La Semaine de Mai/Chapitre 49

Maurice Dreyfous (p. 305-308).


XLIX

LA FIN DU COMBAT

Le lecteur se souvient peut-être que nous avons abandonné l’armée au moment où elle s’emparait de la rive gauche, de l’Hôtel-de-Ville, des boulevards, de la gare du Nord. À ce moment, c’est-à-dire le jeudi, nous avons quitté le combat, nous avons laissé le massacre se continuer sur la ligne de bataille, pour étudier l’autre massacre, celui qui se faisait dans les quartiers déjà conquis, sur la route de Versailles, à Satory même.

Maintenant, il faut achever la prise de Paris.

Ce qui restait à conquérir, c’était, autant que Montmartre, la citadelle de la Commune : c’était Belleville, Bercy, le XIe arrondissement, toute cette partie de Paris que domine la hauteur du Père-Lachaise, et dont la Seine et le canal complétaient les fortifications. La surprise de Montmartre était impossible ici. Les derniers défenseurs de la Commune, les désespérés pourchassés de barricade en barricade, les hommes qui savaient dorénavant ce qu’ils avaient à attendre de l’armée légale avaient été lentement enserrés, comprimés dans ce dernier refuge. Les fédérés, épars les premiers jours, alors qu’ils s’étaient répandus dans tout Paris, étaient maintenant concentrés par la défaite. On pouvait être assuré qu’ils se défendraient avec la dernière énergie…

Et, en effet, là, le combat fut rude. On mit plus de trois jours (jeudi, vendredi, samedi, le matin du dimanche) pour terminer la prise de Paris.

À droite, l’armée se heurtait au pont d’Austerlitz, formidablement défendu. À une de ses extrémités, une barricade demi-circulaire, enfilant le quai et le boulevard de l’Hôpital ; à l’autre bout, une seconde barricade ; une autre encore rue Lacuée, une autre à l’entrée du boulevard Mazas. La Seine et le canal servaient de fossés à cette place forte hérissée de dix canons, de deux obusiers et d’une mitrailleuse.

La division Bruat, sur la rive gauche, était arrêtée devant le pont, à la gare d’Orléans et au Jardin des Plantes ; sur la rive droite, la brigade La Mariouze était arrêtée devant le canal.

L’incendie du Grenier d’abondance empêchait de tourner les fédérés.

On commença par un duel d’artillerie. Deux canonnières et une chaloupe, précédemment reprises aux fédérés, vinrent prendre part au combat. L’artillerie de la Commune tonnait telle façon qu’il fallut renoncer à une batterie de six pièces placée sur le quai Saint-Bernard. L’équipage des canonnières souffrit beaucoup. Il perdit vingt-six hommes tués ou blessés sur quatre-vingt-deux. Pour comble de malheur, une pièce d’une batterie de l’armée envoyait ses paquets de mitraille sur la petite flotte. Il fallut qu’un enseigne de vaisseau, sous ce feu terrible, montât en youyou, et allât prier l’officier d’artillerie de rectifier son tir. La supériorité évidente du nombre finit par réduire au silence l’artillerie fédérée. La première barricade, en avant du pont, fut évacuée, n’étant plus tenable. Les fédérés étaient postés dans deux maisons : l’artillerie de l’armée y alluma l’incendie. Deux compagnies du 109e tentèrent de franchir le pont, et se replièrent avec pertes.

La lutte durait depuis dix heures du matin ; le soir seulement, le feu des canonnières ayant balayé le quai, des sapeurs purent établir une passerelle sur le canal. Les soldats s’élancent, suivent la berge, passent sur le pont d’Austerlitz, remontent par le quai de la Râpée et prennent la barricade à revers[1].

Un peu plus loin, on s’était heurté contre une autre position formidable : la Bastille. Deux énormes barricades protégeaient la rue Saint-Antoine et interdisaient l’approche, même à l’artillerie. La terrasse de la gare de Vincennes était garnie de fédérés. Les troupes régulières durent cheminer à la sape à travers les maisons. On renonça à emporter la place le jeudi ; on ne l’emporta que le lendemain (le vendredi, à deux heures), et encore n’en vint-on à bout que quand les troupes, s’étant emparées du pont d’Austerlitz, et suivant la voie du chemin de fer de Vincennes, prirent la gare et la place à revers.

La bataille fut acharnée aussi au Château-d’Eau : une barricade défendue avec la dernière énergie, des incendies à l’entrée du boulevard Voltaire, arrêtèrent longtemps la troupe. Jeudi soir, elle n’en était pas encore maîtresse. Le vendredi soir, elle s’arrêtait devant la barricade en arrière de Bataclan[2].

Il suffit, pour comprendre combien le combat fut cruel, de voir le peu de chemin fait dans les journées du jeudi et du vendredi.

Le mercredi soir, l’armée avait presque toute la rive gauche et l’Hôtel-de-Ville, couchait à la porte Saint-Martin, occupait la gare du Nord. Deux jours après, elle était à la place du Trône et dépassait à peine la place de la Bastille ; elle longeait le boulevard Richard-Lenoir. Mais les derniers défenseurs de la Commune allaient être pris dans un vaste coup de filet. Le samedi, les troupes de Vinoy, partant de Bercy, les troupes de Ladmirault venant de la Villette, se glissent, au-devant l’une de l’autre, le long des fortifications, — les fédérés étaient cernés.

C’est ce jour-là qu’on s’empara du Père-Lachaise.

Le samedi soir, il ne restait aux fédérés qu’un morceau du XIe et du XXe arrondissement. Les derniers coups de feu de la bataille furent tirés le dimanche matin. Les derniers coups de canon fédérés furent tirés à dix heures rue de Paris. La dernière barricade fut celle de la rue Ramponneau. Elle n’avait qu’un défenseur : il put s’échapper.

Tous les massacres que nous avons racontés jusqu’ici sont anodins, en comparaison de ce qui se fit dans ce dernier refuge de la Commune.

Là, ce ne fut plus du massacre, ce fut de l’extermination. Certains quartiers furent dépeuplés. Un de nos amis qui traversa, aussitôt après la répression, Belleville, les environs de la Roquette, n’y trouva qu’une solitude absolue, un silence de mort. On eût dit une ville morte.

  1. Vinoy, l’Amnistie et la Commune. — Maxime Ducamp, t. II, La Marine.
  2. M. Vinoy. — M. Lissagaray.