouvera dans la suite de ce récit, se nommaient Jovan et Éphrem. Milosch était bien jeune encore lorsque son père mourut. Sa mère Vichgna était dans la plus complète indigence, car elle n’avait rien de son premier mari, la fortune d’Obren ayant passé à ses enfans, principalement à l’aîné. Milan Obrenovitch. Milosch et ses deux frères, dès qu’ils furent assez grands pour cela, gagnèrent leur vie en gardant les troupeaux de porcs chez les paysans des environs. Bientôt Milosch entra au service de son demi-frère Milan, fils d’Obren, et il y resta jusqu’à l’insurrection de 1804. Milan, dont la fortune s’était accrue, avait pris un des premiers rangs parmi les Serbes de son district ; Milosch, son bras droit pendant la lutte, profita des pouvoirs que la force des circonstances attribuait à son frère, et y fut tout naturellement associé. Hardi et intelligent comme il était, animé d’un génie inculte qui éclatait en toute occasion, il n’eût point tardé à se faire sa place ; l’autorité de Milan, qui le mettait en relief, abrégea pour lui les épreuves. C’est ainsi qu’en 1811, après la mort de Milan, l’ancien gardeur de porcs se trouva placé au rang des hospodars. Ayant hérité du pouvoir de son frère, pouvoir qu’il avait conquis d’ailleurs par des actions héroïques, il trouva tout naturel aussi de perpétuer le nom qui avait secondé sa fortune. Milosch, fils de Tescha, s’appela donc Milosch, fils d’Obren[15]. Au moment où la fuite de KaraGeorge livre la Serbie aux Turcs, Milosch Obrenovitch n’est encore connu que par son courage ; mais Kara-George aussi et beaucoup de ceux qui se sont sauvés en Autriche étaient des héros d’intrépidité. Si le découragement est partout, si les chefs ont fui, si l’armée n’est plus, que pourra faire Milosch ?

C’est aux premiers jours du mois d’octobre 1813 que se passent ces lamentables scènes. Milosch était au camp de Schabatz sous le commandement du knèze Sina Markovitch ; il allait avec 2 ou 3,000 hommes se porter au-devant de l’ennemi, quand on apprit que le prince des Serbes avait pris la fuite, et que les Turcs entraient à Belgrade. À cette nouvelle, ce fut un sauve qui peut général ; les troupes se dispersèrent, les voïvodes coururent à la frontière d’Autriche. Milosch resta seul ou à peu près. Monté sur son cheval, il errait le long de la Save, entre Belgrade et Schabatz, quand un des hommes qui s’étaient illustrés dans la guerre de l’indépendance, l’ancien hospodar Jacob Nenadovitch, déjà réfugié en Autriche, revint sur ses pas en toute hâte pour l’entraîner avec lui. Toutes les instances furent vaines, « Écoute, frère, lui dit Milosch, je ne quitterai pas ma terre natale, car je ne saurais où aller, ^l’enfuirai-je donc en un pays étranger pour y chercher un asile, tandis que les Turcs emmèneront en esclavage ma vieille mère, ma femme, mes enfans, et les vendront comme des moutons ? Non, Dieu m’en garde ! Je retourne dans mon district, et j’accepte d’avance le sort réservé aux autres, quel qu’il soit. Combien de mes braves frères ont péri sous mes yeux ! N’est-il pas juste que je meurs avec eux[16] ? » Il retourna dans ses montagnes, où l’invasion turque n’avait point encore pénétré ; quelques hommes résolus, guerriers et paysans, se réunissent autour de lui. Pour être plus libre de ses mouvemens, il avait envoyé sa femme et ses enfans au couvent de Saint-Nicolas, sous la garde d’un bon vieillard, l’archimandrite Hadschi-Athanase, son parrain. La forteresse d’Ouschitzé lui offrait un abri ; il s’y cantonne, prêt à recommencer la lutte, impatient de fournir -un centre à la résistance dans le cas où le peuple serbe se relèverait de cette panique. Tentative inutile ! les Turcs arrivaient, le fer et le feu à la main, pillant ou détruisant tout, outrageant les femmes, massacrant les enfants. C’était le cri qui courait de montagne en montagne, et les horreurs commises à Kladovo n’autorisaient que trop les rumeurs effrayantes. Est-ce que les compagnons de Milosch pouvaient rester à leur poste pendant que leurs familles étaient exposées à la brutalité de l’ennemi ? Tous partirent, et voilà Milosch abandonné des soldats comme il a été abandonné des chefs. Ses soldats au moins ne l’avaient quitté que pour mourir ailleurs.

Cependant les Turcs eux-mêmes, grâce à l’influence relativement humaine de Kurchid-Pacha, étaient comme effrayés de leur victoire. Ils comprenaient bien qu’on n’extermine pas un peuple, surtout un peuple qui pendant neuf ans a produit des légions de héros et tenu en échec tout un empire. Après avoir dispersé les troupes serbes, ils songeaient à pacifier les campagnes, à rassurer les esprits. Kurchid fit demander à Milosch s’il voulait l’aider à ce travail d’apaisement, lui promettant pour cela de le nommer knèze et chef de district, comme il l’était naguère sous Kara-George. Milosch avait le génie du politique autant que l’intrépidité du soldat ; ce fut pour lui un trait de lumière, il vit que là était le salut du présent et de l’avenir. L’accord fut bientôt fait. C’était Ali-Aga, chef des gardes de Kurchid, qui avait négocié cette alliance ; Milosch alla le trouver dans le village de Takovo, et déposa ses armes à ses pieds. Ali-Aga ne prit que le cimeterre en signe d’hommage ; il lui laissa son pistolet, son fusil, son poignard, et le nomma sur-le-champ oberknèze de la région de Roudnik. Aussitôt Milosch se mit à l’œuvre, allant porter de village en village des paroles de paix et d’espoir. Quelques jours après, Ali-Aga le présentait au grandvizir, qui le recevait avec honneur, et confirmait sa dignité. Les mêmes honneurs et des pouvoirs plus grands encore lui étaient conférés par Soliman, ancien pacha de Bosnie, à qui le grand-vizir, avant de retourner à Constantinople, avait confié le pachalik de Belgradé. « Voici mon fils adoptif, disait Soliman aux personnages de sa cour en leur présentant Milosch ; il est sage et doux aujourd’hui, mais plus d’une fois, s’il faut dire la vérité, j’ai dû fuir au galop pour éviter ses coups. Récemment encore, à Ravanj, il me fracassait le bras. » Puis, montrant à Milosch la cicatrice de sa main droite : « Tiens, mon fils, reconnais-tu la place ? C’est bien là que tes dents ont mordu. » — Milosch répondit avec ce mélange d’adresse et de courtoisie qui est un des traits de la diplomatie orientale : « Cette main, je la couvrirai d’or. » Et Soliman, agrandissant l’autorité du knèze, lui attribuait non-seulement la contrée de Roudnik, mais les districts de Poschega et de Kragoujevatz ; il lui donnait en outre deux riches pistolets et un beau cheval arabe.

Étranges aventures après de telles catastrophes ! Tous les anciens chefs du peuple serbe sont internés dans des forteresses autrichiennes, Eara-George à Gratz, Mladen à Bruck ; Jacob Nenadovîtch, Vouitza, Sina, Leonti, sont surveillés de près, tous seront conduits bientôt en Bessarabie sur la demande du cabinet russe ; pendant ce temps, Milosch Obrenovitch est le fils adoptif du pacha de Belgrade, et, associé au gouvernement des Turcs, il est chargé d’imposer aux Serbes la résignation ! On devine déjà quels argumens ces circonstances extraordinaires pourront fournir un jour à la haine de ses ennemis. Qu’on y prenne garde toutefois : nous ne sommes pas ici dans notre monde, où les événemens même les plus compliqués ont toujours quelque chose de simple et de facile à prévoir ; nous sommes en Orient, dans un Orient presque barbare, dans un Orient à la fois chrétien et turc, chrétien par les croyances et turc par les idées ; en outre d’effroyables nécessités pèsent sur ce peuple et l’obligent à prendre un masque. Les jours sont passés où la lutte à ciel ouvert enthousiasmait toute une nation ; voici l’heure où l’opprimé n’a plus que la ruse à son service. Il faut se soumettre, et non pas se soumettre en silence, il faut avoir à la bouche les paroles souriantes qui endormiront le maître détesté. Kara-George avec ses emportemens sauvages n’eût jamais pu se façonner à cette diplomatie ; Milosch, avec son esprit rusé, sa vue perçante, sa conception rapide, sa souplesse diabolique, est maître de sa colère, comme il est affranchi de tout scrupule. On dirait que les Serbes le comprennent à demi-mot. Malheur à ceux qui ne le comprendraient pas ! Il a son but ; quand le moment sera venu d’y marcher, il le dira. En attendant, il garde un dépôt que le hasard lui a remis, mais dont il sent bien qu’il doit compte à l’avenir ; l’administration de la Serbie par les Serbes, ce principe vaguement posé par le traité de Bucharest, ce principe que la force des choses a obligé les Turcs à reconnaître en sa personne sans le déclarer franchement, il veut le protéger à force de ruse et de patience aussi longtemps que les circonstances le permettront. S’il parvient à le sauver, ce sera la semence de l’arbre sous lequel s’abritera un jour l’indépendance nationale. Patience donc ! faisons-nous tout petits, ayons l’air d’oublier, et toutefois ne cessons pas d’avoir l’œil et l’oreille au guet. L’œuvre que nous avons mis neuf ans à construire s’est écroulée en un jour, il faut tout recommencer depuis la base. Quand la roue pesante du chariot a détruit un palais de fourmis, les fourmis se remettent au travail ; soyons la fourmi laborieuse qui répare ses désastres dans l’ombre. Telles étaient les pensées de Milosch aux meilleurs instans de sa méditation ardente ; que d’autres sentimens aient pu s’y mêler, nous ne le nierons point. Comment s’étonner qu’une ambition moins désintéressée ait séduit plus d’une fois cette énergique nature ? Bien habile d’ailleurs qui saurait débrouiller les intentions et les mobiles dans un génie aussi complexe, en des circonstances aussi tragiques, au milieu d’excitations si bien faites pour troubler les têtes les plus fortes ! Ce n’est pas un héros des races libres et des âges cultivés que nous avons sous les yeux ; c’est un héros sauvage, subtil, élevé à l’école de la servitude, exalté par dix années de luttes, poursuivant un but qui semble inaccessible. Sa gloire est d’avoir osé poursuivre ce but quand tout le monde y renonçait. Laissons-le donc modifier ses vues suivant les nécessités de sa tactique, et parce que son intérêt s’accorde avec la cause dont il est le soutien, gardons-nous de méconnaître les services extraordinaires qu’il a rendus. Prétendre le juger comme on juge un Cromwell, s’indigner de ne pas rencontrer ici un Washington, c’est une puérilité. Brutus jouait la stupidité pour cacher ses desseins, Lorenzaccio faisait le mélancolique et le débauché pour mieux frapper son coup ; Milosch s’est fait l’esclave, l’agent, parfois même le bourreau des Turcs, afin de préparer dans la suite l’affranchissement des Serbes. Au surplus, dans le détail si compliqué des événemens qui remplissent cette période, il y a deux traits qui dominent tout : contre les impatiens qui se lèvent avant l’heure et fournissent des prétextes aux représailles des Ottomans, Milosch est inflexible ; mais dès que la mesure est comble, c’est lui qui jette le cri de guerre, c’est lui qui, organisant la révolte d’après un plan tout nouveau, mêlant la ruse à l’audace, vrai renard, vrai lion, assure la victoire d’un peuple désarmé sur les escadrons de Mahmoud. N’y a-t-il pas là une suite de circonstances qui révèle chez le héros sauvage des principes nettement conçus et logiquement enchaînés ?

Nous avons parlé de la patience de Milosch et de la patience des Serbes ; il faut reconnaître qu’elle était mise à de rudes épreuves. Les troupes turques inondaient le pays ; avec les spahis et les janissaires étaient revenus les anciens habitans turcs, les maîtres des villes et des palankes, ceux qu’on avait chassés en 1804 ; on devine quelles vengeances ils exercèrent sur un peuple vaincu. Chassés des villes à leur tour et condamnés à la glèbe, les paysans étaient écrasés d’impôts, de réquisitions, de contributions de guerre, que les soldats turcs allaient réclamer le cimeterre au poing. On les obligeait de travailler aux fortifications, on leur prenait leurs armes, une terreur sombre les enveloppait. Porter un objet qui pouvait tenter la cupidité des Turcs, c’était s’exposer à la mort. La femme de Milosch elle-même, la femme du knèze de Roudnik mettait ses habits rustiques les plus grossiers quand le surveillant turc avec son escorte devait inspecter son humble demeure de Brousnitza. Au danger perpétuel de la situation se joignaient de perpétuels outrages. Il était manifeste que des occasions de révolte pouvaient naître à tout instant, il était manifeste aussi que la moindre révolte aurait amené l’extermination des Serbes. La pensée constante de Milosch était d’intervenir à propos, d’étouffer les étincelles, de prévenir l’incendie. Vers la fin de l’automne 1814, un fonctionnaire turc et un ancien voïvode serbe, tous deux accompagnés de leurs gens, se rencontrent au couvent de Ternava. Ils venaient y chercher un abri contre la peste, qui sévissait alors en Serbie. L’ancien voïvode s’était soumis aux Turcs, attendant comme Milosch, mais avec moins de patience, le moment de se venger. Un jour qu’il se promenait dans la campagne avec le fonctionnaire ottoman, les deux escortes se prirent de querelle en l’absence de leurs maîtres, et les Serbes, que secondaient les moines, eurent bientôt garrotté leurs adversaires. C’était l’étincelle dont nous parlions tout à l’heure. Le feu gagne de proche en proche, et voilà le voïvode, qui ne demandait pas mieux, à la tête d’une insurrection. Hadschi-Prodan, — c’est son nom, — se hâte d’avertir Milosch, et de conjure de prendre le commandement des Serbes comme Kara-George en 1804. Que se passe-t-il dans l’esprit de Milosch ? Lui seul aurait pu le dire. Il est clair toutefois qu’il n’hésita point longtemps. Examinant d’un coup d’œil les chances de la situation, il vit qu’une révolte si peu préparée serait la ruine des Serbes ; son devoir était d’étouffer l’insurrection au plus vite. Il commence par prévenir le pacha de Belgrade. Un de ses amis, le pope Simon., va le trouver de sa part, lui raconte ce qui se passe et lui donne l’assurance que tout sera réprimé. « Je te remercie, mon fils, lui écrit Soliman en le comblant d’amitiés ; mon lieutenant part avec mes troupes, il faut te joindre à lui pour dompter les rebelles. Ceux qui se rendront à toi, ceux que tu ramèneras à la soumission et à la fidélité, pas un cheveu ne tombera de leurs têtes, » Sans perdre une heure, et n’oubliant pas d’emmener avec lui le musselim de Poschega, qui rendra témoignage de son zèle, Milosch court bride abattue vers tous les lieux où s’agitent ses anciens compagnons de guerre. Bas les armes ! c’est Milosch qui l’ordonne. Et souple, insinuant, il prend tous les tons pour les convaincre, tantôt la gravité du commandement, tantôt la familiarité moqueuse. Quand les Turcs ne peuvent l’entendre : « Êtes-vous fous ! dit-il aux Serbes. ; si l’heure était venue de briser nos chaînes, n’est-ce pas moi qui le saurais le premier ? » Les chefs se soumettent, les esprits s’apaisent, Hadschi-Prodan s’enfuit ; ces flammes folles qui ne pouvaient qu’incendier le pays sont étouffées en un instant. Sur un point seulement, les insurgés tiennent bon ; Milosch les attaque au tomber de la nuit, et ne réussit pas à les déloger. .N’importe, l’attaque a produit son effet ; les hardis jeunes hommes étaient résolus à se faire tuer par les Turcs, quand ils voient que Milosch est sérieusement contre eux, ils se dispersent avant le lever du jour. Voilà la première des insurrections arrêtées par Milosch au profit des Turcs, voilà aussi le .premier chef d’accusation qui le désignera aux vengeances populaires, quand son despotisme et ses cruautés auront soulevé tant d’ennemis. Lui, Milosch, le chef des Serbes, le parrain, le lieutenant de Kara-George, lui que Kara-George avait chargé de continuer son œuvre, il a tiré avec les Turcs sur les nobles enfans de la Serbie ! C’est ainsi qu’on parlera en 1839. À vingt-cinq ans de distance, au milieu des passions furieuses, il est facile de dénaturer les choses. Les témoins de 1814 tenaient un autre langage. Écoutons un chroniqueur dont la naïveté même garantit l’impartialité. « Dans cette insurrection, dit M. Fedor Possart, Milosch s’est acquis honneur et confiance non-seulement auprès de Soliman-Pacba, mais auprès du peuple serbe : auprès de Soliman-Pacha, parce que, loin de se joindi-e aux insurgés, il est resté fidèle à ses engagemens et a rétabli la paix ; auprès du peuple serbe, parce qu’il l’a préservé du pillage, de la servitude, de la mort, parce qu’il a su le contenir et le sauver[17]. »

Étouffer l’insurrection d’Hadschi-Prodan, c’était asssurément le premier devoir de Milosch au nom du salut commun ; un auti’e devoir était d’arracher à la fureur des Turcs les imprudens qui s’étaient compromis, et d’après de nombreux témoignages il paraît bien que sur ce point aussi Milosch n’a pas failli à son rôle. Protecteur naturel des Serbes, il opposait son autorité, ses services, les promesses du pacha de Belgrade, aux rigueurs des agens turcs ; si l’ascendant moral n’obtenait rien, il employait la ruse. C’est lui qui sauva la belle-fille d’Hadschi-Prodan en lui faisant revêtir des habits d’homme. Mais comment un seul homme aurait-il suffi à pareille tâche ? Il eût fallu se multiplier, intervenir partout, être partout à la fois. En promettant à Milosch d’accorder la vie sauve à ceux qui se soumettraient, Soliman avait donné aux chefs de ses troupes des instructions toutes différentes. Les Turcs firent main basse sur un grand nombre des hommes les plus importans du pays ; mais il faut reproduire ici la douloureuse et touchante naïveté des chroniques locales :


« Quand le lieutenant du pacha de Belgrade entra dans Jagodina, les gens du pays vinrent à sa rencontre et lui fournirent les provisions de bouche ; ces démarches ne le touchèrent point. Là aussi, comme à Kragonjevatz, il s’empara de tous les hommes notables et les fit charger de fers. Quelques jours après, il partit avec ses troupes, emmena tous ses prisonniers au nombre de 115, les conduisit enchaînés à Belgrade et les emprisonna dans une des tours. Aussitôt que l’insurrection fut entièrement apaisée et la tranquillité rétablie, on les fit sortir de prison (c’était le jour de Saint-Sava, la veille de Noël), on les décapita aux quatre portes de la ville, et on décora de leurs têtes les murailles de Belgrade. Le supérieur du couvent de Ternava ainsi que 36 hommes dont les noms sont inconnus furent empalés vivans. À ceux que Soliman-Pacha fit décapiter ou empaler dans Belgrade, si l’on ajoute ceux qui furent tués çà et là dans les districts, il y eut au moins 308 Serbes qui périrent en cette occasion, et c’étaient presque tous de jeunes hommes… Milosch était profondément consterné de voir que Soliman-Pacha avait violé sa parole, qu’il l’avait trompé, qu’il avait mis à mort les rebelles, après que lui, Milosch, les avait décidés à se rendre sur des promesses loyalement faites et loyalement acceptées. Il en vint donc à faire les raisonnemens que voici : « cet homme ne tient pas sa parole, il n’y a rien à faire avec lui. S’il commet aujourd’hui une telle déloyauté, s’il fait périr tant d’hommes sans se soucier de ce qu’il a dit, puis-je être assuré que demain il n’agira pas de même avec moi ? » Telles étaient les pensées de Milosch[18]. »


Et ces supplices de Belgrade n’étaient que le prélude d’un système de terreur. La révolte d’Hadschi-Prodan avait prouvé que tous les Serbes n’étaient pas encore désarmés ; où donc cachaient-ils ces armes qu’ils avaient retrouvées si aisément ? Une perquisition acharnée commença sur tous les points. On inventait les plus odieuses tortures pour obliger les Serbes à parler. Un homme qui cachait, disait-on, une cuirasse et deux pistolets, fut traversé d’une broche et mis sur un brasier ; ceux-ci eurent les os rompus à coups de bâton ; ceux-là, les pieds et les poings liés, étaient suspendus horizontalement, puis on chargeait leurs corps de pierres énormes de manière à leur briser les reins ; des femmes étaient emprisonnées dans des sacs jusqu’au menton, et les bourreaux, leur ouvrant la bouche, y soufflaient de la cendre au point de les étouffer. « On commit encore, ajoutent les chroniques, bien d’autres atrocités ; nous les savons, mais nous ne voulons pas les dire. »

Nul n’était épargné. Un ancien voïvode, Stanoje Glavasch, qui s’était soumis comme Milosch, et comme lui avait contribué à disperser l’insurrection, fut décapité par ordre de Soliman. Milosch se trouvait à Belgrade quand le trophée sanglant y fut apporté. « Knèze, lui dit un des sicaires du pacha, as-tu vu la tête de Glavasch ? C’est ton tour maintenant. » Milosch se contenta de répondre : « Il y a longtemps que j’ai mis ma tête dans la muselière ; celle que je porte n’est pas à moi[19]. » Il voulait dire qu’il avait fait le sacrifice de sa vie, que l’ancien Milosch n’existait plus, et que celui qui était encore debout se devait tout entier à son peuple. Que de hardis projets dans cette résignation apparente ! Il était évident que ses jours étaient comptés ; le pacha le retenait à Belgrade, et c’est en vain que Milosch demandait avec prières la permission de retourner dans sa province. Heureusement le rusé Serbe savait à quel homme il avait affaire ; dès la fin de l’insurrection, il avait racheté une soixantaine de prisonniers serbes pour une somme de plus de 100 piastres. « Je veux acquitter ma dette, dit-il simplement au pacha ; j’irai chercher la somme que je t’ai promise, et je te la rapporterai. La somme est considérable ; pour me la procurer, il faut vendre bon nombre de bœufs et de porcs ; moi seul je puis faire cela. Laisse-moi donc partir. » La cupidité du pacha fut plus forte que sa cruauté. Milosch partit à cheval ; quelques jours après, il était dans ses montagnes de Roudnik au milieu d’une bande de Serbes tous résignés jusque-là, mais tous résolus désormais à vivre et à mourir en haïdouks plutôt que de subir encore l’exécrable joug des vainqueurs.

III.

À mi-côte des montagnes de Roudnik, au-dessus de la vallée et du village de Tsernuscha, s’élèvent deux maisons agrestes assez semblables aux chalets de la Suisse. La forêt épaisse et sombre qui commence à quelque distance des bâtimens couvre la montagne jusqu’au faîte. Devant, sur les pentes qui conduisent doucement à la plaine, s’étendent des champs et des vergers. Le voyageur autrichien que nous avons souvent cité, M. Kanitz, a visité récemment ces lieux qu’il appelle le berceau de la liberté serbe[20]. Après avoir décrit la maison où habitait Milosch, l’installation intérieure, la salle de famille, la petite chambre et le prie-Dieu de la princesse de Serbie, il termine par ces paroles : « Je n’ai pas quitté sans émotion la demeure modeste qui vit germer et mûrir dans l’âme impénétrable du knèze de 1815 les résolutions d’où est née la délivrance des Serbes. Les cris de la nation écrasée ont retenti jusque sous les ombrages bienfaisans de ces pommiers, qui bien des fois à cette époque abritèrent l’inflexible knèze et ses compagnons. C’est de Tsernuscha que Milosch, en ce mémorable dimanche des Rameaux, s’est rendu à l’église de Takovo, et il n’est revenu dans le paisible bourg qu’après de rudes combats, vainqueur et prince de la Serbie délivrée ! Aujourd’hui les maisons bien construites, les champs bien entretenus, l’aisance qui brille partout à Tsernuscha, témoignent de la protection particulière que la seconde patrie des Obrenovitch doit au souvenir reconnaissant de la famille régnante. »

C’est là en effet que Milosch arrive au galop de son cheval après avoir échappé aux mauvais desseins du pacha. Que trouve-t-il en sa maison ? Le fait est significatif ; il trouve un certain nombre de Serbes qui avaient pris part à la révolte d’Hadschi-Prodan, et qui s’étaient soumis sur son invitation. Maintenant qu’il était impossible de se soumettre plus longtemps, ils venaient tous à Milosch, comme à leur chef naturel. Milosch accepte le commandement, l’insurrection se prépare dans l’ombre, les grands jours de 1804 vont recommencer. D’abord, c’est un trait de chevalerie orientale qu’il ne faut pas négliger d’ana une histoire où tant d’actes barbares ont entaché souvent la plus juste des causes, Milosch tient à se dégager des liens qui l’unissent aux Turcs. Soit affection, soit politique, il était devenu le frère adoptif (probratime) du musselim de Roudnik, nommé Aschin-Beg, et tous deux s’étaient promis de se prévenir, si quelque danirer les menaçait l’un ou l’autre. C’était au printemps de l’année 1815, Le samedi, veille du dimanche des Rameaux, Milosch va trouver son frère Aschin-Reg. le fait monter à cheval, et l’emmène jusqu’à l’extrémité du district. À ce moment-là même, les insurgés, plus impatiens que Milosch, frappaient déjà les Turcs paitout où ils les rencontraient, dans l’ombre, dans les embuscades, en brigands plus qu’en soldats, souvent même après qu’ils s’étaient rendus et qu’on leur avait promis la vie sauve. Le frère de Milosch eût été mis en pièces, si Milosch ne l’eût conduit lui-même à la frontière du district. Le lendemain, dimanche des Rameaux, — ce jour est fameux dans les annales serbes, — Milosch se rend à Takovo, où il a convoqué les gens d’alentour. L’assemblée a lieu dans l’église. Tous, même les vieillards, demandent la guerre, et supplient Milosch d’être leur chef. « Je le serai, dit Milosch, si vous jurez de m’obéir et de rester toujours dévoués les uns aux autres. » Des acclamations redoublées lui répondent ; il retourne alors dans sa maison de Tsernuscha, prend ses armes, son costume, sa bannière de voïvode, et revient à Takovo, Tous les visages rayonnaient. « Guerre ! guerre aux Turcs ! criaient des milliers de voix, Milosch est avec nous ! » Et la bannière du chef est plantée dans le sol. Comme les choses parlaient ici à l’imagination des Serbes ! C’est à Takovo que Milosch,, après la fuite de Kara-George, avait déposé ses armes aux pieds du lieutenant de Kurchid, c’est à Takovo qu’il les reprenait au milieu d’un peuple électrisé. Voilà donc le commandement établi, la décision est irrévocable, la guerre commence.

Ce fut d’abord une guerre de coups de main. Des messagers étaient partis au galop portant la grande nouvelle sur tous les points du district. « Mort aux Turcs ! Milosch est avec nous. » Les forêts, les rochers, les cavernes, avaient gardé les armes vainement cherchées par l’ennemi ; en quelques heures, voilà des bandes toutes prêtes. Celui qui a deux pistolets en donne un à son compagnon. Aux extrémités de la province de Roudnik, des retranchemens sont élevés à la hâte ; sans trop circonscrire la lutte, il faut faire du district de Milosch un vaste camp où l’insurrection se concentre et s’affermisse. La bannière du knèze flottant sur ces montagnes attirera de l’est et de l’ouest ceux qui hésitent encore. Le lieutenant du pacha de Belgrade avait essayé d’arrêter ces travaux ; à la tête d’une armée de 10,000 hommes, il s’était jeté dans les vallées de Roudnik, et les bandes serbes, dispersées par des forces supérieures, avaient passé tout à coup de l’enthousiasme au désespoir. Parmi ces malheureux, les uns parlaient de se rendre aux Turcs, bien plus de marcher avec eux, de combattre la révolte, de rétablir la paix, de gagner enfin la bienveillance des oppresseurs afin de sauver leurs femmes et leurs enfans ; les autres répondaient : « Tout est perdu, c’est folie de compter sur la pitié des Turcs, il ne nous reste plus qu’à fuir dans les montagnes et à y mourir en haïdouks. Après avoir tué les Turcs un à un, chaque jour, chaque "nuit, sans trêve ni relâche... — Et nos femmes ? et nos enfans ? les Turcs se vengeront sur eux... — Tuons-les donc nous-mêmes. » Pendant que ces délibérations horribles avaient lieu dans plus d’un village, Milosch redoublait d’activité pour organiser la résistance. À l’heure la plus critique, il reçut un renfort inespéré ; un simple artisan de la Schoumadia, homme jusque-là débonnaire et pacifique, exalté sans doute par les horreurs dont il avait été le témoin, déploya tout à coup une ardeur extraordinaire, rassembla des bandes et amena un millier d’hommes à Milosch. Il s’appelait Jean Dobratscha. Les découragés reprirent du cœur, l’ennemi fut harcelé de nouveau, on appelait, on attendait d’autres soulèvemens, si bien que le chef turc, craignant d’être cerné dans les montagnes de Roudnik, se dirigea vers la vallée de la Morava, traversa le fleuve, et prit position sur la rive droite. Rien ne favorisait mieux les projets de Milosch ; il courut dans la direction de l’ennemi, et, pour lui ôter le temps de réparer sa laute, se fortifia solidement sur la rive gauche, résolu à lui disputer le passage. Les Turcs essayèrent bien de jeter quelques bataillons au-delà du fleuve sur les points qui semblaient mal gardés, mais alors recommençait la terrible guerre des haïdouks ; chaque rocher, chaque touffe d’arbres cachait un freyschadz invisible. On se croyait en sûreté, tout à coup sifflait une balle, et un cadavre roulait sur le sol. Les paysans, les moines, les enfans et les femmes, chacun combattait à sa manière. Que de corps morts furent charriés par la Morava sous les yeux des Turcs épouvantés !

Tandis que les forces de l’ennemi étaient ainsi tenues en échec sur les bords de la Morava, les appels de Milosch ne retentissaient pas en vain au-delà du territoire de Roudnik. Il y eut des soulèvemens au nord et à l’ouest, du côté de Belgrade et de Valjévo. Les spahis, pour arrêter le mouvement, voulurent former un camp retranché à égale distance de ces deux villes, à Palesch, sur la rive droite de la Koloubara ; Milosch, instruit de ce projet, y court aussitôt avec ses meilleures troupes, met les spahis en fuite, et leur prend un canon. Voilà un commencement d’artillerie au service des insurgés. La nouvelle de cette victoire traverse le Danube ; du Banat, de la Sirmie, de toutes les contrées autrichiennes où s’étaient réfugiés les compagnons de Kara-George, les anciens voïvodes viennent rejoindre Milosch et reprendre le commandement de leurs districts. Ce n’étaient tout à l’heure que des bandes irrégulières, maintenant c’est une armée. Une bataille se prépare sous les retranchemens de Ljoubitz, une bataille qui durera plus d’un jour ; les Turcs, d’abord vainqueurs, ne réussissent pourtant pas à déloger les Serbes, et bientôt, effrayés de cette résistance, ils décampent pendant la nuit. Milosch les poursuit le sabre au poing, leur tue un grand nombre d’hommes, fait un large butin d’armes et de munitions. Il n’oublie pas toutefois que dans une telle entreprise, dans une lutte si disproportionnée, la politique doit venir en aide à la valeur guerrière. Demain peut-être ne sera-t-il pas conduit à traiter avec ceux qu’il combat ? Épouvanter l’ennemi par la vigueur de ses coups, c’est le premier devoir du chef ; il complétera son œuvre en lui inspirant du respect. Les témoignages des Turcs autant que les chroniques serbes ont célébré ici la générosité du vainqueur ; il prit le plus grand soin des blessés, les fit conduire en sûreté dans les villes voisines, empêchant que des représailles ne fussent exercées par les hommes dont les familles avaient subi les violences des musulmans. Les Turcs ayant déjà repris possession de ces contrées, il y avait bien des femmes parmi les prisonniers. « Ils nous ont traitées, disaient-elles, comme des mères, comme des sœurs. C’est une belle religion, celle qui inspire de tels sentimens. »

Le plus formidable des retranchemens élevés par les Turcs dès le début de l’insurrection était celui de Poscharevatz. C’est là qu’il fallait frapper les grands coups. Milosch prévoyait que l’affaire serait chaude ; il rassembla les principaux chefs et leur dit : « Si l’un de vous croit l’entreprise au-dessus de nos forces, il en est temps encore, qu’il retourne chez lui. Une fois la lutte engagée, que chacun marche à la tête de ses hommes. Quiconque lâcherait pied, chef ou soldat, mourrait de ma main. » Tous restèrent, et l’assaut commença. Quatre lignes de remparts protégeaient l’enceinte ; il fallut cinq jours pour les rompre. De part et d’autre, l’acharnement était le même. On se battait corps à corps, à la pointe du poignard, avec les ongles, avec les dents. La lutte fut terrible, surtout à la quatrième ligne, qui enveloppait l’église et la mosquée ; les deux bâtimens furent pris, repris, envahis de nouveau, et la vigueur de la défense égalait l’impétuosité de l’attaque. Enfin les Turcs cédèrent. Le chef demanda une conférence avec Dimitri, le secrétaire de Milosch, qu’il avait connu à Belgrade. « Affirme-nous, dit-il, que c’est bien Milosch en personne, Milosch le knèze du sultan, qui dirige l’attaque ; nous ne résisterons pas à Milosch. » Milosch se montra, et leur permit de quitter avec honneur la forteresse qu’ils avaient si vaillamment défendue. Il leur laissa leurs armes avec une petite quantité de poudre pour chacun, ne gardant que les canons et les munitions de guerre. Après cela, il n’eut qu’à se présenter devant les remparts de Karanovatz, la dernière des places fortes occupées par le.-s Turcs dans le territoire de la Schoumadia ; la garnison se rendit sans coup férir, à la condition de se rendre à Milosch. Milosch laissa partir aussi ces troupes avec les honneurs de la guerre, et comme leur chef était lieutenant d’Adem-Pacha, commandant de Novipasar, à qui l’unissaient des relations d’amitié, il lui donna quelques présens pour son ancien ami. En même temps il lui exposait avec adresse et courtoisie les motifs qui l’avaient obligé à prendre les armes. « Qu’Adein sache tout cela de ma part, ajoutait-il, et prie-le en mon nom de ne pas molester les Serbes. » Adem fut charmé de cette marque de déférence donnée par un homme que la renommée populaire élevait déjà si haut ; il s’empressa de le remercier à la manière orientale, et lui envoya ces deux vers demeurés célèbres dans la poésie serbe : « Élève-toi, ô ban ! au-dessus des rameaux du peuplier ! Achève de faucher tes prés, mais prends garde que la pluie ne vienne gâter ta récolte. »

Cependant deux grandes armées étaient en marche contre l’insurrection serbe : l’une arrivait de Roumélie et d’Albanie sous le commandement de Maraschli-Ali, l’autre arrivait de Bosnie sous la conduite de KurchidPacha. Un des pachas de Bosnie, Ali de Niktschitch, avait pris les devans avec une partie des troupes et déjà passé la Drina. Milosch, tout enflammé de ses victoires, court à sa rencontre et le met en fuite à Douplia. Ali, fait prisonnier par les Serbes, avait été dépouillé de ses armes, de ses richesses, insignes du commandement ; Milosch, toujours aussi courtois que redoutable dans ses rapports avec les officiers ottomans, le reçoit comme un ami sous sa tente, lui offre le tabac et le café, lui rend ses armes, ses insignes, y ajoute des dons précieux, un cheval arabe, une pelisse, une bourse de 500 piastres. Terrifié et séduit tout ensemble, Ali ne peut s’empêcher de lui dire : « Garde-toi bien de prêter l’oreille aux agens des puissances étrangères, tu seras prince et seigneur de ce pays. »

Ainsi, quelque opinion qu’on se fasse de ce politique barbare, il est impossible de penser ici aux sorcières de Shakspeare troublant la tête d’un ambitieux vulgaire et le poussant au crime avec ces mots : « tu seras roi ! » C’est la voix même des circonstances, c’est le cri de la nécessité qui éclate, puisque cette même promesse est proférée par tous, amis et ennemis, compagnons de bataille et adversaires vaincus. Cette ambition, qui jouera sans doute un grand rôle dans la carrière de Milosch Obrenovitch, ce n’est pas une lâche ivresse qui l’allume, elle est étroitement liée au salut de la patrie, elle est justifiée par des entreprises héroïques, et, si les combinaisons qui doivent la faire triompher un jour supposent une diplomatie singulièrement rusée, elles exigent aussi chez celui qui les a soutenues jusqu’au bout des vertus dignes d’éloge, la patience, la constance, en un mot une force d’âme peu commune.

Ali-Pacha, en prenant congé du knèze des Serbes, était retourné auprès de Kurchid et lui avait parlé avec enthousiasme de la puissance du génie de Milosch, des grandes destinées que lui réservait l’avenir ; ne valait-il pas mieux s’entendre avec un tel homme que d’en faire un ennemi irréconciliable ? il est à peu près certain que ces conseils trouvèrent un esprit bien préparé à les accueillir, puisque Kurchid s’empressa de faire à Milosch des propositions de paix, et qu’à ce moment-là même l’autre chef d’armée envoyé contre les Serbes, Maraschli-Ali, lui adressait des offres toutes semblables. Les affaires générales de l’Europe étaient devenues plus propices à la cause des chrétiens d’Orient. Tout cela se passait, nous l’avons dit, au printemps de l’année 1815 ; or, tandis que Milosch replantait de sa main victorieuse le drapeau tombé des mains de Kara-George, des Serbes s’étaient rendus à Vienne pour se plaindre au congrès de la violation du traité de 1812. « Qu’est-ce donc que cette guerre que vous faites aux Serbes ? dit un jour le ministre de Russie à l’ambassadeur ottoman. Est-ce que la paix n’a pas été signée à Kucharest[21] ? » Ces paroles devaient donner à réfléchir. En même temps une agitation extraordinaire allait s’exaltant de jour en jour chez les sujets chrétiens de la Porte. Bien que la Turquie eût abandonné Napoléon en 1812, ils considéraient sa chute comme la défaite de la monarchie ottomane ; la prépondérance du tsar en Europe leur faisait croire que l’heure de la délivrance était proche. Dès qu’on sut que le prisonnier de l’île d’Elbe était de retour aux Tuileries, ils votèrent un emprunt de 2 millions pour aider la Russie contre la France. « La Porte, dit M. Pouqueville, ne pouvait ignorer les trames de ses sujets chrétiens[22]. » Ce n’était pas le moment de pousser à bout les Serbes. Kurchid-Pacha et Maraschli-Ali arrivaient donc animés d’intentions pacifiques ; s’ils étaient accompagnés de forces considérables, c’était pour traiter de haut avec les Serbes et ne point amoindrir l’autorité du sultan. La ruse aussi, on le verra, faisait partie de leurs combinaisons.

Milosch, sollicité à la fois par Kurchid et par Maraschli-Ali, résolut de les voir tous les deux et de choisir pour négociateur de la paix celui qui offrirait les meilleures conditions. Il y avait une rivalité ancienne entre les deux vizirs, rivalité envenimée de nouveau par le règlement des affaires de Serbie ; Milosch n’était pas homme à négliger de tels avantages. Il se rendit d’abord auprès de Kurchid en son camp de la Drina. Quelques-uns de ses voïvodes l’accompagnaient ; mais quoi ! se livrer ainsi : aux Turcs, lui dont la mort eût anéanti les espérances des Serbes ! Milosch comptait sur son étoile, il se confiait aussi dans la parole de ceux qui l’avaient appelé. Il faut avouer, dit un homme qui a vécu longtemps au milieu des Ottomans et des Serbes, — il faut avouer que malgré leurs excès, les délhis et autres aventuriers turcs observent religieusement leur parole ; ils se feraient couper en morceaux plutôt que de trahir un homme qui aurait accepté leur protection. Or le général des délhis, Ali-Aga, était venu à sa rencontre et lui avait dit : « Sois sans crainte, je te protégerai ; si tu ne te mets pas d’accord avec le pacha, je te reconduirai sain et sauf hors du camp[23]. » Le knèze des Serbes, arrive donc, et Kurchid, voyant un personnage de taille moyenne, corps souple, fine moustache : « Est-ce bien toi, Milosch ? lui dit-il. — Oui, c’est bien moi. — Quoi ! Milosch à Ljoubitch ? Milosch à Poscharevatz ! Milosch à Douplia ! Milosch partout ! Je l’aurais cru un géant. » Il lui demande alors pourquoi il s’est soulevé, étant knèze de Roudnik par l’autorité du sultan. Milosch dépeint dans les termes les plus vifs l’horrible tyrannie du pacha de Belgrade ; si lesSerbes ont eu recours à la force, c’est que, circonvenus de tous côtés, ils n’avaient aucun autre moyen de faire parvenir leurs plaintes à Constantinople. « Eh bien ! dit Kurchid, que les Serbes livrent leurs armes, ils seront traités comme les sujets turcs, ils seront soumis aux mêmes lois, ils seront libres de s’habiller comme ils voudront, les règlemens qui déterminent le costume des raïas seront déchirés pour eux, et un pacha plus humain remplacera Soliman à Belgrade. » On pense bien que Milosch demandait autre chose. Il feint pourtant de consentir, car il devine au langage et à l’attitude de Kurchid que le vizir l’a attiré dans, son camp pour l’y retenir captif. Ce n’était pas trop de sa souplesse et de sa fermeté pour se tirer de ce mauvais pas. Vainement assure-t-il qu’il veut porter ces propositions aux Serbes, et que lui seul pourra les faire accepter : Kurchid prétend le garder auprès de lui afin de régler les points en litige ; est-ce que Dimitri, le secrétaire du knèze, et les voïvodes de sa suite ne suffiront pas à transmettre ce message aux insurgés ? Ce conflit de ruse et de mauvais desseins ne dura pas moins de quatre jours. Milosch réussit enfin, non sans peine, et grâce à l’énergique loyauté du chef des délhis, à quitter le camp turc.

Irait-il maintenant trouver Maraschli-Ali, qui lui donnait rendez-vous dans son camp, sur la frontière orientale ? Il venait de courir un grave danger auprès de Kurchid, un des hommes les plus respectés de son pays, et Maraschli était un personnage fort suspect que les Turcs eux-mêmes surnommaient le tendeur de piéges (dubaradgi). Il ne crut pas cependant qu’il lui fut permis d’hésiter. Sa vie fût-elle menacée, un chef a des devoirs à remplir. Les inquiétudes et les colères que les Serbes avaient manifestées pendant son séjour au camp du vizir, la joie qui avait éclaté à son retour, tout cela prouvait bien que la nation veil ;ait, qu’elle était résolue à poursuivre son œuvre, que le succès de l’insurrection ne tenait plus à un seul homme. Il comptait d’ailleurs sur la haine de Maraschli pour Kurchid ; évidemment Maraschli tiendrait à honneur d’enlever à Kurchid le règlement des affaires de Serbie, et par conséquent de s’entendre avec Milosch. Le hardi knèze se rend donc auprès du tendeur de piéges. Maraschli le reçoit avec faveur, lui offre la pipe et le café, signe d’amitié bien rare d’un Turc à un raïa, puis dès les premiers mots, avec une libéralité joyeusement familière : « Les Serbes, dit-il, veulent garder leurs armes ; qu’importe, du moment qu’ils seront les sujets loyaux du sultan ? Gardez vos pistolets, portez même, si vous pouvez, des canons à la ceinture. Qu’à cela ne tienne ! si cela dépendait de moi, je vous mettrais tous en selle sur des chevaux arabes, et je vous donnerais à tous pour vêtement des fourrures de zibeline. » Ces propos se tenaient, bien entendu, après que Milosch avait expliqué les motifs de sa révolte et fait ses protestations de fidélité. « Êtes-vous les sujets soumis de l’invincible, très puissant et très clément padischa ? » avait demandé le vice-roi, et par trois fois, selon l’étiquette, Milosch avait répondu solennellement : « Nous le sommes. » On s’entendit bien vite sur les préliminaires de paix : il fut convenu que Milosch, dont les compagnons occupaient la frontière, ferait retirer ses troupes, qu’une partie de l’armée de Maraschli, 7 ou 8,000 hommes, irait camper aux environs de Belgrade, et que des députés seraient envoyés à Constantinople pour obtenir, sur la recommandation du vice-roi, les garanties réclamées par les Serbes. Toutes ces négociations, dont les chroniques locales ont conservé le détail, s’accomplirent heureusement. Milosch retourna dans l’intérieur du pays pour faire cesser les hostilités, les Turcs s’avancèrent vers Belgrade, les députés, soutenus par la diplomatie russe, obtinrent du divan tout ce qui avait été convenu ; enfin quelques mois après Maraschli et Milosch, réunis de nouveau à Belgrade, établissaient la loi qui devait régir la nouvelle Serbie.

Quelle était cette loi ? Les Serbes passaient de la condition de raïas à la condition d’hommes libres. Traités comme sujets turcs, ils étaient cependant protégés contre les Turcs par des magistrats de leur race et de leur religion. Dans toutes les forteresses, un knèze siégeait comme juge à côté du musselim. Les contestations entre chrétiens étaient jugées par le knèze, les contestations entre un chrétien et un Turc étaient jugées par le knèze et le musselim réunis. Le pacha et les knèzes déterminaient l’impôt qui incombait aux chrétiens ; la skouptchina en fixait la répartition par districts, et des employés serbes étaient chargés de le percevoir. Un tribunal suprême, composé uniquement de Serbes, devait siéger à Belgrade et juger en appel les causes importantes ; à ce tribunal, nommé aussi chancellerie, appartenait en outre la haute administration des affaires publiques. Si un Serbe était condamné à mort, il était déféré au pacha, qui pouvait seul faire appliquer la peine ou prononcer la grâce. Enfin, comme chaque district avait son knèze, chaque village avait son kmèle. Bref, sauf le rôle supérieur du pacha de Belgrade, représentant du padischa de Constantinople, c’était, dans ses traits essentiels, la vieille constitution nationale conservée à travers des siècles de servitude et réorganisée naguère sous Kara-George. Ainsi finit l’insurrection de Milosch Obrenovitch. Si on se rappelle ce qu’était devenue la Serbie au printemps de 1815, si l’on songe que cette transformation presque miraculeuse a été l’œuvre de quelques mois, il est impossible de refuser ton admiration à l’homme qui, suppléant aux ressources matérielles par l’énergie du caractère, à force de courage, de constance, d’habileté, a sauvé un peuple condamné à mort.

IV.

Est-ce à dire que tout soit fini ? Non, certes. Ici commence un duel entre ces deux hommes, Maraschli-Ali, vice-roi de Belgrade (1), et Milosch, l’oberknèze des Serbes. Ce n’est pas sans raison que les Turcs appelaient Maraschli un tendeur de piéges. Maraschli, qui s’est hâté d’apaiser les Serbes, ne songe qu’à leur retirer une à une toutes ses concessions. Milosch a bien deviné son jeu, et, ne l’eût-il pas deviné, il avait, lui aussi, ses pensées de derrière : il voulait adroitement, peu à peu, sans lutte ni fracas, à l’aide des garanties obtenues en obtenir de nouvelles, jusqu’à l’heure où il serait assez fort pour briser les derniers anneaux de la chaîne et constituer la Serbie indépendante. On voyait bien des pachas s’affranchir de la souveraineté de Constantinople sans autre droit que celui de l’épée, sans autre mobile que l’ambition personnelle ; un chef chrétien qui ne tenterait pas la même aventure pour le salut de ses frères serait un lâche ou un traître. Voilà donc la lutte engagée, Maraschli essayant de ramener les Serbes sous le joug, Milosch résolu à conquérir pied à pied le sol de la patrie. La guerre à main armée est finie, la guerre des ruses va s’ouvrir. Qui sera le plus fin, de Maraschli ou de Milosch ? qui tendra le mieux ses piéges ? qui saura le mieux éviter l’embûche ou la rompre ?

L’ordre était rétabli ; le paysan était retourné à ses troupeaux, le laboureur à sa charrue. Était-il possible cependant qu’après une guerre ai montagnes si vive, si acharnée, les bandes fussent dispersées tout à coup ? Il y avait toujours des haïdouks, et non plus des héros barbares, mais de vrais bandits. Les chrétiens en souffraient autant que les Turcs. Le moment est bon pour Maraschli de demander à Milosch le désarmement des Serbes. Si le nombre des brigands s’accroît, c’est que l’occasion tente le paysan, c’est qu’il a perdu l’habitude du travail ; ses armes le perdent, il faut les lui enlever au plus vite pour qu’il reprenne la pelle et la pioche. Tout cela était dit par le pacha tantôt avec bonhomie, tantôt avec une insistance singulière. Il y eut même à ce sujet des ordres formels venus de Constantinople. Milosch employait aussi tous les tons, opposant à la bonhomie rusée une indifférence souriante, aux injonctions impérieuses une fermeté inflexible. « Désarmer les Serbes ! disait-il, c’est impossible ; ils n’y consentiront jamais. Plutôt que de se livrer ainsi à la discrétion des Turcs, ils affronteront les périls d’une nouvelle guerre. Nous avons ta promesse, cette promesse qui a mis fin aux hostilités. Je t’en prie, ne reviens plus sur ce sujet, dont je ne puis entendre parler qu’avec douleur. C’est à toi d’éclairer les ministres du padischa ; conseille-leur de renoncer à un projet qui entraînerait d’effroyables calamités. »

Que fit Maraschli ? Tant que Milosch aurait sur les hommes de sa race une sorte de souveraineté, le désarmement des raïas, il le voyait bien, serait chose impraticable. Il fallait donc supplanter ce chef incommode. Son jeu était de diviser les Serbes, d’envenimer les jalousies, de mettre aux prises les ambitions rivales ; il se trouverait bien un personnage qui, pour obtenir l’appui des Turcs contre Milosch, consentirait au désarmement. Parmi les hommes qui étaient ou se croyaient en mesure de disputer la prééminence à Milosch, deux surtout se faisaient déjà remarquer par des prétentions singulières, l’archevêque Mélentie et le voïvode Pierre Moller. Pierre Moller était brave, hardi, intelligent ; il savait lire et écrire, chose rare à cette date chez les hommes de son pays, et n’avait pas besoin, comme Milosch, d’avoir toujours un secrétaire à ses côtés. En outre il parlait le turc comme le serbe ; sans secrétaire, sans interprète, il avait en plus d’une circonstance conduit à bien des négociations difficiles. Milosch lui-même, frappé de son mérite, lui avait fait attribuer la présidence de la chancellerie serbe à Belgrade. L’archevêque Mélentie ne se recommandait guère que par ta dignité sacerdotale : débauché, cupide, sournois, lâchement et vulgairement ambitieux, il avait conçu l’étrange idée de transformer un jour la Serbie en une sorte -de principauté ecclésiastique comme celle du vladika de Montenegro. L’archevêque et le président de la chancellerie serbe, chacun de son côté, s’étaient déjà ménagé des intelligences auprès de Maraschli-Ali ; l’un et l’autre avaient laissé entrevoir qu’ils pourraient faire ce que refusait Milosch. Il s’en fallait bien toutefois que leurs chances fussent les mêmes, bien qu’ils eussent les mêmes visées. Si Milosch avait disparu de la scène, Pierre Moller aurait immédiatement pris sa place, tant les services qu’il avait rendus, les qualités dont il faisait preuve, le désignaient avant tous les autres chefs à la confiance du peuple serbe. L’archevêque, qui connaissait l’infériorité de ses titres, résolut d’écarter à la fois et Milosch et Moller en les perdant l’un par l’autre. Averti des menées de Pierre Moller auprès du pacha de Belgrade, il en fournit les preuves à Milosch, sans cesser pour cela de poursuivre ses propres intrigues. La punition de Moller ne se fit pas attendre ; à la skouptchina du printemps de 1816, tous les knèzes étant réunis, Milosch accusa Moller de conspirer avec Maraschli-Ali contre l’indépendance des Serbes. La discussion fut terrible, les passions les plus violentes étaient en jeu. « Tu mens, Milosch ! » criait Moller, et Milosch, pièces en main, prouvait que le président de la chancellerie serbe avait promis de désarmer la nation, si on lui en laissait prendre le commandement ; après quoi, s’adressant aux knèzes, il ajoutait : « Frères, j’ai été jusqu’ici votre chef, désormais ce sera Moller. Pour moi, je me retire. » À ces mots, les partisans de Milosch, c’est-à-dire presque tous les membres de l’assemblée, se jettent sur Moller, le renversent, lui lient les pieds et les mains. Moller avait pourtant un certain nombre d’amis dans la skouptchina ; pas un n’osa le défendre. On signa, séance tenante, une adresse à Maraschli-Ali pour demander le supplice du condamné. Le pacha, malgré ses relations avec Moller, n’eut garde de s’opposer à la sentence ; ce n’était pas sur lui que devait retomber le sang du supplicié, si une réaction venait à se produire ; il y avait là un germe de divisions et de haines qui pouvait servir plus tard sa politique.

L’archevêque Mélentie était un de ceux qui avaient signé la condamnation à mort de Moller et réclamé le plus vivement l’exécution de la peine. Une fois débarrassé de ce rival, il osa conspirer contre Milosch ; il avait promis à Maraschli la tête du terrible knèze, et s’était engagé à opérer le désarmement du pays. Milosch l’apprit bientôt, car il se savait environné d’embûches, et il avait à ses ordres une police toujours en éveil. Un jour que l’archevêque s’était rendu dans la province de Schabatz, où l’attirait quelque ténébreux dessein, il le suivit avec un certain nombre de knèzes, décidés comme lui à couper court aux intrigues du prélat. Arrivé dans la ville, il rassemble les notables, des dignitaires de l’église, parmi lesquels deux archimandrites justement vénérés ; l’archevêque est jugé par cette espèce de sainte-vehme sans se douter même qu’il est accusé, il est déclaré traître à la patrie et condamné à mort. La condamnation a été prononcée à l’unanimité des suffrages. Ce n’est pas tout pourtant que de porter une sentence ; qui en ordonnera l’exécution ? Livrer l’archevêque à Maraschli-Ali, c’est impossible ; Maraschli ne consentira jamais à frapper un homme qui peut lui rendre tant de services. D’ailleurs l’archevêque tient ses pouvoirs d’un firman de Constantinople, le sultan a seul le droit de ratifier contre lui une sentence capitale, et cette sentence, une fois que les motifs en seront connus, ne fera que signaler l’archevêque à la bienveillance de Mahmoud. Faudra-t-il donc que les juges serbes fassent eux-mêmes exécuter leur verdict ? Les conventions récentes s’y opposent, ce serait violer le traité de paix et attirer de nouveaux orages. Ainsi de tous côtés la justice leur échappe. Un seul moyen reste encore, un moyen odieux, l’assassinat. Nous sommes ici en pleine barbarie ; reconnaissons cependant que, si l’accusé avait pu se défendre et discuter les charges portées contre lui, cette barbarie pourrait invoquer l’excuse des temps, l’excuse de la fatalité tragique sous laquelle gémissait le peuple serbe. Le meurtrier en de telles circonstances est bien plus un bourreau qu’un assassin. Il s’appelait Marco Stitaratz. Son dévoûment à Milosch était féroce et aveugle ; pendant l’insurrection de 1815, commis à la garde de la famille du knèze, il avait juré à la femme de son maître, à la noble et fière Lioubitza, de l’égorger, elle et ses enfans, plutôt que de les laisser tomber vivans entre les mains des Turcs. Il reçut l’ordre d’attendre l’archevêque dans une forêt qu’il allait traverser, de le tuer, de lui enlever son cheval et ses bagages, afin que le meurtre du prélat pût être attribué à quelque bandit de la montagne ; surtout on lui recommanda de ne point toucher aux gens de sa suite. Vaines précautions ! Ce n’est pas impunément que la justice a recours au poignard d’un sicaire ; Stitaratz s’enivra dans un cabaret de la route pendant que l’archevêque passait paisiblement. À peine réveillé, il le poursuivit jusqu’à Schabatz, pénétra dans son logis, et là, encore aveuglé par l’ivresse, il massacra non-seulement la victime désignée, mais deux jeunes prêtres qui l’accompagnaient[24].

La vigueur de ces deux actes, la condamnation de Pierre Moller, la mise hors la loi de l’archevêque Mélenlie, montrait que Milosch était résolu à écarter de son chemin quiconque viendrait déranger ses combinaisons dans la lutte secrète engagée contre Maraschli-Ali. Un épisode inattendu va mettre cette résolution de Milosch à une épreuve bien autrement redoutable. Si l’exécution du président de la chancellerie et l’assassinat de l’archevêque ont fourni plus tard des armes perfides aux adversaires de Milosch, devenu prince des Serbes, qu’est-ce que cela pourtant auprès du meurtre de Kara-George ? Kara-George mis à mort par Milosch ! le libérateur de 1804 assassiné par le libérateur de 1815 ! Ce souvenir ou plutôt cette légende horrible (car on va voir combien les faits ont été dénaturés par la passion) pèse encore aujourd’hui sur la conscience du peuple serbe.

Est-il donc vrai que Milosch Obrenovitch ait fait tuer le vainqueur de Mischar, celui qui le premier, après tant de labeurs et de luttes gigantesques, avait relevé la couronne de Douschan ? Il l’a fait, disent les uns ; cette tache de sang ne s’effacera point. Il avait le droit et le devoir de le faire, disent les autres ; la raison d’état l’absout, il fallait sauver l’indépendance du pays compromise par une ambition aveugle. Voilà l’accusation, et voilà la défense. Un jour, vingt-deux ans plus tard, on verra l’accusation se dresser au milieu des émotions les plus tragiques sous les traits d’une veuve implacable comme la vengeance ; c’est elle qui précipitera la chute de Milosch le libérateur devenu Milosch le despote. Quant à la défense, défense si douloureuse encore, puisqu’elle admet le fait du meurtre, elle n’a pas cessé d’avoir cours parmi les Serbes. On m’assure qu’en ce moment même à Belgrade des personnes considérables n’hésitent pas à dire que « l’entreprise de Kara-George perdait le pays, que ce n’est point la faute de Milosch si l’obstination du prince déchu et le salut de la cause commune l’ont obligé de frapper. » Heureusement une troisième opinion s’est produite, et c’est précisément celle-là que doit consacrer l’impartiale histoire. Pour moi, après avoir lu tout ce qui a été écrit de part et d’autre sur ce lamentable épisode, après avoir pesé les assertions contraires, après avoir examiné sous quelles influences les faits ont été constatés et les jugemens rendus, je m’en rapporte à l’homme qui commence son récit par ces paroles : « Arrivé en Serbie peu de temps après cet événement, je me suia efforcé de pénétrer les causes qui l’ont produit, les circonstances qui l’ont accompagné, » et qui le termine par ce loyal défi : « Les faits que je viens de raconter avec la plus scrupuleuse exactitude ont eu beaucoup de témoins ; quelques-uns vivent encore et sont aux affaires sous le gouvernement du fils de Kara-George. Je ne redoute pas qu’aucun d’eux puisse me démentir. » Ainsi parlait le Dr Cunibert en 1855, alors que le prince Alexandre Kara-Georgevitch occupait le trône de Serbie[25].

Voici les faits en quelques mots. Le duel politique engagé dès les premiers mois de l’année 1816 entre Milosch et Maraschli se poursuivait au milieu d’une certaine agitation. Maraschli ne manquait aucune occasion de serrer le frein des raïas, en évitant toutefois de les faire cabrer ; Milosch entretenait l’esprit public, tout en exhortant ses frères à la patience. Maraschli voulait humilier les Serbes paf mille mesures de détail et peu à peu les ramener à leur ancienne condition ; Milosch arrêtait le pacha pied à pied, ou bien, opposant la ruse à la ruse, il le dénonçait à Constantinople. Plus d’une fois des Serbes accusés de révolte et jugés par les autorités musulmanes en violation des traités avaient été décapités dans la forteresse de Belgrade. Milosch se contenta d’envoyer des députés au divan pour faire renouveler avec plus de précision les engagemens de la Porte. On ne pouvait se. montrer ni plus doux, ni plus opiniâtre. Toute l’année 1816 se passa au milieu de ces conflits, chacun des adversaires épiant l’heure de se démasquer tout à fait. Une fausse démarche, un mouvement trop prompt en de telles circonstances, c’était la ruine de Milosch et de son peuple. Or au printemps de 1817 on apprend tout à coup que le fugitif de 1813, Kara-George, vient d’arriver en Serbie. C’était le moment où se formaient d’un bout à l’autre de l’empire ottoman ces hétairies d’où allait sortir la révolution grecque. Les chefs du mouvement avaient décidé que le premier signal serait donné par les Serbes, et que toutes les populations chrétiennes se lèveraient aussitôt. L’un d’eux, Georgakis, était allé trouver Kara-George en Bessarabie pour lui offrir le commandement de l’insurrection. L’espoir de prendre une revanche, la pensée que les Russes favorisaient les hétairies, peut-être aussi, qui sait ? le désir d’enlever à Milosch l’autorité que son ancien sujet avait si vigoureusement conquise, tous ces sentimens le déci(3èrent. Pouvait-il hésiter longtemps, l’homme aux explosions soudaines, ayant son ambition à satisfaire et sa honte à venger ? Georgakis le conduisit d’abord à Jassy. Là, Kara-George vit un de ces agens que la Russie met volontiers en avant sauf à les désavouer ensuite, et, persuadé de plus en plus qu’il répondait à un appel du tsar, il passa le Danube[26]. Le voilà chez un de ses anciens compagnons d’armes, l’ex-voïvode Vouitza, dans le bourg d’Adzagna, près de Smederevo. À cette nouvelle, on devine quelles pensées tumultueuses assaillirent l’esprit de Milosch. Maraschli, saisissant l’occasion de sévir, envoyait déjà un millier de janissaires arrêter l’hôte de Vouitza. Si Kara-George tombe entre leurs mains, on accusera Milosch de ne pas avoir protégé l’homme dont le souvenir est toujours si glorieux parmi les Serbes. S’il veut le défendre, les mécontens, réprimés à grand’peine, vont accourir de toutes parts, c’est la guerre qui recommence, et quelle guerre, juste ciell quand la Serbie, à bout d’efforts, épuisée d’hommes et d’argent, ne peut se relever que par la constance de sa politique. De gré ou de force, il faut que Kara-George s’éloigne. Milosch mande Vouitza, et lui signifie impérieusement ses ordres : il décidera Kara-George à partir ; si Kara-George s’y refuse, il le fera enchaîner et transporter au-delà du Danube. Le lendemain, il montait à cheval avec ses momkes, avec les kuèzes du pays, voulant surveiller ce qui se passait à Smederevo, et intervenir, s’il était nécessaire, entre le peuple serbe et les soldats de Maraschli. À ce moment-là même arrivent deux pandours de Vouitza portant la tête de Kara-George. Vouitza écrivait à Milosch que Kara-George serait tombé aux mains des janissaires, qu’il serait mort dans les supplices, qu’une lutte désastreuse était imminente, et que, ne pouvant décider son hôte à fuir, il l’avait frappé pendant son sommeil. Tragiques enchaînemens de la destinée ! Kara-Keorge aussi avait tué son père pour empêcher qu’il ne fût torturé par les Turcs.

Milosch avait-il pressenti ce qu’une telle aventure lui vaudrait un jour de haines et d’outrages ? Sa douleur fut profonde. Sa femme, la généreuse Lioubitza, qui professait un culte pour tous les héros de la cause nationale, prit dans ses mains la tête du prince des Serbes, la couvrit de ses baisers et de ses larmes. Milosch fit ensevelir son corps avec beaucoup de solennité dans l’église de Topola, tandis que le trophée sanglant réclamé par Maraschli était envoyé à Constantinople et exposé à la porte du sérail. Les Turcs eurent l’indignité d’y mettre cette inscription : tête du fameux chef de bandits serbes nommé Kara-Gcorge. Ô honte ! la tête du vainqueur de Mischar, du premier libérateur de son pays, exposée avec injure dans le même lieu où cinq ans plus tard la populace de Constantinople ira regarder la tête du plus odieux des tyrans, Ali-Tébélen, pacha de Janina[27] !

C’est au mois de juin 1817 qu’eut lieu cette tragédie. Cinq mois après, le 6 novembre, une grande assemblée nationale composée des prélats, des knèzes, des kmètes, des notables de tous les districts, conférait à Milosch le titre de kniaze ou prince des Serbes avec le droit d’hérédité dans sa famille. Ceux qui lui ont imputé le meurtre de Kara-George auraient du se rappeler ce vote unanime des représentans de la nation serbe. C’est plus tard seulement, en des circonstances toutes différentes, après que le despotisme de Milosch eut provoqué tant de haines, c’est dans les luttes politiques de la cité, que ces affreux souvenirs furent envenimés et défigurés par la passion. Les témoins, les juges immédiats, avaient compris l’événement dans sa fatalité à la fois si simple et si terrible. Certes, quelques services que Milosch eût rendus depuis deux ans, il n’y avait pas de nom plus populaire en Serbie que le nom de Kara-George ; toutefois, dans l’impression profonde que causa cette catastrophe, un retour involontaire sur le passé se mêla aux regrets et aux larmes. On disait : Pourquoi ne s’est-il pas fait tuer en 1813 ? pourquoi n’est-il pas mort sur la brèche ? pourquoi s’est-il réfugié sur la terre étrangère, laissant la patrie en proie à la fureur des Turcs ? On sentait mieux alors ce qu’on devait à l’homme qui n’avait pas désespéré, et la nation, déjà délivrée à demi, — sans s’inquiéter de savoir si cela convenait ou non au sultan de Constantinople, — proclamait prince héréditaire des Serbes Milosch Théodorovitch Obrenovitch. Ainsi l’examen des circonstances, le rapprochement des dates, les témoignages les plus sûrs, les enquêtes les plus attentives, tout confirme le récit que nous venons de faire et les conséquences qui en résultent. Non, le sang de l’imprudente victime ne doit pas retomber sur les Obrenovitch ; non, le prince Michel ne pensait pas au meurtre de Kara-George lorsqu’en 1850, dans son apologie de Milosch, il écrivait loyalement ces mots : « mon père a commis de grandes fautes. »
  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1808.
  2. Voyez dans la Revue du 1er novembre 1855 les curieux renseignemens empruntés par M. Geffroy aux Souvenirs de l’histoire contemporaine de la Suède, de M. Bergman. L’étude de M. Geffroy, complétée par les documens des archives du ministère des affaires étrangères à Paris, est intitulée Bernadotte et la politique suédoise en 1812. C’est au point de vue des affaires de Suède une histoire de ce traité de Bucharest, que nous interrogeons à notre tour au point de vue des affaires d’Orient.
  3. M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. XIII, p. 494. — Au moment où Alexandre donnait ces instructions à l’amiral Tchitchakof, Napoléon, plein de confiance, écrivait au prince de Neufchâtel : « Mon cousin, faites connaître au prince d’Eckmuhl que je suppose que les Russes se garderont bien de faire aucun mouvement, qu’ils ne peuvent pas ignorer que la Prusse, l’Autriche et probablement la Suède sont avec moi, que les hostilités recommençant en Turquie, les Turcs feront de nouveaux efforts, que le sultan lui-même va se rendre à l’armée, et que tout cela parait de nature à ne pas les engager à me braver facilement... » Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 349, — Et quatre mois plus tard, le 22 juillet 1812, quand le traité de paix entre les Russes et les Turcs était ratifié déjà par le tsar. Napoléon n’écrivait-il pas encore de Gloubokoïé à M. Maret, duc de Bassano, ministre des relations extérieures, à Vilna : « Faites envoyer par la confédération de Varsovie une ambassade de trois membres en Turquie, qu’elle parte sans délai pour faire part de la confédération et demander la garantie de la Turquie. Vous sentez combien cette démarche est importante ; je l’ai toujours eue dans ma tûte, et je ne sais comment j’ai oublié jusqu’à présent de vous donner des ordres. Faites en sorte que cette députation, avec une lettre de la confédération pour le grand-seigneur, parte avant huit jours et arrive à tire-d’aile à Constantinople. » Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIV, p. 89. — Napoléon savait à cette date qu’il y avait un traité de paix entre la Russie et la Turquie, mais que le sultan refusait de le ratifier ; ce refus entretenait sa confiance. Il est probable pourtant que cette confiance ne tarda point à être ébranlée, puisqu’il écrivait huit jours après : « Je ne comprends rien aux affaires de Turquie. » 29 juillet 1812. Correspondance, t. XXIV, p. 103.
  4. Geschichte des achtzehnten Jahrhtinderts und des neunzehnten bis sum Sturz des fransœsischen Kaiserreichs. Heidelberg, 1848, t. VII, p. 802.
  5. Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIV, p. 234.
  6. Exceptons, bien entendu, les hommes qui connaissaient l’Orient. M. Pouqueville, alors consul-général de France à Janina, écrivait quelques années après, dans son Histoire (le la régénération de la Grèce : « Le traité de Bucharest avait promis l’oubli du passé aux Serviens, qu’une puissance étrangère avait soutenus pendant douze ans contre ce qu’elle appelait alors l’autorité illégitime du sultan, tant la morale des cabinets est flexible, et qu’elle abandonnait au moment où ils n’étaient plus utiles à sa politique, en leur recommandant de se soumettre au sultan. Des cœurs ulcérés ne se calment pas avec des manifestes… » Histoire de la régénération de la Grèce, comprenant le précis des événemens depuis 1740 jusqu’en 1824, par F.-C.-H.-L. Pouqueville, ancien consul-général de France auprès d’Ali, pacha de Janina, 1824, t. Ier, p. 398-309.
  7. Sandales en cuir grossier de couleur rouge fixées autour de la jambe par une lanière, et qui forment la chaussure des paysans serbes et turcs.
  8. Milosch Obrenovitch ou Coup d’œil sur l’histoire de la Serbie de 1813 à 1859, par le prince Michel Milosch Obrenovitch ; in-8o. Paris 1850.
  9. Ranke, Die Serbische Revolution, 2e édit., Berlin, 1844, un vol., p. 249.
  10. M. Auguste Dozon met ici en note : « forte ellipse, facile, mais longue à suppléer. » On devine aisément lus pensées tumultueuses qui agitent la vila du poète ; ne pouvant s’expliquer l’inaction de Kara-George, elle évoque des idées qu’elle écarte aussitôt. « — Es-tu quelque part ? Non, puisses-tu être mort ! — Es-tu en train de boire ? Non, ce n’est pas le vin qui doit couler aujourd’hui ; que ce soit plutôt le sang de tes blessures ! — Es-tu paisiblement couché dans ton lit ? Non, si ta femme est auprès de toi, qu’elle soit auprès d’un trépassé ! »
  11. On sait que les Serbes donnent !e nom de tsar au sultan des Turcs comme à l’empereur de Russie.
  12. Ainsi, c’est la vila elle-même, la sœur en Dieu, qui a engagé Kara-George à emporter ses richesses sur la terre autrichienne. On voit quoi était encore le respect de l’opinion pour le prince fugitif ; les appels que le pays lui adresse, mêlés de regrets et de reproches, renferment aussi l’excuse de sa conduite. Cette pièce est évidemment de l’année 1814 ou du commencement de 1815, c’est-à-dire du temps où l’irritation populaire poussait Milosch à une levée d’armes : il y avait un an que Kara-George avait abandonné son poste.
  13. Poésies populaires serbes traduites sur les originaux, par M. Auguste Dozon, chancelier du consulat-général de France à Belgrade ; Paris, 1 vol., 1859, p. 218-220.
  14. Dobrinja est situé à mi-côte des montagnes du sud, au bord d’un cours d’eau qui se jette dans la Morava serbe.
  15. Milosch n’a pas renoncé au nom de son père, le pauvre valet de charrue ; dans ses actes officiels, le nom de Theodorovitch est associé au nom d’Obrenovitch. Quand le vœu national lui décerna le titre de kniaze ou prince des Serbes au mois de novembre 1816, il fut proclamé sous ces deux noms. L’Almanach de Gotha le désigne toujours de cette manière : le prince Milosch Ier Theodorovitch Obrenovitch. C’est bien pourtant le nom d’Obren qui a effacé l’autre ; dans le langage courant comme dans le style de l’histoire, la famille de Milosch est la famille des Obrenovitch.
  16. Nous donnons ici les paroles mêmes citées en français par le prince Michel. — Milosch Obrenovitch, Paris, 1850, p. 35-36.
  17. Das Leben des Fürsten Milosch und seine Kriege, nach Serbischen Originalquellen bearbeitet, von P.-A. Fedor Constantin Possart ; 1 vol. Stuttgart 1838, p. 30-31.
  18. Das Leben des Fürsten Milosch, p. 29 et suiv.
  19. Le prince Michel, en racontant ce fait, traduit ainsi : il y a longtemps que j’ai mis ma tête dans le sac, et il dit en note que cette expression mettre sa tête dans le sac signifie en langue serbe être résolu à mourir. M. le docteur Cunibert, ancien médecin en chef au service du gouvernement serbe, donne une explication qui me paraît plus précise. « Les Turcs, dit-il, jettent la tête des suppliciés dans une muselière à cheval pour la porter à l’endroit où elle doit être exposée. De là le proverbe : la tête d’un tel n’est pas loin de la muselière. » Essai historique sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie, Leipzig, 1855, page 87.
  20. An der Wiege der Serbischen Freiheit. Kanitz, Serbien, Leipzig 1868, p. 55-58.
  21. Ranke, Die serbische Revolution, p. 278.
  22. « Cet emprunt spontané fut ouvert à Janina, à Castoria, à Serès, à Andrinople et à Constantinople en 1815. S’il ne fut pas rempli, c’est que la campagne des Russes n’eut lieu que pour accourir au secours du vainqueur. » Pouqueville Histoire de la régénération de la Grèce. Paris 1824, t. Ier, p. 431.
  23. Le docteur Cunibert, ancien médecin en chef au service du gouvernement serbe. Voyez son Essai historique sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie ; Leipzig 1855, t. Ier, p. 121.
  24. J’emprunte ces détails à M. le docteur Cunibert, qui a interrogé directement les témoins du drame, et qui donne ici d’indispensables complémens à la chronique de M. Possart comme à la savante composition de M. Ranke.
  25. Essai historique sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie, par le docteur Barthélemy-Sylvestre Cunibert, ancien médecin en chef au service du gouvernement serbe, 2 vol., Leipzig 1855. — M. Gervinus, si malveillant pour les Serbes, si injuste pour Milosch, a pourtant adopté le récit du docteur Cunibert en ce qui concerne le meurtre de Kara-George. Voyez dans son Histoire du dix-neuvième siècle les deux volumes intitulés Insurrection, et Régénération de la Grèce. Une traduction française faite avec beaucoup de soin a été publiée par MM. J. F. Minnsen et Léonidas Sgouta ; 2 vol., Paris 1863.
  26. Sur le rôle de Georgakis et des agens russes en toute cette affaire, voyez Gervinus, Insurrection et Régénération de la Grèce, t. Ier, p. 149-150, traduction française de MM. J. F. Minnsen et Léonidas Sgouta.
  27. Pouqueville, Histoire de la Régénération de la Grèce, t. III, p. 381.