Traduction par Lucien de Candolle.
C. Reinwald & Cie, libraires-éditeurs (p. 1-27).

la
LA SÉLECTION NATURELLE


I

DE LA LOI QUI A RÉGI L’INTRODUCTION
DE NOUVELLES ESPÈCES.


Que la distribution géographique des espèces dépend des changements géologiques.


Les faits singuliers que présente la distribution géographique des animaux et des plantes, sont de nature à intéresser vivement tout naturaliste qui se voue à l’étude de ce sujet.

Plusieurs de ces faits diffèrent beaucoup de ce qu’on aurait supposé d’abord, et ont été jusqu’à présent considérés comme très-curieux, mais tout à fait inexplicables. Aucune des théories proposées depuis l’époque de Linné ne satisfait aujourd’hui ; aucune n’a assigné une cause aux faits connus alors ; aucune n’est assez large pour renfermer tous les faits nouveaux qui ont été découverts depuis et qui le sont encore chaque jour.

Dans les dernières années cependant, les recherches de la géologie sont venues jeter une vive lumière sur cette question, en montrant que l’état actuel de la terre et des êtres organisés qui l’habitent, n’est que le dernier état par lequel passe le monde à la suite d’une longue et continuelle série de changements qu’il a subis, en sorte que toute tentative d’expliquer sa condition présente sans avoir égard à ces évolutions (ce qui a eu lieu fréquemment), doit conduire à des conclusions très-imparfaites et même erronées.

La géologie prouve en résumé les faits suivants :

Pendant une période dont la durée n’est pas connue, mais doit avoir été immense, la surface du globe a subi des changements successifs : des terres se sont abaissées au-dessous du niveau de l’Océan, d’autres en ont émergé ; des chaînes de montagnes ont surgi ; des îles sont devenues des continents, tandis que d’autres continents étaient submergés en partie, jusqu’à former des îles ; et ces révolutions ont eu lieu, non pas une fois, mais peut-être cent, peut-être mille fois ; — ces phénomènes ont été plus ou moins continus, mais leur marche a été inégale, et, pendant toute leur durée, la vie organique sur la surface de la terre a subi des modifications correspondantes ; modifications graduelles, mais complètes, c’est-à-dire qu’à la fin d’une période, il ne restait plus une seule des espèces qui avaient vécu au commencement. — Ce renouvellement complet des formes de la vie parait aussi avoir eu lieu plusieurs fois. Depuis la dernière époque géologique jusqu’à l’époque actuelle ou historique, le changement des formes organiques a été graduel ; on peut, pour beaucoup d’espèces aujourd’hui vivantes, déterminer le moment où elles apparurent pour la première fois, constater leur augmentation dans les formations plus récentes, où d’autres espèces s’éteignent et disparaissent : ainsi l’état actuel du monde organique dérive évidemment, par une suite d’extinctions et de créations graduelles, de celui qui caractérise les dernières époques géologiques. Nous sommes par conséquent fondés à conclure à une relation semblable entre les diverses périodes géologiques, c’est-à-dire à un progrès graduel de l’une à l’autre.

Maintenant, admettant que tels sont à peu près les résultats des recherches géologiques, nous voyons que la distribution géographique actuelle des êtres vivants doit être la suite de tous ces changements antérieurs qu’ont subis soit la surface de la terre, soit ses habitants. Sans doute d’autres causes que nous ne connaîtrons jamais ont agi ; nous devons donc nous attendre à trouver bien des détails qu’il sera difficile d’expliquer sans avoir recours à des changements géologiques qui sont très-probables, bien que dans chaque cas particulier nous n’ayons pas de preuve directe de leur action.

Notre connaissance du monde organique soit dans son état actuel, soit dans le passé, a pris un grand accroissement dans les vingt dernières années ; l’ensemble considérable de faits que nous avons à notre disposition devrait suffire pour établir une loi générale qui les expliquerait tous, en indiquant la direction que devront suivre les recherches nouvelles.

Il y a environ dix ans que l’auteur de cet essai a conçu l’idée d’une pareille loi ; et, depuis lors, il a saisi toutes les occasions pour la soumettre à l’épreuve des faits récemment découverts et dont il a eu connaissance, aussi bien que de tous ceux qu’il a pu observer lui-même. Tous ont servi à le convaincre de l’exactitude de son hypothèse.

L’exposition complète du sujet prendrait trop de temps ; mais, pour répondre à quelques opinions qui ont été dernièrement mises en avant et que nous croyons erronées, nous nous hasardons aujourd’hui à présenter nos idées au public, en les appuyant seulement par les arguments et les faits qui ont pu se présenter à nous dans un lieu très-éloigné, où manquent tous les moyens de vérification et d’information exacte.


Loi déduite de faits géographiques et géologiques bien connus.


Notre hypothèse est basée sur les principes suivants, qu’enseignent la géographie organique et la géologie.


Géographie.


1. Les grands groupes, tels que les classes et les ordres, sont en général répandus sur toute la terre, tandis que les groupes secondaires (familles et genres), n’occupent fréquemment qu’un espace restreint, souvent un district très-limité.

2. Dans les familles largement répandues, il arrive souvent que les genres ont des domaines limités ; dans les genres qui occupent un très-grand espace, les groupes définis d’espèces ont chacun un district géographique distinct.

3. Lorsqu’un groupe riche en espèces est restreint à un district, il arrive presque invariablement que les espèces les plus voisines habitent la même localité ou des localités très-rapprochées, en sorte que la relation naturelle d’affinité entre les espèces se retrouve dans leur distribution géographique.

4. Si l’on compare deux pays ayant le même climat, mais séparés par une grande étendue de mer ou de hautes montagnes, on trouve souvent que les familles, genres et espèces de chacun d’eux ont pour représentants dans l’autre, des groupes correspondants qui leur sont alliés de près, mais particuliers au pays où ils vivent.


Géologie.


5. La succession chronologique des êtres organisés a eu lieu suivant des lois très-semblables à celles de leur distribution géographique actuelle.

6. La plupart des grands groupes et quelques-uns des petits ont traversé plusieurs périodes géologiques.

7. Dans chaque période cependant, il y a des groupes spéciaux, qui ne se présentent dans aucune autre, et qu’on trouve, soit dans une, soit dans plusieurs formations.

8. Il y a plus d’affinité entre les espèces qui composent un genre, si elles ont existé durant la même période ; la même observation s’applique aux genres qui font partie de la même famille.

9. De même que, si aujourd’hui un groupe (espèce ou genre) se trouve dans deux localités très-éloignées l’une de l’autre, on le rencontre aussi dans les localités intermédiaires, de même, en géologie, l’existence d’une espèce ou d’un genre n’a pas subi d’interruption ; en d’autres termes, aucune espèce, aucun groupe d’espèces n’a pris naissance deux fois.

10. De ces faits on peut déduire la loi suivante : — Chaque espèce a pris naissance en coïncidence géographique et chronologique avec une autre espèce très-voisine et préexistante.

Cette loi est en harmonie avec les faits ; elle les explique parfaitement, ce que nous allons montrer en étudiant les quatre principales branches du sujet, savoir :

1o Le système des affinités naturelles ;

2o La distribution géographique des animaux et des plantes ;

3o Leur succession chronologique, question qui implique l’examen des groupes représentatifs et de ceux dans lesquels le Prof. Forbes a cru trouver la polarité ;

4o Les phénomènes des organes rudimentaires.


Système de classification rationnelle, tel qu’il résulte de cette loi.


Si la loi énoncée plus haut est vraie, il en résulte que la série naturelle des affinités représentera aussi l’ordre suivant lequel les différentes espèces ont apparu, chacune d’elles ayant eu pour prototype une espèce très-semblable, qui existait à l’époque de son origine.

Il est évidemment possible que deux ou trois espèces distinctes aient eu un type primitif commun, et que chacune d’elles à son tour soit devenue le type dont auront été créées d’autres espèces très-voisines. Il résulterait de là que, aussi longtemps que chaque espèce n’a servi de modèle qu’à une seule nouvelle espèce, la ligne des affinités sera simple, et pourra être représentée par une droite sur laquelle on placera les différentes espèces en succession directe. Mais, si deux ou plusieurs espèces ont été formées indépendamment les unes des autres sur le plan d’un type commun, alors la série des affinités sera complexe, et représentée par une ligne brisée avec deux ou plusieurs branches.

Or, tous les essais de classification naturelle des êtres organisés, montrent que ces deux plans ont prévalu dans la création. Quelquefois, et pour un certain nombre de divisions, la série des affinités peut être bien représentée par une progression directe d’espèce à espèce ou de groupe à groupe ; mais en général on se trouve vite dans l’impossibilité de procéder ainsi. On rencontre constamment deux ou plusieurs modifications d’un organe ou des modifications de deux organes distincts, qui mènent à deux séries différentes d’espèces, et celles-ci finissent par s’écarter tellement l’une de l’autre qu’elles forment des genres ou des familles distinctes. Ce sont là les séries parallèles ou groupes représentatifs des naturalistes, et on les rencontre souvent dans des pays différents, ou bien à l’état fossile dans des formations distinctes. Ils sont considérés comme analogues lorsqu’ils ont conservé une ressemblance de famille, bien qu’assez éloignés de leur prototype commun pour que leur structure diffère en beaucoup de points importants.

Nous voyons combien il est difficile de déterminer dans chaque cas, si une relation donnée est une affinité ou une analogie ; car évidemment, à mesure que nous remontons le long des séries parallèles ou divergentes, vers le type commun, l’analogie que nous avons observée entre les deux groupes devient une affinité.

Nous nous apercevons aussi de la difficulté qu’il y a à établir une vraie classification naturelle même dans un groupe petit et bien défini ; c’est chose presque impossible dans l’état actuel de la nature, avec le grand nombre des espèces et les modifications si variées des formes et des organismes ; abondance qui provient probablement de ce qu’une grande quantité d’espèces ont servi de types pour les formes actuelles, et produit, par suite, une division compliquée de la ligne d’affinités, aussi inextricable que le réseau formé par les rameaux d’un chêne ou le système vasculaire du corps humain. La grande difficulté du problème apparaît surtout, si nous n’avons que des fragments de tout ce vaste système ; le tronc et les branches principales sont représentés par des espèces éteintes dont nous n’avons nulle connaissance, tandis que nous avons à mettre en ordre une masse énorme de rameaux, de petits rejetons et de feuilles dispersées, déterminant pour chacun de ces éléments la place qu’il a dû occuper à l’origine, relativement aux autres.

Nous serons donc obligés de rejeter tous les systèmes de classification qui arrangent dans un cercle les espèces ou groupes, aussi bien que ceux qui assignent un nombre déterminé aux divisions de chaque groupe.

Ces derniers ont été très-généralement rejetés par les naturalistes, comme contraires à la nature, malgré l’habileté avec laquelle ils ont été défendus ; mais le système circulaire des affinités semble plus solidement établi dans la science, et quelques savants éminents l’ont adopté jusqu’à un certain point. Toutefois nous n’avons jamais pu trouver un cas dans lequel le cercle fût fermé par une affinité directe et rapprochée. Presque toujours on lui a substitué ce qui était évidemment une analogie, ou bien l’affinité est très-obscure sinon tout à fait douteuse.

L’enchevêtrement des lignes d’affinité dans les groupes considérables, permet aussi de donner facilement une apparence de probabilité à de tels arrangements purement artificiels.

M. Strickland leur a porté le dernier coup. Ce savant regretté a montré clairement dans le beau mémoire qu’il a publié dans les Annales d’histoire naturelle, la vraie méthode synthétique pour découvrir le système naturel.


Distribution géographique des êtres organisés.


Ici nous allons voir que tous les faits sont parfaitement en harmonie avec l’hypothèse ci-dessus qui en donne une explication facile. Si nous trouvons dans un pays des espèces, des genres, des familles entières qui lui sont particulières, il faut nécessairement qu’il ait été isolé pendant une période assez longue pour que plusieurs séries d’espèces aient été créées sur le type d’autres espèces préexistantes ; celles-ci s’étant éteintes aussi bien que beaucoup de formes plus anciennes, les groupes paraissent isolés. Si, dans un cas, le type primitif avait un habitat étendu, il peut avoir produit deux ou plusieurs groupes d’espèces différant de lui chacun à sa manière ; de là des groupes représentatifs ou analogues. On peut expliquer de cette façon, par exemple, les Sylviadæ d’Europe et les Sylvicolidæ de l’Amérique du Nord, les Heliconidæ de l’Amérique du Sud et les Euplœæ de l’Orient, le groupe de Trogons qui habite l’Asie et celui de l’Amérique méridionale.

Il est une classe de phénomènes qui n’ont point encore été expliqués, même d’une façon purement conjecturale : ce sont ceux qu’on observe par exemple dans l’archipel des Galapagos. Ces îles sont peuplées de petits groupes de plantes et d’animaux qui leur sont propres, mais sont alliés de très-près aux espèces de l’Amérique méridionale. D’origine volcanique, elles remontent à une haute antiquité et n’ont probablement jamais été rattachées au continent de plus près qu’elles ne le sont aujourd’hui. Elles doivent avoir été peuplées, ainsi que d’autres îles récentes, par l’action des vents et des courants, et à une époque assez éloignée pour que les espèces originaires se soient éteintes, laissant seulement les prototypes modifiés. Nous pouvons expliquer de la même manière le fait que chacune de ces îles possède une faune et une flore particulières. On peut supposer que la même émigration primitive les peupla toutes des mêmes espèces qui ont servi alors de types à des formes diversement modifiées, ou bien que ces îles ont reçu leur population successivement les unes des autres, et que dans chacune d’elles de nouvelles espèces ont été créées sur le plan des premières.

Sainte-Hélène nous offre un exemple semblable d’une île très-ancienne qui a reçu une flore tout à fait spéciale, quoique pauvre. D’autre part, on ne connaît aucune île d’une origine géologique récente (par exemple de la fin de l’époque tertiaire), qui possède des genres ou des familles, ou même beaucoup d’espèces, qui lui soient propres.

Si une chaîne de montagnes a atteint une grande élévation et l’a conservée durant une longue période géologique, les pays situés de part et d’autre à la base de la chaîne, ont souvent leurs espèces très-différentes, parmi lesquelles on rencontre des espèces représentatives de quelques genres ; ou même des genres entiers sont propres à l’un des côtés de la chaîne, ce qui se voit très-bien par exemple dans les Andes ou les Montagnes Rocheuses. Un phénomène semblable a lieu lorsqu’une île a été séparée d’un continent à une époque très-ancienne. La mer peu profonde qui baigne la presqu’île de Malacca et les îles de Java, Sumatra et Bornéo, était probablement un continent ou une grande île à une époque ancienne, et fut peut-être submergée lors du soulèvement des chaînes volcaniques de Java et de Sumatra. De là le grand nombre d’espèces animales communes à quelques-uns de ces pays ou à tous, tandis qu’en même temps il s’y trouve plusieurs espèces représentatives très-voisines, propres à chacune des régions, et qui montrent qu’il s’est écoulé une période considérable depuis leur séparation. Les faits de la distribution géographique des organismes et ceux de la géologie peuvent donc s’expliquer les uns par les autres dans les cas douteux, pourvu que les principes que nous défendons soient clairement établis.

Dans les îles qui ont été séparées d’un continent ou soulevées par l’action des volcans ou des coraux, ainsi que dans les chaînes de montagnes dont l’élévation est récente, on n’observe pas de groupes particuliers, ni même d’espèces représentatives. La Grande-Bretagne en est un exemple ; sa séparation du continent étant géologiquement très-récente, elle n’a presque pas une seule espèce en propre ; et la chaîne des Alpes, dont le soulèvement est très-moderne, sépare des faunes et des flores dont les différences peuvent presque entièrement s’expliquer par celles du climat et de la latitude.

Nous avons fait allusion plus haut (page 5) au fait important et frappant du voisinage géographique d’espèces alliées appartenant à des groupes nombreux. M. Lovell Reeve en donne un exemple intéressant, dans son beau travail sur la distribution des Bulimi. On peut citer aussi les colibris et les toucans ; on en voit souvent, dans un même district ou dans des districts rapprochés, de petits groupes d’espèces alliées, ce que nous avons pu nous-même vérifier. Le même phénomène s’observe chez les poissons : chaque grande rivière a ses genres particuliers, ou ses groupes d’espèces voisines appartenant à des genres nombreux.

Mais il en est ainsi dans toute la nature ; nous rencontrons les mêmes faits dans chaque classe, chaque ordre d’animaux. On n’a point, jusqu’à présent, essayé d’expliquer ces phénomènes singuliers ou de leur assigner une cause. Pourquoi les genres de palmiers et d’orchidées sont-ils presque toujours limités à un hémisphère ? Pourquoi les espèces alliées de trogons dont le dos est brun se trouvent-elles toutes en Orient, et ceux dont le dos est vert dans l’Occident ? Pourquoi la même distribution chez les aras et les kakatoès ?

Les Insectes nous fournissent une quantité énorme d’exemples analogues : les Goliathi d’Afrique, les Ornithoptères des îles Malaises, les Héliconides de l’Amérique méridionale, les Danaïdes de l’Orient ; et toujours les espèces très-semblables se trouvent géographiquement rapprochées.

Force est à tout esprit pensant de se demander pourquoi les choses sont ainsi. Il faut qu’une loi ait régi la création et la dispersion de ces organismes. Eh bien ! la loi que nous avons proposée, non-seulement explique ces faits constatés, mais les implique nécessairement ; les exceptions et les anomalies apparentes qui se rencontrent çà et là, trouvent facilement leur explication dans les grands changements géologiques qui ont eu lieu.

En exposant aujourd’hui nos idées sous cette forme imparfaite, nous avons surtout pour but de les soumettre à l’appréciation d’autres savants, et d’arriver à connaître tous les faits considérés comme incompatibles avec notre manière de voir. Nous ne réclamons l’adhésion pour notre hypothèse qu’autant qu’elle explique et relie entre eux des faits bien certains ; par conséquent aussi, nous demandons qu’on avance pour nous réfuter des faits seulement, et non pas des arguments à priori contre la probabilité de notre théorie.


Succession géologique des êtres organisés.


Les phénomènes de la succession géologique des organismes sont exactement analogues à ceux de leur distribution géographique ; c’est-à-dire, que les espèces semblables se rencontrent associées dans les mêmes couches, et que la transition d’une espèce à une autre parait avoir été graduelle.

La géologie nous prouve d’une manière positive que des espèces se sont éteintes pour faire place à d’autres, mais elle ne nous montre pas comment le fait a eu lieu.

L’extinction des espèces offre à la vérité peu de difficulté, et le modus operandi en a été fort bien expliqué par sir Ch. Lyell dans ses admirables Principes. Les révolutions géologiques, bien que très-lentes, doivent parfois avoir modifié les conditions extérieures assez pour rendre impossible l’existence de certaines espèces. Celles-ci se sont éteintes en général par degrés ; mais il peut y avoir eu dans quelques cas destruction soudaine d’une espèce peu répandue.

Mais comment les espèces éteintes ont-elles été remplacées par de nouvelles, et comment cette succession s’est-elle continuée jusqu’aux périodes géologiques les plus récentes ? C’est là le problème le plus difficile et en même temps le plus intéressant de toute l’histoire naturelle de la terre. Nos recherches actuelles nous feront peut-être avancer d’un pas vers sa solution, en faisant ressortir des faits connus une loi qui permette de déterminer quelle espèce a pu et a dû apparaître à une époque donnée.


Que l’organisation perfectionnée d’animaux très-anciens est compatible avec cette loi.


On a beaucoup discuté dans ces dernières années sur cette question : est-ce que la succession des êtres vivants sur la terre a eu lieu suivant leur degré de développement et d’organisation, en commençant par le plus bas, pour s’élever jusqu’à l’organisme le plus parfait ?

Les faits admis semblent prouver cette progression en général, mais non dans les détails. Les mollusques et les rayonnés ont existé avant les vertébrés ; il est incontestable que les poissons ont précédé les reptiles et les mammifères, et que, parmi ces derniers, les plus élevés ont succédé à ceux qui occupent un degré plus bas de l’échelle. D’autre part, on dit que les mollusques et les rayonnés des époques les plus anciennes avaient une organisation plus parfaite que la plupart de ceux qui existent aujourd’hui, et que les poissons les plus anciens qu’on connaisse ne présentent nullement l’organisation la plus incomplète de leur classe.

Nous croyons que notre hypothèse est d’accord avec tous ces faits, et peut beaucoup aider à les expliquer. Car, bien que quelques auteurs puissent y voir essentiellement une théorie du progrès, elle n’implique en réalité que le changement graduel. Il n’est du reste point difficile de montrer qu’un progrès réel dans l’échelle des organismes est parfaitement compatible avec toutes les apparences, même celles qui semblent indiquer un recul.

Reprenons la comparaison avec un arbre, comme représentant le mieux l’arrangement naturel des espèces et leur création successive. Supposons qu’un groupe quelconque ait atteint, à une époque géologique ancienne, une grande richesse en espèces et une organisation perfectionnée. Supposons encore que cette grande branche d’espèces alliées soit partiellement ou complètement détruite par des révolutions géologiques. Plus tard un nouveau rameau naît du même tronc, c’est-à-dire de nouvelles espèces sont successivement créées, ayant pour prototypes les mêmes organismes élémentaires qui ont été les types du groupe précédent, mais qui, contrairement à celui-ci, ont survécu aux conditions nouvelles.

Ce nouveau groupe, sous l’influence de circonstances nouvelles, subit des modifications dans sa structure et son organisation, et devient le représentatif du groupe primitif dans un autre terrain géologique. Toutefois il peut arriver que la nouvelle série d’espèces, quoique plus récente, ne parvienne jamais à un degré d’organisation aussi complet que les espèces primitives, et qu’elle s’éteigne à son tour, faisant place à une troisième modification de la même racine ; cette nouvelle forme pourra présenter un nombre d’espèces plus ou moins grand que l’une ou l’autre de celles qui l’ont précédée, un degré d’organisation plus ou moins élevé, des variétés de conformation plus ou moins nombreuses. Bien plus, il se peut que chacun de ces groupes n’ait pas entièrement disparu, mais qu’il ait laissé quelques espèces, dont les prototypes modifiés se rencontrent dans les époques suivantes, derniers vestiges de leur grandeur et de leur abondance primitives. Ainsi, chaque cas de recul apparent peut être en réalité un progrès, mais un progrès interrompu ; de même, lorsqu’un monarque de la forêt perd une branche, celle-ci est peut-être remplacée par un rameau faible et malsain. Tel parait avoir été le cas pour la classe des mollusques ; ce groupe, à une époque très-ancienne, présentait, dans les Céphalopodes testacés, une organisation très-développée, avec une grande variété de formes et d’espèces. Dans chacune des périodes suivantes, des espèces et des genres modifiés ont remplacé les premiers qui s’éteignaient, et en avançant vers l’époque actuelle, nous ne trouvons plus que quelques petits représentants de ce groupe, tandis que les Gastéropodes et les Bivalves ont acquis une énorme prépondérance.

Dans la longue série des révolutions que la terre a subies, elle n’a pas cessé un instant de recevoir de nouveaux habitants, et, toutes les fois que l’un des groupes supérieurs a disparu, partiellement ou complètement, les formes plus élémentaires qui ont mieux résisté aux conditions modifiées, ont servi de types pour fonder des races nouvelles.

C’est là, croyons-nous, la seule manière que nous ayons d’expliquer dans tous les cas les groupes représentatifs à des périodes successives, ainsi que les fluctuations que nous rencontrons dans l’échelle des organismes.


Objections à la théorie de la polarité du professeur Forbes.


M. Ed. Forbes a proposé récemment l’hypothèse de la polarité, pour expliquer le contraste que présentent les époques très-anciennes et l’époque actuelle d’une part, avec les périodes intermédiaires d’autre part, sous le rapport de la quantité relative des formes génériques ; on sait que leur abondance diminue à partir des temps primitifs et atteint son minimum à la limite des époques paléozoïque et secondaire.

L’hypothèse de M. Forbes nous semble inutile, car ces faits trouvent facilement leur explication dans les principes énoncés plus haut.

Les époques Paléozoïque et Néozoïque du professeur Forbes n’ont presque pas d’espèces communes ; même la plupart des genres et des familles ont entièrement changé de l’une à l’autre. Il est presque universellement admis qu’une pareille révolution dans le monde organique doit avoir occupé un très-long espace de temps. Il ne nous en est resté aucune trace, probablement parce que toute l’étendue des formations primitives accessible à nos recherches, fut soulevée à la fin de la période paléozoïque, et resta au-dessus des eaux pendant tout le temps nécessaire aux modifications organiques qui ont produit la faune et la flore de l’époque secondaire. Ainsi les monuments de cette transition sont soustraits à nos investigations par l’océan qui recouvre les trois quarts du globe. Or, il parait très-probable qu’une longue période de repos ou de stabilité dans les conditions physiques d’une région, est éminemment favorable à l’existence d’un grand nombre d’individus, aussi bien qu’à une grande variété dans les espèces et les genres ; la comparaison des tropiques avec les contrées tempérées et avec les contrées froides, nous montre aujourd’hui que les pays les plus propres à un accroissement et à une multiplication rapide des individus, renferment aussi le plus grand nombre d’espèces et de formes variées. D’autre part, il n’est pas moins probable qu’un changement petit, mais brusque, ou même un changement graduel, s’il est considérable, apporté aux conditions physiques d’un district, serait très-fâcheux pour l’existence des individus, pourrait causer l’extinction de beaucoup d’espèces, et serait également défavorable à la création d’espèces nouvelles. En ceci aussi, l’état actuel de notre globe nous offre quelque chose d’analogue ; car ou sait que la stérilité relative des zones tempérées et des zones froides, est due, moins à l’état moyen de leurs conditions physiques, qu’à leurs variations brusques et extrêmes ; nous en avons la preuve dans ce double fait que, d’une part les formes tropicales pénètrent à une grande distance au delà des tropiques quand le climat est égal, et que d’autre part les régions montagneuses de la zone torride, qui se distinguent des régions tempérées surtout par l’uniformité de leur climat, sont riches en espèces et en genres.

Quoi qu’il en soit, il parait raisonnable d’admettre que les espèces nouvelles qui ont été créées, doivent avoir apparu pendant une période de repos géologique, durant laquelle le nombre des créations aura dépassé celui des extinctions, en sorte que la quantité des espèces se sera accrue. En revanche, dans les périodes d’activité géologique, il est probable que, les extinctions dépassant les créations, le nombre des espèces aura diminué. Les terrains houillers montrent que ces phénomènes ont eu lieu, et qu’ils sont réellement dus aux causes auxquelles nous les attribuons : les dislocations et les contournements de cette formation, indiquent une période de grande activité et de convulsions violentes, et la formation qui la suit immédiatement est celle qui frappe le plus par sa pauvreté en formes organiques. Nous pouvons donc expliquer l’ensemble des faits, en nous représentant comme à peu près semblable l’action géologique, pendant le long intervalle inconnu qui s’écoula à la fin de la période paléozoïque, et en admettant que la violence et la rapidité des phénomènes diminuèrent pendant la période secondaire, assez pour permettre à la terre de se repeupler de formes variées[1]. De cette façon, nous pourrons rendre compte de l’augmentation des formes organiques pendant certaines périodes, et de leur diminution pendant d’autres, sans avoir recours à d’autres causes que celles que nous savons avoir existé, ni à d’autres effets que ceux qu’on en peut raisonnablement déduire. Il est impossible de préciser de quelle manière ont dû s’effectuer les révolutions géologiques les plus anciennes : par conséquent, lorsque nous pouvons expliquer des faits importants, en admettant tantôt un ralentissement, tantôt une accélération, dans une série de phénomènes que sa nature même et l’observation prouvent avoir été irrégulière, nous devons certainement préférer une explication si simple à l’hypothèse obscure de la polarité.

Je me permettrai encore de présenter à M. Forbes quelques objections tirées de l’essence même de sa théorie.

Notre connaissance du monde organique à une époque géologique quelconque est nécessairement très-imparfaite. On pourrait en douter, si l’on ne considérait que le grand nombre d’espèces et de groupes, découverts par les géologues ; mais nous ne devons pas, pour l’apprécier, établir la comparaison seulement avec ceux qui existent aujourd’hui, mais avec un nombre beaucoup plus grand. Nous n’avons aucune raison de croire qu’à une époque plus ancienne la terre ait contenu beaucoup moins d’espèces que maintenant ; en tout cas la population des eaux, la mieux connue des géologues, fut probablement souvent aussi nombreuse, et même plus nombreuse que maintenant. Or nous savons qu’il y a eu beaucoup de changements complets dans les espèces ; plusieurs fois des séries d’organismes ont disparu pour faire place à d’autres, nouvellement créés, en sorte que la somme totale des formes organiques qui ont habité la terre depuis la première époque géologique, comparée à toutes celles qui la peuplent maintenant, doit être à peu près dans la même proportion que l’ensemble des hommes qui ont vécu sur la terre, comparé à sa population actuelle. De plus, il est certain que le globe fut, à toutes les époques plus ou moins, le théâtre de la vie, tout comme aujourd’hui, et, à mesure que périssaient les générations successives de chaque espèce, leurs dépouilles, et spécialement les parties solides, ont dû se déposer dans toutes les mers alors existantes, qui, comme on a des raisons de le croire, étaient plutôt plus étendues qu’à présent.

Par conséquent, pour comprendre quelle proportion du monde primitif et de ses habitants nous pouvons connaître, il faut comparer avec la surface totale de la terre, non pas l’étendue généralement accessible à nos recherches géologiques, mais bien celle de chaque formation, qui a été déjà étudiée. Par exemple, durant la période silurienne, la terre entière était silurienne ; des animaux vivaient et mouraient, et laissaient leurs dépouilles en plus ou moins grande quantité sur la surface entière du globe, et il est probable qu’il y avait autant de différences qu’aujourd’hui entre les diverses latitudes et longitudes, au moins pour ce qui est des espèces. Quelle proportion y a-t-il entre les districts siluriens et la surface entière de la planète, terre et mer (car il est probable que les régions siluriennes sont beaucoup plus étendues sous les eaux que sur les terres), et quelle est la portion des terrains siluriens qui a été étudiée au point de vue des fossiles ? Est-ce que la portion de ces terrains non recouverte par les eaux serait la millième ou la dix millième partie de la surface entière du globe ?

Posez la même question au sujet de l’oolithe ou du calcaire, ou même au sujet de couches particulières appartenant à ces terrains mais différentes quant à leurs fossiles, et vous apprécierez alors combien est petite la partie du monde que nous connaissons.

Ce qui est encore plus important, c’est que probablement, je dirai même certainement, des formations entières, avec les vestiges de longues périodes géologique, sont recouvertes par l’océan, et mises pour toujours hors de notre portée. Autrement la plupart des lacunes qui existent dans la série géologique, pourraient être comblées ; car il se peut qu’une immense quantité d’animaux, qui pourraient servir à étudier les affinités de tant de groupes isolés, énigmes perpétuelles pour le zoologiste, restent ainsi ensevelis ; peut-être un jour de nouvelles révolutions les tireront-elles du sein des eaux, fournissant un objet d’étude à une race intelligente qui nous aura succédé sur la terre.

Ces considérations nous amènent à conclure que notre connaissance de la série générale des anciens habitants de la terre est nécessairement très-imparfaite et fragmentaire ; autant que le serait notre science du monde organique actuel, si nous étions obligés de faire nos observations et nos collections dans des lieux aussi limités en nombre et en étendue, que ceux où nous pouvons aujourd’hui recueillir des fossiles. Or l’hypothèse du professeur Forbes suppose essentiellement une science complète de la série entière des êtres organisés qui ont habité la terre. C’est là une objection péremptoire à cette théorie, indépendamment de toute autre considération.

On pourrait dire que cette objection est bonne contre toute théorie du sujet qui nous occupe ; mais ce n’est pas nécessairement le cas, et l’on ne peut adresser ce reproche à l’hypothèse que nous avons proposée, qui, prenant les faits connus comme fragments d’un vaste tout, en déduit quelque chose sur la nature et les proportions de ce même tout dont les détails nous échappent. Basée sur les groupes isolés de faits et reconnaissant leur isolement, elle cherche à en déduire la nature des portions intermédiaires.


Organes rudimentaires.


Les organes rudimentaires constituent toute une série importante de faits, parfaitement d’accord avec la loi que nous cherchons à établir, et qui même en dérivent nécessairement.

Qu’il existe de tels organes, et qu’ils ne remplissent en général aucune fonction spéciale dans l’économie animale, c’est là ce qu’admettent les premières autorités en anatomie comparée. Pour rappeler quelques exemples bien connus, nous citerons les très-petits membres cachés sous la peau de plusieurs sauriens rapprochés des serpents, les crochets anaux du boa constrictor, la série complète de phalanges articulées dans la nageoire du lamantin et de la baleine. La botanique reconnaît depuis longtemps des faits semblables ; on rencontre fréquemment des étamines avortées, des enveloppes florales et des carpelles rudimentaires.

Pourquoi ces organes sont-ils là ? Telle est la question que doit se poser tout naturaliste philosophe. Quelle est leur relation avec les grandes lois de la création ? Ne nous apprennent-ils pas quelque chose du système de la nature ? Si chaque espèce a été créée isolément et sans aucune relation nécessaire avec des formes préexistantes, qu’est-ce que signifient ces rudiments d’organes, ces imperfections apparentes ? Elles doivent avoir une cause ; elles doivent être les résultats nécessaires de quelque grande loi naturelle. Si l’on admet avec nous, comme ayant régi la diffusion des animaux et des plantes sur la terre, cette grande loi que tout changement est graduel, qu’aucune créature n’est formée très-différente de tout ce qui existait avant elle ; que, en cela comme en tout, la nature procède par degrés et sans secousse : — alors ces organes rudimentaires sont nécessaires, et constituent une partie essentielle du système naturel.

Par exemple, avant que les vertébrés supérieurs fussent formés, bien des échelons devaient être franchis, et beaucoup d’organes, d’abord à l’état rudimentaire, devaient en sortir par des changements nombreux.

L’aileron écailleux du pingouin reproduit la forme élémentaire d’aile propre au vol que possédait son prototype, et des membres, d’abord cachés sous la peau, puis faiblement projetés au dehors, formaient les transitions nécessaires, aboutissant à des organes de locomotion pleinement développés[2].

Nous rencontrerions encore beaucoup plus de modifications semblables, nous verrions des séries plus complètes, si nous connaissions toutes les formes qui ont cessé de vivre. Les grandes lacunes qui existent entre les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères, seraient certainement alors comblées par des groupes intermédiaires, et le monde organique, dans son ensemble, présenterait un système continu et harmonieux.


Conclusion.


Nous l’avons donc fait voir, quoique brièvement et imparfaitement : la loi que « chaque espèce a pris naissance en coïncidence géographique et chronologique avec une autre espèce alliée préexistante », relie et fait comprendre une grande masse de faits isolés, inexpliqués jusqu’à aujourd’hui.

Cette loi jette une vive lumière sur le principe naturel de classification des êtres organisés ; elle rend compte de leur distribution géographique et de leur succession géologique, des phénomènes des groupes représentatifs et substitués, dans toutes leurs modifications, et des particularités anatomiques les plus singulières ; en parfaite harmonie avec l’énorme masse de faits que les naturalistes modernes ont recueillis, elle se concilie, à ce que nous croyons, avec chacun d’eux. Elle est préférable à toutes les autres hypothèses proposées jusqu’à ce jour, par ce motif, que non-seulement elle explique ce qui existe, mais qu’elle l’entraîne nécessairement. Si on l’admet, on reconnaît que les faits les plus importants de la nature n’auraient pas pu être autres qu’ils ne sont, et s’en déduisent presque aussi forcément que les orbites elliptiques des planètes résultent de la loi de la gravitation.



  1. Le professeur Ramsay a montré tout récemment, qu’il y eut probablement une époque glaciaire, contemporaine de la formation permienne, ce qui rend compte d’une manière plus satisfaisante de la rareté comparative des espèces.
  2. La théorie de la sélection naturelle nous a dès lors appris que ce n’est pas ainsi que se sont formés les membres ; M. Darwin a expliqué que la plupart des organes rudimentaires ont été produits par l’avortement résultant du défaut d’usage.