La Science des religions/Chapitre 2

Librairie Ch. Delagrave (p. 11-29).


CHAPITRE II


LES PRINCIPES


Nous sommes loin, comme on le voit, des théories religieuses a priori de nos dernières écoles philosophiques. Ces systèmes paraissent bien chancelants, si l’on considère la base immense sur laquelle la science des religions se fonde aujourd’hui. En effet, la première loi générale que cette science reconnaît renverse d’un seul coup la doctrine de la religion naturelle, ainsi que les essais tentés de nos jours, et même dans l’antiquité, pour créer une religion philosophique. Cette loi, qui est confirmée par toutes les observations et qui les résume, s’énonce ainsi : Toute religion renferme deux éléments, le dieu et le rite ; par conséquent, toute école qui ne reconnait pas formellement la réalité d’un dieu est hors d’état de fonder une religion ; et toute tentative de fonder une religion sans rite, c’est-à-dire sans culte, est illusoire et impossible.

Il existe aujourd’hui une grande religion, qui n’a guère moins d’adhérents que le christianisme et qui semble être sans dieu : c’est le bouddhisme ; mais ceux qui prennent le bouddhisme pour une école athée ou une philosophie matérialiste oublient que le panthéisme est le fond de cette religion comme de celle des brahmanes. Le bouddhisme reconnait les mémes formes suprêmes de la divinité que le brahmanisme, et il honore dans Çâkyamuni, son fondateur, celui de tous les hommes qui s’est le plus rapproché de la divinité par sa science et par sa vertu.

Il est à remarquer que plus on descend vers les religions grossières et infimes, plus le dieu est facile à concevoir, et que plus on monte vers les religions idéales, moins il est saisissable à la pensée. Le bouddhisme est aussi élevé parmi les religions orientales que le christianisme parmi celles de l’Occident ; si le dieu des bouddhistes semble nous échapper, celui des chrétiens quand on vient à analyser sa nature, est aussi presque insaisissable. Les docteurs chrétiens sont unanimes à déclarer que leur dieu est caché et incompréhensible, qu’il est plein de mystères, qu’il est l’objet de la foi et non pas de la raison. Au contraire, les dieux grecs et latins parlaient à l’imagination ; ils avaient un corps comme le nôtre, quoique plus grand et plus fort ; ils avaient nos passions ; ils raisonnaient comme nous, et, comme nous aussi, se trompaient dans leurs raisonnements ; enfin, ils avaient pris naissance, et quelquefois même ils mouraient. Pour les bien concevoir, il suffisait d’avoir observé les hommes et d’être artiste. Descendez plus bas et jusqu’au dernier degré : une poupée, un morceau de bois, un caillou, voila le dieu de plus d’une peuplade barbare, aujourd’hui même. Cet objet dont un chimiste peut me dire les éléments, qui n’a pas même la vie matérielle, c’est pourtant bien un dieu. C’est lui qui fait que ces hommes de race infime ont une religion ; il en forme à lui seul la moitié ; des rites grossiers forment l’autre ; c’est à lui que se rapportent les dogmes tels quels qui la constituent.

Ainsi, la science constate que, si la croyance en un dieu est un des éléments trouvés par elle dans toute religion, il n’importe pas, pour qu’une religion se forme et dure, que l’on ait de ce dieu une idée très-haute. On voit même que, dans les religions les plus belles, chez les brahmanes, les bouddhistes et les chrétiens, un grand nombre d’hommes se font de Dieu une idée assez basse, sans que pour cela on croie devoir les exclure du nombre des fidèles. Au contraire, une idée de Dieu plus haute que celle des fidèles peut retrancher un homme de leur assemblée, en faisant de lui un hérétique, un impie, un athée, et le mettre à leur égard dans une sorte d’hostilité.

Il est donv bien certain que la conception du dieu est essentiellement et primitivement individuelle ; elle est en proportion de l’intelligence naturelle de chacun et de l’instruction qu’il a acquise. Il n’est pas probable qu’elle puisse s’élever au même niveau chez tous les hommes ; et cependant, la psychologie prétend que la raison, c’est-à-dire au fond l’idée de Dieu, est le caractère distinctif de l’homme, et qu’elle est identique en nous tous. Seulement la science des religions, qui ne procède pas comme la psychologie, constate des différences dans l’usage que les hommes font de leur raison et dans le degré de clarté auquel la notion de Dieu parvient en chacun d’eux. L’un conçoit l’absolu métaphysique, sans couleur, sans forme, sans attributs définis ; un autre ne peut concevoir Dieu que revêtu d’une figure saisissable à l’imagination ; un troisième ne concevra rien au delà de la réalité tangible et présente, et adorera son fétiche.

La notion individuelle de Dieu serait le principe de la religion naturelle, si celle-ci était possible ; mais comme les hommes vivent en société et n’ont jamais pu ni voulu vivre isolés, l’idée de Dieu, telle qu’elle est dans l’esprit de chaque homme, ne tarde pas à être mise au jour sous la forme qu’il croit la mieux adaptée à sa pensée et la plus propre à être comprise. Ni l’histoire ni l’observation des faits actuels ne signalent une société d’hommes où les choses se soient passées autrement. La linguistique qui remonte beaucoup plus haut que l’histoire dans le passé de l’humanité, prouve que la notion de Dieu fut représentée dans le langage le plus ancien par des termes vulgaires compris de tout le monde, c’est-à-dire par des noms communs, longtemps avant d’être exprimée par des noms propres. Si je prononce les noms d’Athéna, de Zeus, d’Héphaistos, un homme de nos jours n’ayant point reçu une éducation classique entendra des sons qui n’apporteront à son esprit aucune idée. Les Grecs étaient certainement aussi ignorants que lui du sens de ces mots ; mais c’était des noms réveillant dans leur mémoire le souvenir de certaines figures divines représentées dans les temples, et auxquelles ils rattachaient certaines pensées religieuses : en un mot, c’était pour eux des personnes divines, et ces mots étaient des noms propres. Quand on remonte plus haut dans le passé et jusqu’aux hymnes du Vêda, les noms des dieux y sont des noms communs et souvent même des adjectifs, exprimant une idée que tout le monde pouvait avoir : Agni, Sûrya, Vâyu, Rudra sont des divinités ; mais dans la langue usuelle ces mots signifient le feu, le soleil, le vent, le pleureur.

Il est donc certain qu’à une époque reculée les notions individuelles de Dieu furent mises en commun. Dans les temps plus modernes, la notion de Dieu s’éclaira et s’épura dans les esprits par la transmission, c’est-à-dire par la discussion et par l’enseignement. J’ajoute que c’est aussi par ce moyen qu’elle se fixe en quelque sorte et revêt une forme et une expression déterminée dans une société d’hommes : la première question et la première réponse du catéchisme catholique en sont la preuve, puisque la formule qu’on y trouve est destinée à donner à tous les fidèles une notion commune et immuable de Dieu.

Adopter en commun une notion de Dieu et en posséder une formule durable, c’est poser les premières assises d’un édifice religieux ; mais dès lors cette notion cesse d’être individuelle, cette formule fait partie de la langue : l’une et l’autre sont le bien de tous, et personne n’en peut revendiquer la création ni la propriété.

Selon M. Max Müller, les religions ont appartenu d’abord à des familles et à des sociétés d’hommes extrêmement restreintes. Il faut ajouter pourtant qu’une notion nouvelle ou perfectionnée de Dieu se répand vite dans une société tout entière, et devient aussitôt l’objet des réflexions des hommes appartenant à une même génération. Il est certain que les hymnes du Vêda sont attribués à des familles ou la transmission de la doctrine sacrée s’opérait du père au fils, sans l’intermédiaire d’aucun corps sacerdotal ; mais on rencontre aussi dans beaucoup de ces hymnes des formules identiques, bien qu’ils soient attribués à des familles contemporaines les unes des autres et habitant des points très éloignés dans l’Heptapotamie indienne. Selon toute vraisemblance, ces formules, qui ont presque toujours trait à quelque vertu divine, faisaient déjà partie de la religion commune, ainsi que le dieu auquel on les adressait ; il y avait donc eu un accord formel ou tacite entre ces prêtres poètes ou entre leurs ancêtres, accord à la suite duquel ces formules avaient été généralement adoptées.

L’expression mise en commun est la première formule du dogme, et celui-ci commence à se fixer lorsque les hommes qui l’ont admise reconnaissent qu’elle répond à toute l’idée qu’ils se font de la divinité. Il n’y a, dans les évangiles et dans les autres livres canoniques, qu’un très-petit nombre d’expressions métaphysiques relatives à la nature divine ; le quatrième évangile fait à peine une exception ; au contraire, les livres des Pères de l’Église en contiennent un grand nombre. Parmi elles, plusieurs sont restées dans leurs écrits, comme énonçant des opinions individuelles ; d’autres sont entrées dans le domaine commun et pour ainsi dire dans le corps de la métaphysique chrétienne. Si l’on rapproche les deux époques extrêmes du christianisme ; celle des évangiles et la nôtre, la brièveté du dogme dans le premier cas et son grand développement dans le second frappent l’esprit le moins prévenu. Par conséquent on est conduit à chercher dans l’histoire les anneaux intermédiaires qui forment cette longue chaîne de dix-huit cents ans, c’est-à-dire les époques successives où l’idée chrétienne a reçu quelque éclaircissement nouveau. On reconnaît alors que c’est dans les prédications, dans les livres, dans les correspondances privées, dans les réunions des conciles, que ces progrès se sont accomplis. Dans les deux premiers cas, l’idée personnelle de l’orateur ou de l’écrivain a passé dans le dogme quand elle s’est trouvée conforme aux principes déjà reçus, ou bien elle a donné lieu à une hérésie quand cet accord n’a pu s’établir. Dans les conciles, la discussion, formée d’opinions individuelles se combattant et se contrôlant les unes les autres, a fait naître des formules qui pouvaient en apparence n’être l’œuvre d’aucun des docteurs, mais qui en réalité s’élaboraient par le travail personnel ou par l’adhésion de chacun d’eux.

La conception du dieu, puisqu’elle est personnelle et intime, ne constitue pas à elle seule une religion. Si elle ne sort pas de la pensée, elle y demeure confondue avec la foule des faits intellectuels. Si elle n’en sort que par la parole, le plus grand effet qu’elle puisse produire est d’engendrer la théodicée, qui est une portion de la philosophie, c’est-à-dire d’une science. Au-contraire, quelque grossière que soit l’idée qu’un homme se fait de son dieu, chaque fois que sa pensée s’y arrête, il sent naître en son âme le sentiment d’une puissance étrangère et surnaturelle, et celui de sa propre infériorité. Selon qu’il attribue à cette puissance la vertu de faire du bien ou celle de faire du mal, son sentiment devient l’adoration ou la crainte. Et comme les hommes attribuent toujours à leur dieu l’intelligence, leur adoration où leur crainte se transforment aussitôt en prière. La science n’a pas rencontré jusqu’ici une seule religion où la prière ne soit présentée comme un acte religieux essentiel.

Cependant la prière est un acte intérieur de la pensée qui peut se passer des formules du langage : les saints, les personnes les plus ferventes pensent que nul langage humain ne répond au sentiment qu’elles éprouvent. Si toute la religion se bornait à ces ardeurs secrètes de l’âme, le culte serait inutile et n’eût jamais pu s’établir parmi les hommes ; mais le même besoin naturel et irrésistible qui pousse un homme à communiquer aux autres l’idée qu’il a de Dieu, le pousse aussi à leur exprimer ses sentiments, et par conséquent à énoncer tout haut sa prière. Les ermites ne sont que des membres détachés d’une société religieuse dont ils emportent les formules et les rites dans leur solitude. Il y a donc ici deux séries de faits naturels, deux lois, que la science retrouve dans toutes les religions : d’une part, la notion divine est individuelle, puis elle est mise en commun et engendre les formules du dogme ; de l’autre, l’idée suscite un sentiment religieux individuel d’où naît la prière, puis la prière est mise en commun, et engendre le rite.

Si le sentiment était assez fort pour faire exécuter à un homme des actes extérieurs d’une signification religieuse, il est clair que ces actes constitueraient un culte. Dans un élan mystique, un saint voit son Dieu entouré de ses anges et de ses chérubins, et lui-même, se mêlant à leurs chœurs, compose le Te Deum. La plupart de ceux qui ont fondé des ordres pieux, ne faisaient pas autrement : le sentiment qui les animait persistant toujours, leur intelligence s’appliquait à combiner un ensemble de rites embrassant tous les actes de la vie ; ainsi la règle a été personnelle et propre aux fondateurs avant d’être suivie par les disciples.

Ce qui se dit des règles monastiques peut se dire avec la même raison des rites généraux d’un culte, car les nécessités de la vie matérielle, de la vie politique, de la vie civile, et la force irrésistible qui pousse les hommes à se reproduire, et par conséquent à se créer des familles et à les faire durer, sont cause que les rites sacrés ne peuvent occuper qu’une petite portion de leur temps, et qu’ainsi les ascètes et les saints formeront toujours la minorité parmi les hommes. Ceux qui créent un rite capable d’être adopté par toute une société et de passer dans le culte public sont donc moins des hommes d’un sentiment exalté que des personnages d’une intelligence supérieure, en qui vient se concentrer un besoin religieux universellement éprouvé. Lorsque ensuite les disciples développent la pensée du maître et les rites dont il est l’initiateur, s’ils leur font dans la vie une trop large part, les hommes la diminuent, chacun selon ses besoins ; et l’on est forcé dès lors de distinguer les cérémonies obligatoires de celles qui ne le sont pas.

Quand la vie des hommes se complique et ne leur laisse plus pour vaquer au culte que le peu d’instants qu’ils ont pour se livrer au repos, on voit les rites obligatoires eux-mêmes peu à peu abandonnés par les hommes. Les femmes ont plus de loisirs et de dévotion, mais quand les nécessités de la vie courante les ont atteintes à leur tour, on les voit, elles aussi, se retirer du culte public ; les autels sont délaissés, et les rites qui avaient paru d’abord la partie principale de la vie commune semblent n’avoir plus de raison d’être. Enfin, quand le nombre de ceux qui les suivaient s’est réduit à rien, la religion a péri, tant il est vrai que le rite en était un élément essentiel.

La question de l’origine et de la nature des rites partage aujourd’hui les savants. Le dissentiment provient de la diversité des doctrines philosophiques. Ceux qui penchent vers les systèmes matérialistes renouvellent, sous des formes plus savantes, les doctrines épicuriennes de Lucrèce : ils rapportent à des illusions de l’esprit et à une sorte de sentiment poétique la création des rites, comme celle des dogmes[1]. La linguistique apporte à cette interprétation des armes nouvelles, et semble lui rendre l’autorité que la réfutation des systèmes épicuriens lui avait ôtée. Il est certain que, quand la notion de Dieu donne naissance à un culte, elle subit une transformation poétique sans laquelle les rites ne se produiraient pas. L’Être absolu ne peut que difficilement être adoré ou prié ; mais aussitôt qu’il est conçu comme providence, c’est-à-dire comme exerçant dans le monde sa propre activité, un rapprochement a lieu entre lui et les hommes : il devient accessible ; la prière et les actes pieux peuvent cesser de lui être indifférents. Je suppose qu’une société d’hommes n’ait pas de son dieu une notion métaphysique très-élevée, la prière ne peut être alors qu’une rogation, et le rite un hommage qui paie le prix d’une faveur et en prépare de nouvelles. Telle est la religion du Vêda. Dans une religion conçue de la sorte, le dieu, sa loi, son action, le sentiment religieux, la prière et le culte ; tout revêt des couleurs humaines que le langage est parfaitement apte à reproduire. Le linguiste qui ne remonte pas à l’origine de l’idée et n’en considère que l’expression, peut croire que le dieu n’est qu’un terme poétique pris à la lettre et une métaphore réalisée. Vishnu est un mot qui signifie pénétrant, et qui peut s’appliquer au soleil, dont les rayons pénètrent toutes choses ; dès lors on est conduit à penser qu’avant d’être conçu comme un dieu, Vishnu a été simplement le soleil. Jupiter devient l’époux de Léda, et a d’elle Hélène : or, Jupiter n’est autre que le ciel lumineux (Ζεῦς, en sanscrit dyaus) : Léda, c’est la Nuit, qui cache toutes choses ; la fille brillante du Ciel et de la Nuit, que peut-elle être, sinon la Lune, que l’on nomme en grec Sélénè ? Le mot Σελήνη est identique au mot Ἑλένη Héléne, fille de Jupiter et de Léda, a donc été simplement la lune, avant de passer pour la plus belle femme de son temps et pour la cause de la grande guerre de Troie.

Telle est la méthode d’interprétation appliquée par quelques savants aux rites et aux dogmes. S’ils veulent dire que l’identité du nom propre d’un dieu avec un nom commun ou avec un adjectif suffit pour expliquer l’origine de ce dieu et son introduction dans le dogme, je n’hésite pas à déclarer que c’est là une doctrine fausse et funeste, car elle réduit la science des religions à une simple application de la linguistique : si Vishnu n’est rien que le soleil radieux, si Jupiter n’est rien que le ciel, je ne vois dans ces êtres divins que des faits matériels revêtus d’expressions poétiques, et dans leurs légendes que le développement naturel de ces faits. Une fois engagé dans cette voie des interprétations grammaticales, on admet nécessairement que toute conception d’un personnage divin peut se réduire à des éléments linguistiques, c’est-à-dire à des métaphores. On en vient à dire, avec M. Max Müller, que « les dieux sont des noms sans être, » ce qui est l’expression la plus nette de l’athéisme appliqué à l’étude des religions. S’en tenir là, c’est ne voir que la superficie des choses, car il restera à savoir comment les hommes ont pu opérer la transformation d’un mot en un dieu.

En vertu de quoi ont-ils pu faire ce changement ? Il n’est pas aujourd’hui un philosophe ayant analysé et classé ses idées, qui ne puisse résoudre ce second problème. Tous répondront que pour changer en dieu une notion sensible, il faut avoir d’abord l’idée de Dieu ; qu’il est impossible de concevoir comme une puissance un phénomène naturel, si grand qu’il soit, quand on n’a pas l’idée de force, et qu’ainsi les hommes ont dû concevoir les dieux avant de leur donner des noms. Une fois le dieu conçu, les prêtres ou les poètes pouvaient-ils faire autrement que d’emprunter à la langue usuelle les termes communs qu’elle leur offrait, et qui s’adaptaient la mieux à leur pensée ? Et de plus, quand la notion qu’ils s’étaient faite les premiers de cet être divin venait à être comprise par les hommes de leur langue, n’était-il pas naturel que le terme adopté par eux perdît peu à peu sa signification commune et finît par devenir le nom propre du dieu ?

Les philologues doivent observer que le faux principe qui tend à prévaloir parmi eux n’attaque pas seulement les anciennes religions, d’où il fait disparaître totalement la divinité, mais qu’il est aussi bien applicable aux religions modernes, au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, aux noms mêmes de Christ et de Jésus, qu’il transforme en des métaphores, avec cette seule différence que l’objet métamorphosé est peut-être moins matériel.

Enfin, le principe des interprétations grammaticales peut s’appliquer à un grand nombre de catégories de termes, à ceux qui expriment des notions philosophiques comme à d’autres. Le nom de Dieu tire son origine du latin deus qui est le sanscrit dêva. Ce dernier vient de la racine div, qui veut dire briller, et qui s’applique soit à l’éclat des objets éclairés, soit à celui de la lumière et du ciel resplendissant, de telle sorte que les hommes pourraient bien n’avoir en réalité que l’idée de lumière pendant qu’ils croient posséder la notion de Dieu.

Ces conséquences sont en contradiction formelle avec toute la métaphysique et avec la psychologie la plus simple. Les philologues ne doivent pas oublier que, si un principe faux engendre parfois des conséquences vraies, jamais d’un principe vrai on ne peut tirer des conséquences fausses. Il ne faut donc pas donner aux interprétations grammaticales une aussi grande portée, ni leur demander l’origine première des dogmes ou des rites : elles sont hors d’état de la faire connaitre. La linguistique est une science d’observation et, par conséquent, incapable de résoudre par elle-même aucun problème de métaphysique. En y réfléchissant, on se convaincra que l’idée de Dieu naît avant qu’on l’exprime, et que, si elle n’existait pas dans l’esprit, jamais d’un nom commun ou d’un adjectif on n’aurait pu faire le nom propre d’une divinité. Vishnu n’est ni le soleil ni ses rayons ; Agni n’est pas le feu matériel qui brûle, malgré l’identité de Ieurs noms ; Neptune n’est ni la mer ni l’eau douce. Il n’y a pas, à ma connaissance, un seul texte, ni dans Homère, ni dans le Vêda, qui impose à ces noms la signification étroite et matérielle qu’on leur suppose. Vishnu est une force vivante qui se manifeste dans le soleil aux rayons pénétrants ; Agni est une puissance universelle, intelligente et libre, dont les feux de toute nature ne sont que des signes visibles, qui réside aussi dans les corps organisés qu’elle échauffe, et jusque dans la pensée qu’elle vivifie. Il n’est pas un lecteur du Vêda qui ne le sache et qui ne reconnaisse la spiritualité de cette doctrine panthéiste. Quant à Neptune, bien loin d’être l’eau personnifiée par un abus du langage, il est, comme son nom grec de Poseidon (Ποσειδάων) l’indique, la puissance qui donne les eaux, par conséquent un être supérieur à la nature, une conception métaphysique, un dieu.

Si telle est la vraie nature d’un dieu dans une religion, il est évident que les expressions qui le désignent ne sont pas de simples métaphores, et que les rites institués en son honneur ont une valeur significative et symbolique.

Plus l’acte extérieur diffère par sa nature du sentiment intime de l’adoration, plus cet acte est symbolique : ainsi la flamme du cierge sur l’autel chrétien est plus symbolique que l’hymne chantée dans l’église : l’hymne est plus symbolique que la prière mentale résidant au cœur de chaque adorateur, et où ce dernier s’entretient face à face avec son dieu.

Quand on fait l’histoire d’une religion, on doit suivre dans leur développement la notion du dieu et le rite, les deux éléments qui la constituent. Le tableau des rapports de cette religion avec la société où elle est née, de la multiplication de ses sectateurs, des persécutions qu’ils ont endurées, de celles qu’ils ont fait subir à d’autres, de ses défaites et de ses triomphes, ne forme que la partie la plus extérieure de cette histoire. La véritable histoire d’une religion est celle de ses rites et de ses dogmes. Or, voici la loi très-simple à laquelle ils obéissent : leur marche est parallèle ; mais le dogme précède toujours le rite, comme l’idée précède le sentiment et comme le sentiment précède l’acte extérieur. Les hymnes du Rig-Véda sont unanimes à désigner par leur nom certains personnages des temps anciens comme fondateurs ou comme réformateurs des rites sacrés. Quant à la conception des dieux, c’est-à-dire à la métaphysique religieuse, les poètes védiques s’en déclarent eux-mêmes et individuellement les auteurs ; et ils font des efforts personnels pour y apporter quelque nouvelle lumière. L’histoire du développement des rites indiens et de la métaphysique des brahmanes sera, quand on pourra la suivre, une des parties les plus intéressantes de l’histoire universelle ; celle du judaïsme ne l’est pas moins, surtout quand on arrive aux grandes révolutions qu’il a subies, suscitées ou engendrées, pour contribuer à la naissance d’un christianisme et plus tard de l’islamisme : mais l’histoire des dogmes et des cultes chrétiens l’emporte sur toutes les autres, parce qu’elle abonde en documents pour toutes les époques et qu’elle présente des péripéties sans nombre.

Le parallélisme des dogmes et des rites est la loi fondamentale de toute histoire religieuse. Par conséquent, l’inégal développement des dogmes entraîne la séparation des rites. Si une race d’hommes se divise en deux branches, et que celles-ci, soit par l’éloignement des contrées où elles se fixent, soit par toute autre cause, se civilisent indépendamment l’une de l’autre, l’idée de Dieu, qui leur était commune avant la séparation, peut s’épurer ou s’étendre de façons fort différentes lorsqu’elles vivent isolées. Ce qui arrive alors est facile à prévoir et se trouve confirmé par toute l’histoire. Le fond commun et primitif des croyances persistera, ainsi que les rites fondamentaux qui en étaient la manifestation ; mais les développements nouveaux du dogme introduisent chez un peuple des rites qui ne se trouvent pas chez l’autre, et il arrive, au bout d’un certain temps, que deux religions distinctes se trouvent constituées. C’est ainsi que dans l’Inde et la Perse, des dogmes et des rites nationaux, entés sur un même tronc primitif, ont donné naissance à deux religions différentes, celle des brahmanes et celle des mages. Par une scission analogue, mais avec des caractères particuliers, l’idée chrétienne, se séparant du judaïsme, a produit un culte différent de celui des Hébreux, et qui néanmoins reconnaît la Bible pour un de ses fondements.

La séparation des systèmes religieux ne brise pas seulement la communauté humaine ; elle peut_mettre ses parties en état d’hostilité réciproque : ainsi, la religion, qui procède à son origine d’un besoin d’unité dans les croyances et dans les actes pieux, se tourne en une cause de haine, de violences et de guerres. La Perse ancienne ne s’est pas seulement séparée du tronc commun de la race aryenne, comme l’ont fait de leur côté les peuples indiens ; mais quand elle s’est plus tard rencontrée avec ces derniers ; elle ne les a plus reconnus pour ses frères : elle n’a vu en eux que les adorateurs des dévas, c’est-à-dire de dieux qu’elle ne reconnaissait plus et qui étaient devenus pour elle les ennemis d’Ormuzd, son dieu suprême. De leur côté, par un travail propre à la race indienne, les brahmanes avaient dépassé de bonne heure l’antique théorie des asuras ou principes de vie, et, tandis que les hommes supérieurs de la caste sacerdotale approfondissaient la notion panthéistique de Dieu, les idées et les rites populaires tournaient de plus en plus au polythéisme. Il en résulta qu’après un certain temps les deux religions parurent être le contre-pied l’une de l’autre, et que les peuples qui les professaient furent ennemis.

Dans des temps plus modernes, un seul point de doctrine, la procession du Saint-Esprit, entendu en Orient d’une certaine manière et d’une autre en Occident, a, dans le christianisme, séparé les Grecs des Latins et suscité entre eux une hostilité qui n’est pas près de finir.

Telle est aussi l’histoire des hérésies dans toutes les religions ayant un dogme établi. On ne peut pas se dissimuler que la religion a toujours produit ces deux effets, d’unir les hommes, puis de les diviser.

Aujourd’hui la science trouve les religions dans l’état de séparation : elle se propose d’en reconstituer théoriquement l’unité primitive. Établir en théorie l’unité des dogmes religieux dans l’humanité, si cette unité n’est pas une chimère, serait le but suprême de la science des religions. Montrer que sous leur variété apparente ces grandes institutions cachent une même doctrine fondamentale, ce serait restituer à chacune d’elles le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire et faire disparaître, autant qu’il est possible, l’antagonisme qui les tient séparées, et qui par elles a brisé le faisceau du genre humain.

Plusieurs religions ont totalement disparu et n’ont laissé de traces que dans les livres et dans les monuments du culte ou de l’art, ou dans les traditions populaires. D’autres subsistent encore, après avoir subi des transformations plus ou moins profondes et reçu des développements locaux et successifs. La science a pour point de départ l’état présent des croyances et des cultes chez les différents peuples. Lorsque, les ayant classés, elle commence à en faire l’histoire, elle ne peut avancer qu’en remontant et en restituant à chaque époque ce qui lui appartient, dans le développement des dogmes et dans la transformation des cultes. Les récits de l’histoire prennent les peuples le plus près possible de leur origine et affirment souvent, dans les premières pages, des faits qui ne sont nullement établis : presque toutes les histoires commencent par un roman. Ce serait une faute insigne de commencer de la sorte l’histoire d’une religion. En remontant de l’état actuel à ceux qui l’ont précédé, on procède en quelque sorte par voie de réduction, comme font les chimistes et les physiciens. Les parties les plus récentes du culte et les dernières formules du dogme sont éliminées les premières ; plus on avance, plus l’un et l’autre se simplifiant ; la légende du dieu, s’il en a une, se réduit peu à peu à ses éléments les plus anciens ; on se trouve à la fin en présence d’une notion rudimentaire et d’un rite à peine ébauché. Chemin faisant, on a trouvé dans les faits eux-mêmes l’explication des développements locaux d’une religion et des ruptures qui ont pu se produire dans son sein ; on a constaté les influences venues du dehors qui l’ont successivement modifiée, soit par un mélange direct, soit par une sorte de réaction et de lutte contre des idées et des usages qui ne pouvaient être acceptés. Ainsi marche la science des religions : elle remonte le cours des temps, et elle ne fait un pas en avant qu’après avoir assuré celui qu’elle vient de faire ; mais si l’on descendait le cours des temps, il faudrait ou établir d’abord une théorie spéculative et présenter l’esprit humain comme une table rase sur laquelle on ferait apparaître tour à tour les diverses religions, ou commencer par un acte de foi en une révélation primitive et connue. Dans le second cas, on se place en dehors des conditions de la science ; dans le premier cas, on construit l’histoire a priori, ce qui est contraire à la science.

Je sais bien qu’aujourd’hui les recherches des savants portent à la fois sur toutes les parties de l’histoire des religions ; mais la science n’en est pas à ses débuts : les cadres généraux sont tracés, les faits principaux y ont déjà pris leur place, et les études spéciales ont pour but de combler les vides qu’ils laissent encore entre eux. Toutefois, il faut bien reconnaître que les affirmations des savants sont souvent hasardées, soit parce que l’horizon restreint où ils s’enferment les empêche de voir l’ensemble de faits, soit parce que l’esprit est plus prompt à affirmer quand il découvre que quand il apprend. Mais la science est à ce prix.

Depuis trente ans, par exemple, nous voyons se reconstituer l’histoire d’une civilisation toute religieuse qui semblait n’avoir pas eu d’histoire. L’Inde paraissait échapper pour toujours à toute chronologie ; mais les indianistes ont suivi la méthode des géologues : ne pouvant fixer des dates, il se sont contentés de reconnaître d’abord les grandes périodes de la littérature et de la civilisation indienne. Les cadres étant formés, nous voyons les livres, les faits, les idées, venir s’y ranger tour à tour ; et, par des synchronismes prudemment rétablis, les grands faits de l’histoire de l’Inde commencent à prendre place dans l’histoire générale de l’humanité. Si l’on avait tenté cette restitution en commençant par le Vêda, vraisemblablement la science eut longtemps encore marché au hasard ; mais le bouddhisme, qui est la dernière forme des religions indiennes, a été le premier étudié scientifiquement[2]. Les grandes dates en ont été reconnues avec une approximation suffisante et ont servi de point de départ pour remonter ensuite le courant brâhmanique ; enfin, le Vêda a été découvert, et c’est sur lui que les études portent en ce moment. Or, le Vêda est la forme la plus antique des religions indiennes et celle qui nous les montre le plus près de leur berceau. Une suite de hasards heureux a fait connaître aux savants européens les livres sacrés de l’Orient dans l’ordre le plus favorable à l’étude. Les livres brâhmaniques, ou la religion indienne apparaît dans sa plénitude, ont été connus les premiers ; ceux du bouddhisme l’ont été plus tard et ont donné les premières dates historiques ; enfin, les hymnes du Vêda et Ieurs commentaires sont venus dévoiler la source de ce grand fleuve, dont on connaissait le cours principal et les dérivations. L’apparition du Vêda en Europe a produit dans les études indiennes le même effet que produirait la découverte du Pentateuque, si l’on ne connaissait encore que les autres livres de la Bible et ceux des chrétiens.

  1. Nunc quæ causa deum per magnas numina gentes
    Pervolgarit et ararum compleverit urbes… etc.

  2. Voyez l’Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien, par Eug. Burnouf.