La Satyre Ménippée/Harangue de Monsieur le Lieutenant

Satyre Menippee
Garnier frères (p. 49-74).

HARANGUE DE MONSIEUR LE LIEUTENANT modifier

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Messieurs, vous serez touts tesmoings que, depuis que j’ay pris les armes pour la saincte Ligue, j’ay tousjours eu ma conservation en telle recommandation que j’ay preferé de tres-bon cœur mon interest particulier à la cause de Dieu, qui sçaura bien se garder sans moy, et se venger de tous ses ennemis. Mesme je puis dire avec verité que la mort de mes freres ne m’a point tant outré, quelque bonne mine que j’aye faict, que le desir de marcher sur les erres que mon pere et mon bon oncle le Cardinal m’avoient tracées, et dedans lesquelles mon frere le Balafré estoit heureusement entré. Vous sçavez qu’à mon retour de mon expedition de Guyenne, que les Politiques appellent incagade[2], je n’effectuay pas en ceste ville ce que je pensoy, à cause des traistres qui advertissoient le tyran leur maistre ; et ne tiray autre fruict de mon voyage que la prise de l’heritiere de Caumont[3] que je destinoy pour femme à mon fils. Mais le changement de mes affaires m’en faict à present disposer autrement[4].

Davantage vous n’ignorez pas que je ne voulus point engager mon armée à aucun grand exploict, ni siége difficile (en quoy toutesfois Castillon[5] me trompa, que je pensoy emporter en trois jours), afin de me reserver plus entier pour executer mes catholiques desseins. Quant à mon armée de Dauphiné, je luy feis tousjours faire halte, et me tins aux escoutes pour attendre si, aux Estats de Blois, vous auriez affaire de moy. Mais les choses ayant pris le contrepied de nos souhaits et attentes, vous veistes en quelle diligence je vous vins trouver en ceste ville, et avec quelle dexterité mon cousin le Connestable d’Au male, cy present, fit prealablement descendre le Sainct-Esprit en poste sur une partie de Messieurs de Sorbonne[6]. Car, aussi-tost dit, aussi-tost faict.

Et de là sont procedez tous nos beaux exploicts de guerre ; de là ont pris origine ces milliers de saincts martyrs François, qui sont morts de glaive, de faim, de feu, de rage, de desespoir, et autres violences, pour la cause de la saincte Union[7]. De là est venu le chastiment de tant de piaffeurs, qui vouloient faire les galants et s’accomparer aux princes ; de là procedent la ruyne et demolition de tant d’Eglises et Monasteres qui nuisoient à la seureté de nos bonnes villes ; de tant de sac et pillage que nos bons soldats, francs archers et novices, ont faict en maintes villes, bourgs et villages, qui ont servi de curée pour la Foy aux devots enfants de la Messe de minuict ; de tant de belles filles et femmes qui ont, sans nopces et malgré elles, esté saoulées de ce qu’en mariage elles ayment le plus. Et Dieu sçait si ces jeunes moynes, tout fraischement defroquez, et ces prestres debauchez, y ont devotement tourné les feuillets de leur breviaire, et gaigné planieres indulgences ! Bref, ceste est la seule cause du prompt et zelé decret de Messieurs de nostre mere Sorbonne, aprés boire, qui a faict enfin eclater force coups du Ciel : et, par nostre bonne diligence, nous avons faict que ce Royaume, qui n’estoit qu’un voluptueux jardin de tout plaisir et abondance, est devenu un grand et ample cymetiere universel, plein de force belles croix peintes, bieres, potences, et gibets.

Arrivé donc que je fu en ceste ville, aprés avoir envoyé guarir la ville d’Orleans de trop d’aise[8] et interdire le commerce de Loire qui entretenoit leurs delices, j’en voulu autant faire icy, et bien m’en prit. En quoy, madame ma mere, ma sœur, ma femme, et la cousine d’Aumale, qui sont icy pour m’en dementir, m’assisterent fort catholiquement. Car elles et moy n’eusmes autre plus grand soin et sollicitude qu’à faire fond pour la guerre, et, en ce faisant, soulager et descharger tous les devots habitants, bons Catholiques, de la pesanteur de leurs bourses, et vaquer curieusement de pieds et de mains à rechercher et nous saisir des riches joyaux de la Couronne, à nous appartenants en ligne collaterale[9], et par forfaicture du Seigneur feodal[10]. Nous trouvasmes force tresors inutiles : nous descouvrismes à peu de fraiz, par la revelation d’un catholique maçon et la saincte innocence de monsieur Machault, que je nomme icy par honneur, le beau et ample muguot de Molan[11], nonobstant ses demons gardiens et ses esprits familiers, que ledit Machault sceut vertueusement conjurer, remplissant à cachette d’escus au soleil le fond de ses chausses. Et sans ce divin secours, Messieurs, vous sçavez que ne sçavions encore de quel bois faire fleches : dont la saincte Union est grandement redevable au soigneux mesnagement dudit Molan, qui refusoit si honnestement son maistre et tous ses amis de leur ayder d’argent, pour nous le conserver si à propos[12]. Et n’oubliez de lui en faire chanter un Salve, quoy que soit, luy promettre une Messe la main levée, quand on luy fera faire son testament tout debout[13].

Je ne veux oublier les sumptueux meubles d’or, d’argent, tapisseries, et autres richesses, que nous fismes prendre, vendre, et subhaster[14], appartenants à ces meschants Politiques Royaux ; dont ma cousine d’Aumale feit fort bien son devoir, fouillant elle-mesme dedans les cabinets, et jusques aux fosses, où elle sçavoit qu’il y eust de la vaisselle d’argent cachée. Tellement que, dés lors, nostre trés-cher cousin son mary, et elle, et son grand page, feirent grandement leurs besognes, et furent guaris de la jaunisse catholique[15] dont ils estoient ensaffrannez depuis les guerres de leur comté de Boulogne[16], à eux catholiquement et légitimement devolue par le merite de leurs patenostres et devotes processions, non point par usurpation et larcin domestique, comme disent les heretiques relaps.

Ce faict, pour monstrer ma liberalité et magnificence, aprés m’estre asseuré de plusieurs villes, chasteaux et clochers, qui aisément se laisserent persuader aux bons predicateurs ausquels j’avoy faict part de mon butin, je dressay ceste puissante et glorieuse armée de vieux soldats aguerris, tous fraischement émouluz, que je menay, avec un grand ordre et discipline, tout droit à Tours, où je cuiday dire comme un Cesar catholique : Je suis venu, j’ay veu, j’ay vaincu. Mais ce fauteur d’heretiques[17] feit venir en poste le Biarnois, lequel je ne voulus attendre de trop prés, ny le voir en face, de peur d’estre excommunié[18]. Et puis vous sçavez que la levée du siége de Senlis, où mon cousin cy present a bien faict parler de luy, joincte à la deffaicte de Saveuse, me donnerent couverture de tourner visage : ce que je fey aussi volontiers que vous, Messieurs de Paris, le desiriez et m’en requeriez ardemment. Depuis, vous sçavez à quel poinct nous fusmes reduits, quand ce Tyran, fortifié de l’Heretique[19], vint à nostre barbe prendre Estampes et Ponthoise. Mais, par les bonnes et devotes prieres des Peres Jesuistes, et l’intercession de madame ma sœur, avec l’entremise de plusieurs saincts et religieux confesseurs, nous trouvasmes ce sainct martyr, qui feist esclater ce coup du Ciel[20] et nous delivra de la misere et captivité où nous estions prests de tomber en peu de jours.

Tellement qu’ayant pris haleine, et faict nouveaux desseins et nouveaux marchez avec nostre bon Roy Tres-Catholique et pere nourricier, je levay les cornes hautes, et avec une gaillarde armée mipartie[21], m’en allay haster d’aller les maheustres, qui, suivant les bons advis qu’en avoit reçuz madite dame et sœur, s’enfuyoient outre mer à petit train. Mais parce qu’ils ne trouverent leurs vaisseaux prests à Dieppe, où je fu les visiter, je me my en devoir de les vous amener tous prisonniers en ceste ville, et vous souviendra bien avec quelle assurance je le vous promy, et avec quels preparatifs vous les attendiez[22]. Toutesfois, quand je vey que ces Heretiques nous faisoient barbe de foirre[23], et ne se vouloient pas laisser prendre sans mitaines, je fu en Flandres pour en chercher[24], et leur laissay cependant faire cette bourrasque aux auxbourgs de ceste ville ; puis leur permy d’aller se pourmener tout l’hyver à Vendosme, au Mans, Laval, Argentan, Faleze, Alençon, Verneuil, Evreux et Honfleur, que je leur laissay tout exprés prendre, m’asseurant bien que tost aprés j’auroy tout leur butin en gros, quand ils se seroient bien morfonduz et laissez mourir de froidure. Et de faict, je leur fey bravement lever le cul à Dreux, et s’en fussent fuis, s’ils m’eussent voulu croire. Mais vous sçavez que ceste tirelaisse[25] nous couste bon : car ces meschants Politiques n’en vouloient qu’à moy, et m’eussent vilené s’ils m’eussent peu joindre ; de quoy je me sceu bien garder par le bon exemple de mon cousin de Nemours, et de mes amez et feaux aussi cousins les Duc et Chevalier d’Aumale, qui n’avoient oublié le chemin de Nantes. Je ne puis, Messieurs, je ne puis parler de ceste renverse de fortune sans soupirs et sans larmes ! Car je seray maintenant tout à faict vous sçavez bien quoy[26] : au lieu qu’il me falut aller querir et mandier un maistre en Flandres, et ce fut là que je changeay ma couverture Françoise en cape à l’Espagnole, et donnay mon ame aux démons meridionaux[27] pour desgager ce que j’avoy de plus cher dedans ceste ville. Mais je me fusse faict valet de Lucifer, aussi bien que du Duc de Parme, pour faire despit aux Heretiques.

Je ne veux passer soubs silence les artifices, ruses et inventions dont j’ay usé pour amuser et retenir le peuple, et ceux qui nous cuidoient eschapper. En quoy il faut reconnoistre que madame ma sœur, cy presente, et monsieur le Cardinal Cayetan, ont faict de signalez services à la Foy par subtiles nouvelles et Te Deums chantez à propos, et drapeaux contrefaicts en la rue des Lombards[28], qui ont donné occa sion à plusieurs de mourir alegrement de male rage de faim plutost que parler de paix. Et si on eust voulu croire monsieur Mendoze[29], zelateur de la Foy, et amateur de la France, s’il en fut onc, vous n’auriez plus ceste horreur de veoir tant d’ossements aux cymetieres de Sainct-Innocent et de la Trinité, et les eussent les devots Catholiques reduits en pouldre, beuz et avalez, et incorporez en leur propre corps, comme les anciens Troglodites faisoient leurs peres et amis trespassez.

Faut-il que je recite les viles et serviles submissions que je fey pour amener nos nouveaux amis à vostre secours ? Et toutesfois je me suis tesmoin que j’ay tousjours eu mon dessein à part, quelque chose que je disse et offrisse à ce bon Duc[30], et me suy tousjours reservé, avec mon Conseil estroit[31], de faire quelque chose de bon pour moy et les miens, en gardant les gages si je puis. Et advienne qui voudra, je ne m’en deferay que par force ; et trouveray tousjours assez de difficultez pour executer ce qu’on me demande, ny ne manqueray pas de Bulles et d’Excommunications, merce de Monsieur le Legat, qui en sçait tout le tu-autem[32], pour embabouiner ceux qui y voudront croire. Nous avons desja pratiqué deux illustrissimes Legats pour nous ayder à vendre nos coquilles ; nous avons eu des pardons gratis, sans bourse deslier ; et sçavons bien de quel biais il faut prendre nostre Sainct Pere, en le menaçant un petit de faire la paix s’il ne nous accorde ce que luy demandons. Avons-nous pas eu de Rome des fulminations à tort et à travers contre nos ennemis Politiques ? Les avons-nous pas faict excommunier et devenir noirs comme beaux Diables ? Nous avons faict continuer les Paradis à desseing ; nous avons embouché des Predicateurs affidez et hypotequez soubs bon tiltre ; nous avons faict renouveller les serments aux Confrairies du Cordon et du Nom de Jesus[33] ; nous avons mesnagé des processions nompareilles, qui ont obscurcy le lustre des plus belles mommeries qui furent oncques veues ; nous avons faict semer soubs main par toute la France du Catholicon d’Espagne, voire quelques doublons qui ont eu des effects merveilleux, jusques aux cordons bleuz Politiques.

Qu’eussé-je peu faire davantage, sinon me donner aux Diables par engagement et avancement d’hoyrie, comme j’ay faict ? Lisez les livres de Josephe, de la guerre des Juifs, car c’est quasi un mesme faict que le nostre, et jugez si les zelateurs Simon et Jean ont eu plus d’inventions et deguisements de matieres, pour faire opiniastrer le pauvre peuple de Jerusalem à mourir de rage de faim, que j’en ay eu pour faire mourir de la mesme mort cent mil ames dedans ceste ville de Paris ; jusques à faire que les meres ayent mangé leurs enfants[34], comme ils firent en ceste sacrée cité. Lisez ceste histoire, je vous en prie, et pour cause, et vous trouverez que je n’ay espargné, non plus qu’eux, les reliques les plus sainctes et ustensiles d’Eglise que j’ay peu faire fondre pour mes affaires. J’ay cent fois violé ma foy particulierement jurée à mes amis et parents, pour parvenir à ce que je desire sans en faire semblant, et mon cousin le Duc de Lorraine et le Duc de Savoye en sçauroient bien que dire[35] ; les affaires desquels j’ay tousjours postposées à la cause de l’Eglise Gallicane et à la mienne. Quant à la foy publique, j’ay tousjours estimé que le rang que je tiens m’en dispensoit assez ; et les prisonniers que j’ay retenuz, ou faict payer rançon contre ma promesse ou contre la composition par moy faicte avec eux, ne me peuvent rien reprocher, puis que j’en ay absolution de mon grand Aumosnier et Confesseur. Je ne parleray point des voyages que j’ay faict faire vers le Biarnois pour l’amuser d’un accord où je ne pensay jamais : les plus fins de mon party y ont esté embarquez et n’en ont senty que la fraischeur du rasoir, et cela ne doit desplaire à Villeroy qui n’y est allé qu’à la bonne foy, comme pouvez croire. J’en ay bien apasté d’autres qui ne s’en vantent pas, et qui ont traicté pour moy à deux fins, tant pour haster nos amis de nous secourir que pour amuser nos ennemis à la moustarde[36]. Et, si le Biarnois eust voulu croire quelques uns de son Conseil qui ont quelque grain de Catholicon sur la langue, et qui ont tousjours crié qu’il ne falloit rien aigrir de peur de desesperer tout[37], nous aurions maintenant beau jeu, au lieu que nous voyons que les peuples se sont mis d’eux-mesmes à souhaiter et demander la paix, chose que nous devons tous craindre plus que la mort ; et aymeroy cent fois mieux me faire Turcq ou Juif, avec la bonne grace et congé de nostre Sainct Pere, que de veoir ces heretiques relaps retourner jouir de leur bien, que vous et moy possedons à juste tiltre et de bonne foy, par an et jour, voire plus.

Hé Dieu ! mes amis, que deviendrions-nous s’il falloit tout rendre ? S’il falloit que je revinsse à mon ancien estat, comment entretiendroy-je mon plat et mes gardes ? Il me faudroit passer par des Secretaires et Tresoriers de l’Espargne tous nouveaux, au lieu que les nostres passent par mes mains. Mourons, mourons, plutost que d’en venir là ! C’est une belle sepulture que la ruyne d’un si grand Royaume que celuy-ci, soubs lequel il nous faut ensevelir, si nous ne pouvons grimper dessus. Jamais homme qui ayt monté où je suis n’en devala que par force : il y a plusieurs portes pour entrer à la puissance que j’ay ; mais il n’y a qu’une issue seule pour en sortir, qui est la mort.

C’est pourquoy, voyant qu’un tas de Politiques qui sont parmy nous, nous rompent la teste de leur paix et de leur Monarchie Françoise, je me suis advisé de leur presenter une mommerie d’Estats ; et, aprés avoir differé tant que j’ay peu pour éluder et faire refroidir les instantes poursuites de leurs deputez, je vous ay icy convoquez pour y donner ordre avec vous, et feuilleter ensemble leurs cayers pour sçavoir où le mal leur tient et qui sont nos amis et nos ennemis. Mais, pour ne point vous en mentir, ce n’est que pour leur clorre le bec, et leur faire croire que nous travaillons fort pour le public et entendons volontiers à faire accord. Car les bonnes gens pour cela n’en pisseront pas plus roide.

Je sçay qu’il n’y a icy que de noz amis, non plus qu’aux Estats de Blois ; et, par consequent, je m’asseure que voudriez tous, autant pour moy que pour chacun de vous, que moy ou un Prince de nostre maison fust Roy, et vous vous en trouveriez bien. Si est-ce que cela ne peut se faire si tost, et y a encore une messe à dire, et faudroit faire une grande breche au Royaume, parce qu’il en conviendroit donner une bonne partie à ceux qui nous y auroient aydé. D’autre part, vous prevoyez bien les dangers et inconvenients de la paix, qui met ordre à tout et rend le droict à qui il appartient. C’est pourquoy il vaut encore mieux l’empescher que d’y penser. Et, quant à moy, je vous jure par la chere teste de mon fils aîné[38] que je n’ay veine qui y tende, et en suis aussi eslongné que la terre est du ciel : car, encore que j’aye faict semblant, par ma derniere Declaration et par ma Response subsequente, de desirer la conversion du Roy de Navarre, je vous prie croire que je ne desire rien moins, et aimeroy mieux veoir ma femme, mon nepveu et tous mes cousins et parents morts que de veoir ce Biarnois à la messe[39]. Ce n’est pas là où il me demange. Je ne l’ay escrit et publié qu’à dessein, non plus que monsieur le Legat son Exhortation au Peuple François[40] ; et tous ces escrits que monsieur de Lyon a faicts et fera cy aprés sur ce sujet, ne sont qu’à intention de retenir le peuple, en attendant quelque bonne aventure (vous m’enten dez bien) que les peres Jesuistes nous procureront pour faire un second sainct martyr[41].

Et d’ailleurs c’est autant de division et d’atediement et atiedissement à noz ennemis, et autant de preparatoires pour le Tiers-party[42], où nous avons bonne part, comme estant un grand moyen, s’il esclate, pour faire bien nos besongnes, et à l’avancement duquel je vous prie tous d’employer vos alliances et intelligences, comme je fay les miennes. Non pas pour contraindre l’Heretique de tourner sa robe, car je ne le desire ny ne l’entends, et m’asseure qu’il n’en fera jamais rien, tant il a le cœur obstiné : qui est ce que je demande, afin qu’il demeure tousjours en sa peau, ce qui nous acquierera force bons amis Catholiques, Apostoliques et Romains, inspirez du Sainct-Esprit, qui l’empescheront bien de leur costé et le mettront en grand accessoire ; et m’asseure que le Roy qu’ils feront ne me contrepesera pas à la balance[43]. Quoi qu’il en advienne, nous avons envoyé coup sur coup nos agents à Rome comme Monsieur le Cardinal de Pelvé, mon bon precepteur, vous pourra tesmoigner, pour renverser la négociation du Cardinal de Gondy, qui ne s’y eschaufera pas plus qu’il doit ; et rompre les pratiques du Marquis de Pizani[44], qui est trop bon François pour nous, qui sont allez à Rome chercher un chemin de paix. Mais nous avons suscité nos Ambassadeurs d’Espagne de protester contre l’audiance, et contre ce que le Pape voudroit faire sur la pretendue conversion du Biarnois. Monsieur le Legat nous a aidez à faire nos Memoires et Instructions, et y emploiera de sa part ses habitudes et confederations du Consistoire. Et, si sa Saincteté faict autrement, je sçay bien comment il en faut avoir la raison, le menaçant que nous sçaurons bien faire en ce cas nostre accord avec les Politiques, aux despens et desavantage de l’Eglise de Rome. Aussi ne me conseilleriez-vous pas que, pour une messe que le Roy de Navarre pourroit faire chanter (ce qu’à Dieu ne plaise ! ) je me demisse du pouvoir que j’ay, et que, de demy Roy que je suis, je devinsse valet, et pour faire tomber l’orage de ceste guerre sur la teste de ces bons Catholiques Espagnols, noz amis, qui nous veulent apprendre à croire en Dieu. Bien est vray que, si ladite conversion advenoit à bon escient, je seroy en grande peine et tiendroy le loup par les oreilles, Toutesfois, Monsieur de Lyon et noz bons Predicateurs m’ont appris qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de pardonner à un Heretique relaps, et que le Pape mesmes ne sçauroit lui donner absolution, fust-ce à l’article de la mort, ce que nous devons tenir comme treiziesme article de foy et l’adjouster au Symbole des Apostres ; voire que si le Pape s’en vouloit mesler, nous le ferions excommunier luy-mesme[45] par nostre mere la Sorbonne, qui sçait plus de latin, et boit plus catholiquement que le sainct Consistoire de Rome. C’est donc sur quoy il nous faut principalement insister, par quels moyens nous empescherons la paix et rendrons la guerre immortelle en France. Monsieur de Lyon sçait bien que le Roy d’Espagne et moy luy avons promis sur nostre honneur un chapeau rouge, s’il peut tant faire par sa rethorique d’en venir à bout ; et sa sœur a desja receu pour arres un carcan de trois mil ducats et une chaisne de perles catholiques avec quelque millier de doublons[46].

Nous avons aussi certains Politiques, au Conciliabule et Senatule des ennemis, qui filent desja quelques cordons dudit chapeau rouge ; et, si nous leur envoyons un peu de soie cramoisie pour faire les resnes de leur mule, ils nous aideront bien et empescheront bien que ces meschants Huguenots acariastres n’entrent aux Estats, et que rien ne se fasse ny ne se passe au detriement et deshonneur de nostre Sainct Pere et du sainct Siege Apostolique, voire quand les privileges de l’Eglise Gallicane s’en devroient perdre. Je conjure donc toute cette Catholique Assemblée de tenir la main et employer verd et sec[47] pour empescher que les Parisiens et autres villes ne nous viennent rompre la teste de leur paix, mais qu’elles prennent la mort en gré, et souffrent leur totale ruyne plustost que d’y penser et d’en ouvrir la bouche. Il faut racler des prieres de l’Eglise ces fascheux mots : Da pacem, Domine, comme Monsieur le Legat vous pourra tantost faire entendre qu’ils ne sont point de l’essence de la messe ni mots sacramentaux. Faisons seulement semblant et bonne mine. Si Villeroy s’en lasse[48], nous aurons Zamet[49], qui, pour le plaisir que lui a faict mon bon cousin le Duc d’Elbeuf, ne plaindra ses peines et voyages et se laissera aisement beffler[50] sur l’esperance de ses greniers à sel. Quoy qu’il en soit, et advienne qui pourra, si nous nous entendons bien et continuons nos intelligences avec ce bien heureux Tiers-party, nous brouillerons si bien les affaires que ceux de Bourbon ne se verront de trente ans où ils pensent. Car je ne feray jamais plus de cas d’eux que j’ay faict de leur oncle, que j’ay laissé mourir en prison[51] et en necessité, sans me soucier gueres de luy aprés qu’il nous eut servy de pretexte et de planche, que les Huguenots appelloyent planche pourrie, pour monter où je suis. Car je sçay bien que, tant qu’il y auroit de ceste race Bourbonnoise, qui faict meilleure preuve que moy de sa descente de Sainct Loys, jamais ny moy ny les miens ne regnerions sans querelles ; c’est pourquoy vous ne devez douter que je feray tout ce que je pourray pour m’en deffaire. Pour le moins une chose me console, c’est que, si les ennemis tiennent la ville de Sainct-Denis, où les vieux Roys son enterrez, nous en tenons les joyaux, reliques et ornements royaux[52], qui sont fricassez pour eux, par la saincte devotion de mon frere de Nemours qui a faict fondre la Couronne. Mais, qui plus est, la saincte Ampoule de Reims est en nostre puissance, quand nous en aurons affaire, sans laquelle, vous m’entendez bien.... C’est un coup du Ciel ! Si prions tous bons Confesseurs, Predicateurs, Curez et autres devots Pensionnaires, de faire rage sur ce subjet, afin que Dieu nous en saiche gré. Pour mon regard, je tiendray tant que je pourray les choses en balance et apparence, comme j’ay tousjours faict au gouvernement de ceste ville, ne souffrant que le party des Politiques soit trop rabaissé, ny celuy des Seize trop eslevé et insolent, de peur que l’un des deux, se faisant le plus fort, ne me voulust aussi faire la loy : ce que mon cousin le Duc de Lorraine me reproche que j’ay appris de la Royne Mere, que Dieu absolve. Au reste, je croy qu’il n’y a pas un de vous qui ne se souvienne de la mort de Sacremore[53], aprés m’avoir faict plusieurs bons services. J’ay esperance que moy et mon nepveu en ferons bien d’autres à l’honneur de ce bon Dieu, pourveu que vous autres messieurs nous serviez de pareille affection, et attendiez pareille récompense en ce monde ou en l’autre. Quant à la pelade[54], que certains Politiques m’ont voulu improperer[55], m’accusant que la Saincte-Cere ou la Loue (je ne sçay laquelle des deux)[56] me l’avoit donnée, ils en ont menty, les meschants ! Je n’y songeay jamais. Ce n’est que certaine chaleur de foye que les medecins appellent alopecie, à laquelle moy et les miens sommes subjets, et Monsieur de Lyon sçait que les gouttes viennent bien sans cela[57] ; et, s’il est autrement, que les loups me puissent manger les jambes ! vous priant, pour l’honneur de la saincte Union, n’en croire rien et regarder à nos affaires ; car nous avons un ennemy qui ne dort pas[58], et qui use plus de bottes que de souliers[59]. Vous y donnerez ordre, et vous garderez des escrouelles[60] et de tomber du haut mal[61], si vous pouvez. J’ay dit.


Monsieur le Lieutenant ayant achevé sa harangue, avec grand applaudissement de l’assistance, où le president de Nully[62], et Acharie[63], laquais de la Ligue, furent veuz pleurer de joye, le Doyen de Sorbonne, grand Dataire du Legat, se leva et cria tout haut : Humiliate vos ad benedictionem, et postea habebitis haranguam. Alors M. le Legat, trois profondes et copieuses benedictions prealablement faictes, commença à parler ainsi.

  1. Charles de Lorraine, duc de Mayenne, lieutenant de l’État et couronne de France, pour la Ligue.
  2. Bravade, rodomontade à la manière des capitans espagnols.
  3. Le duc de Mayenne fit enlever la fille de Geoffroy de Caumont, seigneur huguenot, dans l’intention de la donner pour femme à son fils aîné.
  4. Il fut contraint de la laisser épouser par le comte de Saint-Paul.
  5. Castillon-sur-Dordogne. Quelques éditions portent Chastillon.
  6. Charles de Lorraine, duc d’Aumale, désigné ici sous le titre de connétable, était cousin des Guises. Après l’assassinat de ceux-ci à blois, il se prétendit gouverneur de Paris et ne fut pas étranger à la décision de la Sorbonne, déclarant les sujets déliés du serment de fidélité et d’obéissance au roi Henri III.
  7. En effet, la déclaration de la Sorbonne, sanctionnant la révolte, peut, dans une certaine mesure, être considérée comme la cause de la guerre civile et des maux qui en résultèrent.
  8. Après le meurtre du duc de Guise, le duc de Mayenne fit révolter la ville d’Orléans contre son gouverneur, et cette ville, qui jouissait jusque là d’une grande prospérité, éprouva de nombreuses calamités depuis qu’elle eut embrassé le parti de la Ligue.
  9. Le duc de Mayenne fit vendre ou engager une partie des joyaux de la Couronne, auxquels avait droit la branche aînée de Lorraine, qui comptait un prince né de la fille de Henri II.
  10. Le seigneur féodal de la maison de Guise était le roi de France, Henri III, contre lequel elle s’était révoltée, sous prétexte de mauvaise administration.
  11. Mugnot ou mugot, aujourd’hui magot, c’est-à-dire trésor caché. Pierre Molan, trésorier de l’Épargne, avait frauduleusement amassé une somme de 250 mille écus d’or, qui fut découverte le 5 mars 1589 par les soins de Machault, et dont le conseil de la Ligue profita.
  12. Pierre Molan étant à Tours avec le roi, venait de lui refuser une somme de peu d’importance lorsque son trésor fut découvert à Paris, pour le profit de la Ligue.
  13. Lorsqu’on le pendra.
  14. Subhaster, vendre à la criée.
  15. C’est-à-dire : de la pauvreté et de la misère.
  16. Le duc d’Aumale élevait des prétentions sur le comté de Boulogne ; il assiégea même la ville en octobre 1588, dans l’intention d’y établir son autorité. Mais ses attaques furent infructueuses.
  17. Le roi Henri III.
  18. Explication plaisante de la retraite du duc de Mayenne devant les troupes du roi de Navarre, appelé par Henri III à son secours.
  19. Le tyran est Henri III et l’hérétique le roi de Navarre.
  20. L’assassinat de Henri III par Jacques Clément, au camp de Saint-Cloud en 1589. La duchesse de Montpensier, sœur du duc de Mayenne, et ennemie acharnée de Henri III, passa pour avoir préparé ce meurtre, et même pour avoir fait de ses faveurs la récompense anticipée de l’assassin.
  21. Après l’assassinat du roi, le duc de Mayenne se mit à la tête d’une armée composée en partie de troupes amenées par Bassompierre et Balagny, en partie de celles envoyées par le roi d’Espagne, et voulut s’opposer à Henri IV.
  22. Les Parisiens s’attendaient à voir le duc de Mayenne ramener Henri IV prisonnier, et ils avaient déjà loué des fenêtres pour assister à cette entrée.
  23. Pour gerbe de foirre ou feurre, c’est-à-dire de paille. C’est une expression proverbiale.
  24. Le duc de Mayenne alla à Bruxelles demander au duc de Parme du secours contre Henri IV, et il en obtint un assez considérable, conduit par le comte d’Egmont.
  25. Tirelaisse, sorte de jeu, par extension tromperie.
  26. Roi de France.
  27. Les démons méridionaux désignent ici les Espagnols, qui soutenaient la Ligue, et auxquels l’auteur applique plaisamment le texte du psaume XC : « Non timebis ab incursu et dæmonio meridiano. »
  28. Allusion aux fausses nouvelles répandues par les chefs de
  29. Var. «Dom Bernardin de Mendoze. » C’était l’ambassadeur de Philippe II en France, qui conseillait aux Parisiens affamés de faire de la farine des ossements des morts pour s’en nourrir.
  30. Alexandre Farnèse, duc de Parme, gouverneur des Pays-Bas pour Philippe II.
  31. Le conseil privé du duc, composé de son secrétaire Baudouin, de son trésorier Ribault, du président Jeannin et de Des Portes.
  32. Merce, merci de. Tu autem, expression empruntée au bréviaire, où les leçons se terminent par la formule Tu autem, Domine, etc. Savoir le tu autem d’une chose c’est la connaître du commencement à la fin.
  33. La confrérie du cordon était établie à Lyon ; celle du Nom de Jésus existait à Paris dans l’église Saint-Gervais.
  34. S’il faut en croire les Mémoires de la Ligue, une dame mangea ses deux enfants morts de faim pendant le siège de Paris.
  35. Le duc de Mayenne, qui aspirait à la couronne de France, avait promis à chacun de ces princes en particulier de le faire nommer roi.
  36. Expression proverbiale. S’amuser à la moutarde signifie perdre son temps à des riens, flâner.
  37. Il s’agit du maréchal de Biron et du surintendant des finances, d’O, qui après la victoire d’Ivry détournèrent Henri IV de marcher sur Paris.
  38. Henri de Lorraine, marquis de Mayenne du vivant de son père. A défaut de la couronne pour lui-même, le duc voulait la mettre sur la tête de ce fils.
  39. Mayenne n’aimait pas sa femme, qui était vieille, et il n’avait pas plus d’affection pour son neveu, le jeune duc de Guise, et les autres princes Lorrains, en qui il voyait des obstacles à la réussite de ses projets.
  40. Voir Mémoires de la Ligue, tome V.
  41. C’est-à-dire faire assassiner Henri IV et proclamer saint son meurtrier, comme on avait fait pour l’assassin d’Henri III, Jacques Clément.
  42. Ce parti, sans importance, avait pour chef le jeune cardinal de Bourbon, assisté de son précepteur Jean Touchard, abbé de Bellozane, et de Du Perron, depuis cardinal.
  43. N’aura pas plus de poids que moi ; ne l’emportera pas sur moi.
  44. Le marquis de Pisani, accompagné du cardinal de Gondy, avait été envoyé en 1592 vers le pape Clément VIII pour le disposer à reconnaître Henri IV pour roi dès qu’il aurait abjuré. Les ligueurs soupçonnaient le duc de Mayenne d’approuver cette démarche, et il les rassure ici en leur disant que le cardinal ne cherchera pas à réussir dans sa mission.
  45. Les prédicateurs de la Ligue avaient publié que le Pape n’avait pas le pouvoir d’absoudre et de réhabiliter Henri IV, et que, s’il le faisait, il serait lui-même, et par ce seul fait, hérétique et excommunié.
  46. Marguerite d’Espinac, baronne de Lux, qui renseignait les chefs de la Ligue sur ce qui se passait dans les conseils d’Henri III.
  47. Expression proverbiale, signifiant : par tous les moyens.
  48. On le soupçonnait de vouloir abandonner le parti de la Ligue.
  49. Zamet, originaire d’Italie, vint en France à la suite de Catherine de Médicis, et s’y enrichit dans les Fermes. Le duc de Mayenne l’employait à négocier une trêve avec Henri IV.
  50. Se laissera jouer.
  51. Le vieux cardinal de Bourbon. Il mourut en prison à Fontenay-le-Comte en Poitou, assez misérable, et sans avoir jamais pu obtenir la moindre pension.
  52. Deux religieux de l’abbaye avaient apporté à Paris, en 1589, les reliques et le trésor de Saint-Denis, croyant les y mettre en sûreté. Mais les chefs de la Ligue, suivant leurs besoins, s’en firent livrer une grande partie.
  53. Le duc de Mayenne le tua de sang-froid en 1587.
  54. Maladie qui fait tomber le poil.
  55. Reprocher.
  56. On suppose que ce sont deux filles de joie, et ce passage fait allusion à une partie de débauche qui eut lieu à l’hôtel Carnavalet en mars 1589, à la suite de laquelle le duc de Mayenne fut atteint d’une maladie honteuse.
  57. Pierre d’Espinac se livrait à la débauche. Il n’en fut pas puni comme le duc de Mayenne ; il n’eut que la goutte, dont il mourut en 1599.
  58. Henri IV était vif et actif, tandis que le duc de Mayenne, gros et alourdi, mangeait et dormait beaucoup.
  59. Expression dont se servit le duc de Parme, en parlant du Béarnais.
  60. À la suite du siège de Paris cette maladie fit de grands ravages parmi la population.
  61. C’est-à-dire d’être pendu.
  62. Etienne de Nully, président à la Cour des Aides, après avoir fait tuer pendant la Saint-Barthélemy La Place, qui occupait ce siège. Il fut membre du conseil des Quarante et un des ligueurs les plus passionnés.
  63. Acharie, surnommé le laquais de la Ligue, pour la prospérité de laquelle il se donnait beaucoup de peine et de mouvement quoique boiteux.