La Seconde abdication
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 349-381).
LA
SECONDE ABDICATION

II[1]
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE. — NAPOLEON II.
LE DÉPART DE L’EMPEREUR POUR LA MALMAISON


I

Dans la nuit, l’Empereur avait encore longuement réfléchi. Se résoudrait-il à abdiquer, ou, fort de ses droits constitutionnels, dompterait-il le parlement ? Un instant, il arrêta dans sa pensée les mesures pour la prorogation de la Chambre. De bon matin, il irait avec ses ministres au Palais des Tuileries où serait convoqué le Conseil d’Etat et dont toutes les troupes de la Garde et de la ligne présentes à Paris, les tirailleurs fédérés et quelques bataillons de garde nationale occuperaient les abords. C’est aux Tuileries que serait rendu le décret de prorogation, qui serait aussitôt communiqué aux Chambres par les ministres d’Etat. En cas de résistance, on emploierait la force. Mais c’était moins une résolution ferme qu’un vague projet, moins un projet qu’un rêve. Pour ce coup d’Etat légal, bien du temps avait été perdu. Tout simple à faire dans la matinée de la veille, encore exécutable dans l’après-midi et surtout dans la nuit, où l’on aurait pu arrêter chez eux les principaux meneurs, Fouché, La Fayette, Lanjuinais, Manuel, Jay, Lacoste[2], il devenait plus hasardeux le 22 juin. Cependant, si l’Empereur avait trop tardé d’agir, les moyens d’action ne lui manquaient pas encore. Il y avait à Paris 4 300 hommes des dépôts de la garde, 6 000 hommes de la ligne, huit compagnies de fusiliers vétérans, 700 gendarmes, deux bataillons de militaires retraités[3], enfin, les tirailleurs fédérés qu’aurait soutenus tout le peuple des faubourgs. C’était suffisant pour imposer à la garde nationale censitaire[4], en majorité hostile à l’Empereur, mais peu combative de sa nature. Des ministres de l’Intérieur, de la Guerre et de la Police, les seuls qui eussent à intervenir ce jour-là, Napoléon aurait entraîné aisément le premier et ramené, non sans quelque peine peut-être, le second à l’obéissance passive. Quant au troisième, il y avait, pour le remplacer sur l’heure, Rovigo ou Real. Napoléon comprenait tout cela. S’il hésitait, s’il reculait même devant l’entreprise, ce n’est pas qu’il doutât du succès immédiat, c’est qu’il envisageait avec inquiétude les conséquences de ce succès. En ajournant le parlement, il supprimerait un obstacle capital, mais en même temps il détruirait le point d’appui qu’il jugeait indispensable pour soulever tout le pays. « Je pourrai tout avec les Chambres, avait-il dit à Lucien ; sans elles, je ne pourrai sauver la patrie. » Et il continuait de penser qu’une mesure violente contre les Chambres, accréditant l’opinion que les puissances s’étaient armées contre lui seul, désintéresserait de la défense nationale, provoquerait la désunion jusque parmi les chefs de l’armée et paralyserait tous ses efforts. En cette journée. et cette nuit douloureuses, l’Empereur eut des révoltes d’orgueil froissé et d’espérance déçue, des paroles de menace, des velléités de résistance ; mais pas un instant, malgré les premiers conseils de Davout et les exhortations constantes de Lucien, il ne pensa sérieusement à dissoudre les Chambres. Et c’est précisément l’infamie de Fouché de lui en avoir attribué le dessein, et la mauvaise action de La Fayette d’avoir donné à cette imposture l’autorité de sa parole,

Caulaincourt, Regnaud, Rovigo, Lavalette vinrent au lever de l’Empereur. Tous lui représentèrent la nécessité d’abdiquer. Il y était déjà résigné. Avec une profonde tristesse, il répéta ses paroles de la veille : « Je ne puis rien seul. On croit se sauver en me perdant, mais on verra combien on s’abuse. » Il interrompit Lavalette qui s’étendait sur les périls d’un nouveau 18 Brumaire : « Cette pensée, dit-il doucement, est bien loin de moi. » Mais, comme il y a les révoltes de la chair devant la souffrance physique, il y a les révoltes de l’âme devant le sacrifice définitif, le renoncement à toute espérance, la tombe anticipée. De là, les dernières hésitations de l’Empereur, à mieux dire ses temporisations. Il avait pris son parti, mais il différait, il attendait. Dans l’illusion persistante d’un retour d’opinion à la Chambre, il craignait d’accomplir trop tôt l’acte irrémédiable.

Les ministres ayant rendu compte de la séance de nuit aux Tuileries, l’Empereur déclara consentir à la nomination par la Chambre d’une commission chargée de traiter directement avec les puissances coalisées. Il ajouta que, s’il était reconnu que sa présence sur le trône empêchât l’ouverture de toute négociation, il serait prêt à se sacrifier. En attendant que cette déclaration fût communiquée officiellement aux Chambres sous forme de message, il autorisa Regnaud à la transmettre officieusement à ceux des députés qui avaient été adjoints au Conseil des ministres. Comme Regnaud allait quitter l’Elysée, l’Empereur reçut des nouvelles de l’armée. Un officier du prince Jérôme, le capitaine de Vatry, venu à franc étrier, rapporta qu’il avait vu plus de 20 000 hommes sur la route d’Avesnes. De son côté, Soult mandait qu’il avait rallié 2 000 soldats de la vieille Garde et de nombreux détachemens de la ligne. Dejean avait rassemblé à Guise 1 700 cavaliers des divisions Roussel, Jacquinot et Pire. Grouchy, enfin, écrivait de Givet qu’il ramenait ses deux corps d’armée, et que ses communications avec le maréchal Soult étaient libres. L’Empereur pressa Davout de courir à la Chambre afin de ranimer par ces réconfortantes nouvelles le courage des représentans. Il y avait encore vers la frontière du Nord une armée de 60 000 hommes.


II

Dès neuf heures et demie, la Chambre s’était réunie ; on était impatient de connaître les résolutions prises dans la séance de nuit aux Tuileries. Le rapporteur, le général Grenier, résuma très sommairement cette longue délibération. Il dit que les ministres s’étaient engagés à proposer au parlement des mesures de salut public, et que l’on avait voté la nomination, par les Chambres, d’une ambassade chargée de négocier directement avec les puissances alliées. Il ajouta que l’Empereur allait donner par un message son assentiment à cette décision et déclarer en même temps qu’il était prêt à tous les sacrifices, s’il devenait un invincible obstacle à la paix.

La lecture de ce rapport fut écoutée avec un mécontentement non dissimulé. Ce n’était pas ce que la Chambre attendait. Elle croyait que la conférence tenue dans la nuit devait avoir eu à peu près pour unique objet la question de l’abdication, et ses délégués venaient lui parler de vagues mesures de défense et de police, et de l’assentiment promis par l’Empereur à un acte de la représentation nationale. La Chambre avait-elle donc besoin du consentement d’un souverain virtuellement déchu ? Duchesne, de l’Isère, prit la parole. Nommé par l’Empereur, au retour de l’île d’Elbe, procureur général à Grenoble, et élu ensuite député comme bonapartiste, ce Duchesne s’était signalé dès l’ouverture de la session par son hostilité contre l’Empire. Il dit : « Je ne pense pas que la Chambre puisse offrir des négociations aux puissances alliées, car elles ont déclaré qu’elles ne traiteraient jamais tant que Napoléon régnerait. Il n’y a donc qu’un parti à prendre, c’est d’engager l’Empereur à abdiquer. » Des applaudissemens, des murmures, des protestations, des cris : « Appuyé ! aux voix ! aux voix ! » accueillirent cette motion. On prononça même le mot déchéance : la déchéance était dans la pensée de la grande majorité de la Chambre, mais ses chefs, inspirés par le prudent Fouché, ne voulaient recourir à ce moyen extrême qu’après avoir épuisé tous les autres. Ils redoutaient un coup de violence de l’Empereur offensé, l’indignation du peuple de Paris, les colères de l’armée. Pour que la révolution souhaitée s’accomplît sans risques, il fallait que Napoléon abdiquât « de son propre mouvement. »

Le président Lanjuinais tenta de calmer l’Assemblée en lui conseillant d’attendre le message de l’Empereur avant de prendre aucune décision. Mais le général Solignac, qui avait coopéré aux journées du 13 vendémiaire, du 18 fructidor et du 18 brumaire, voulait aussi avoir un rôle ce jour-là. Reprenant, en la précisant, la proposition de Duchesne, il demanda qu’une députation de cinq membres, élue incontinent dans la Chambre, se rendit auprès de l’Empereur « pour lui exprimer l’urgence de sa décision. »


Ah ! qu’en termes galans ces choses-là sont mises !


Malgré quelques murmures, la proposition allait être votée à la chaude, lorsque Solignac, écoutant les raisons de plusieurs de ses collègues, en demanda lui-même l’ajournement. « Je viens, dit-il, proposer un amendement. Plusieurs de nos honorables collègues m’ont fait observer qu’il est hors de doute que la Chambre ne soit bientôt informée de la détermination prise par Sa Majesté. Je pense donc qu’il est convenable que nous attendions une heure le message de l’Empereur. » Les avis semblaient très partagés. On criait : oui ! à droite, et non ! à gauche. Solignac reprit : « Nous voulons tous sauver la patrie, mais ne pouvons-nous pas concilier ce sentiment unanime avec le désir de conserver l’honneur du chef de l’Etat ?... Si je demandais d’attendre à ce soir ou à demain, on pourrait m’opposer quelques considérations, mais une heure,... une heure seulement ! » La proposition fut votée. La Chambre daignait accorder une heure à Napoléon pour se décider entre l’abdication et la déchéance.

Il était environ midi, la séance fut suspendue. Dans un groupe, La Fayette, très animé, dit brutalement à Lucien, qui se trouvait à la Chambre comme commissaire de l’Empereur : « — Dites à votre frère de nous envoyer son abdication ; sinon, nous lui enverrons sa déchéance. » — « Et moi, riposta Lucien, je vous enverrai Labédoyère avec un bataillon de la Garde ! » Vaines menaces qui ne pouvaient plus intimider La Fayette et auxquelles moins encore croyait Lucien.

Les députés rentrèrent bientôt en séance pour entendre Davout. Il était chargé par l’Empereur de leur communiquer les nouvelles qui venaient d’arriver de l’armée. Son rapport, pourtant assez encourageant, ne produisit pas l’effet espéré. On suspecta Davout de donner des renseignemens faux. Un représentant lui demanda effrontément s’il n’était pas vrai que l’ennemi eût déjà des troupes légères aux environs de Laon ? Tour à tour, la censure fut proposée contre le ministre et contre son interrupteur. On suspendit la séance au milieu du tumulte.

Le général Solignac était à l’Elysée. Il avait sans peine consenti à demander que l’on ajournât l’envoi, proposé par lui, d’une députation à l’Empereur pour le sommer officiellement d’abdiquer ; mais il avait pensé au même moment à une démarche officieuse immédiate. Il s’en chargea lui-même avec deux autres membres de la Chambre. (Il fallait vraiment être enragé pour prendre la tâche d’une pareille mission sans y être contraint ! ) Admis en présence de l’Empereur, Solignac et ses collègues lui exposèrent les prétendues raisons d’intérêt national qui devaient l’engager à se sacrifier à la France. Il est présumable qu’ils parlèrent avec respect, et qu’ils s’abstinrent de dire à l’Empereur, qui l’avait déjà appris de Lucien, que les représentans lui accordaient une heure pour se déterminer. Après les avoir écoutés avec calme, Napoléon les congédia en les assurant qu’il allait envoyer un message qui donnerait satisfaction à la Chambre.

Regnaud, qui faisait constamment la navette entre le Corps législatif et l’Elysée, revint peu après dans le cabinet de l’Empereur, où se trouvaient réunis les ministres et les princes Joseph et Lucien. Il rapporta que la communication de Davout avait encore mécontenté la Chambre, que de minute en minute s’accroissaient l’impatience et l’irritation, qu’il avait entendu des propos menaçans. C’était rappeler un peu trop durement au général vaincu, au souverain abandonné, le délai d’une heure qui lui était concédé pour déférer au vœu impératif de l’Assemblée. Napoléon eut une dernière révolte. « — Puisque l’on veut me violenter, s’écria-t-il d’une voix que faisait vibrer l’indignation, je n’abdiquerai point ! La Chambre n’est qu’un composé de Jacobins, de cerveaux brûlés et d’ambitieux. J’aurais dû les dénoncer à la nation et les chasser... Le temps perdu peut se réparer... » Et il se promenait à grands pas dans son cabinet et sur le perron du jardin, se parlant à lui-même, prononçant des mots entrecoupés, inintelligibles.

Il s’arrêta, les yeux radoucis, ayant repris son calme. « Sire, dit alors Regnaud, ne cherchez pas, je vous en conjure, à lutter plus longtemps contre l’invincible force des choses. Le temps s’écoule, l’ennemi s’avance. Ne laissez pas à la Chambre, à la nation, le moyen de vous accuser d’avoir empêché la paix. L’an dernier, vous vous êtes sacrifié au salut de tous... » La colère, chez l’Empereur, avait fait place à l’humeur. Il dit d’un ton bourru : « Je verrai. Mon intention n’a jamais été de refuser d’abdiquer. Mais je veux qu’on me laisse y songer en paix... Dites-leur d’attendre. »

Dans la pensée de Regnaud, jouet aux mains de Fouché, l’abdication impliquait la reconnaissance de Napoléon II. C’est pourquoi il mettait tant d’ardeur et de fermeté à vaincre les dernières hésitations de l’Empereur. Il redoutait que la Chambre, irritée et inquiète à la fois de ces temporisations, ne proclamât la déchéance comme en 1814, auquel cas tomberaient les droits du prince impérial. Derechef, il conjura l’Empereur d’abdiquer sans plus tarder. Joseph et Caulaincourt firent les mêmes instances. Cambacérès, Bassano, Carnot, étaient atterrés ; ils inclinaient plutôt vers la résistance, mais, pour prendre la responsabilité de la conseiller, celui-ci avait trop de scrupules de légalité et ceux-là trop de doutes sur le succès final d’un coup de force. Muet et impassible, Fouché cachait son triomphe sous son masque de glace. Les autres ministres gardaient un silence contraint comme s’ils ne voulaient pas ajouter à une si grande infortune l’humiliation de leurs tristes avis. Seul entre tous, seul contre tous, Lucien proposa encore de dissoudre la Chambre. « Vous ne vous êtes pas trop mal trouvé, dit-il à l’Empereur, d’avoir suivi mon conseil au 18 brumaire. Le pays nous a approuvés, il vous a acclamé ; mais il n’en est pas moins vrai que, légalement, nous n’avions pas le droit de prendre des mesures qui n’étaient ni plus ni moins qu’une révolution. Quelle différence aujourd’hui ! Vous avez tous les pouvoirs. L’étranger marche sur Paris. Jamais dictature, dictature militaire, ne fut plus légitime. » Inutiles raisons ! l’Empereur avait pris son parti. La veille, il avait admis l’éventualité de l’abdication, et quand Napoléon avait une fois reconnu la possibilité d’un événement dépendant de sa volonté, cet événement était déjà presque accompli dans sa pensée. Pendant les vingt-quatre heures qu’il venait de passer dans des affres pareilles à celles de la mort, il n’avait eu que des velléités de résistance, sous l’action de passagers retours à l’espoir et de colères sans durée. Au fond de soi-même, il était plus ou moins inconsciemment résigné à l’inéluctable. Il temporisait quand Regnaud et Caulaincourt lui conseillaient de céder. Mis par Lucien en demeure d’agir, il prit brusquement sa résolution. « Mon cher Lucien, dit-il, il est vrai qu’au 18 brumaire nous n’avions pour nous que le salut du peuple ; et pourtant, quand nous avons demandé un bill d’indemnité, une immense acclamation nous a répondu. Aujourd’hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user... » D’une voix plus grave, il ajouta : « Prince Lucien, écrivez ! » Puis, il se tourna vers Fouché et lui dit avec un sourire moqueur, d’une admirable ironie : « Ecrivez à ces bonnes gens de se tenir tranquilles ; ils vont être satisfaits. » Fouché subit le sourire sans avoir l’air d’en comprendre l’intention, et il griffonna aussitôt un petit billet à Manuel.

Lucien s’était assis à la table, mais, aux premiers mots dictés par l’Empereur, il écrasa sa plume sur le papier, se leva d’un soubresaut on repoussant sa chaise avec bruit et marcha vers la porte. « Restez ! » commanda l’Empereur. Subjugué, Lucien se rassit, et devant ses ministres profondément émus, au milieu d’un silence solennel qui permettait d’entendre, par delà le grand jardin, les : Vive l’Empereur ! criés par la foule, Napoléon dicta l’acte d’abdication : « En commençant la guerre pour soutenir l’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et le concours de toutes les autorités nationales. J’étais fondé à en espérer le succès. Les circonstances me paraissent changées. Je m’offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n’en avoir voulu réellement qu’à ma personne. Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »

Pas un mot sur les Chambres, sinon l’allusion que leur concours lui avait manqué pour défendre la France. Sa déclaration était adressée non aux mandataires du peuple, qu’il affectait de ne plus connaître, mais au peuple français tout entier. C’était un sacrifice complet, absolu, une renonciation sans conditions à tout droit, à toute garantie, à toute sauvegarde.

Fort surpris que l’Empereur n’eût point même nommé son fils, Lucien, Carnot, et vraisemblablement aussi Regnaud, lui en firent la remarque ; ils l’engagèrent avec instances à n’abdiquer qu’en faveur du Prince impérial. Quelqu’un ayant dit qu’il fallait écarter les Bourbons, l’Empereur s’écria : « — Les Bourbons :... Eh bien ! ceux-là du moins ne seront pas sous la férule autrichienne. » Il céda cependant et fit ajouter ces mots : « Je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, empereur des Français. Les princes Joseph et Lucien et les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L’intérêt que je porte à mon fils m’engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi. » Sur l’observation du duc de Bassano, que la participation de Joseph et de Lucien au conseil provisoire de gouvernement pourrait donner de l’ombrage à la Chambre, Napoléon fit biffer sur la minute les noms des deux princes. Que lui importait ! En sa claire vision du lendemain, il ne s’abusait pas sur la valeur de la clause en faveur de son fils, que ses conseillers l’avaient engagé à ajouter à son acte d’abdication. Il connaissait trop ses « bons frères » les monarques pour espérer qu’ils sanctionneraient la transmission d’un pouvoir issu de la Révolution ; il méprisait trop les Chambres pour croire qu’elles résisteraient à la volonté de l’Europe. « Les ennemis sont là, dit-il, et les Bourbons avec eux : il faut repousser les premiers ou subir les seconds. Unis, nous pourrions nous sauver encore ; divisés, vous n’avez plus de ressources que dans les Bourbons. »

Fleury de Chaboulon avait achevé les deux expéditions de la minute ; il les présenta à la signature de l’Empereur. En signant, Napoléon s’aperçut qu’une larme maculait le papier. Il remercia Fleury par un regard sans prix, et murmura, résigné : « Ils l’ont voulu ! »

Carnot fut chargé de communiquer la déclaration à la Chambre des pairs. Pour la même mission à la Chambre des députés, l’Empereur, avec une élégance d’une ironie souveraine, désigna Fouché, le principal artisan de l’abdication.


III

Manuel, à la réception du billet de Fouché, avait modéré les impatiences et calmé les alarmes de la Chambre. On était tranquillisé, l’abdication n’étant plus qu’une question de minutes. Quand, à deux heures, Fouché, Caulaincourt, Decrès et Regnaud entrèrent dans la salle des séances, chacun connaissait l’objet de leur mission. Lanjuinais, craignant que la lecture de l’acte d’abdication ne provoquât des manifestations injurieuses à l’Empereur, rappela l’article du règlement qui interdisait toute marque d’approbation ou d’improbation. Après cette précaution oratoire, il fut lui-même la pièce que lui avait remise Fouché. Cette lecture s’acheva dans le plus froid silence. Aussitôt, Fouché monta à la tribune pour demander la nomination immédiate de cinq commissaires chargés de négocier avec les puissances alliées. Il crut devoir ajouter quelques phrases à effet sur les sentimens que devaient inspirer le malheur et la grandeur d’âme de l’Empereur. Celle pitié du crocodile n’émut pas la Chambre.

On émit plusieurs projets de résolution. Dupin proposa que la Chambre se déclarât Assemblée nationale et qu’il fût nommé une commission exécutive, de cinq membres, dont trois élus par les députés et deux par les pairs, qui exercerait provisoirement le pouvoir avec les ministres actuels ; il serait élu, en outre, une autre commission chargée de préparer une nouvelle Constitution et les conditions auxquelles le trône pourrait être occupé par le prince que le peuple aurait choisi. Scipion Mourgues appuya la motion de Dupin en ce qui regardait l’élection d’une commission exécutive de cinq membres, mais il voulait que la Chambre se fît Assemblée constituante, déclarât le trône vacant jusqu’à l’émission du vœu du peuple, et, enfin, nommât le maréchal Macdonald généralissime. Macdonald, qui avait accompagné Louis XVIII jusqu’à la frontière et qui avait refusé de prendre un commandement pendant les Cent-Jours, passait pour royaliste. Son nom prononcé dans cette Chambre, dont la majorité était ardemment anti-bourbonienne, fit l’effet d’une pierre qui tombe dans une mare à grenouilles. La voix de Mourgues fut couverte par les murmures, les protestations, les cris : « L’ordre du jour ! » Malgré les efforts de Lanjuinais, l’ex-conventionnel Garraud lut, au milieu des applaudissemens du plus grand nombre et des réclamations de quelques-uns, l’article 67 de l’Acte additionnel portant que les Chambres, même en cas d’extinction de la dynastie impériale, n’auraient jamais le droit de proposer le l’établissement des Bourbons.

Nul, cependant, n’avait parlé de proclamer Napoléon II. Bien loin de là, Dupin et Mourgues avaient marqué par le texte même de leurs projets de résolution que l’on devait tenir pour nulles et les Constitutions de l’Empire et la clause de l’acte d’abdication concernant la reconnaissance du Prince impérial comme empereur des Français. Regnaud était très déconcerté, car, en poussant avec tant d’ardeur et d’insistance Napoléon Ier à abdiquer, il avait cru agir dans l’intérêt de Napoléon II. Il combattit habilement les deux propositions, démontra que l’existence de la Chambre des pairs empêchait la Chambre des députés de se déclarer Assemblée nationale, et qu’à se déclarer Assemblée constituante, elle risquerait de livrer la nation à l’anarchie. « Notre premier devoir, dit-il, est de conserver, de maintenir et de réorganiser. » Mais il s’abstint de développer tout ce qu’il entendait par ces mots : conserver et maintenir. Vraisemblablement endoctriné par Fouché, qui, « voulant faire place nette, » conseillait de temporiser pour ne rien compromettre, il jugea imprudent d’aborder avec franchise la question dynastique. Il n’osa pas proposer l’établissement d’un conseil de régence et se borna à demander la nomination d’un conseil exécutif sans préciser comment il serait composé. Regnaud termina son discours en exaltant la grandeur du sacrifice qu’avait accompli Napoléon et en invitant le bureau de la Chambre à se rendre chez l’Empereur pour lui exprimer la reconnaissance du peuple français. Cette péroraison, émouvante parce qu’elle était d’une inspiration sincère, rachetait un peu l’équivoque voulue du discours. Les propositions de Regnaud furent votées d’enthousiasme. Les applaudissemens de l’Assemblée purent lui donner l’illusion qu’il avait sauvé les droits du Prince impérial.

Le bureau de la Chambre se rendit à l’Elysée. L’Empereur fit un accueil froid, presque sévère, à cette députation composée en partie de ses ennemis, Lanjuinais, La Fayette, Flaugergues. En leur phraséologie de circonstance, il entendait leur vraie pensée. « Je vous remercie, dit-il, des sentimens que vous m’exprimez. Je désire que mon abdication puisse faire le bonheur de la France, mais je ne l’espère point ; elle laisse l’État sans chef, sans existence politique. Le temps perdu à renverser la monarchie aurait pu être employé à mettre la France en état d’écraser l’ennemi... Renforcez promptement les armées : qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci des étrangers. Craignez d’être déçus dans vos espérances, c’est là qu’est le danger. » À ces paroles prophétiques, Napoléon ajouta qu’il recommandait son fils à la France et qu’il espérait qu’elle n’oublierait point qu’il n’avait abdiqué que pour lui. « Sire, répondit froidement Lanjuinais, la Chambre n’a délibéré que sur le fait précis de l’abdication. Je me ferai un devoir de lui rendre compte du vœu de Votre Majesté. »

De retour à l’Assemblée, Lanjuinais rapporta avec une inexactitude absolue la réponse de Napoléon[5]. Il se fit néanmoins scrupule de ne pas dire que l’Empereur avait rappelé qu’il n’avait abdiqué qu’en faveur de Napoléon II. Durbach prit texte de ces derniers mots pour faire remarquer que, si la Chambre avait reconnu l’abdication de Napoléon, la loi d’hérédité n’en subsistait pas moins. « Le fils de Napoléon est mineur, continua-t-il ; ainsi c’est au conseil de régence... » De tous côtés, on interrompit avec une sorte de fureur cet imprudent qui allumait un brandon dans une poudrière. Unanime le matin à exiger l’abdication de l’Empereur, la Chambre était maintenant divisée, indécise, désemparée. Mais adversaires et partisans de la régence s’entendaient d’instinct pour en éluder temporairement la discussion, les uns et les autres craignant, de cette assemblée en effervescence, un vote par entraînement.

Le tumulte calmé, on procéda à l’élection des trois membres de la Commission exécutive. Il y avait, à la Chambre, des partisans de Napoléon II, de Louis XVIII, du duc d’Orléans, de la République ; mais aucun député n’était ardemment bonapartiste, bourbonniste, orléaniste ou républicain, et tous étaient éperdument libéraux. Il semblait donc que La Fayette, Lanjuinais, Flaugergues, chefs du parti libéral, dussent réunir la majorité des votes pour la Commission de gouvernement. C’était compter sans Fouché. Le duc d’Otrante voulait être élu par les députés, estimant que leurs suffrages lui donneraient plus d’autorité morale et effective que ceux des membres de la Chambre haute. En outre, il ne voulait avoir pour collègues à la Commission de gouvernement ni La Fayette dont il redoutait les élans inconsidérés, ni Lanjuinais dont il craignait la fermeté. Ces deux personnages étaient, en outre, de qualité à lui disputer la présidence de la Commission, où il comptait régner en maître. À ces fins, Fouché s’entendit pendant les suspensions de séance avec les meneurs des divers partis, promettant, selon les personnes, la régence, le duc d’Orléans ou Louis XVIII avec le maintien des libertés constitutionnelles, pourvu que les impatiences inconsidérées de la Chambre ne vinssent pas traverser ses plans. Il désigna ses candidats. C’était d’abord lui-même, Fouché, qui se donnait pour l’homme indispensable et que chacun, d’ailleurs, prenait pour tel ; puis, le maréchal Macdonald ; enfin Lambrecht ou Flaugergues, comme on voudrait. Pour écarter La Fayette, il le représenta aux bonapartistes comme un adversaire irréconciliable de la dynastie impériale, aux libéraux comme un partisan de Louis XVIII, aux royalistes comme un républicain ; il ajouta que, en compensation, le commandement en chef des gardes nationales lui serait donné. Contre Lanjuinais, Fouché avait un autre argument : dans des circonstances si graves, ne devait-on pas le laisser à la présidence de la Chambre ?

C’était bien manœuvrer. Le duc d’Otrante eut cependant des mécomptes. Il fut élu, mais le second seulement, avec 293 voix, tandis que Carnot passa le premier de la liste avec 324 voix. Les ex-conventionnels, tous les bonapartistes, dont un certain nombre n’étaient pas dupes de Fouché, et tous les ennemis déterminés des Bourbons avaient voté pour l’ancien membre du Comité de salut public. Un des vice-présidens de la Chambre, le général Grenier, obtint 204 voix. Malgré de beaux services[6], il n’avait jamais été persona grata au quartier impérial et il était resté pendant les Cent-Jours sans commandement aux armées. La Fayette eut seulement 142 voix ; Macdonald, porté par Fouché et soutenu par les royalistes, 137 ; Flaugergues, 46 ; Lambrecht, 42. La majorité absolue étant de 236, il fallut, pour l’élection du troisième commissaire, un nouveau tour de scrutin. On se rallia au général Grenier, candidat neutre, qui donnait, sans le savoir, des espérances à tous les partis par la raison qu’il n’était compromis avec aucun. Il fut élu par 350 suffrages. La séance ne prit fin que passé neuf heures du soir.


IV

La Chambre des pairs s’était réunie seulement à deux heures après midi. Dès le début de la séance, présidée par Lacépède, Carnot lut l’acte d’abdication. Afin de donner à la Chambre des députés le temps de prendre une résolution qui dictât la leur, les pairs renvoyèrent à une commission la déclaration de l’Empereur. Carnot remonta à la tribune pour lire la note que Davout avait déjà lue à la Chambre élective et qui résumait les nouvelles assez rassurantes reçues de l’armée le matin. Il n’avait pas tout à fait achevé sa lecture quand une voix rude, éclatante, impérieuse l’arrêta par ces mots : « — Cela n’est pas ! » Tous les yeux convergèrent du côté de l’interrupteur. On crut voir un spectre : c’était le maréchal Ney. Hors de lui, tout en feu, comme pris de vertige, Ney poursuivit avec une véhémence croissante : « La nouvelle que vient de vous lire M. le ministre de l’Intérieur est fausse, fausse sous tous les rapports. L’ennemi est vainqueur sur tous les points. J’ai vu le désordre, puisque je commandais sous les ordres de l’Empereur. On ose nous dire qu’il nous reste encore 60 000 hommes sur la frontière ! Le fait est faux. C’est tout au plus si le maréchal Grouchy a pu rallier de 10 à 15 000 hommes, et l’on a été battu trop à plat pour qu’ils soient en état de résister. Ce que je vous dis est la vérité la plus positive, la vérité claire comme le jour. Ce que l’on dit de la position du duc de Dalmatie est faux. Il n’a pas été possible de rallier un seul homme de la Garde. Dans six ou sept jours, l’ennemi peut être dans le sein de la capitale. Il n’y a plus d’autre moyen de sauver la patrie que d’ouvrir des négociations. »

L’Assemblée demeura courbée sous les paroles du maréchal, interdite, anéantie. Carnot balbutia quelques explications pour démontrer sa bonne foi et la véracité du rapport de Davout ; il ne pensa point à protester contre l’étrange discours de Ney, qui, en un véritable accès de folie, osait, lui, maréchal de France, déclarer publiquement devant la Chambre et devant le pays que toute résistance était impossible et qu’il fallait traiter avec l’ennemi[7]. Il y avait dans cette salle d’anciens conventionnels comme Roger-Ducos, Thibaudeau, Quinette, Sieyès ; il y avait de grands et vieux soldats comme Masséna, Lefebvre, Moncey, Mortier, La Tour-Maubourg, Durosnel. Pas un n’éleva la voix, pas un ne trouva dans son cœur de patriote un mot enflammé pour rappeler l’infortuné maréchal au devoir et à la raison. Le général de Latour-Maubourg se borna à dire que, si le rapport lu à la Chambre était reconnu inexact, il demanderait la mise en accusation de Davout. Sous la Convention, ce n’est pas le ministre de la Guerre que l’on eût décrété d’accusation pour avoir voulu ranimer les courages et élever les résolutions, c’est le chef d’armée qui par son cri de désespoir pouvait faire tomber des mains frémissantes de la France le tronçon d’épée qu’elle y tenait encore.

Vers quatre heures, on reçut par un message la résolution de la Chambre des députés. Avec leur docilité accoutumée, les pairs y donnèrent leur adhésion pure et simple. En vain Labédoyère, timidement appuyé par le comte de Ségur, objecta que l’on ne devait pas adopter une résolution équivoque : « Je demande, dit-il, que nous déclarions si c’est Napoléon II que nous proclamons, ou bien si nous voulons un nouveau gouvernement. » L’assemblée passa outre, jugeant, selon l’expression de Boissy d’Anglas, que cette proposition était « intempestive et impolitique. » En fidèle imitatrice de la Chambre des députés, la Chambre des pairs délégua son bureau à l’Elysée afin « d’exprimer à Napoléon sa reconnaissance pour la manière illustre dont il terminait une illustre vie politique. » L’Empereur ne présenta pas un front impassible à ces couronnes d’épines. Il accueillit la députation de la Chambre des pairs à peu près comme il avait reçu celle de la Chambre élective, d’un air moins sévère peut-être, mais avec non moins d’aigreur. « Je n’ai abdiqué qu’en faveur de mon fils, dit-il ; si les Chambres ne le proclamaient pas, mon abdication serait nulle... D’après la marche que l’on prend, on ramènera les Bourbons. Vous verserez bientôt des larmes de sang. On se flatte d’obtenir d’Orléans, mais les Anglais ne le veulent point. D’Orléans lui-même ne voudrait pas monter sur le trône sans que la branche aînée eût abdiqué. Aux yeux des rois de droit divin, ce serait aussi un usurpateur. »

La séance reprit à huit heures et demie. Lucien, Joseph, le cardinal Fesch, et les plus dévoués partisans de l’Empereur étaient présens. Ils comptaient faire revenir l’Assemblée sur son vote de l’après-midi et obtenir la proclamation de Napoléon II. Fort de la décision de la Chambre haute, l’Empereur, pensaient-ils, pourrait imposer à la Chambre élective la reconnaissance de son fils ; autrement, il retirerait son abdication. Quand Lacépède eut rendu compte en termes atténués de sa visite officielle à l’Elysée, Lucien s’écria : « L’Empereur est mort. Vive l’Empereur ! L’Empereur a abdiqué. Vive l’Empereur ! Il ne peut y avoir d’intervalle entre l’Empereur qui meurt ou qui abdique et son successeur. Je demande qu’en continuité de l’Acte constitutionnel, la Chambre des pairs, sans délibération, par un mouvement spontané et unanime, déclare qu’elle reconnaît Napoléon II comme empereur des Français. J’en donne le premier l’exemple et lui jure fidélité. » En défendant les droits du jeune prince, Lucien parlait aussi pour soi-même, car la reconnaissance de Napoléon II impliquait, en vertu des constitutions impériales, l’établissement d’un conseil de régence où entreraient nécessairement les frères de l’Empereur.

Loin d’entraîner l’Assemblée, les paroles chaleureuses de Lucien provoquèrent des murmures. Pontécoulant combattit la proposition. Par une précaution oratoire au moins inattendue, il commença par déclarer que Napoléon était son bienfaiteur, qu’il lui devait tout et que « sa reconnaissance durerait jusqu’à son dernier soupir. » Puis, changeant soudain de ton et de sentiment, il demanda à quel titre le prince Lucien avait parlé dans la Chambre. « Est-il Français ? dit-il. Je ne le regarde pas comme tel. Lui qui invoque la Constitution, n’a pas de titre constitutionnel. Il est prince romain, et ainsi ne fait plus partie du territoire français... » — « Je vais répondre, » protesta Lucien qui avait, en effet, de bons argumens[8]. Mais Pontécoulant l’interrompit : « Vous répondrez après, Prince ; respectez l’égalité dont vous avez tant de fois donné l’exemple. » Et, abordant enfin la question, il poursuivit : « Le préopinant a demandé une chose inadmissible. Nous ne pouvons l’adopter sans renoncer à l’estime publique, sans trahir notre devoir et la patrie. Je déclare que je ne reconnaîtrais jamais pour roi un enfant, pour mon souverain un individu non résidant en France. Prendre une pareille résolution, ce serait fermer la porte à toute négociation. » Lucien répliqua : « Si je ne suis pas Français à vos yeux, je le suis aux yeux de la nation entière... Du moment que Napoléon a abdiqué, son fils lui a succédé. Ne demandons pas l’avis des étrangers. En reconnaissant Napoléon II, nous faisons ce que nous devons faire, nous appelons au trône celui qu’y appellent la Constitution et la volonté du peuple. » — « J’avais prévu cette difficulté, » dit ingénument Boissy d’Anglas. Il ajouta : « Ne nous divisons pas. On a adopté à l’unanimité l’abdication, il ne s’agit plus que de nommer un gouvernement provisoire. J’espère que nous arrêterons l’étranger, mais il ne faut pas nous ôter les moyens de traiter avec lui. » C’était déclarer trop ouvertement ce que Pontécoulant s’était borné à insinuer, à savoir que la Chambre haute avait déjà pris son parti d’accepter un souverain des mains de l’ennemi.

Révolté de ce manquement à la pudeur patriotique, le jeune général de Labédoyère bondit de sa place et escalade comme à l’assaut les degrés de la tribune. Son animation est effrayante « Je répéterai, s’écrie-t-il, ce que j’ai dit ce matin. Napoléon a abdiqué en faveur de son fils ; son abdication est nulle, de toute nullité, si, à l’instant, on ne proclame pas Napoléon II. Et qui s’oppose à cette résolution ? Des individus constans à adorer le pouvoir et qui savent abandonner un monarque avec autant d’habileté qu’ils en montrèrent à le flatter. Je les ai vus autour du trône, aux pieds du souverain heureux ! Ils s’en éloignent quand il est dans le malheur ! Ils repoussent aussi Napoléon II, parce qu’ils sont pressés de recevoir la loi des étrangers à qui déjà ils donnent le titre d’alliés, d’amis peut-être... »

Jamais assemblée de courtisans renégats n’a été traitée si bien selon ses mérites. A chaque parole qui les cravache, à chaque nouvel outrage, ils font entendre des exclamations de colère et des murmures menaçans. Les cris : « A l’ordre ! à l’ordre ! assez ! quittez la tribune ! » partent de tous les bancs. Mais, à mesure qu’augmente le tumulte, la voix de l’ardent Labédoyère se fait plus forte ; elle domine toutes les autres. Il continue de parler au milieu des violentes interruptions qui hachent incessamment ses phrases : « — Oui, l’abdication de Napoléon est indivisible. Si l’on refuse de proclamer le Prince impérial. Napoléon doit tirer l’épée. Tous les cœurs généreux viendront à lui, et malheur à ces généraux vils qui l’ont déjà abandonné et qui peut-être en ce moment méditent de nouvelles trahisons ! Quoi ! il y a quelques jours à peine, à la face de l’Europe, devant la France assemblée, vous juriez de le défendre ! Où sont donc ces sermens, cette ivresse, ces milliers d’électeurs ? Napoléon les retrouvera, si, comme je le demande, on déclare que tout Français qui désertera ses drapeaux sera jugé selon la rigueur des lois ; que son nom soit déclaré infâme, sa maison saisie, sa famille proscrite !... Alors, plus de traîtres, plus de ces manœuvres qui ont occasionné les dernières catastrophes, et dont peut-être quelques auteurs siègent ici ! » En disant ces mots, Labédoyère darde un regard de feu sur le malheureux maréchal Ney. Une violente clameur s’élève. Toute la Chambre est debout, vociférant : « A l’ordre ! à l’ordre ! » Les apostrophes se croisent : « Désavouez ce que vous avez dit ! » commande d’un ton impérieux le général de Valence. « Jeune homme, vous vous oubliez ! » dit gravement Masséna. « Vous vous croyez au corps de garde ! » crie le comte de Lameth. Lacépède prononce le rappel à l’ordre. Mais Labédoyère veut parler encore. La face convulsée, les lèvres frémissantes, ses beaux yeux bleu d’acier lançant des éclairs, il brave la tempête qu’il a soulevée. Le président se couvre ; on assiège la tribune, on en arrache Labédoyère, qui marque la Chambre de ce suprême stigmate : « Il est donc décidé, grand Dieu ! que l’on n’entendra jamais dans cette enceinte que des voix basses ! »

Le calme très lentement rétabli, la discussion reprit. Ségur, Bassano, le prince Joseph, Rœderer exposèrent tour à tour les raisons d’ordre constitutionnel et d’intérêt militaire qui engageaient à proclamer Napoléon II. Ils furent combattus par Cornudet, Lameth, Quinette, Thibaudeau, et derechef par Pontécoulant. Ces débats se prolongeaient vainement, car la majorité de la Chambre avait depuis longtemps arrêté sa résolution. Flahaut ayant interrompu Pontécoulant par ces mots : « Si l’Empereur avait été tué, n’est-ce pas son fils qui lui succéderait ? Il a abdiqué, il est mort politiquement ; pourquoi son fils ne lui succéderait-il pas ? » le ministre de la Marine, Decrès, repartit avec sa brutalité habituelle : « — Est-ce le moment de s’occuper des personnes quand la patrie est en danger ? Ne perdons pas un moment pour prendra les mesures que son salut exige. Je demande que la discussion soit fermée. » Il était plus de minuit, on avait hâte d’en finir. Mis aux voix, l’ajournement de la proposition de Lucien et la clôture de la discussion furent votés à une grande majorité.

Restait encore l’élection des deux membres de la Commission de gouvernement. Les rares bonapartistes demeurés fidèles votèrent pour Lucien ; il eut dix-huit voix sur soixante-six votans. Caulaincourt et Quinette furent élus par cinquante-deux et quarante-huit suffrages. Caulaincourt était désigné en sa qualité de ministre des Relations extérieures ; on savait en outre que le Tsar lui témoignait de l’amitié. Quant au régicide Quinette, baron de l’Empire, il avait pour lui de s’être montré toujours plein de zèle et de servilité à l’égard du parti au pouvoir. Un homme de ce caractère convenait bien à Fouché, qui, à la Chambre des pairs comme à la Chambre des députés, avait secrètement intrigué pour le choix des candidats.

Pendant que les députés et les pairs sacrifiaient si allègrement sur l’autel de la peur Napoléon et son fils, des bandes de populaire, des officiers sortant du café Montansier et du café Lemblin parcouraient les rues en criant : « L’Empereur ou la mort ! » Toute cette journée, il y avait eu dans Paris beaucoup d’agitation. Dès le matin, des ouvriers portant des branches vertes, « comme emblèmes de liberté, » dévalaient en longues colonnes du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine, du faubourg Saint-Marcel. La plupart étaient en blouse ou en bourgeron de travail ; quelques-uns avaient revêtu leur habit bleu à collet jaune de tirailleur fédéré, uniforme qui évoquait dans l’esprit des gens bien pensans des visions de visites domiciliaires, de pillage et de massacre. Les quais, les grands boulevards, la rue Saint-Honoré, le Palais-Royal, la place Vendôme, les Champs-Elysées étaient sans cesse troublés par les cris et les chants de ces colonnes qui convergeaient toutes vers l’Elysée. Sur les cinq heures, le bruit se répandit dans la foule que les Chambres avaient accepté l’abdication. Cette nouvelle, faite pour réjouir les pacifiques, qui étaient nombreux, fut accueillie par la plèbe avec une sorte de fureur. On entendait dans les groupes : « Non, non ! pas d’abdication ! c’est une trahison. Vive l’Empereur ou la mort ! » Il y eut des rixes, car tout individu qu’un mot équivoque ou même un sourire pouvait faire soupçonner de sentimens royalistes était insulté, maltraité. Sur plusieurs points, les patrouilles de la garde nationale durent intervenir. Place Vendôme, deux à trois cents personnes s’agenouillèrent devant la colonne en jurant de mourir pour Napoléon.

Le peuple ne pouvait se résigner à l’humiliation d’une défaite sans tentative de revanche. Il pensait que cette défaite était un grand malheur, mais qu’avec de l’énergie et du courage « on sauverait la France comme en 93. » Eclairé par un instinct supérieur qui souvent supplée chez lui au raisonnement, il croyait que seul Napoléon était capable d’organiser et de grouper les derniers élémens de résistance et de s’en servir pour la victoire ; il sentait que les Chambres, en s’imaginant arrêter par l’abdication la marche des alliés, étaient dupes d’illusions imbéciles ; il prévoyait que cette abdication, qui décapitait la défense, aurait pour inévitables résultats l’occupation étrangère et le retour des Bourbons.

Dans la bourgeoisie, on croyait aussi à une nouvelle invasion bientôt suivie d’une seconde restauration. Mais, là, on acceptait généralement, sans aucune révolte, ces conséquences de l’abdication. Les bonapartistes étaient abattus, atterrés ; tout ressort semblait brisé en eux. Les royalistes attendaient leur roi. Tout en déplorant la victoire des alliés, les libéraux se réjouissaient de la chute de Napoléon ; ils le regardaient comme le plus redoutable ennemi de la liberté ; avec Louis XVIII, elle serait moins en péril. Quant à la masse des gens sans opinion décidée qui jugent des événemens par rapport à leurs intérêts, la conviction d’une paix prochaine et l’espoir d’une prompte reprise des affaires les consolait de revoir à Paris les Prussiens et les Cosaques. Le 21 juin, à la nouvelle terrible de la défaite, la rente avait monté de 2 francs ; le 22 juin, à l’annonce de l’abdication, elle monta de 4 fr. 50. Cette hausse injurieuse et cependant logique indigna les patriotes : ils en accusèrent les royalistes bien qu’elle fût surtout l’œuvre des agioteurs. « Croirais-tu, lit-on dans une lettre écrite ce soir-là, que les rentes sont augmentées de francs ! On dit qu’elles vont toujours aller en hausse. C’est la canaille de royalistes qui achète parce qu’elle compte revoir son exécrable roi en croupe sur un cosaque, comme le représente la caricature, et écrasant les cadavres des défenseurs de la patrie. »


V

Carnot et Fouché comptaient l’un et l’autre sur la présidence de la Commission de gouvernement. Mais si Carnot regardait cette présidence comme une charge que son devoir lui imposait d’accepter dans l’intérêt public, Fouché la désirait ardemment pour la réussite de ses intrigues et le triomphe de ses ambitions. Convoqués d’abord par Carnot au ministère de l’Intérieur, puis par Fouché aux Tuileries, les membres de la commission se réunirent aux Tuileries, le 23 juin à onze heures du matin. Fouché, qui n’était jamais embarrassé, dit à Carnot : « — Il faut élire un président, je vous donne ma voix. — Et moi, la mienne, » répondit Carnot, pensant que cette parole de pure courtoisie n’influerait pas sur le vote de ses collègues. Mais le vote eut lieu par surprise. Avant même qu’on se fût assis, le général Grenier dit : « Messieurs, il faut nous constituer promptement. Je propose de nommer président M. le duc d’Otrante. » Caulaincourt et Quinette inclinèrent la tête en signe d’adhésion. La majorité s’étant exprimée, Carnot crut inutile de voter. Fouché ne vota point davantage, mais sans perdre un instant il s’installa au fauteuil. S’était-il concerté avec Grenier ? c’est possible. Peut-être aussi Grenier agit-il de sa propre initiative, entraîné par le sentiment général, pensant, comme à peu près tout le monde dans le parlement, que Fouché était l’homme des circonstances, l’homme nécessaire, l’homme indispensable.

Dans cette première séance, on se borna à pourvoir aux vacances que l’élection de Fouché, de Carnot et de Caulaincourt, comme membres du gouvernement provisoire avait faites dans le ministère. Bignon fut nommé aux Affaires étrangères, Pelet de la Lozère à la Police, Carnot de Feulins, le frère de Carnot, à l’Intérieur : Fouché s’était empressé d’appuyer cette candidature afin de faire parade de bonne camaraderie envers son collègue. Carnot, qui ne s’abusait pas sur l’amitié du duc d’Otrante, fut peu sensible à l’attention. Pour combattre l’élection de La Fayette à la Commission de gouvernement, Fouché avait fait entendre que l’on devait réserver à l’illustre général le commandement en chef des gardes nationales, que c’était là qu’il pourrait le mieux servir la patrie et la liberté. Mais Fouché, qui redoutait les coups de tête de La Fayette, ne voulait pas plus de lui comme chef de la garde nationale que comme membre de la Commission exécutive. Après l’avoir écarté du gouvernement, il l’évinça du commandement sous prétexte qu’il serait plus utile en qualité de plénipotentiaire. Il proposa Masséna, qui usé de corps et d’esprit n’était plus qu’une relique glorieuse. Le maréchal fut nommé sans discussion. Fouché, ainsi qu’il y avait compté, était dès le premier jour, non pas seulement le président, mais le maître de la Commission exécutive.

Il n’avait pas attendu son élection à la présidence pour agir en chef du gouvernement. Dès la soirée de la veille, il avait fait mettre en liberté le baron de Vitrolles, détenu depuis la mi-avril à la prison de l’Abbaye. Mme de Vitrolles, à qui il avait remis l’ordre d’élargissement, était chargée de dire à son mari qu’il l’attendait le lendemain de bon matin : Vitrolles n’eut garde de manquer à cet intéressant rendez-vous. Le 23 juin à sept heures, il était rue Cérutti. Fouché avait déjà des intelligences à Gand, mais il pensait que nul mieux que Vitrolles ne pourrait l’y servir. Il lui dit : « Vous allez trouver le roi. Vous lui direz que nous travaillons pour son service, et lors même que nous n’irions pas tout droit nous finirons par arriver à lui. Dans ce moment, il nous faut traverser Napoléon II, et, après, probablement le duc d’Orléans ; mais enfin nous irons au roi. » Vitrolles objecta avec vivacité qu’il vaudrait mieux aller au roi tout de suite. Après un instant de réflexion, il insinua qu’il serait plus utile à sa cause à Paris qu’à Gand, mais qu’il ne se déterminerait à rester que sous trois conditions : la garantie de sa tête, la promesse de passeports pour tous les courriers qu’il aurait à envoyer au roi, la faculté de voir secrètement Fouché une fois par jour. « Remarquez, conclut-il, que si ma présence ici peut être utile au roi, elle le serait encore plus à vous-même. La confiance du roi s’en augmenterait, et je pourrais faire valoir auprès de Sa Majesté la franchise de vos intentions. »

En offrant sa protection, Vitrolles imposait sa surveillance. Fouché le comprit, mais il n’était pas de nature à se priver d’un protecteur, ni à s’inquiéter beaucoup d’un surveillant. Il approuva l’idée du royaliste. « Je vous ferai délivrer cinquante passeports, dit-il ; vous en ferez l’usage qu’il vous plaira. Ce n’est pas une fois par jour que vous pourrez me voir, c’est deux et trois fois, en tout temps, en tout lieu. Quant à votre tête, elle sera aux mêmes crochets que la mienne qui est passablement menacée. Si je sauve l’une, je vous garantis l’autre. » Ces deux hommes, doués tous deux, bien qu’à des degrés différens, du génie de l’intrigue et ayant tous deux le goût de conspirer, étaient faits pour s’entendre. Ils se quittèrent bons compères.

Fouché, qui peu après cette entrevue avec Vitrolles s’était fait élever à la présidence du gouvernement provisoire, était content de sa matinée. Mais divers rapports lui donnaient de graves inquiétudes pour la journée. Napoléon était fort irrité de la façon dont la Chambre et surtout la Chambre des pairs avaient éludé la proclamation de son fils. Sans doute l’Empereur n’avait ajouté cette clause à l’acte d’abdication que sur les instances de Lucien et de quelques ministres, et il n’espérait guère qu’elle fût respectée par la coalition, mais puisque nolens volens il s’y était déterminé, il regardait comme une offense la conduite du Parlement. En termes très vifs, il reprocha à Regnaud de n’avoir pas su défendre les droits de son fils. Regnaud était sincèrement affligé de la tournure que prenaient les choses, car il n’avait poussé à l’abdication que dans le ferme espoir de la régence. Il protesta de son dévouement et s’offrit à rouvrir la discussion devant la Chambre. Boulay et Ginoux-Defermon s’engagèrent de même à prendre la parole pour faire reconnaître l’indivisibilité de l’abdication. Fouché craignait qu’ils n’y réussissent ; et s’ils échouaient, restait le danger que, sous l’impulsion de la colère, l’Empereur ne déclarât nulle son abdication et ne tentât de reprendre le pouvoir. Il aurait pour lui une importante minorité dans la Chambre, les troupes de la garnison, et toute la population turbulente de Paris. Par les rapports de police, Fouché connaissait les manifestations patriotiques de l’avant-veille et de la veille. Les soldats et les fédérés pouvaient passer des cris à l’action. Des officiers avaient déclaré qu’ils iraient en masse ce jour-là demander leur empereur à la Chambre et que s’ils ne l’obtenaient point, « ils mettraient le feu aux quatre coins de Paris. »

Fouché vit la nécessité de calmer l’irritation de l’Empereur et d’endormir les passions populaires. Il était urgent que la Chambre reconnût Napoléon II. Mais il ne fallait cependant pas qu’elle s’engageât trop, ni surtout qu’une reconnaissance du jeune prince sans aucune restriction entraînât, en vertu des Constitutions impériales, l’établissement d’un Conseil de régence qui se fût substitué à la Commission de gouvernement. La Chambre devait donc reconnaître Napoléon II par une délibération de pure forme et déclarer en même temps qu’elle entendait maintenir en fonctions la Commission exécutive. Ce plan ébauché, le duc d’Otrante l’exposa à Manuel qui se chargea de le mûrir et d’amener la Chambre à émettre le vote souhaité par son habile protecteur.


VI

Le débat s’engagea au milieu de la séance, vers deux heures, à l’occasion de la formule du serment que devaient prêter les membres du gouvernement provisoire. Dupin proposait : Je jure obéissance aux lois et fidélité à la nation. « Avons-nous, oui ou non un Empereur des Français ? demanda Defermon. Nous devons nous rallier aux Constitutions. Napoléon Ier a signé en vertu de ces lois. Napoléon II est donc notre souverain... Quand on verra que nous nous prononçons en faveur du chef désigné par nos Constitutions, on ne pourra plus dire que vous attendez Louis XVIII ! » Defermon touchait là le point vulnérable de cette assemblée qui, tout en travaillant aveuglément depuis deux jours au retour du roi, ne voulait pas des Bourbons. Mêlés aux applaudissemens les cris de : Vive l’Empereur ! Vive Napoléon II ! s’élevèrent de presque tous les bancs et furent répétés dans les tribunes.

Boulay renouvela avec plus de précision l’argumentation de Defermon, démontrant que l’abdication était indivisible et ne pouvait être admise en partie seulement. « J’ai les yeux ouverts en dehors de cette Assemblée, dit-il avec véhémence. Nous sommes entourés d’intrigans et de factieux qui voudraient faire déclarer le trône vacant afin d’y placer les Bourbons ! » Interrompu par les cris : « Non ! Non ! Jamais ! » il reprit : « Si le trône était censé vacant, la France ne tarderait pas à subir le misérable sort de la Pologne. Les alliés se partageraient nos provinces et ne laisseraient aux Bourbons qu’un lambeau du territoire français... Je vais mettre le doigt sur la plaie. Il existe une faction d’Orléans... On a beau m’interrompre, je parle d’après des renseignemens certains. Cette faction entretient des intelligences même avec les patriotes, mais elle est purement royaliste. Au reste, il est douteux que le duc d’Orléans veuille accepter la couronne, ou, s’il l’acceptait, ce serait pour la restituer à Louis XVIII. »

En dénonçant « le parti d’Orléans, » Boulay provoqua les rumeurs. Comme il le faisait entendre, la monarchie constitutionnelle avec le fils de Philippe-Egalité était dans les vœux secrets de la majorité des représentans. Mais les partisans d’Orléans appréhendaient tant d’obstacles de la part des Puissances, tant de colères parmi les royalistes purs, tant d’hésitation chez le prince lui-même, qu’ils ne voulaient pas se déclarer avant d’avoir sondé le terrain et aplani les voies. Ils craignaient de tout compromettre s’ils dévoilaient trop tôt leur candidat. A l’envi, ces orléanistes honteux protestèrent contre les paroles de Boulay par des murmures et des dénégations indignées.

Au milieu du bourdonnement, le général Mouton-Duvernet, qui siège comme député de la Haute-Loire, crie de sa place :

— L’ennemi marche sur Paris. Proclamez Napoléon II. Les armées seront à la disposition de la nation pour le service de Napoléon II.

— Tous les militaires, l’Empereur et vous êtes au service de la nation, interrompt Flaugergues.

— Je me suis mal expliqué, je reprends et je dis que la volonté de la nation, la volonté des soldats est d’avoir un gouvernement national et non celui de l’étranger. L’armée de la nation se rappelle que sous Louis XVIII elle a été humiliée, elle se rappelle qu’on a traité de brigandages les services qu’elle a rendus à la patrie depuis vingt-cinq ans. Voulez-vous lui rendre tout son courage et l’opposer avec succès à l’ennemi ? Proclamez Napoléon II !

Garat demande le renvoi aux bureaux. Regnaud s’écrie :

— Veut-on ajourner la délibération jusqu’à ce que Wellington soit à nos portes ?

— L’ordre du jour, dit Malleville. Attendons le résultat des négociations ; du reste, l’abdication de l’Empereur a été acceptée purement et simplement.

— Vous calomniez l’Assemblée ! crie-t-on de divers côtés. A son tour, Regnaud monte à la tribune ; il insiste pour le vote immédiat : « La Commission de gouvernement ne peut et ne doit agir qu’au nom de Napoléon II ; sans cela l’armée ne sait plus à qui elle obéit ni pour qui elle verse son sang. » Interrompu par des murmures et des cris, au milieu desquels on entend : « L’armée verse son sang pour la nation ! » il reprend sans se laisser déconcerter : « Non seulement les soldats doivent savoir au nom de qui on leur donne des ordres, mais les négociateurs eux-mêmes devront savoir au nom de qui ils parlent. » Il conclut que, pour sauver la patrie, il faut proclamer Napoléon II séance tenante. Bigonnet objecte que les Puissances opposeront à la proclamation du Prince impérial cette raison péremptoire qu’elles se sont armées contre la violation du traité de Paris, traité qui exclut du trône Napoléon et sa famille. Dupin dit que « si l’on a accepté l’abdication parce qu’on désespérait que l’Empereur pût sauver la patrie, il est déraisonnable d’attendre d’un enfant ce que l’on ne pouvait espérer d’un héros. » Bien que la logique en soit un peu spécieuse, cet argument frappe l’assemblée, mais Dupin ayant ajouté : « C’est au nom de la nation qu’on se battra, c’est au nom de la nation qu’on négociera, » Bory Saint-Vincent lui crie : « Que ne proposez-vous la République ? » Interdit, Dupin quitte la tribune avec un geste de dénégation, murmurant le vers de Corneille :


Le pire des états est l’état populaire.


Tout l’effet de son discours était détruit. La Révolution, même avec ses troubles, — surtout avec ses troubles, — avait encore des partisans dans les masses populaires. Au Parlement à qui cependant la foi et l’énergie des terroristes devait servir d’exemple en ces jours de péril national, les souvenirs de la Convention n’inspiraient que craintes et aversion<ref> Ni dans les articles des journaux, ni dans les discours des Chambres, on ne trouve pendant les quinze jours d’interrègne aucune motion en faveur de la République aucune allusion même à la possibilité d’un gouvernement républicain. Les rares hommes politiques restés républicains de sentiment redoutaient le retour de jours sanglans et pensaient que la proclamation de la République équivaudrait à une nouvelle déclaration de guerre à l’Europe monarchique. « Il y a bien quelques républicains dans la Chambre, écrivait le 29 juin l’architecte Philippe Héron à un ami ; mais le l’établissement de la République est impossible. Cette forme de gouvernement fait peur. Elle a été chez nous le prétexte de je ne sais combien d’horreurs, » Dans la séance du 22 juin, la proposition de Dupin que la Chambre se déclarât Assemblée nationale et la proposition de Mourgues que la Chambre se déclarât Assemblée constituante avaient été accueillies par des murmures unanimes et les cris : l’ordre du jour ! Et cependant une Assemblée nationale ou une Constituante n’impliquaient pas l’établissement de la République, mais on pouvait appréhender ce résultat. Le 28 juin, lorsque l’ex-conventionnel Gamon conjura la Chambre de voter la constitution de 1791, il fit remarquer bien expressément que cette Constitution voulait un roi, et que lui-même, au nom du peuple français, demandait « un roi, un roi constitutionnel, un roi juste et bon qui fît exécuter religieusement la Constitution et qui donnât à l’Europe la garantie d’une longue paix. » Sa proposition, que d’assez nombreux députés regardèrent comme une manifestation royaliste, fut renvoyée à la Commission de constitution.
Au reste, pour juger de l’opinion sur la République en 1815, il n’y a qu’à se reporter à ces paroles de Manuel dans son célèbre discours du 23 juin dont il va être parlé : « Je ne vois rien qui donne lieu de penser que le parti républicain existe, soit dans des têtes encore dépourvues d’expérience, soit dans celles que l’expérience a mûries. » </ef>.

On réclama le vote. L’Assemblée semblait gagnée, en grande majorité, à la reconnaissance formelle de Napoléon II. Il était temps que Manuel intervînt.

Jusque-là les orateurs, à quelque parti qu’ils appartinssent, avaient parlé avec franchise et netteté ; Manuel prit un autre ton. Ce ne furent plus, selon l’expression de l’Empereur, que « des si, des mais et des car, » des circonlocutions, des réticences, des équivoques, des conséquences démentant les prémisses, une obscurité cherchée, une confusion voulue. Par un miracle d’habileté, Manuel réussit à satisfaire les bonapartistes, à flatter les royalistes, à contenter les libéraux. Il démontra la nécessité de reconnaître Napoléon II, et les dangers de cette reconnaissance. Il déclara qu’il fallait proclamer le « fils de l’Empereur en vertu de la Constitution, et qu’il fallait cependant porter atteinte à Constitution » pour que tel ou tel prince ne pût être appelé à la tutelle du souverain mineur et pour laisser les intérêts immédiats de la patrie aux mains « des hommes éprouvés » (c’est-à-dire Fouché et ses dupes) à qui ils venaient d’être confiés. Il insinua que la reconnaissance de Napoléon II, « à quoi l’on ne pouvait se soustraire, » n’engagerait pas la Chambre au delà de l’ouverture des négociations, car si elles étaient défavorables au jeune empereur, les représentans seraient bien forcés « de sacrifier leur vœu le plus cher aux intérêts de la patrie, toujours supérieurs aux intérêts d’un homme. » Il conclut, en proposant cette délibération captieuse : « La Chambre passe à l’ordre du jour motivé : 1° Sur ce que Napoléon II est devenu Empereur des Français par le fait de l’abdication de Napoléon Ier et par la force des Constitutions de l’Empire ; 2° Sur ce que les deux Chambres ont voulu et entendu, par leur arrêté à la date d’hier, portant nomination d’une Commission de gouvernement, assurer à la nation la garantie dont elle a besoin pour sa liberté et son repos, au moyen d’une administration qui ait toute la confiance du peuple. »

Cet équivoque ordre du jour, qui en donnant une satisfaction apparente aux bonapartistes maintenait le pouvoir dans la main de Fouché et laissait toute espérance aux orléanistes comme aux bourbonistes, fut voté à la presque-unanimité. Les bonapartistes crièrent plusieurs fois : Vive l’Empereur ! Furent-ils dupes de leur illusoire triomphe, ou feignirent-ils de l’être ?

Ainsi qu’il l’avait concerté avec Fouché, Manuel avait fait proclamer Napoléon II pour la forme et provisoirement. Il s’était révélé comme un virtuose de l’escamotage.


VII

« Tout s’est très bien passé, » dit triomphalement Regnaud en venant annoncer à l’Empereur le vote de la Chambre. Napoléon voyait trop clair dans le jeu des hommes pour se faire la moindre illusion sur cet ordre du jour. Mais la sanction donnée par les représentans à la clause de son abdication en faveur du Prince impérial sauvait son amour-propre. C’était tout ce qu’il voulait, car, dans l’état des choses, aggravé par l’état des esprits, c’était tout ce que sa souveraine raison lui permettait de vouloir. Il écouta Regnaud d’un air indifférent, et, le récit achevé, il demanda brusquement à quoi s’occupaient les représentans. « — Au projet de Constitution, sire. » « — Toujours le Bas-Empire, dit l’Empereur. Ils délibèrent, les malheureux ! quand l’ennemi est aux portes. »

Déjà Napoléon avait arrêté le lieu de sa retraite. Son premier dessein, auquel il trouvait une grandeur digne de lui, était de se confier à l’hospitalité du peuple anglais. Mais les prières de la princesse Hortense, les conseils de Bassano, les représentations de Flahaut, qu’il ne fallait pas croire à la foi britannique, lui avaient fait abandonner ce projet. Il était déterminé à aller vivre aux Etats-Unis. Bertrand, Gourgaud et, au défaut de Drouot qui venait de recevoir le commandement des débris de la Garde impériale, Rovigo, étaient prêts à l’y accompagner, ainsi que son ancien secrétaire Meneval, ses chambellans Montholon et Las Cases et ses officiers d’ordonnance Planat, Saint-Yon, Chiappe, Résigny. Il savait qu’il y avait en rade de Rochefort deux frégates, la Saale et la Méduse, en état d’appareiller. Dès le soir du 23 juin, il fit demander au ministre de la Marine que ces deux bâtimens ou l’un des deux fussent mis à sa disposition pour le transporter en Amérique avec sa suite. Decrès dit qu’il allait en référer incontinent à la Commission de gouvernement et qu’aussitôt après avoir reçu l’autorisation il s’empresserait de donner les ordres nécessaires. Le lendemain, l’Empereur envoya Bertrand à Decrès pour renouveler sa demande : Decrès fit la même réponse.

Fouché, qui dominait la Commission de gouvernement, n’était point pressé de prendre un parti à l’égard de l’Empereur. Il voulait, auparavant, être bien assuré que les Puissances n’exigeraient pas que Napoléon fût confié à leur garde.

Les plénipotentiaires allaient partir. Ils avaient pour instructions écrites d’ouvrir des négociations sur les bases suivantes : intégrité du territoire français ; renonciation des alliés à tout projet d’imposer le gouvernement des Bourbons ; reconnaissance de Napoléon II ; sûreté et inviolabilité de Napoléon Ier dans sa retraite. Resté bonapartiste, Bignon, ministre intérimaire des Affaires étrangères, avait rédigé ces instructions dans le sens le plus favorable à l’Empereur et au Prince impérial ; elles répondaient d’ailleurs à la répulsion contre les Bourbons manifestée par la grande majorité de la Chambre et au texte sinon à l’esprit de l’ordre du jour de Manuel. Mais Fouché était sans inquiétudes. Il savait que, pour beaucoup de raisons, cette mission ne pourrait aboutir à la reconnaissance de Napoléon II. Et tout d’abord, il avait pris soin de faire nommer plénipotentiaires, pour soutenir les droits de la dynastie impériale, les hommes qui y étaient le plus opposés. C’était La Fayette, c’était d’Argenson ; c’étaient Sébastiani, qui s’était prononcé avec violence pour l’abdication ; Pontécoulant, qui avait entraîné la Chambre des pairs contre la proposition de régence ; La Forest, enfin, élu député après avoir été rayé, au retour de l’ile d’Elbe, de la liste des conseillers d’Etat<ref> Quand on apprit à l’Empereur l’objet de la mission et les noms des plénipotentiaires, il dit, avec plus d’ironie que d’amertume : « S’il est vrai que les instructions données soient dans le sens de ma dynastie, il fallait choisir d’autres hommes. Les ennemis du père ne seront jamais les amis du fils. » </ef>. Quand ils quittèrent Paris, le 24 juin, ils étaient résolus, d’accord avec Fouché, à s’écarter autant qu’ils le jugeraient nécessaire des instructions du ministre Bignon. Mais où ils différaient de sentiment avec le duc d’Otrante, c’était sur l’importance de leur mission. Fouché, lui, n’en attendait aucun résultat. Il y avait prêté la main en exécution du vote de la Chambre et pour endormir ses collègues de la Commission de gouvernement. Mais il n’avait pas la naïveté de croire, comme La Fayette et les libéraux du Parlement, à la déclaration des Puissances que la guerre n’était faite qu’à Napoléon, et d’en conclure, comme eux, que l’ennemi repasserait la frontière au premier avis de l’abdication. Le langage qu’allaient tenir les plénipotentiaires français lui semblait vain, et même quelque peu ridicule, puisqu’ils prétendaient poser des conditions alors que les circonstances leur commandaient d’en subir. Au reste, cette mission officielle lui importait peu. Il s’en désintéressait. C’était par des menées occultes qu’il comptait arriver à un dénouement plus ou moins sortable pour le pays et, en tout cas, heureux pour lui-même.

Napoléon croyait rester à l’Elysée jusqu’à son départ pour Rochefort. Mais, si Fouché ne voulait point que l’Empereur s’embarquât prématurément, il ne voulait pas non plus le laisser à Paris. Les manifestations populaires continuaient autour de l’Elysée. La fallacieuse reconnaissance de Napoléon II n’avait trompé que ceux qui voulaient bien l’être. Jugée illusoire par la noblesse et la bourgeoisie, qui attendaient les Bourbons, elle n’inspirait guère plus de confiance aux soldats et aux gens du peuple. Ils se défiaient du gouvernement provisoire, des ministres, des Chambres, soupçonnaient mille intrigues, sentaient partout la trahison, et voyaient déjà les Bourbons renversant le trône fragile de cet Empereur de quatre ans. L’arrêt subit de tous les travaux du bâtiment, et, conséquence du découragement général, l’abandon graduel des ateliers employés aux ouvrages de défense, avaient désœuvré une multitude d’ouvriers. Ils parcouraient Paris en bandes nombreuses, portant des drapeaux tricolores et des branches vertes, et criant : « Vive Napoléon II, vive l’Empereur ! Mort aux royalistes ! Des armes ! » Leurs colonnes tumultueuses, que grossissaient des soldats, des fédérés en uniforme, des officiers à la demi-solde, se succédaient sans relâche aux abords de l’Elysée pour engager l’Empereur, par les cris et les ovations, à reprendre le commandement. « Jamais le peuple, dit un étudiant en droit, témoin de ces jours troublés, jamais le peuple qui paye et qui se bat, ne lui avait montré plus d’attachement. » Napoléon entendait ces acclamations avec quelques tressaillemens au cœur mais sans espérance. Il ne voulait pas se servir de si dangereux auxiliaires, il ne voulait pas retremper son glaive impérial au feu de la guerre civile. Une députation de fédérés ayant pénétré dans la cour de l’Elysée, Napoléon parut à une fenêtre. « Qu’on nous donne des armes ! crièrent ces hommes, nous soutiendrons notre Empereur ! » — « Vous aurez des armes, dit l’Empereur, mais c’est contre l’ennemi qu’il faut vous en servir. » Quelques heures plus tard, comme il se promenait dans le jardin, il vit accourir à lui, se jeter à ses genoux, et embrasser les pans de son uniforme un officier qui d’un bond avait franchi le saut de loup. Cet ardent jeune homme venait le supplier, au nom de tous ses camarades du régiment, de se mettre à la tête de l’armée. L’Empereur le releva en lui pinçant l’oreille avec bonté. « Allez, dit-il. Rejoignez votre poste. »

Malgré la retenue de l’Empereur, Fouché ne laissait pas d’être inquiet. Dès l’après-midi du 23 juin, il avait fait distribuer de l’argent pour empêcher de crier : Vive l’Empereur ! On empochait l’argent, et cinq minutes après on criait de plus belle. Il avait aussi donné des instructions pour que des patrouilles de garde nationale dissipassent les rassemblemens, sans toutefois faire usage des armes. La foule s’éloignait en grondant, puis, le détachement passé, elle revenait dans l’avenue de Marigny. Ne pouvant arrêter ces manifestations, Fouché s’avisa d’en éloigner l’objet. Il n’y avait qu’à engager ou à contraindre l’Empereur à partir pour la Malmaison, Le 24 juin, le représentant Duchesne, inspiré par Fouché, demanda en séance que « l’ex-empereur fût invité au nom de la patrie, à quitter la capitale où sa présence ne pouvait plus être qu’un prétexte de trouble et une occasion de danger public. » Aussitôt, le duc d’Otrante chargea Davout d’aller voir l’Empereur pour l’engager à se retirer à la Malmaison. En arrivant dans la cour de l’Elysée, Davout y vit un grand nombre d’officiers, « qui faisaient étalage, dit-il, de leurs beaux sentimens et de leur inutile jactance. » Il les apostropha durement, leur représentant qu’il était « indigne de leur uniforme de rester là, oisifs et loin du danger. » Comme si ce n’était pas précisément à l’Elysée, et non au ministère de la Guerre, que se trouvait l’homme qui pouvait encore mener les soldats français au péril des batailles ! La vue de Davout, à qui il en voulait de l’avoir si vite et si facilement abandonné, ranima l’irritation de l’Empereur. S’il ne lui fit pas, peut-être, de reproches directs, il fulmina contre les députés, les pairs, les ministres, les membres du gouvernement provisoire, — les cinq empereurs, comme il les appelait, — enveloppant implicitement le prince d’Eckmühl dans le même blâme et le même mépris. « Vous entendez ces cris ! dit-il. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple, qui a l’instinct des vraies nécessités de la patrie, j’en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n’ont eu du courage contre moi que quand ils m’ont vu sans défense :... On veut que je parte, cela ne me coûtera pas plus que le reste. » Ces deux hommes, si longtemps compagnons d’armes et rayonnant d’une gloire commune, sentaient l’un comme l’autre, qu’ils se voyaient pour la dernière fois. Ils se quittèrent sans un serrement de main, sans une effusion de cœur. Napoléon encore vibrant de colère, Davout impassible et glacial.

Au moment du dîner, l’Empereur dit à la princesse Hortense : « Je veux me retirer à la Malmaison. C’est à vous. Voulez-vous m’y donner l’hospitalité ? » Hortense partit le soir même afin de tout disposer de son mieux pour le séjour de l’Empereur. Mais Fouché, paraît-il, ignorait ce départ, et dans sa défiance d’homme accoutumé à biaiser, il soupçonnait Napoléon de ne point vouloir tenir l’engagement pris avec Davout. Il chercha à l’intimider. Dans la nuit du 24 au 25 juin, il fit avec grand bruit doubler les postes de l’Elysée, sous prétexte d’un coup de main projeté par des royalistes. Le fourbe en fut pour ses frais d’invention. Les officiers de service à l’Elysée ne s’émurent ni de la mesure ni de l’avis ; ils n’en parlèrent même pas à l’Empereur. En dernière ressource, Fouché et ses collègues du gouvernement provisoire firent agir Carnot. Le 25 juin, de bon matin, celui-ci se présenta à l’Elysée. L’Empereur le reçut avec amitié, et, sans discuter ni récriminer, il l’assura qu’il partirait le jour même. Au cours de l’entretien, qui se prolongea et fut très cordial, il lui demanda conseil sur le lieu de sa retraite définitive. « N’allez pas en Angleterre, dit Carnot. Vous y avez excité trop de haine, vous seriez insulté par les boxeurs. N’hésitez pas à passer en Amérique. De là, vous ferez encore trembler vos ennemis. S’il faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre présence dans un pays libre soutiendra l’opinion nationale. »

L’Empereur avait donné les ordres de départ pour midi. Il y eut des indiscrétions de la livrée. Dès onze heures, la foule se massa dans la rue du faubourg Saint-Honoré, criant à pleine gorge : « Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! Ne nous abandonnez pas ! « Trop ému pour affronter ces acclamations, et appréhendant peut-être qu’une chère violence ne le retînt dans le palais au mépris de sa promesse à Carnot, Napoléon fit sortir les carrosses avec ses aides de camp et l’escorte par la grande porte de l’Elysée ; lui-même gagna à pied la petite porte du jardin où stationnait la voiture de ville de Bertrand ; il y monta avec celui-ci et ne reprit son carrosse que passé la barrière de Chaillot.

La nouvelle fut apportée à Fouché comme il présidait la Commission de gouvernement. Il resta encore en défiance. La Malmaison n’était pas, après tout, si éloignée de Paris, et l’on pouvait craindre quelque démarche de généraux, de groupes d’officiers, susceptible d’entraîner l’Empereur. Pour plus de sûreté, Fouché fit, séance tenante, décider par la Commission que le général Becker, député du Puy-de-Dôme, recevrait le commandement de la garde de Napoléon à la Malmaison. Becker était en disgrâce depuis 1810 pour la liberté de ses opinions : c’est pourquoi Fouché l’avait désigné ; mais ce brave soldat, peu empressé de remplir ce rôle équivoque, accourut aussitôt chez Davout, le priant avec insistance d’en charger un autre officier général. Le ministre réitéra l’ordre au nom de la Commission exécutive. Becker dut partir dans la soirée pour la Malmaison. Ses instructions portaient : « L’honneur de la France commande de veiller à la conservation de l’empereur Napoléon. L’intérêt de la patrie exige qu’on empêche les malveillans de se servir de son nom pour exciter des troubles. » Il n’était pas besoin de lire beaucoup entre les lignes pour comprendre que Fouché entendait qu’à la Malmaison Napoléon fût prisonnier. Et, dans la pensée secrète du duc d’Otrante, ce prisonnier était aussi un otage.


HENRY HOUSSAYE

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. « Pendant la nuit, a écrit La Fayette lui-même, Bonaparte pouvait faire arrêter les membres influens de la Chambre, la dissoudre et prendre la dictature. Il manqua de résolution. »
  3. Dépôts de la vieille garde, grenadiers, chasseurs et troupes à cheval : 2 638 hommes. Jeune garde, 4e, 5e et 7e tirailleurs, 4e et 5e voltigeurs : 1 648 hommes. — 4e’bataillons des 11e, 23e et 37e de ligne ; dépôts des 1er, 2e, 69e et 76e de ligne, et des 1er, 2e et 4e légers ; 8 compagnies des 2e et 4e d’artillerie, 12 compagnies d’artillerie de la marine. Retraités de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne.
  4. Il y avait 36 000 gardes nationaux inscrits sur les contrôles, mais seuls les grenadiers et chasseurs, ensemble 20 245 hommes, étaient habillés et armés. (Situation de la garde nationale de Paris au 1er juin. Arch. Nat., F. 9, 760). C’était tout de même une force importante. Mais il ne semble pas probable que la garde nationale eût résisté à la troupe appuyée par les Fédérés et la population ouvrière.
  5. Il est tout à fait curieux de comparer avec les paroles de l’Empereur la traduction qu’en donna Lanjuinais (Moniteur du 23 juin) : « S. M. a répondu en témoignant le plus touchant intérêt pour la nation française, le plus vif désir de lui voir assurer sa liberté, son indépendance et son bonheur. »
  6. Général de division de 1794. Grenier prit part aux diverses campagnes sous Jourdan, Hoche et Championnet. Il fit la campagne du Rhin dans l’armée de Moreau et la campagne de 1809 dans le corps du prince Eugène. Employé ensuite dans le royaume de Naples, il rejoignit en 1812 la Grande Armée en Russie et revint en Italie où il combattit les Autrichiens en 1813-1814.
  7. Les paroles de Ney produisirent sur l’opinion la plus funeste impression, tous les rapports des préfets, commissaires généraux de police, commandans de gendarmerie, du 24 au 28 juin en témoignent. — Ney, le 22 juin, avait-il complètement perdu la tête, comme il le parut à plusieurs membres de la Chambre des pairs ? C’est à espérer. Il faudrait des témoignages positifs pour me faire admettre, comme on l’a dit, que le maréchal prononça ce fatal discours à l’instigation de Fouché. Il semble bien que Ney avait vu Fouché la veille ou le matin, afin de lui demander des passeports qui lui furent délivrés. Mais cette visite ne prouve point que le maréchal se soit fait l’instrument criminel du duc d’Otrante ; elle prouve seulement qu’il n’avait plus aucune foi dans la résistance, puisqu’il s’y prenait si tôt pour se munir de passeports.
  8. En 1810, par ordre écrit de l’Empereur, Lucien avait été officiellement rayé de la liste des sénateurs, mais cette radiation, motivée, il est vrai, par un séjour de plusieurs années, sans autorisation, en pays étranger, entraînait-elle implicitement, en vertu de l’article 17 du Code civil, la perte de la qualité de Français ? C’est très discutable. Quoi qu’il en soit, si l’Empereur, en 1810, avait voulu ou cru priver Lucien de cette qualité de Français, il la lui avait rendue en 1815, en lui reconnaissant les mêmes droits et honneurs qu’aux princes Joseph, Louis et Jérôme ; en le faisant désigner dans le Moniteur sous le titre de S. A. L le prince Lucien ; en le nommant membre de la Chambre des pairs et membre du Conseil de l’Empire. De plus, Lucien avait été élu député de l’Isère, et la commission pour la vérification des pouvoirs n’avait soulevé contre cette élection d’autre objection que l’entrée de droit de Lucien à la Chambre des pairs.
    Dans la séance du 16 juin à la Chambre des pairs, Pontécoulant, appuyant une motion de Lucien, n’avait nullement pensé à contester au prince la qualité de Français. Il s’en avisa seulement quand l’Empereur eut abdiqué. C’était peut-être habile ; ce n’était pas chevaleresque.