L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

II.
LES CLASSES SOCIALES

II.
LA NOBLESSE ET LE TCHINE[1]

La rareté des villes, le manque d’industrie et de grand commerce, l’absence de professions libérales, ont en Russie retardé jusqu’à nos jours la formation d’une classe moyenne. Ni par le nombre, ni par l’éducation, la bourgeoisie n’a la même importance que dans l’occident de l’Europe. De même qu’au temps de Pierre le Grand, il reste encore en présence et comme face à face, sans intermédiaire pour les unir ou les séparer, deux classes que dans leur opposition même il est difficile d’isoler l’une et l’autre : la noblesse et les paysans, l’ancien seigneur et l’ancien serf. En ces deux classes, en ces deux hommes se personnifient encore aujourd’hui deux Russies : dans la première, la Russie moderne, la Russie européenne de Pierre et des empereurs réformateurs ; dans la seconde, la Russie moscovite, la Russie à demi asiatique ou à demi orientale des vieux tsars. Entre le noble et le paysan, le servage était, jusqu’au règne d’Alexandre II, une chaîne matérielle, il n’a jamais été un lien moral. Cette chaîne séculaire une fois rompue, l’ancien seigneur et l’ancien serf se sont retrouvés presque aussi rapprochés par la terre et les besoins de la vie rurale, presque aussi séparés par l’esprit, par les tendances et les mœurs. C’est qu’entre l’esclave et le maître la différence n’était pas seulement dans le degré de culture, elle était dans le principe, dans la nature même de la civilisation. Aussi entre l’un et l’autre, après comme avant l’émancipation, l’intervalle reste-t-ii si grand, qu’aux yeux de l’observateur ils semblent moins former deux classes que deux peuples superposés.

De ces deux hommes, du mougik et de son ancien maître, l’un est entièrement étranger à l’Europe, l’autre lui est presque familier. C’est ce dernier que nous étudierons d’abord. La France, l’Allemagne, l’Italie l’ont souvent reçu, elles l’ont vu comme voyageur, comme homme du monde ou homme de plaisir. L’Occident connaît le noble russe et ignore presque absolument la noblesse de Russie. De l’institution et du corps de la noblesse, de sa valeur politique, l’Occident ne sait rien. Sous ce rapport, le premier ordre de la société russe n’est guère mieux connu, guère mieux compris de l’Europe que le paysan lui-même : nous n’en savons ni la fonction dans le passé, ni le rôle dans le présent, et sommes ainsi hors d’état d’en augurer l’avenir ; nous ne savons quelle place la noblesse occupe dans la nation et dans l’état, quelles prérogatives lui concèdent la coutume ou la loi, quelles perspectives lui réserve le développement normal de la Russie. On parle beaucoup en Europe aujourd’hui de démocratie et d’aristocratie ; dans notre France même, rendue plus curieuse de l’étranger, les partis ou les écoles interrogent souvent à ce point de vue les autres nations. On se plaît à chercher dans des exemples plus ou moins fidèlement présentés des argumens en faveur de thèses le plus souvent arrêtées d’avance. Quelles leçons la Russie peut-elle à cet égard offrir à l’Europe ? Vers quelle pente incline cette société, par tant de traits si dissemblable de la nôtre ? Peut-elle longtemps se retenir sur le versant où se laisse peu à peu glisser tout l’Occident ? Y a-t-il en Russie une force aristocratique capable de devenir un jour un ressort politique, capable d’être un appui ou un frein pour le trône ou pour le peuple ? Dans ce siècle où tout marche si vite, de telles questions ont beau paraître prématurées, elles se présentent naturellement à l’esprit inquiet des destinées de l’Europe et de la civilisation.


I

Il existe en Russie une noblesse (dvorianstvo). La loi la place en tête des ordres de l’état, mais cette noblesse n’a ni les mêmes origines ni les mêmes traditions que ce que nous appelons du même nom en Occident. Le dvorianstvo russe, la classe cultivée héréditaire, disait récemment un noble écrivain[2], est une institution spéciale à la Russie, inconnue de l’Europe, unique à sa manière. Deux choses la distinguent particulièrement : c’est d’abord qu’elle n’a jamais été qu’un instrument du pouvoir, n’étant littéralement autre chose que la réunion des hommes au service public ; c’est ensuite que l’entrée en a toujours été ouverte et que, se renouvelant incessamment par un afflux d’en bas, elle s’est gardée de tout penchant exclusif, de tout esprit de caste.

De l’aveu de ses plus sérieux panégyristes, la noblesse russe est ainsi sans analogue en Occident ; quelques-uns disent même volontiers sans antécédent dans l’histoire. Ce n’est qu’en regardant leur patrie à travers l’étranger ou en se laissant prendre à une ressemblance tout extérieure que certains Russes, élevés à l’européenne et oublieux des traditions nationales, font mine de se draper en lords anglais ou en herren allemands. Si nous rendons le mot dvorianstvo par les termes de noblesse, nobility, Adel, c’est faute d’équivalent dans les langues comme dans les institutions de l’Occident. Le nom qui désigne officiellement la première classe de l’état en indique lui-même l’origine. Le russe dvorianine veut dire homme de cour, on pourrait traduire par courtisan, si le mot dans notre langue n’avait pris un sens détourné. Il semble que primitivement le dvorianine fût un officier ou dignitaire de la cour moscovite, plus ou moins analogue aux chambellans de l’Occident. Plus tard ce terme fut étendu à tous les gens au service personnel du souverain, ou ce qui revenait au même au service de l’état. Le dvorianstvo russe a gardé à travers l’histoire la marque de son origine ; c’est une noblesse de cour, une noblesse de service, qui de nos jours comme jadis s’acquiert de droit par le tchine, par un grade ou un rang déterminé dans l’armée ou dans l’administration.

La législation russe distingue deux sortes de noblesse, la noblesse transmissible, héréditaire (potomstvennyi), et la noblesse personnelle (litchnyi) qui ne descend point du père aux enfans. Pour nous, ces mots de « noble personnel » semblent une sorte d’antithèse et l’anoblissement viager une contradiction. Séparée de l’hérédité, la noblesse n’est à nos yeux qu’un non-sens. Une telle institution accuse nettement le caractère particulier de la hiérarchie russe. Le dvorianstvo n’étant que la classe des serviteurs de l’état, il a bien fallu, lors de l’introduction en Russie de la bureaucratie compliquée de l’Occident, distinguer entre les fonctions élevées et les emplois inférieurs. De là, parmi les gens au service public, la création de deux noblesses. A l’employé subalterne, ce titre de dvorianine personnel assurait les privilèges ou mieux les droits de l’homme libre, dans un pays où le noble ou fonctionnaire avait seul quelques droits reconnus. Aujourd’hui et depuis longtemps déjà le noble personnel n’a en fait aucun privilège de plus que les marchands et les habitans privilégiés des villes. Ses enfans entrent dans la catégorie des citoyens honoraires ou bourgeois notables héréditaires, et sous ce titre ils jouissent en réalité d’autant de droits que leur père, dont ils n’ont pas hérité la noblesse. Le dvorianstvo personnel est ainsi devenu un vain titre ; il n’a jamais du reste eu d’importance, et la suppression n’en changerait rien à la hiérarchie sociale.

La noblesse héréditaire est la seule digne d’attention, la seule ayant une réelle importance. Comme la noblesse personnelle, elle est depuis des siècles ouverte à tous. Durant plus de cent ans, pendant le XVIIIe siècle et la première partie du XIXe, de Pierre le Grand à la fin du règne d’Alexandre Ier, la noblesse héréditaire appartint de droit à tout officier de l’armée et à tout employé civil d’un rang équivalent ; elle se gagnait avec la première épaulette, avec le grade d’enseigne, grade inférieur à celui de sous-lieutenant. On comprend ce que devait être une noblesse dont la porte était aussi largement ouverte et le seuil aussi bas. Une qualité ainsi prodiguée ne pouvait manquer de se déprécier et ravaler. Pour en arrêter l’avilissement, l’empereur Alexandre Ier en 1822, son frère Nicolas en 1845, l’empereur Alexandre II en 1854, ont successivement relevé de plusieurs degrés le seuil de la noblesse héréditaire. Aujourd’hui elle ne donne plus accès qu’aux colonels ou aux fonctionnaires civils décorés du titre de conseiller d’état actuel (4e classe). Les premiers grades ou tchines, qui longtemps ont eu droit au dvorianstvo héréditaire, sont réduits au dvorianstvo personnel. Outre la grande porte du tchine, la noblesse héréditaire garde des portes de côté : ce sont les décorations, les ordres impériaux qui anoblissent de droit. Le souverain enfin a la faculté, dont il use peu, de conférer la noblesse par gratification (jalovanié).

Le premier effet d’un tel système, c’est naturellement le grand nombre des nobles et par suite le peu d’aisance, le peu d’éducation, le peu de considération de beaucoup d’entre eux. Dans la seule Russie d’Europe, les statistiques donnent, pour le dvorianstvo héréditaire, environ 600,000 âmes, pour la noblesse personnelle et les petits employés plus de 300,000[3]. Il y aurait là de quoi recruter une grande armée entièrement composée de nobles. En Angleterre, en Allemagne même, dans tous les pays où la noblesse a conservé un prestige politique ou seulement un lustre de vanité, le nombre des hommes qui en sont revêtus est beaucoup moindre. En Russie, la multitude des nobles fait qu’on en trouve partout, à tous les degrés de l’échelle sociale, dont ils sembleraient devoir occuper le faîte. C’est dans le sein du dvorianstvo plutôt que dans la classe officielle des bourgeois qu’il faut encore aujourd’hui chercher l’équivalent de notre bourgeoisie. « Qu’est-ce que votre noblesse ? demandait un de mes compagnons de voyage à la table d’un juge de paix des bords du Volga. — La noblesse, répondit le maître de maison, ce sont nos convives, c’est nous tous ici. » C’est là une réponse qu’on pourrait faire souvent en Russie et partout où se montrent des Russes à l’étranger. Les nobles, c’est tout ce qui n’est point paysan, marchand ou prêtre, tous les gens que l’on rencontre dans le monde, tous les hommes de quelque éducation à la ville et à la campagne, et à cet égard on pourrait encore presque dire : en Russie, la noblesse, c’est tout le monde.

Du fond obscur de cette plèbe noble se détachent naturellement un certain nombre de familles, les unes entourées d’une illustration qui se perd dans les ténèbres de l’ancienne Moscovie, les autres plus ou moins récemment mises en lumière par l’éclat des services. De telles familles, de telles maisons existent en Russie comme dans la plupart des pays qui ont derrière eux une longue histoire. La langue russe a même pour les désigner un mot qui lui est particulier, le mot de znat. La znat (du verbe znat, connaître) c’est, sans distinction de titre ou d’antiquité de race, les familles connues, ayant un nom et ayant gardé jusqu’à nos jours un haut rang dans l’état ou la société. Dans cette haute noblesse ou plus justement dans cette couche sociale supérieure, s’il y a des familles titrées d’origine ancienne ou récente, il y a aussi des familles sans titres dont la noblesse et l’illustration remontent aux temps des vieux tsars. Cette noblesse de titre ou de nom sera probablement la seule à survivre à l’effacement progressif du dvoriantsvo ; le reste n’a, ni dans la forme du nom, ni dans les souvenirs du pays, rien qui le puisse longtemps distinguer de la masse de la nation[4]. Le commun des nobles demeure privé de tout signe extérieur, sans rien qui dénonce aux yeux sa qualité, sans autre titre qu’une inscription dans les registres de la noblesse de sa province.

Il y a aujourd’hui en Russie plusieurs sortes de titres et comme une hiérarchie nobiliaire, mais ce n’est là qu’une importation de l’Occident, un récent emprunt à l’étranger. Chez les Moscovites comme chez les autres Slaves, toutes ces dénominations de duc, comte, baron, étaient inconnues, par la raison que chez eux il n’y avait jamais eu de féodalité, jamais de duchés ou de comtés vassaux les uns des autres ou vassaux du pouvoir central. L’ancienne Russie ignorait toutes ces gradations de titres ; à vrai dire, elle ignorait même les titres héréditaires, et par là encore le dvoriansivo russe différait entièrement des noblesses de l’Occident. Il n’y avait qu’une exception, et cette exception confirmait manifestement la règle : c’était en faveur des membres de la famille souveraine, en faveur des branches collatérales de la dynastie régnante. Les descendans des kniazes, des princes apanages, ont continué à porter le titre de prince après la réunion de leurs principautés au domaine de Moscou. Toutes les autres dignités ou distinctions, la qualité de boïar en particulier, étaient viagères et accordées directement par le souverain. Ce n’est qu’en se rapprochant de l’Europe et en s’annexant des provinces longtemps soumises à l’influence germanique, que la Russie s’appropria quelques-unes des dénominations nobiliaires issues de la féodalité. Elle eut ainsi des comtes et plus tard des barons, mais pour ces qualifications il lui fallut emprunter des noms étrangers. A l’imitation des monarques de l’Occident, les successeurs de Pierre le Grand et de Catherine II se mirent à conférer des titres héréditaires. Ces distinctions du reste n’ont pas été aussi prodiguées qu’ailleurs ; si l’on met de côté le grand nombre de familles portant des titres d’origine étrangère, elles sont même demeurées relativement rares. Une soixantaine de comtes, une quinzaine de princes et un peu plus de barons, ces derniers pour la plupart gens de finance, c’est à peu près là le chiffre des titres créés par diplôme impérial. Tous sont naturellement de date plus ou moins récente, peu remontent à un siècle ; de même que des dorures trop neuves, la plupart gardent encore le poli luisant de la nouveauté, et, comme ils manquent de l’éclat sombre et mat de l’antiquité, les familles qui en sont décorées n’en peuvent toujours tirer grand prestige. L’origine de leur fortune est trop connue, et en Russie comme dans les autres cours de l’Europe, la faveur ou l’intrigue ont trop souvent usurpé ces récompenses honorifiques. Puis à côté même des familles titrées, il en subsiste de plus anciennes dont le nom est assez illustre pour n’avoir pas besoin d’être ainsi relevé. Les Narychkine, par exemple, sont demeurés sans titre et semblent tenir à honneur de n’en point porter.

Une chose frappe dans la haute noblesse russe, dans la znat pétersbourgeoise en particulier, c’est le grand nombre des familles d’origine étrangère. Une moitié peut-être de cette aristocratie russe provient du dehors ; elle est de sang tatare, géorgien, grec, valaque, lithuanien, polonais, suédois, allemand, parfois même du sang anglais ou français. Toutes les tribus soumises au sceptre des tsars et tous les peuples voisins de l’empire ont apporté leur contingent au dvorianstvo. Par ses origines comme par ses mœurs, par sa composition comme par son éducation, la classe la plus élevée est aussi la classe, la moins nationale du pays ; de là, pour elle, une autre cause de faiblesse, une autre raison de son peu d’influence.

Entre toutes ces familles étrangères de provenance ou décorées de titres dont le temps n’a pas rehaussé l’éclat, les vieux kniazes, les princes qui, descendent en ligne directe des souverains russes, paraissent devoir occuper une place à part. Il semble que dans ce pays fondé et si longtemps régi par leurs ancêtres, ces héritiers de la dynastie de Rurik offrent un élément aristocratique indigène auquel une illustration séculaire assure un rôle considérable. Aucune aristocratie de l’Europe n’a une plus haute ou plus lointaine noblesse. « En Russie, disait un jour M. de Talleyrand, tout le monde est prince. » Cette opinion du ministre de Napoléon est encore fort répandue en Occident. Rien cependant n’est plus faux. Après l’afflux de tant d’étrangers, après tant d’anoblissemens de toute sorte, le nombre des familles princières ne dépasse guère, dans cette immense Russie, le chiffre de soixante, et encore plus de la moitié provient-elle d’une seule souche, de Rurik. Les anciens états du pape étaient peut-être aussi riches en maisons princières, la seule ville de Rome en comptait une trentaine. De cette noblesse de kniazes, les descendans des anciens souverains et des chefs locaux de la Russie forment encore aujourd’hui environ les deux tiers. Près de quarante de ces familles de princes remontent à Rurik, le fondateur de l’empire russe, et à saint Vladimir, l’apôtre de la Russie ; ce sont les agnats des vieux tsars moscovites, et ainsi les représentans de la dynastie qui régna sur leur patrie, du IXe siècle à la fin du XVIe. Cette féconde maison de Rurik, probablement la race souveraine la plus nombreuse que mentionne l’histoire, comptait, il y a un siècle ou deux, près de deux cents branches diverses. Beaucoup n’ont plus de rejetons vivans, quelques-unes ont abandonné ou perdu le titre de kniazes. Un autre groupe, composé de quatre familles russes et de quatre polonaises, provient d’une tige non moins illustre, et, aux yeux des Russes, presque aussi nationale : ce sont les descendans de Guédimine et de l’ancienne maison souveraine de Lithuanie, connue en Europe sous le nom de Jagellons, et qui, avant de monter sur le trône de Pologne, régnait sur toute la Russie occidentale. De Rurik et de la première dynastie russe sont issus les Dolgorouki, les Bariatinski, les Obolenski, les Gortchakof ; de Guédimine et de la dynastie lithuanienne, les Khavanski, les Galitsyne, les Kourakine, les Troubetskoï en Russie,. les Czartoryski et les Sangouszko en Pologne. À cette double descendance des anciens souverains nationaux s’ajoutaient sept ou huit familles sorties d’anciens chefs tatares, tcherkesses on géorgiens, admis jadis au nombre des kniazes russes, et dont la plupart, comme les Tcherkaski, les Mechtcherski, les Bagratioo, portent également des noms historiques.

Un simple dénombrement montre que ces kniazes russes ne le cèdent à aucune noblesse de l’Europe en antiquité ou en illustration ; aujourd’hui encore, ils ne le céderaient à aucune en hommes distingués. Et cependant, dans toutes ces maisons de sang presque ; royal, à côté desquelles se placent encore d’anciennes familles de boïars, dans toute cette haute noblesse russe, il n’y a pas les élémens d’une aristocratie politique, il n’y a pas de quoi faire, par exemple Y une chambre des pairs, une chambre de boïars héréditaire. Cette sorte d’incapacité aristocratique a une double raison : elle tient à la constitution historique de la société russe, elle tient aussi et avant tout à la constitution même de la famille russe.


II

Dans la famille du dvorianine et du kniaze comme dans celle du marchand ou du mougik, règne l’égalité des enfans, égalité de droits, égalité de titres. Avec ce principe démocratique, auquel la noblesse russe est toujours demeurée fidèle, les germes d’aristocratie tombés ça et là sur le sol russe ne pouvaient lever. Dans ces maisons princières du sang de Rurik et de Guédimine, comme chez la commune noblesse, il n’y a point d’aîné, point de chef de famille pourvu de droits particuliers. La fortune du père se partage également entre les fils, le titre paternel passe à tous indistinctement, et, comme c’est le seul bien qui ne soit pas réduit par des partages successifs, c’est souvent le seul héritage qui leur reste de leurs ancêtres. De là fréquemment l’avilissement d’un titre qui, tout en appartenant à peu de familles, peut appartenir à la fois à beaucoup d’individus. À force de se ramifier, plusieurs de ces familles princières, et parfois les plus illustres, ont formé comme un arbre ou un buisson touffu dont les branches enchevêtrées s’étouffent et se cachent les unes les autres.

Quelques-unes de ces maisons de kniazes, dont l’unité et la fortune ne sont maintenues ni par le droit d’aînesse ni par l’entrée des cadets dans l’église, sont aujourd’hui de vraies tribus, de vrais clans n’ayant d’autre lien qu’un même nom. Les Galitsyne, par exemple, comptent, dit-on, environ un millier de membres, et par suite plusieurs centaines de princes, autant que de mâles. Dans ces nombreuses familles issues d’un même tronc, à côté des branches qui se déploient au soleil, florissantes et pleines de sève, il y a naturellement des rameaux privés d’air et dépouillés de feuilles. Au XVIe siècle déjà, lorsque régnait encore la dynastie de Rurik, d’où la plupart sont sortis, Fletcher remarquait que beaucoup de kniazes n’avaient d’autre héritage que leur titre, sans rien pour le soutenir. « Il y en a tant dans cette position, écrivait l’envoyé de l’aristocratique Angleterre, que ces titres ne valent pas cher.. Aussi voit-on des princes trop heureux de servir un homme de rien pour un salaire de 5 ou 6 roubles par an[5]. » Les siècles et la multiplication de certaines familles n’ont pas beaucoup amélioré cette situation. Aujourd’hui encore on voit en Russie des rejetons de Rurik ou de Guédimine dans toutes les positions, dans toutes les professions, et parfois dans les emplois les plus modestes. A Pétersbourg, j’en ai vu un diriger l’orchestre d’un café-concert, et j’ai entendu dire qu’il y avait eu des princesses femmes de chambre, Haxthausen raconte que dans certain village des paysans qui se prétendent d’origine princière s’étaient réservé le droit de porter, comme signe distinctif, un bonnet rouge. De tels faits expliquent comment plusieurs des familles issues de Rurik ont laissé tomber leur titre de prince. Avec une telle division, un tel endettement des familles et des fortunes, il ne saurait y avoir dans la haute noblesse ni esprit de famille, ni esprit de corps.

Veut-on savoir si un pays incline à l’aristocratie, il faut d’abord interroger la législation ou la coutume qui règle la distribution de la richesse. Selon une remarque de Tocqueville, ce sont les lois sur les successions qui, en concentrant, en groupant autour de quelques têtes la propriété, et bientôt après le pouvoir, font en quelque sorte jaillir du sol l’aristocratie ; ce sont elles aussi qui, en divisant, fractionnant, disséminant les biens et la puissance, préparent la démocratie. Or dans la noblesse russe a toujours prévalu la coutume du partage égal des biens entre les fils, cette loi niveleuse « qui, passant et repassant sans cesse sur le sol, renverse sur son « chemin les murs des demeures et détruit les clôtures des champs. » Si en Russie la loi du partage égal n’a point encore morcelé et effacé tous les grands domaines, réduit et détruit toutes les grandes existences, c’est que jusqu’à nos jours la Russie est demeurée dans des conditions naturelles et économiques exceptionnelles. C’était d’abord l’immensité du territoire, puis le rapide accroissement de la valeur des terres, grâce à l’ouverture de débouchés ; c’étaient ensuite le servage et le droit exclusif de la noblesse à la propriété des biens habités par des serfs. En mainte région de l’empire, le rapport des terres a longtemps augmenté si promptement avec la population ou les moyens de communication, que souvent les propriétés doublaient, triplaient, parfois même, dit-on, décuplaient de valeur en vingt ou trente ans. De cette façon, il n’était nullement impossible qu’après s’être partagé l’héritage paternel deux ou trois fils se trouvassent aussi riches que l’était leur père à leur âge. Le maintien des grandes fortunes avait encore une autre raison, en apparence au moins, dans la législation même : c’est que le partage. n’a lieu qu’entre les enfans mâles.

Les fils, chargés de perpétuer la famille, s’en divisent les biens. Aux filles qui ont des frères vivans, la législation n’accorde qu’une part minime, un quatorzième de l’héritage paternel. Souvent elles ne reçoivent que leur dot. Selon l’esprit des civilisations anciennes, une fille mariée et dotée est pour ainsi dire retranchée de la famille. Une fois coupé, dit un adage populaire, le morceau de pain n’appartient plus à la miche. Il est vrai que la dot donnée aux filles dépasse parfois la part qui leur serait légalement attribuée ; j’ai même connu des familles où les sœurs avaient reçu un lot égal ou supérieur au lot de leurs frères. Cette législation n’a pas du reste pour point de départ le dédain du sexe féminin ; la loi russe, si avare pour les filles, est à certains égards plus libérale pour la femme que la loi française, qui, dans les successions, fait d’elle l’égale de l’homme. Si le code n’attribue à la fille qu’une faible part des biens de son père, la législation réserve à la femme, du vivant même de son mari, la libre jouissance et administration de ses propres biens[6]. La femme mariée n’est jamais, comme chez nous, une mineure sous la tutelle du mari, et d’une manière générale l’on peut dire qu’au point de vue de l’émancipation ou de l’indépendance des femmes, aucune société de l’Europe n’est plus avancée, n’est plus libérale que les hautes classes de cette Russie dont les lois sont pour elles si peu généreuses.

Le mode de succession qui consacre l’inégalité de l’homme et de la femme compte encore aujourd’hui des partisans dans les pays où règne le code Napoléon. En France même, ce régime a les sympathies des esprits inquiets des progrès de la démocratie, il a les préférences avouées de toute une école de publicistes contemporains. A défaut du droit d’aînesse, le privilège d’un sexe sur l’autre leur paraît une garantie sociale, une mesure protectrice de la transmission des fortunes et de la perpétuité des familles ; cette opinion ne semble pas toujours confirmée par l’exemple de la noblesse russe. La plupart des défauts reprochés au partage égal entre tous les enfans se retrouvent dans le partage restreint aux mâles. A ne considérer que les classes et non les individus, l’un et l’autre régime ont, au point de vue économique comme au point de vue politique, des effets analogues, presque identiques ; il n’y a de sérieuse différence qu’au point de vue moral. Là où la loi reconnaît à tous les enfans un droit égal à la succession paternelle, la part diminuée des fils est recomplétée par le mariage, la femme restituant en moyenne au mari ce que lui enlève sa sœur. Le système le plus favorable à l’aristocratie ou au maintien des grandes situations et des influences traditionnelles n’est même pas toujours celui qui fractionne le moins les biens. Si le partage entre les mâles seuls divise moins les terres et les fortunes, le partage entre tous les enfans offre plus de facilité de les reconstituer ou de les arrondir par des alliances. Avant la révolution déjà la noblesse française, bien que protégée par le droit d’aînesse, avait souvent recours à ce moyen de fumer ses terres. Les aristocraties de nom ou de tradition en ont bien plus besoin, aujourd’hui que l’industrie ou le commerce sont devenus presque les uniques facteurs de la richesse, et qu’entre l’opulence des nouvelles familles et les besoins des anciennes il n’y a d’autre passage et pour ainsi dire d’autre pont que le droit de succession des filles. Avec le régime du partage restreint et la séparation morale des classes actuellement en vigueur, la noblesse russe pourrait un jour voir toute la richesse et l’influence passer à une bourgeoisie de parvenus. Le partage exclusif entre les mâles a en outre, au point de vue conservateur, un inconvénient spécial fort sensible en Russie : il dérange l’équilibre des fortunes et la position relative des familles plus rapidement, plus fortuitement que le partage entre tous. Deux pères possédant le même avoir et ayant le même nombre d’enfans laissent leurs descendans mâles dans une situation fort inégale, selon que parmi leurs héritiers prédomine le sexe privilégié ou le sexe exclu du partage. En résumé, la coutume russe ne semble pas plus propice au maintien des influences aristocratiques que notre coutume française, en apparence plus démocratique. Avec la faveur que rencontrent en Russie les idées d’émancipation des femmes, il se pourrait du reste que dans un temps plus ou moins éloigné la législation renonçât à priver de l’héritage paternel les enfans qui sont naturellement les moins capables de faire fortune, et que dans le nord comme en France triomphât l’égalité des sexes.

Du jour où elle s’est rapprochée des noblesses occidentales, la noblesse russe a compris qu’avec le droit national et le partage égal des biens il ne pouvait y avoir de véritable aristocratie. Aussi certains des héritiers des kniazes et des boïars ont-ils tenté d’implanter dans leur patrie la coutume étrangère des majorats. Chose singulière, c’est un des princes les moins enclins aux penchans aristocratiques, c’est Pierre le Grand qui le premier introduisit les majorats dans la législation russe. Était-ce simplement pour imiter l’Occident et mieux assimiler la Moscovie à l’Europe ? était-ce vraiment pour créer entre le peuple et le trône une haute et influente noblesse ? De telles vues se concilieraient mal avec la conduite du souverain qui fit dépendre toute noblesse et tout rang dans l’état du grade dans le service. Le plus vraisemblable, c’est qu’à l’aide de cet emprunt à l’Europe le réformateur voulut assurer à la Russie, alors à peine ouverte à la civilisation, une classe riche et instruite, et par suite européenne et civilisée. Tels que les établit Pierre Alexiévitch, les majorats étaient du reste aussi manifestement outrés (que manifestement opposés aux mœurs nationales. Pour avoir quelques chances de vie, l’institution nouvelle dut commencer par être abolie et transformée. D’après l’ukase de 1714, tous les biens immobiliers de la noblesse étaient assujettis au régime des majorats ; la fortune mobilière, alors presque nulle en Russie, restait seule à la libre disposition du dvorianine pendant sa vie, et après sa mort était seule partagée entre ses enfans.

Ces majorats forcés et universels différaient des majorats de l’Occident par un point essentiel. Au lieu d’assurer l’héritage paternel à l’aîné des fils, Pierre le Grand accordait au père la faculté de se désigner un héritier parmi ses enfans. Avec ces majorats sans droit d’aînesse s’introduisait dans la famille une sorte d’autocratie : le droit de succession privée semblait calqué sur le droit de succession au trône, qu’en défiance ou en souvenir de son fils Alexis, Pierre avait voulu laisser au choix du souverain. Un tel régime ne pouvait guère avoir de plus heureuses conséquences dans la vie domestique que dans la vie publique. Il est à remarquer qu’en abandonnant au père de famille le choix d’un héritier privilégié, le système inauguré par Pierre le Grand n’est pas sans analogie avec la réforme du code civil réclamée chez nous sous le nom de liberté testamentaire. En Russie, l’expérience n’a pas été favorable à cette sorte de primo-géniture artificielle dépendant de l’arbitraire paternel et non plus du hasard de la naissance. L’ukase de Pierre fut abrogé dès 1730, après avoir été pour les familles, durant sa courte existence, un principe de jalousie et de division. L’ancienne coutume nationale du partage égal fut restaurée, et lorsqu’on les autorisa de nouveau, les majorats créés en faveur d’un des fils durent, comme en Angleterre ou en Allemagne, passer d’aîné en aîné. Dans ces nouvelles conditions, les majorats ne sont pas encore parvenus à se répandre chez la noblesse russe. En dépit de la faveur qu’ils semblent rencontrer dans quelques hautes régions sociales, le nombre en demeure encore peu considérable. Un ukase de l’empereur Nicolas, daté de 1845, eut beau accorder à tout sujet noble le droit de fonder un ou plusieurs majorats, c’est là une prérogative dont la noblesse s’est peu servie. La valeur élevée que la loi exigeait des biens érigés en majorât n’explique qu’en partie cette abstention. D’après l’ukase de 1845, il fallait une terre peuplée d’au moins 2,000 paysans et libre de toute hypothèque. Une institution ainsi réglée n’est qu’à la portée des grandes fortunes, mais pour avoir quelque efficacité politique, un majorât doit toujours être considérable ; autrement ce n’est pour la société qu’une inutile et encombrante mainmorte. Le principal obstacle à la diffusion des majorats, et par leur moyen à l’établissement d’un droit d’aînesse, ce sont les mœurs, c’est la tradition nationale et les instincts démocratiques de la nation. L’esprit russe se montre à cet égard fort différent du génie de ses voisins occidentaux, de l’Allemand en particulier, qui dans les provinces baltiques de la Russie a jusqu’ici fait prévaloir ses penchans aristocratiques. Il est des partisans théoriques du droit d’aînesse qui, de pour de jeter parmi eux la discorde, n’osent choisir entre leurs enfans un héritier privilégié. Je connais un grand propriétaire fort épris des institutions anglaises qui, ayant trois fils et n’en voulant léser aucun, a constitué un majorât pour chacun des trois. Malgré de tels exemples et les encouragemens d’un certain monde, le majorât est demeuré en Russie une plante exotique qui ne semble point appelée à une rapide propagation[7]. Telle qu’elle existe aujourd’hui chez un nombre limité de familles dont les autres ne reconnaissent pas la supériorité, cette institution étrangère ne peut avoir les effets politiques qui en d’autres pays en font la raison d’être. Il n’en subsiste guère que les inconvéniens économiques et moraux, une partie de la fortune publique enlevée à la circulation, et l’opulence de quelques privilégiés mise artificiellement à l’abri du châtiment naturel de l’inconduite ou du vice. Privé dans le plus grand nombre de ses membres de toute protection légale contre la concurrence des autres classes, n’ayant pour rempart ni majorats ni droits d’aînesse, le dvorianstvo russe ne peut, par la concentration de la fortune et la perpétuité de la propriété, s’assurer l’autorité et l’indépendance héréditaires qui constituent les véritables aristocraties.


III

Cette autorité, cette indépendance des aristocraties politiques, la noblesse russe ne les a jamais possédées. Elle n’en jouissait point au temps récent où elle avait seule droit à la propriété personnelle, et où les cultivateurs de ses terres étaient ses esclaves. Pour expliquer cette apparente anomalie d’une noblesse en possession exclusive de la terre et dénuée de la puissance que partout donne la propriété, il faut remonter dans le passé aux origines de la noblesse et de la propriété russes. Une aristocratie est l’œuvre des siècles, et la force s’en mesure à la profondeur des racines. Celles de la noblesse russe sont aisées à mettre à nu. Dès une époque reculée, l’histoire nous montre le dvorianstvo sous les deux faces qu’il a conservées, sous le double aspect de serviteur de l’état et de détenteur du sol ; l’histoire nous découvre le lien du propriétaire et du fonctionnaire, et nous fait voir comment l’un a toujours maintenu l’autre dans la dépendance et la subordination.

Chez les anciens Slaves russes, il n’y avait, semble-t-il, ni noblesse ni aristocratie d’aucune sorte. Les institutions analogues qui, de Rurik à Catherine II, se sont implantées en Russie, proviennent à l’origine d’une semence étrangère, et ont, à la fin du XVIIIe siècle, reçu leur forme actuelle sous l’influence de l’étranger. Le plus lointain ancêtre de la noblesse russe est la droujina, qui apparaît chez les Slaves de Novgorod et de Kief avec Rurik et les Varègues du nord. De même origine et de même race, au début, que les fondateurs de l’empire russe, la droujina était la réunion des compagnons du prince, du kniaz. De pareils compagnons ou associés se rencontrent presque partout autour des chefs germaniques, qui ont été les fondateurs des états modernes de l’Europe. En Russie seulement, la droujina a conservé plus longtemps, plus fidèlement ses traits primitifs, et les circonstances n’en ont pas laissé sortir une féodalité. D’elle sont venus les boïars (boiarine, guerrier, combattant), titre qui se rencontre de fort bonne heure avec la signification de conseiller du prince, et qui, dans les premiers temps, semble n’avoir indiqué qu’une dignité ou un rang élevé dans la droujina. Le caractère essentiel du droujinnik était d’être le libre compagnon, l’associé volontaire du prince ; il le servait, il le quittait à son gré, il demeurait maître de passer du service d’un kniaz au service d’un autre. C’était là le seul privilège, le seul droit du droujinnik, ou le privilège qui pour lui était la sauvegarde de tous les autres. Ce droit de libre service, les boïars, héritiers de la droujina, le maintinrent longtemps. A Moscou même, sous les premiers grands-princes, il y avait pour cela une formule ; on disait : les boïars et les libres et volontaires serviteurs, boiaram i slougam volnym volia. Le libre service et le libre passage d’un prince à un autre qui en était la garantie, ne pouvaient durer qu’autant que durait en Russie le système des apanages et la division de la souveraineté. L’antique privilège de la droujina périt avec les derniers apanages, et, chose remarquable, ce droit de libre passage contribua lui-même à la chute des principautés apanagées sans lesquelles il ne pouvait se maintenir. Les boïars, maîtres de s’attacher au prince de leur choix, tendaient naturellement à se presser autour du plus puissant et du plus riche. Les grands princes de Moscou les attirèrent peu à peu à leur cour, et en abandonnant les princes apanages, les boïars affaiblirent les apanages et en préparèrent l’annexion à la grande principauté. Une fois la souveraineté russe réunie dans une main, d’associés et de compagnons volontaires du grand-prince les boïars devinrent rapidement ses serviteurs, ou, comme ils s’intitulaient eux-mêmes, ses kholopy, ses esclaves.

Aux boïars issus de la droujina manquait le point d’appui des aristocraties féodales de l’Occident, une base dans le sol, une assiette dans la propriété territoriale. Le droujinnik attaché à la personne du kniaz, qu’il suivait dans ses différentes expéditions, n’était attaché à la terre par aucun lien permanent. Le droit même de libre service empêchait cette droujina, toujours mobile, de se fixer au sol et d’y prendre racine. Le privilège favorable à l’indépendance personnelle des boïars était ainsi un obstacle à l’émancipation de la classe, la constitution de la propriété en était un autre. Deux choses surtout décident de l’état social d’un pays, le mode de propriété et le régime des successions. Or, en Russie, la propriété foncière s’est longtemps attardée en des phases rapidement traversées par l’Occident ; elle n’a eu ni la même fixité, ni la même précision, et par suite elle n’a pu avoir la même importance. Ces destinées différentes s’expliquent par des raisons diverses, les coutumes et le caractère slave, le degré de civilisation et la conformation du pays, l’immensité de la terre jointe à la rareté de la population. Chez les anciens Russes, le droit de propriété est encore mal défini, peu distinct du droit de souveraineté. Le sol, alors si mal ou si peu occupé, est longtemps regardé comme un domaine public. Dans ces vastes plaines sans divisions naturelles, il semble moins naturel qu’ailleurs d’enclore la terre et d’en attribuer la possession à un individu. Le Russe de la Moscovie paraît concevoir la propriété du sol de deux façons, au fond parentes et analogues, et en fait aisément conciliables ; à ses yeux, la terre appartient au prince, au souverain du pays, ou bien elle appartient à la commune, à l’ensemble des habitans qui la cultivent. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un bien public inaliénable, un bien de la communauté dont les individus n’ont que la jouissance.

Le kniaz dans la Russie apanagée, le tsar dans la Moscovie unifiée se considère comme le maître, le haut propriétaire du sol (samovlaslnim khoziaïnom). Le caractère de propriétaire l’emporta même pendant longtemps sur le caractère de souverain, et c’est au premier titre, comme son domaine privé que le grand-prince de Moscou gouverne et administre le territoire de ses états[8]. Ses terres, le kniaz les distribue à sa droujina, le tsar à ses boïars comme prix de leurs services. Dans un pays de peu de commerce et de peu de richesse, où l’argent monnayé apparaît tardivement et demeure toujours rare, la terre est pour le souverain le plus facile et le meilleur moyen d’entretenir ou de récompenser ses serviteurs ; c’est la solde du capitaine, le traitement du fonctionnaire. dette terre, ainsi donnée en paie, est prise comme un salaire, une gratification, une pension, non comme, une demeure perpétuelle et héréditaire, elle n’est ni un centre de famille, ni un centre d’influence.

Pour la droujina et plus tard pour la noblesse russe, la propriété a été un lien de dépendance, une chaîne de servitude plutôt qu’un instrument d’émancipation et de pouvoir. On distingue dans l’ancienne Russie deux modes de propriété personnelle, et par suite deux catégories de biens fonciers, la vottchina et le pomestié, la terre possédée en propre, reçue en héritage des ancêtres, et la terre attribuée par le souverain, donnée en jouissance aux serviteurs de l’état. On peut trouver là quelque chose de plus ou moins analogue aux alleux et aux fiefs ou bénéfices de l’Occident. En Moscovie, les terres concédées en échange de services rendus ont supplanté les biens patrimoniaux, héréditaires, le pomestié absorbé la roottchina. C’est du pomestié que semble provenir la propriété noble actuelle, si bien que dans la langue le terme de pomecktchik n’a plus que le sens de propriétaire. Il y avait une classe importante de vottchinniki, d’hommes tenant la terre de leur propre droit et de leurs ancêtres ; c’étaient les kniazes, les princes apanages, chez lesquels la propriété du sol avait pu survivre à la souveraineté. Les princes moscovites prirent à tâche de remédier à cet état de choses, qui sous leur domination constituait une sorte d’anarchie. Le grand-prince eut soin de ne pas laisser à ses agnats, aux branches collatérales de sa maison, la propriété des domaines annexés à la grande-principauté. Les anciens princes apanages durent échanger leur vottchina héréditaire contre des pomestié toujours situés loin des contrées où leurs pères avaient régné et dont parfois ils portaient encore le nom. L’Anglais Fletcher, l’ambassadeur d’Elisabeth, remarquait encore à la fin du XVIe siècle ce soin des tsars moscovites d’affaiblir et pour ainsi dire de déraciner les familles issues de Rurik, en les arrachant au sol natal pour les transplanter sur un sol étranger. Les seules familles russes qui eussent une base territoriale, les seules qui en face du grand-prince semblassent destinées à fonder une haute aristocratie, les héritiers des kniazes apanages, furent ainsi ravalés au rang de simples pomechtchiki, tenant leur terre et leur fortune du bon plaisir du maître.

Le tsar moscovite resta l’unique haut propriétaire comme l’unique souverain. Les familles les plus illustres demeurèrent éparses sur le sol, sans foyer traditionnel ni centre d’influence locale, pareilles à cette plainte de la steppe que le vent d’automne fait rouler au hasard à travers la plaine. Ce manque de centre local, ce défaut d’assiette territoriale, expliquent assez l’incurable débilité des boïars et l’avortement de toutes les tentatives aristocratiques dans l’ancienne Russie. Rien en ce pays ne rappelle les orgueilleuses demeures des aristocraties occidentales héritières de la féodalité, rien n’y ressemble à ces châteaux du moyen âge si solidement assis sur le sol, si manifestement pleins de la puissance des familles dont ils étaient le rempart. La nature russe paraît elle-même repousser ces forteresses domestiques, elle en refusait pour ainsi dire les matériaux et l’emplacement, les rochers abruptes ou les défilés étroits pour les poser, la pierre pour les construire. La maison de bois si souvent brûlée, si vite vermoulue, si facile à transporter ou à réédifier, est un juste emblème de la vie russe dans toutes les classes, le mode même d’habitation est comme un indice des frêles destinées de l’aristocratie.

Grâce au pomestié, le noble russe apparaît dès le moyen âge avec la double qualité que nous lui trouvons encore aujourd’hui, comme propriétaire et comme serviteur de l’état. Ces deux titres, parfois séparés depuis, se tiennent étroitement alors, et le second est la condition, la raison d’être du premier. C’est comme serviteur du grand-prince que le noble reçoit son pomestié, c’est comme tels que ses enfans en conservent la jouissance. Le pomechtchik reste dans la dépendance du souverain qui lui donne la terre, et qui plus tard avec le servage lui donne dans les paysans attachés à la glèbe les instrumens de culture. Pour le noble russe, la propriété n’est qu’un gagne-pain, un moyen d’existence, un moyen d’entretien (kormlénié) ; il ne s’y fixe point, ne s’y attache pas, il sait que le fleuve de la fortune a sa source ailleurs. Sous les vieux tsars comme sous les successeurs de Pierre le Grand, c’était dans la capitale, à la cour que s’obtenaient les emplois, que se conquéraient l’influence et la richesse. Aussi dans la Moscovie comme dans la Russie moderne, c’était autour du maître, autour du grand dispensateur des grâces que se pressaient les plus illustres familles, toutes se baissant à l’envi pour ramasser les faveurs qui tombaient des mains souveraines. L’attrait fascinateur du Versailles de Louis XIV sur la haute noblesse française, le barbare Kremlin l’exerçait non moins impérieusement sur les kniazes et les boïars moscovites. L’esprit de cour, si opposé au véritable esprit aristocratique, animait déjà toute la noblesse russe. En France, dans l’assujettissement même, la noblesse gardait la dignité extérieure du gentilhomme ; en Russie, elle n’avait pour soutien ni d’anciennes traditions, ni le culte de l’honneur, ni les habitudes de politesse qui tempèrent l’arrogance du maître et relèvent l’humilité du courtisan. A la cour à demi byzantine, à demi asiatique de Moscou, les grands princes se piquaient peu de déguiser sous une parure la servitude des boïars, et les boïars de couvrir d’un voile la servilité. On sait le propos prêté par Joseph de Maistre à l’empereur Paul Ier. « Monsieur, disait un jour l’autocrate à un étranger, je ne connais de grand seigneur chez moi que l’homme à qui je parle, et encore pendant que je lui parle. » Un Ivan ou un Vasili eût déjà pu tenir le même langage. En dehors de leur faveur souveraine, les tsars n’aimaient à reconnaître dans leurs sujets aucun avantage personnel, aucune supériorité de naissance. S’il demeura permis de tirer gloire ou profit des titres de ses ancêtres, ce fut du rang et des honneurs obtenus par ses pères à la cour du grand-prince. De là dérive une hiérarchie nouvelle, un ordre de préséance singulier qui sous le nom de mestnitchestvo est demeuré en usage aux XVIe et XVIIe siècles.

A la cour moscovite, les préséances cessèrent de dépendre de l’origine et le rang du sang ; tous les sujets du grand-prince furent soumis à une commune mesure, le service de l’état. L’emploi, la place (mesto) fut l’unique règle des prétentions et des titres de chacun, et, au lieu de classer seulement les individus, l’emploi classa entre elles les familles. En vertu du mestnitchestvo, un homme ne pouvait servir au-dessous de quiconque avait été mis sous les ordres de son père. Un pareil système devait à la longue aboutir à une sorte d’hérédité des offices. La dignité de boïar, la plus haute de l’ancienne Russie, tout en demeurant en droit viagère, tendait de fait à passer de père en fils[9]. Il en était de même de toutes les grandes charges ou fonctions. Pour constater le droit de chacun et les titres de chaque famille, il y avait des registres spéciaux, des livres d’états de service, appelés razriadnyia knighi.

On saisit aisément quel put être aux yeux des grands-princes l’avantage de ce système, d’où semblait devoir provenir une aristocratie nouvelle. A Moscou même, les branches collatérales de la maison régnante jouissaient naturellement au début d’une considération particulière ; pour les en dépouiller, les grands-princes cherchèrent d’abord à élever leurs boïars au niveau des descendans de Rurik, sauf à rabaisser ensuite simultanément kniazes et boïars. Par le mestnitchestvo, les héritiers des princes médiatisés étaient obligés d’abdiquer toute tradition de grandeur indépendante. Comme. toute autre famille, ils étaient contraints à ne plus chercher de lustre et de noblesse que dans la faveur et le service du souverain. L’ordre de préséance eut pour effet de confondre les anciens princes apanages avec les boïars moscovites dans une noblesse de cour tenant toutes ses dignités et prérogatives des grâces du tsar. En moins d’un siècle, cette fusion était si complète qu’à l’extinction de la dynastie régnante ce ne fut point parmi les branches collatérales de la maison de Rurik que fut prise la nouvelle maison tsarienne.

Cette sorte de hiérarchie ou de tchine des familles devait naturellement devenir un embarras pour le pouvoir qui s’en était d’abord fait un instrument. Le mestnitchestvo avait le grave inconvénient de limiter étroitement les choix du tsar. A la guerre surtout, les effets en étaient désastreux, et les fréquentes défaites de la Russie aux XVIe et XVIIe siècles lui sont en partie imputables. Aucune aristocratie n’eût pu être plus exclusive, plus stationnaire, aucune ne pouvait prêter à tant de rivalités par la difficulté de constater les droits de chacun et de mettre un terme aux compétitions qui se produisaient jusque sur le champ de bataille. Pour s’être maintenue si longtemps avec de tels défauts, cette institution devait avoir un point d’appui dans les mœurs, dans l’âme même de la nation. Cette base morale du mestnitchestvo, les historiens croient la trouver dans l’esprit de famille, dans une sorte de sentiment patriarcal qui liait étroitement entre eux tous les hommes du même sang, et rendait ces liens de parenté d’autant plus forts qu’en Moscovie il n’y en avait pas d’autres[10]. On ne concevait pas l’individu isolé de la famille, isolé du rod (la gens des Latins). Les honneurs conférés à un homme l’étaient pour ainsi dire, à tous les siens, et quand un de ses membres était élevé à une dignité, toute la famille semblait monter en rang avec lui. De même que de nos jours un homme plus ancien de grade ne consent pas volontiers à servir sous les ordres d’un plus nouveau, ainsi alors les familles moscovites entre elles. Pour maintenir le rang de ses ancêtres, un Russe bravait la mort, et celui qui eût fléchi eût passé pour traître à tous les siens. Le kniaz qui s’intitulait l’esclave des tsars, et qui pour se mieux rapetisser devant eux signait son nom d’un diminutif, refusait à leur table de s’asseoir au-dessous d’un homme que le mestnitchestvo classait au-dessous de lui. En vain, dit le chroniqueur, le tsar ordonnait de le mettre à table et de l’asseoir de force, le. boïar résistait, se redressait violemment et sortait en criant qu’il aimait mieux avoir la tête coupée que de céder une place qui lui revenait. Le mesinitchestvo est peut-être seul à révéler chez l’ancienne noblesse moscovite le sentiment du droit, ou mieux le sentiment de l’honneur, si puissant dans le monde féodal de l’Occident.

En dépit des apparences, cet ordre de préséances héréditaires, si défavorable au mérite personnel, était incapable d’engendrer une véritable aristocratie. Ce que consacrait le mesinitchestvo, ce n’étaient pas les droits d’une classe, les prérogatives d’une caste, c’étaient des prétentions particulières, privées, c’étaient les droits de telle ou telle personne, de telle ou telle famille. Entre ces privilégiés mêmes, l’ordre de préséance, au lieu de nouer des liens durables, créait un antagonisme perpétuel. Le mesinitchestvo était, pour l’espèce même d’oligarchie qui en profitait, un principe de compétition et de division. Avec lui, la première condition d’une aristocratie, l’homogénéité, la solidarité, était impossible, avec lui chaque noble était en lutte avec ses égaux, chaque famille en guerre avec ses émules, et la devise du système eût pu être : chacun contre tous. Il n’y avait pas là de quoi constituer une force durable ; aussi lorsque les inconvéniens en devinrent trop manifestes, lorsque les prétentions et les compétitions rivales devinrent trop compliquées, le mestnitchestvo succomba, du consentement même des familles qui s’en disputaient les avantages. Il fut abrogé sans effort sous le règne d’un des tsars les plus faibles de l’ancienne Russie, sous Fédor Alexiévitch, le frère et en cela comme en plusieurs choses le pâle précurseur de Pierre le Grand. Pour supprimer le mestnitchestvo, le tsar n’eut qu’à faire publiquement brûler les razriadnyia knighi, les registres des rangs, et à leur substituer un simple registre généalogique qui, sous le nom de « livre de velours » (barkhatnaïa kniga), subsiste encore aujourd’hui.

Au mestnitchestvo, à la hiérarchie d’après les fonctions occupées par les familles, devait naturellement succéder la hiérarchie d’après les fonctions remplies par les individus. La mesure du rang restait la même, c’était toujours le service du tsar, mais les services des aïeux cessaient d’être portés en compte. Au lieu que la noblesse ou la naissance donnât droit aux emplois, ce furent les emplois qui donnèrent et conservèrent le titre de noble. Le dvorianstvo russe redevint ainsi strictement la classe des serviteurs de l’état, et, au mépris des titres héréditaires de quelques familles, il n’y eut plus dans son sein d’autre classement, d’autre ordre de préséance que les préséances du service. Pierre le Grand abolit le vieux nom de boïar, qui rappelait d’antiques prétentions. A la barbare et fastueuse hiérarchie moscovite il substitua le tableau des rangs (tabel o rangakh) qui dans ses quatorze classes comprend encore aujourd’hui tout le monde officiel russe. Les fonctions civiles, les dignités ecclésiastiques mêmes, y sont assimilées aux grades de l’armée, et depuis l’enseigné et l’enregistrateur de collège qui occupent le plus bas degré de l’échelle jusqu’au feld-maréchal et au chancelier qui siègent seuls à l’échelon supérieur, tous les serviteurs de l’état y sont distribués en étages, chacun suivant son tchine, en une double série parallèle, sur quatorze rangs ou gradins numérotés[11]. Chose souvent oubliée, ce n’est point dans les ténèbres du moyen âge et sous la pression tatare, c’est au XVIIIe siècle et sous la main du grand réformateur moderne qu’a été établie cette institution du tchine dont le nom a un faux air chinois, et dont l’ordonnance peut être comparée au mandarinat avec ses différentes classes de boutons. C’est à l’Europe, à l’Allemagne surtout, que Pierre le Grand a emprunté la plupart de ces titres aujourd’hui bizarres et vides de sens : conseiller honoraire, assesseur de collège, conseiller, conseiller actuel, conseiller privé actuel, toutes dénominations étrangères qui en Russie n’ont jamais désigné une fonction réelle, et qui, aujourd’hui comme à l’origine, ne sont qu’une sorte de grade civil souvent indépendant de tout emploi. Si les noms étaient étrangers, l’esprit de l’institution était bien russe, bien approprié à ce sol autocratique où n’avait pu croître ni forte aristocratie ni libre démocratie. En établissant son tableau des rangs, le grand imitateur de l’Europe ne faisait que reprendre les vieilles traditions moscovites, il ne faisait que réaliser sous une forme moderne régulière la politique des anciens tsars.

La suprématie de l’emploi, le règne du tchine, voilà le terme logique, le couronnement naturel de l’état social de la Russie. Les élémens aristocratiques qui çà et là se montrent dans l’histoire russe y sont restés épars, sans cohésion et pour ainsi dire sans prendre corps, pareils à un fluide incapable de consistance, incapable de se solidifier. La droujina et les boïars trouvent la servitude au lieu de l’indépendance au bout du droit de libre service. Un moment, sous les derniers Rurikovitch et les premiers Romanof, la Russie semble, grâce au mestnitchestvo, en possession d’un moule hiérarchique spécial d’où pourrait sortir une nouvelle aristocratie ; ce moule est brisé sans effort comme une forme usée, après n’avoir servi qu’à ravaler les kniazes descendans de Rurik au rang des boïars moscovites. Cette œuvre accomplie, les tsars travaillent à l’abaissement simultané des deux élémens rivaux, des kniazes et des boïars. En vain à chaque changement de règne, à chaque régence surtout, les anciennes familles tentaient de reprendre le pouvoir ; ces entreprises mal dirigées, mal exécutées, presque toujours faites sans ensemble au profit de deux ou trois individus ou de deux ou trois familles, n’avaient jamais qu’un succès éphémère et tournaient toujours aux dépens de leurs promoteurs, aux dépens des boïars. Ces tentatives en apparence aristocratiques montrent elles-mêmes combien l’esprit aristocratique, esprit de corps et d’union, manque à la Russie. Aussi en dépit de tant d’occasions favorables, en dépit de minorités répétées et prolongées, en dépit de l’extinction de la dynastie régnante et de l’élection d’une dynastie nouvelle, malgré la faiblesse des usurpateurs du XVIIe siècle, malgré l’instabilité ou l’indécision du droit de succession au XVIIIe, tous les essais d’aristocratie ou d’oligarchie, toutes les imitations de la Suède ou de la Pologne ont misérablement échoué. L’obstacle n’était pas seulement dans la force traditionnelle du pouvoir, il était dans la constitution même du dvorianstvo, dans l’indifférence ou l’opposition de la masse de la noblesse, peu empressée à servir d’instrument à l’ambition de quelques familles.


IV

En aucun pays, le système de classement hiérarchique d’après le grade, d’après le service, n’a été aussi souvent, aussi rigoureusement appliqué. De la vie publique, le tableau des rangs a parfois pénétré dans la vie privée ; encore aujourd’hui on peut se heurter au classement officiel en des lieux et des circonstances où l’on est étonné de le rencontrer. Un étranger y croirait reconnaître quelque chose d’asiatique ou de byzantin. Dans aucun pays de l’Europe le grade ou le titre de l’emploi n’a été au même degré la mesure de la valeur ou de la considération de l’homme. Il y a là encore pour beaucoup de Russes une sorte de règle à toiser le mérite et d’échelle à proportionner les égards. A la question si brusquement jetée et si résolument décidée par Pascal dans ses Pensées : qui de nous passera le premier ? la réponse en Russie était aisée. Il n’y avait qu’à regarder le tchine. En mainte circonstance, l’application scrupuleuse de ce principe dispensait d’inutiles politesses et de fastidieuses cérémonies. En voici un exemple que je tiens de l’un des héros mêmes de l’aventure. Un général-major, général de brigade, 4e classe, faisait route en hiver dans un pays de montagnes, au Caucase ou en Crimée. Vient à sa rencontre, une nuit, dans un défilé, un autre voyageur. Le chemin était encombré de neige, la piste frayée par les traîneaux était étroite : impossible de passer deux de front. Les gens du général-major, croyant avoir affaire à un tchine inférieur, saisissent sans façon le traîneau du nouveau-venu, qui sommeillait enveloppé dans son manteau, et le jettent bas. C’est ainsi que l’on procédait en pareille occurrence : l’un des traîneaux ; couché sur le flanc, faisait place à l’autre. Dans sa chute, l’inconnu se découvre : c’était un général-lieutenant, 3e classe. Aussitôt les hommes de le relever et, sans dire mot, sans prévenir leur maître, de verser à son tour dans la neige le général-major. La chose se serait passée à peu près de même entre civils. Aujourd’hui que le tchine semble en décadence, la hiérarchie officielle sait encore parfois faire valoir ses droits là où ils ne seraient plus de mise en Occident. A l’Opéra, par exemple, dans les deux capitales, pour occuper une place, il ne suffit pas toujours de la louer, il faut souvent un certain tchine. Les premiers sièges de l’orchestre sont réservés par l’usage aux fonctionnaires des premières classes ; les simples mortels, les hommes du monde qui n’ont pas de rang, sont relégués aux dernières rangées.

Pendant un siècle et demi, les quatorze classes de Pierre le Grand ont fait de la société russe une sorte d’armée où chacun était placé suivant son grade. Une telle hiérarchie pouvait être bonne, pour une période de transition, chez un peuple encore rempli de préjugés et pauvre de commerce et d’industrie, dans un temps où l’on ne pouvait s’élever par d’autre profession que le service de l’état et où les fonctions publiques étaient la seule école de haute culture. En liant les nobles au service, le tableau des rangs a eu l’avantage de faire de la noblesse l’instrument et l’appui d’une réforme qui d’elle-même lui inspirait peu de sympathies. Le tableau des rangs avait sa raison d’être, alors que les hommes encadrés dans ses quatorze classes formaient seuls la nation officielle et seuls étaient en possession des droits d’hommes libres, alors que, pour affranchir la Russie des châtimens corporels, un diplomate proposait en riant d’élever tout le peuple russe à la quatorzième et dernière classe. Avec un état social plus avancé, dans une civilisation aussi variée et aussi multiple que la nôtre, où l’intelligence et l’activité ont tant de débouchés divers, une telle classification des services devient artificielle, inutile ou mensongère. Au lieu d’être un ressort du progrès, le tchine en est plutôt devenu une entrave : le poids en ralentit la marche de la société qu’il devait accélérer. A tout le moins, c’est un anachronisme, une institution qui survit aux besoins dont elle est sortie. A une époque où l’initiative privée sous toutes ses formes, où la science et l’art, l’industrie et le commerce, tiennent tant de place, les slougennyé lioudi, les hommes au service public, cessent d’être toujours les plus utiles ou les plus remarquables serviteurs du pays. Il devient de plus en plus malaisé de faire un classement des talens, il devient impossible de marquer le rang et les mérites de chacun d’un signe extérieur, d’un chiffre. Il ne se trouve plus de poids pour peser les intelligences, il n’y a plus pour l’esprit de mètre légal eu d’étalon officiel, plus de mesure commune adaptée à tant de capacités différentes. On fait un vain effort pour assimiler à des grades militaires des professions naturellement indépendantes et rebelles à toute hiérarchie, ou des carrières naturellement livrées à toutes les chances, à toute la mobilité de la concurrence.

En Russie, l’habitude de tout faire rentrer dans les quatorze cases du tableau des rangs, a longtemps conduit à tout classer, et pour ainsi dire à tout coter, à tout numéroter. Les arts mêmes n’y ont point entièrement échappé : les acteurs, les chanteurs des théâtres impériaux ont été officiellement divisés en plusieurs catégories, ayant chacune son rang et ses droits déterminés. De là vient la bizarrerie de tant de titres ou de qualifications russes, comme le candidat, puis le conseiller de commerce ou de manufacture, titre qui fait monter un négociant souvent plusieurs fois millionnaire au niveau de la septième ou huitième classe, c’est-à-dire d’un major ou d’un lieutenant-colonel. Avec une telle méthode, il eût au moins fallu créer des généraux de commerce, et l’on eût du avoir des maréchaux de science ou de poésie. On racontait, il y a quelques semaines, que, pour remercier son médecin de l’avoir guéri d’un anthrax, le sultan l’avait élevé au rang de général de division. Des nominations ou mieux des promotions de ce genre sont ordinaires en Russie ; le journal officiel en est plein. Il serait difficile de compter les médecins qui ont un tchine ; il y en a de conseillers d’état actuels (4e classe), rang de général, major ; il Yena de conseillers privés (3e classe), rang de général de division. Il en est de même des savans, de même des ingénieurs ou des écrivains : affublés des mêmes titres que l’administrateur ou le magistrat, ils peuvent avancer de même dans la carrière civile. Toutes ces promotions dans le tchine n’en empêchent pas d’autres dans les ordres impériaux. On compte en Russie cinq ou six de ces ordres de chevalerie, les uns plus, les autres moins recherchés, la plupart divisés en plusieurs classes ou catégories. Il y a l’ordre de Saint-André, l’ordre de Sainte-Alexandre Nevski, l’ordre de Sainte-Anne, l’ordre de Saint-Vladimir, l’ordre de Saint-George, sans compter les ordres polonais devenus russes de Saint-Stanislas et de l’Aigle-Blanc. Il y a même une décoration spéciale aux femmes, la croix de Sainte-Catherine. En outre du tchine et des ordres de chevalerie, la Russie possède encore toute une série de distinctions mondaines qui, à force d’être prodiguées, ont leur lustre quelque peu terni. Ce sont les charges de cour, graduées et échelonnées comme le tableau des rangs et, comme les titres du service civil, devenues le plus souvent purement honorifiques et nominales. En aucun pays, les moyens de classer les hommes, les moyens de marquer et pour ainsi dire de primer le mérite ne sont aussi nombreux, aussi variés ; si les fruits n’en sont pas plus abondans, cela ne tient qu’à la stérilité naturelle de ce régime de protectionisme moral.

Dans une pareille classification la science et l’instruction, qui ont toujours été un des soucis du gouvernement impérial, ne pouvaient pas ne pas avoir leur place. Les grades universitaires confèrent un tchine, l’examen de sortie du gymnase, collège destiné à l’enseignement secondaire, donne droit à la classe inférieure. En entrant à l’université, l’étudiant a déjà ainsi le pied sur l’échelle, et chaque diplôme lui en fait monter un échelon. Le travail ouvrant l’entrée du tableau des rangs, et par suite l’accès des places et de la noblesse, on pourrait dire que le rang dépendant du grade et le grade de l’instruction, toute la hiérarchie russe n’est que la hiérarchie du travail et de l’étude, et la noblesse qui en sort la noblesse de l’instruction et de la culture. Tel est le raisonnement des apologistes des quatorze classes ; c’est par là en effet que le tchine se justifie, ou mieux se justifiait dans le passé. Une pareille méthode de classement, bonne dans une école de jeunes gens ou dans une carrière déterminée, n’en garde pas moins les inconvéniens de toute hiérarchie artificielle appliquée à une société entière. De semblables tentatives de distribution des hommes et des mérites en des cases bornées et numérotées, ont toujours manqué leur but et dû être promptement abandonnées ; là où par malheur elles ont semblé réussir, ce n’a été qu’en enfermant la société entre d’incommodes cloisons. A la hiérarchie du tchine russe on peut citer quelques pendans en Asie, dans la Chine et la Turquie par exemple ; on peut même dans l’Europe moderne trouver quelques institutions plus ou moins analogues, comme la noblesse et la Légion d’honneur de Napoléon Ier. Cette dernière était, dans sa conception originaire, fort semblable au tableau des rangs de Pierre Ier. Le promoteur français de la Légion d’honneur avait aussi la prétention d’encadrer, de disposer dans un ordre déterminé toutes les forces sociales de la nation ; mais, venue plus tard dans un pays plus avancé, la grande institution de Napoléon a été moins heureuse encore que celle de Pierre et n’a survécu qu’en dégénérant en simple décoration, sans plus de valeur sociale qu’un autre ordre de chevalerie. Tout montre que dans notre état de civilisation il n’est pas plus facile d’établir un classement rationnel parmi les individus que parmi les familles. Toute hiérarchie de cette sorte ne saurait avoir d’autre type que le service de l’état, d’autre mesure que les fonctions publiques ; par là même, en donnant une prime aux emplois et aux carrières de l’état, tout classement semblable ne peut qu’encourager la chasse aux places, le fonctionnarisme, décourager d’autant le travail libre, intellectuel ou matériel, et briser le grand ressort de notre civilisation, l’initiative individuelle.

Le tchine, qui fait dépendre le rang de l’emploi et l’emploi du mérite, semble au premier abord tout démocratique ; il l’est en effet par certains côtés, par d’autres il est au contraire une entrave à toute saine, à toute libre démocratie. Le terme pratique du tchine et des quatorze classes, ce serait le triomphe du tchinovnisme, le règne exclusif et absolu de la bureaucratie au profit du despotisme, aux dépens de toute démocratie, comme aux dépens de toute aristocratie. Dans l’intérieur même de cette bureaucratie souveraine, ce système, qui de loin parait si favorable au mérite personnel, l’est plus encore à la routine, à la paresse, à la médiocrité, et l’on peut dire sans injustice que le tableau des rangs a fini par abaisser le niveau moral du service de l’état qu’il avait mission de relever[12].

Au milieu de la transformation de la Russie, le tchine perd naturellement beaucoup de son importance, le règne en est moins tyrannique et l’on prend parfois des libertés avec lui. Il est un ordre de réformes difficile à concilier avec le tableau des rangs et qui tôt ou tard en triomphera, ce sont les nouvelles institutions provinciales et les fonctions électives. Le système électif fondé sur le libre choix des personnes, le système représentatif fondé sur la désignation d’un représentant nommé par ses pairs, sont d’eux-mêmes en antagonisme avec toute hiérarchie bureaucratique. Le suffrage a déjà ouvert une brèche à travers le tchine, le temps viendra où la vieille muraille ne pourra résister au bélier du vote et repousser l’assaut que lui donneront les libertés politiques. Déjà pour les hommes mis à la tête des assemblées provinciales il a fallu créer de vaines assimilations de grades. Le développement des fonctions électives reléguera tôt ou tard le tableau des rangs dans les carrières spéciales. L’extension des libertés publiques rendra tour à tour au souverain et au pays la faculté de choisir les hommes d’état de l’empire en dehors de toute espèce de catégorie, et détruira le privilège du tchine ou du fonctionnarisme qui s’est substitué au privilège de la naissance.


V

Sur la noblesse russe, le règne plus que séculaire du tableau des rangs a mis une empreinte que l’abolition même de la hiérarchie officielle ne saurait effacer. À cet égard les effets du tchine frappent tellement les yeux qu’il serait oiseux de les indiquer : les conséquences indirectes sont les seules qu’il puisse être utile de signaler. Le tableau des rangs n’a pas eu pour unique résultat de maintenir toute la noblesse dans une étroite dépendance, il l’a éloignée des autres classes de la nation, l’a surtout éloignée de la terre, base naturelle de toute influence durable. Le service de l’état chassait la noblesse hors des campagnes pour la jeter dans l’armée ou l’administration, il la poussait dans les villes et en retenait la meilleure partie dans les capitales, là où s’acquéraient le rang et l’importance. Le riche propriétaire, obligé d’aller conquérir un tchine, abandonnait son bien à des intendans qui souvent le ruinaient par leur mauvaise gestion ou leur mauvaise foi. L’institution qui enchaînait le dvorianstvo au service le détachait ainsi du sol et du foyer, et contribuait pour une bonne part à son isolement. Le tableau des rangs privait ainsi lui-même de toute influence sociale la noblesse qui lui devait le jour. De là l’aversion d’une partie même de cette noblesse sortie du tchine pour ce père qui la tenait toujours en tutelle et lui défendait toute émancipation.

D’après la législation établie par Pierre le Grand, une famille qui, pendant deux générations consécutives, demeurait hors du service, perdait ses droits de noblesse. Cette règle paraît actuellement tombée en désuétude, et le dvorianstvo affranchi de cette obligation. Si la plupart des nobles entrent au service, beaucoup ne font plus que le traverser. Après quelques années de jeunesse passées dans la garde ou dans une carrière civile, les nobles, qui possèdent l’indépendance de la fortune, s’adonnent librement au plaisir où à l’étude, au repos ou au travail. Par là même on peut aujourd’hui, dans le dvorianstvo, distinguer deux types, deux vocations, deux hommes différens, et par suite deux courans d’idées à la fois simultanés et opposés. Tout propriétaire noble ne demeurant plus au service, et tout serviteur de l’état anobli n’arrivant plus à la propriété en même temps qu’à la noblesse, les deux qualités, les deux fonctions sociales jadis unies et corrélatives du dvorianstvo, se sont séparées, et après avoir été depuis le moyen âge la condition l’une de l’autre, sont entrées en lutte plus ou moins ouverte. Depuis qu’ils ne sont plus les deux aspects, les deux faces du même, homme, depuis qu’ils se sont dédoublés, le propriétaire et le fonctionnaire, le pomechtchik et le tchinovnik sont devenus rivaux et jaloux l’un de l’autre. Chez le grand propriétaire, libre de son temps et de sa fortune, se font parfois jour des aspirations nouvelles, des prétentions aristocratiques formulées plus ou moins discrètement au nom des droits de l’éducation ou de la propriété, appuyées ostensiblement sur les besoins conservateurs, sur l’intérêt de l’ordre social et du trône. Chez le fonctionnaire tenu par le manque de fortune dans la dépendance du service, se conserve l’ancien esprit du tchine, et parfois surgissent des tendances égalitaires, des instincts niveleurs plus ou moins ouvertement avoués au nom des droits de l’intelligence et un mérite personnel, et ostensiblement fondés sur l’amour du progrès, sur l’intérêt de l’état et du peuple. De ces deux hommes, le premier est naturellement plus aristocrate, mais parfois aussi plus libéral ; le second, plus démocrate, mais souvent aussi plus autoritaire.

Les deux rivaux, le pomechtchik et le tchinovnik, sont chacun dans leur rôle ; ils représentent et personnifient deux tendances en lutte dans toute société. L’un, le grand propriétaire, a aujourd’hui pour alliées les appréhensions justement inspirées par l’instabilité et les révolutions de l’Occident ; il a pour lui les terreurs conservatrices et la secrète faveur des influences de cour. L’autre, le fonctionnaire, a l’avantage de mieux représenter la tradition nationale et en même temps d’obéir au penchant le plus manifeste de la civilisation moderne. Le tchinovnik reproche au pomechtchik à prétentions aristocratiques de ne pas se souvenir assez que d’ordinaire il ne tient lui-même ses droits, ses terres, son pomestié que du service de l’état. La noblesse russe, telle qu’elle est sortie de l’histoire, est en effet une sorte de Janus à deux faces : face de propriétaire et de gentilhomme d’un côté, face de fonctionnaire ou de bureaucrate de l’autre, et quand elle se mire le premier visage dans une glace, elle est tentée d’oublier le visage de derrière. Pour certains aristocrates russes, le bureaucrate est devenu l’adversaire naturel, l’ennemi héréditaire. Le tchinovnik, et particulièrement l’employé d’un rang inférieur, souvent recruté parmi les séminaristes, ce qu’un de ses nobles adversaires appelle dédaigneusement le prolétariat frisé, est l’objet de tous les sarcasmes, de toutes les attaques d’un monde qui ne se tient pas toujours lui-même en dehors du service[13]. Et pourtant, en Russie, selon le mot d’un écrivain dont les Russes pleurent en ce moment la perte, le bureaucrate n’est que le noble en uniforme, et le noble n’est que le bureaucrate en robe de chambre[14]. Cette vérité historique n’empêche pas toujours l’envie et l’aversion réciproque des deux personnages, bien qu’aujourd’hui encore ce soit souvent le même homme. Le tableau des rangs a cessé de produire tous ses effets, le tchine ne réussit plus à confondre en une seule et même classe tous les hommes instruits et cultivés de la nation. Le dvorianstvo est divisé en lui-même par le divorce moral et la sourde hostilité du tchinovnik pauvre et du riche potriechtchik. La haute noblesse aristocratique a, pour l’administration locale au moins, une tendance marquée à restaurer, à généraliser même l’union intime des deux qualités de propriétaire et de fonctionnaire ; mais c’est à l’inverse, à l’opposé de l’ancienne tradition moscovite, en faisant dépendre l’autorité et le pouvoir de la propriété, et non le rang et la propriété du service de l’état.

En Russie comme partout, il y a des contempteurs de l’ordre social actuel, des hommes qui se plaisent à en montrer le peu de solidité et à en prédire la chute, des hommes qui se font un devoir d’en miner les fondemens ; mais ce qui est particulier à la Russie, c’est que les mécontens qui préparent ou désirent la ruine de l’édifice se rencontrent surtout parmi les gens préposés à sa garde ou dans la classe officiellement installée à son sommet, parmi les fonctionnaires ou dans le clergé et la noblesse. Cette anomalie ne s’explique que par l’état social et l’état de culture de la nation. En d’autres pays, les recrues de la noblesse prennent l’esprit, les intérêts, les préjugés de l’ordre où ils entrent ; en Russie, les hommes sortis du peuple, de la bourgeoisie ou du clergé, les derniers surtout, gardent souvent contre la noblesse dont le service leur ouvre l’accès, toutes les rancunes de leur premier état, toutes les préventions de leur origine. Le tchine n’établit ainsi entre les membres du dvorianstvo qu’une assimilation extérieure, qu’un lien factice. La noblesse russe reste intérieurement divisée, ne possédant ni la cohésion et l’esprit de corps des aristocraties fermées, ni la vigueur et la puissance d’absorption des aristocraties ouvertes. Le dvorianstvo russe demeure ainsi sans solidarité, sans force propre ; fait de nièces hétérogènes et mal jointes, il est incapable de servir de support à un gouvernement, ou d’état à une société ébranlée. Pour en faire un corps homogène et consistant, pour y trouver un point d’appui conservateur, il faudrait d’abord briser cette noblesse nominale, démolir cet assemblage disparate de morceaux rapportés, et encore, on aurait beau en trier et en souder les débris, qu’il serait malaisé d’en rien tirer de solide et de résistant.

Le dvorianstvo a ses pires ennemis dans son sein, ou plutôt l’aristocratie a ses adversaires les plus décidés dans la noblesse légale, qui semblerait lui devoir servir de cadre. Trop nombreuse, trop pauvre, trop mêlée pour se flatter d’être admise au partage des privilèges d’une aristocratie, la masse de la noblesse ne pardonne point à ceux de ses membres qui rêvent de prérogatives auxquelles tous ne sauraient avoir part. Du tchine et de la petite propriété est issue une noblesse indigente et envieuse, un prolétariat à demi cultivé, auquel la civilisation a donné plus de besoins ou de convoitises que de moyens de jouissance ou d’instruction. En Russie, presque toute cette classe, partout la plus aigrie et la plus remuante, provient de la noblesse ou du clergé, sort des bureaux de l’état ou des séminaires de l’église. Les étudians qui dans de secrètes réunions aiment à faire miroiter aux yeux un prochain âge d’or débarrassé de la propriété et de la famille sont pour la plupart des nobles ; les jeunes gens récemment poursuivis pour avoir distribué à des paysans ou à des ouvriers des catéchismes révolutionnaires étaient presque tous nobles. Nobles sont les émigrés ou réfugiés qui dans des feuilles russes de Suisse ou d’Angleterre prêchent de loin à leurs compatriotes la révolution et le socialisme ; nobles sont au dedans ou au dehors le plus grand nombre des avocats de la démagogie et des apôtres du nihilisme de l’un ou l’autre sexe.

Ce n’est pas uniquement aux marches inférieures et comme sur le seuil de la noblesse officielle que se rencontrent ces tendances radicales, c’est parfois aussi plus haut, dans des familles placées par le rang et la fortune au-dessus des jalousies et des convoitises d’en bas. Selon la remarque encore récente d’un procureur-général, on a vu des fils de hauts fonctionnaires et des femmes du monde se livrer parmi les paysans à une propagande démocratique dont le. succès eût fait de tels missionnaires des victimes. Peut-être est-ce là l’effet d’un penchant national pour le radicalisme théorique, ou l’effet d’une aveugle et imprudente générosité naturelle à la jeunesse, qui partout incline aux idées risquées ou avancées, parce qu’elles lui semblent les plus nobles et les plus vaillantes. Au premier abord, de tels penchans dans un tel milieu inquiètent pour une société ; en y réfléchissant, on se demande au contraire si de telles hardiesses dans. un certain monde n’indiquent pas qu’on s’y sent bien en sûreté. La témérité est encouragée par la sécurité même : des hommes qui sous leurs pieds n’ont jamais senti trembler le sol de la réalité, courent gaîment à travers les nuageux sentiers-de la théorie. Sur la glace épaisse des hivers du nord, que jamais il n’a vu s’entr’ouvrir ou entendu craquer sous ses pas, le patineur se permet sans crainte les plus folles voltiges. La Russie est encore si loin et si différente de nous, que tous nos bouleversemens n’y ont pu rendre la société aussi prudente, aussi timide que dans un pays agité de secousses périodiques. Sous ce rapport, la société russe a plus d’une fois offert le même spectacle que l’aristocratie française avant la révolution. A Pétersbourg aussi, le beau monde a longtemps aimé à jouer avec les idées, et la bonne compagnie jonglait d’autant plus librement avec les plus inflammables ou les plus explosibles, que sur le tapis des salons il n’y avait pas de danger de les voir éclater, et que dans les murs des hôtels Il n’y avait point de matières combustibles. Aux hardiesses, aux témérités de cette société, il y avait jusqu’à ces derniers temps une autre raison. La noblesse, la classe cultivée, façonnée aux mœurs et aux manières de penser de l’Europe, sans pouvoir exercer librement ses facultés à l’européenne, se sentait mal à l’aise et comme oppressée dans le pays même où elle était privilégiée. La supériorité d’éducation ne servait qu’à lui rendre plus sensible et plus pénible l’infériorité morale de la vie russe. Dans la Russie antérieure aux dernières réformes, l’air manquait à la poitrine, l’espace à l’activité de l’homme cultivé ; il passait aisément d’une mélancolie maladive à une exaltation malsaine, et d’un muet affaissement au délire de la fièvre. Aujourd’hui que, grâce aux réformes, l’atmosphère russe est devenue plus légère, l’homme civilisé y peut vivre, y peut respirer sans abattement, comme sans vaine et stérile excitation. Là, comme partout, l’accroissement des libertés a diminué l’esprit révolutionnaire.

Au sein d’une noblesse aussi ouverte, aussi multicolore et bariolée que le dvorianstvo russe, il était impossible qu’il ne se formât pas une société plus étroite, plus exclusive, jalouse de se distinguer de tout ce qui l’entourait, jalouse de s’élever au-dessus de la plèbe vulgaire du tchine, qui menaçait de tout ramener à son niveau. Chassé de l’état et de la politique par le tableau des rangs, l’esprit aristocratique a cherché un refuge dans les salons et s’y est retranché comme dans une forteresse. À ce point de vue, il existe encore en Russie une aristocratie de mœurs, de position, de famille, une, aristocratie mondaine, se reconnaissant non point aux titres et aux blasons, mais à l’éducation et aux relations. Dans ce milieu même, dans cette haute sphère toute pleine de sa supériorité, l’esprit de caste et les préjugés de naissance, si soigneusement entretenus en d’autres pays, ont peu d’influence ; là même le rang ou l’estime ne se mesurent point au titre ou au nombre des quartiers. Dans cette haute société russe, il y a des familles anciennes et il y en a de nouvelles, il y a de grandes fortunes et il y en a de médiocres : naissance, richesse, position, intelligence, facilitent l’entrée, mais aucun de ces avantages isolés ou réunis n’est la clé de la porte et ne l’ouvre à coup sûr. Cette aristocratie mondaine est d’autant plus exclusive, ou mieux d’autant plus réservée, que, n’ayant point de frontières marquées, elle est obligée de veiller à ne pas laisser effacer ses limites. Quand on ne peut se distinguer par les couleurs, on attache un grand prix aux nuances, et l’on voit de graves différences là où un œil moins exercé n’en aperçoit aucunes. Presque partout, en Europe, un des effets de la démocratie qui renverse les vieilles clôtures sociales est d’en élever au profit du monde de nouvelles, de fines et délicates barrières faites de fils légers, souvent imperceptibles à l’œil vulgaire, et par là même les plus difficiles de toutes, à détruire. Nulle part peut-être cet art du savoir-vivre, qui, au sein même de l’égalité, marque si bien les distances, nulle part cette science des usages et des manières ne règne plus despotiquement qu’en Russie.

La noblesse russe se pique de civilisation, elle aime à se désigner elle-même sous le nom de classe cultivée ? la haute société renchérit sur cette prétention et pousse la culture jusqu’au raffinement. La manière même dont la civilisation européenne s’est fait jour en Russie l’y exposait à un double danger. Venue du dehors, introduite presque tout à coup au contact et sous l’influence de l’étranger, la civilisation était prédestinée à y rester longtemps superficielle, longtemps peu nationale. Ces deux défauts étaient historiquement inévitables, et les penchans sociaux, l’instinct aristocratique, le besoin de réagir contre le nivellement du tchine, les ont accrus et empires, les ont prolongés tous deux. C’est par le dehors, par la surface et le vernis extérieur que pouvaient le plus commodément se distinguer des autres et se reconnaître entre eux les hommes mécontens d’être légalement perdus dans la foule, c’est en s’éloignant le plus possible des mœurs du peuple qu’ils étaient le plus sûrs de n’être point confondus avec lui. Plus la classe dominante était par la constitution sociale menacée de l’envahissement des parvenus, et plus elle s’ingéniait à les tenir à distance ; plus l’assimilation officielle était facile, et plus l’assimilation mondaine était rendue malaisée. De là en partie la grande importance attachée aux langues étrangères, à la nôtre surtout. En Russie, le français était bien moins un instrument d’étude, un moyen d’instruction, qu’un signe d’éducation. C’était la langue polie, l’idiome du monde et des salons, la marque et la mesure de la bonne éducation et du savoir-vivre, À ce titre, il ne suffisait point de comprendre ou de parler le français comme une autre langue, étrangère ; la facilité de l’élocution, la pureté de l’accent étaient choses essentielles, car avant tout le français était pour la bonne société un moyen de se reconnaître et une barrière qui tenait à distance les intrus. Une société, une aristocratie légalement ouverte à tous ne saurait s’entourer d’un rempart plus efficace. Le français était devenu une sorte de passeport mondain et tenait lieu de lettres de naturalisation dans les cercles élevés. Le mal n’eût pas été grand, si chez cette noblesse, dans ces salons de Pétersbourg, l’emploi habituel d’une langue étrangère n’eût été le signe et le symbole d’idées, d’habitudes et de prétentions étrangères.

Dans les sphères naturellement les plus aristocratiques, ce défaut de nationalité transmis par l’hérédité menaçait, de devenir un vice de constitution. La haute et la moyenne noblesse, la classe cultivée, agrandissait encore par exclusivisme social, par mode et par bon ton, le large intervalle qui la séparait de la masse du peuple, sans s’apercevoir qu’elle aggravait ainsi le ma ! de la Russie moderne, le dualisme social, le schisme moral, sans comprendre que pour les classes comme pour les individus l’isolement est la faiblesse. Le visage toujours tourné vers la frontière, la société russe finissait par ne plus voir la Russie ou ne la plus comprendre. Ouverte à tous les souffles de l’Occident, elle se faisait cosmopolite, et vivait en étrangère dans sa propre patrie, à peu près comme une colonie européenne au milieu d’un peuple barbare. A force de contact avec l’Occident, à force de s’oindre et de se teindre des idées du dehors, l’homme du monde perdait toute couleur nationale, et parmi ses compatriotes mêmes il avait d’autant plus de succès qu’en lui perçait moins le Russe. Élevé par des précepteurs français ou allemands dans l’ignorance ou le mépris de tout ce qui était indigène, l’héritier des boïars moscovites semblait souvent regarder la langue de ses pères comme un patois de paysans. « Depuis vingt-cinq ans que je suis marié, me disait un Russe, je ne sais si j’ai deux fois parlé russe à ma femme. » Le temps n’est pas loin où tous les hommes bien nés en auraient pu dire autant. Ce dédain pour la langue du peuple s’étendait jadis jusqu’aux livres russes, et ce fut là pour la jeune littérature nationale une cause de débilité qui, jointe à la servile imitation d’autrui, en expliquera longue et pâle enfance.

La noblesse a fini par sentir quelle source de faiblesse était pour la civilisation russe, et pour la classe cultivée surtout, cette sorte de dénaturalisation et ce cosmopolitisme superficiel. Dès le règne de Nicolas, il s’est produit dans les lettres, dans l’opinion, dans les sentimens, sinon toujours dans les idées et dans les mœurs, une réaction accentuée et, comme toute réaction, poussée parfois jusqu’à l’exagération. Sous l’influence d’une école d’écrivains et de penseurs distingués, désignés du nom assez impropre de slavophiles, le nom, la langue, l’homme russes ont été remis en honneur. Des fanatiques ou des originaux, comme le poète-théologien Khomiakof, allaient même jusqu’à reprendre le costume moscovite et à tenter de remettre en usage l’armiak et le kaftan. La nationalité, longtemps honnie, a partout été glorifiée. La mode et l’entraînement mondain ont eu leur part à ce brusque revirement, et là même où la conversion est le plus sincère, elle est souvent peu éclairée et peu conséquente. Après s’être si longtemps faite étrangère et cosmopolite, la classe cultivée ne saurait se dépouiller a volonté de la seconde nature qu’elle-même s’est laborieusement donnée. Après s’être isolée du peuple pendant un siècle et demi, elle ne s’en peut rapprocher en un pas, elle ne peut franchir d’un bond le fossé qu’elle-même a patiemment creusé et élargi de ses mains. La noblesse russe a fait comme un état-major qui, dans son impatience d’aller à la découverte, s’élancerait au galop sans se retourner, pendant que le gros de l’armée avec le matériel et les bagages demeurerait bien loin en arrière, embourbé dans les marécages ou empêtré dans les broussailles, sourd aux appels de la trompette ou du clairon, et d’autant plus incapable de rejoindre qu’il serait resté sans direction.

Ainsi s’est jetée en avant l’élite de la société russe. Attirée par les lueurs fascinantes de la civilisation, elle s’est précipitée vers l’Europe, abandonnant en chemin les traînards, sans s’inquiéter du peuple qui ne la pouvait suivre, comme si tout le pays eût tenu dans ses rangs, comme si avec le monde de Pétersbourg la Russie tout entière fût arrivée au but. En se retournant, elle s’est aperçue de son erreur, mais il lui est difficile de la réparer ; elle a beau les appeler de loin, les retardataires n’entendent plus sa voix ou ne distinguent plus ses gestes. La classe cultivée hésitant à rebrousser chemin et le peuple, demeuré en arrière, ne pouvant guère avancer tout seul, la rencontre entre les deux moitiés inégales de la nation est malaisée, et toutes deux restent moralement isolées l’une de l’autre à leur dommage mutuel et au détriment du pays et de la civilisation. Il n’y a que deux moyens de trancher une telle situation : le premier est de reconnaître officiellement, de consacrer légalement la scission des deux classes, en plaçant l’une sous la dépendance et la tutelle de l’autre ; le second est de créer entre elles une classe intermédiaire qui les rapproche et leur serve de lien. De ces deux issues, la première a pour elle les théories aristocratiques et les combinaisons artificielles qui, sous une forme ou sous une autre, tendent à remettre le peuple sous la direction exclusive de la noblesse et la domination des propriétaires ; l’autre a pour elle les faits, le courant de la civilisation et la création naturelle d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie dont le noyau est déjà formé.


VI

Une noblesse peut avoir deux espèces de privilèges, des privilèges personnels, dont chaque noble jouit individuellement, des privilèges collectifs, que tous les nobles exercent en corps. La loi reconnaît au dvorianstvo russe des prérogatives des deux sortes, les unes et les autres aujourd’hui singulièrement réduites par l’extension même des libertés publiques. La noblesse n’a point d’ordinaire été privée de ses droits, mais ce qui était le privilège d’une classe est devenu le droit de toutes. Ses prérogatives collectives ou personnelles, le dvorianstvo ne les tenait du reste ni de ses propres efforts ni des conquêtes de ses ancêtres ; toutes étaient un don de la munificence souveraine, et la plupart étaient encore relativement récentes lorsqu’elles furent étendues aux autres classes de la nation. Avant Catherine II, la noblesse n’avait aucun droit corporatif, et, si les nobles possédaient quelques droits individuels, ces droits étaient mal définis ou mal respectés.

Jusqu’aux dernières réformes du règne d’Alexandre II les nobles étaient personnellement en possession de trois privilèges principaux, et encore les partageaient-ils depuis longtemps avec les classes dites privilégiées, c’est-à-dire avec le clergé et les marchands. Ils étaient affranchis de la conscription militaire, affranchis de l’impôt direct ou capitation, affranchis enfin des châtimens corporels. De ces trois immunités, la première vient d’être abrogée par l’introduction du service obligatoire, la dernière a été étendue à toutes les classes, la seconde aura bientôt aussi cessé d’être un privilège. Les paysans restent seuls encore soumis à la capitation, dont la suppression est décidée en principe. Pour le mougik comme pour le propriétaire noble, l’impôt sur les terres doit remplacer l’impôt sur les personnes. La noblesse russe n’a point d’exemption d’impôts, d’exemption de la taille. Aux temps du servage, la capitation retombait indirectement sur elle en pesant sur ses serfs, et aujourd’hui ses biens, diminués par l’émancipation, sont directement frappés par le fisc. Les charges des propriétaires nobles sont encore, il est vrai, moins lourdes que les charges des communes de paysans ; mais cette différence tient en partie à la différence de constitution de la propriété, en partie aux justes ménagemens d’une période transitoire où la noblesse a, par l’émancipation même, été singulièrement éprouvée. Quant à l’exemption des peines corporelles, maintenant étendue à toutes les classes, une seule chose étonne, c’est qu’elle ait si longtemps été un privilège, et que ce privilège, la noblesse l’ait acquis si tard. A peine en a-t-elle joui un siècle, et elle n’en fut mise en possession qu’une vingtaine d’années avant les marchands des villes. C’est Pierre III, le mari et prédécesseur de Catherine II, qui, vers 1760, affranchit ses nobles du knout et du bâton. Pierre le Grand, loin d’abolir ce mode de correction, en usait volontiers, et parfois, dit-on, l’appliquait de sa main à ses favoris. Tant que les verges ne furent point supprimées pour tous, le noble du reste n’en fut pas absolument à l’abri. Pour le rendre justiciable du bâton, il suffisait d’une condamnation qui lui enlevât ses droits de noblesse ou d’un ordre qui le contraignît à servir en simple soldat, car dans ce cas, selon le mot d’un Russe, on pouvait toujours être rossé en uniforme.

De même que l’exemption des châtimens corporels, la plupart des droits et privilèges assurés par le code à la noblesse ont ce caractère de pouvoir être communiqués à toutes les classes de la nation ; ce qui montre qu’au lieu d’être de véritables prérogatives nobiliaires, ce n’étaient que des garanties d’hommes libres, des droits qu’un pays civilisé reconnaît à tous ses habitans. Le dorianine, dit la loi, ne peut être sans jugement privé de la vie ou des droits de sa classe ; le dorianine ne peut être sans jugement privé de ses biens[15]. De tels articles de loi aident à comprendre la notion qu’ont de la noblesse certains Slaves demeurés à l’abri des imitations aristocratiques de l’Occident. Les Serbes, par exemple, depuis leur affranchissement du joug ottoman, aiment à dire que tout Serbe est noble, c’est-à-dire homme libre. En ce sens aussi, les Russes pourront bientôt se dire tous nobles.

Le véritable privilège de la noblesse russe, celui qui, n’appartenant qu’à elle seule, lui donnait un caractère distinctif, était le droit de posséder des terres habitées, c’est-à-dire des terres peuplées de serfs. L’émancipation a emporté ce privilège avec le servage, elle n’a pu en effacer les traces séculaires. C’est à cette prérogative d’hier que la noblesse doit encore aujourd’hui le monopole presque exclusif de la propriété territoriale, de la propriété individuelle et héréditaire. En dehors de ses mains il n’y a guère que les immenses domaines de l’état et les terres récemment concédées aux paysans émancipés. Dans la langue courante, le terme de propriétaire, de pomechtchik ou de zemlevladélets, demeure toujours synonyme de noble, de dvorianine. C’est de cette qualité de propriétaire individuel que le dvorianstvo tire un de ses principaux titres aux sympathies des peuples de l’Occident, où le même mode de propriété ; est en usage. Vis-à-vis du mougik, simple usufruitier d’un bien collectif, vis-à-vis du paysan possédant en commun une terre inaliénable, le pomechtchik peut être regardé comme le représentant de la personnalité, de l’individualisme moderne en même temps que de la culture européenne. C’est aussi de cette qualité de propriétaire foncier que dans la Russie nouvelle la noblesse tire toute son importance et en même temps toutes ses prétentions. Elle a aujourd’hui ce qui lui manquait au moyen âge, une base d’influence dans le sol, et c’est sur cette base relativement récente que les théoriciens de la hiérarchie voudraient élever au profit de la riche noblesse une sorte d’aristocratie territoriale. Que faudrait-il pour que de telles vues aient des chances de succès, pour que dans ce pays agricole et rural fût assurée la domination du grand propriétaire, du noble pomechtchik ? Il faudrait d’abord que la propriété fût stable et que le monopole en fût garanti à la noblesse dans l’avenir comme dans le passé. Or il n’en est rien ; avec le servage et la qualification de terres habitées est tombée l’unique barrière qui défendît la propriété noble contre l’envahissement des autres classes.

Sans cette protection, cette sorte de prohibition légale, une grande partie du sol eût pu depuis longtemps échapper au dvorianstvo. La preuve en est dans l’état obéré de la propriété à la veille même de l’émancipation. En 1859, près des deux tiers des biens de la noblesse (65 pour 100) étaient engagés dans les lombards, dans les établissemens de l’état, et le tiers restant était souvent encore grevé d’hypothèques au profit des particuliers. Si au moment de l’abolition du servage il y eût eu en Russie une nombreuse et riche bourgeoisie, le premier ordre de l’état serait déjà dépouillé d’une grande partie de ses biens. L’absence de concurrence, l’absence de capitaux disponibles et la pauvreté des paysans ont seules maintenu en sa possession les terres que ne lui a pas légalement enlevées l’émancipation. Tôt ou tard il y aura dans la propriété foncière un changement de main au détriment du pomechtchik actuel. Pour conserver à la noblesse son ancien monopole de propriétaire, il n’y aurait qu’un moyen, l’érection de ses terres en majorais inaliénables, insaisissables. Le moyen serait sûr, et il s’est trouvé des hommes assez hardis pour le proposer[16] ; mais un tel procédé d’immobilisation appliqué à la totalité ou à la généralité des propriétés personnelles ne ferait qu’universaliser les inconvéniens inséparables des majorats et paralyser la propriété, la richesse et le pays. Des particuliers peuvent céder à la tentation de mettre leur nom et leurs descendans au-dessus des chances de la concurrence et à l’abri de la ruine, un gouvernement moderne ne permettra jamais à une classe d’enfermer ainsi à perpétuité dans ses mains la propriété du sol. Et cependant, en Russie comme ailleurs, le lien légal et indénouable du majorât peut seul maintenir à la noblesse la possession exclusive de la terre. N’étant plus protégée contre autrui et contre elle-même par l’impossibilité de vendre à des gens d’une autre classe, n’étant point couverte par le régime des successions, la noblesse russe demeure exposée à une lente expropriation au profit de la bourgeoisie ou des paysans, et avec le monopole de la propriété individuelle elle perdra tout caractère propre, toute prépondérance sociale, elle perdra sa principale raison d’être.

Les anciens privilèges garantis jadis au dvorianstvo tombant ainsi un à un, ou ses prérogatives dégénérant en fictions, que restera-t-il à cette noblesse sans privilèges pour la distinguer du corps de la nation ? Il lui restera bien peu de chose, si peu qu’on se demande ce qu’auraient à perdre les nobles à la suppression de la noblesse. Sans qu’on y voulût toucher, sans qu’on eût l’intention de le diminuer, le dvorianstvo s’est vu peu à peu dépouillé de tous ses droits par le fait seul des changemens opérés autour de lui. La noblesse a été pratiquement abrogée sans avoir été attaquée, sans même avoir été mentionnée. Si elle reste debout, c’est comme un arbre au pied duquel on aurait fouillé le sol, dont on aurait atteint les racines par mégarde, et qui, dans la terre bouleversée autour de lui, ne trouverait plus de point d’appui. La noblesse en Russie, comme en d’autres contrées, finira par devenir une simple distinction honorifique sans importance sociale, sans valeur politique, une distinction de vanité ayant d’autant moins de prix qu’elle sera plus commune et aura moins de signes extérieurs pour se reconnaître. En réalité, le dvorianine n’a plus qu’un seul privilège personnel, le privilège d’entrer plus facilement au service et d’y faire plus rapidement son chemin. Ce dernier avantage, la noblesse s’y attachera peut-être, d’autant plus que les autres lui échappent. Dépouillé de ses prérogatives et menacé dans la propriété même, le dvorianstvo, appauvri, n’aura d’autre refuge que son berceau primitif, le service et le tchine. Sur ce terrain même, les privilèges que lui accordent encore la loi ou l’usage tomberont peu à peu devant le nivellement de la culture ou les exigences de l’égalité. Au service comme ailleurs, la noblesse, au lieu de droits, n’aura plus que des faveurs, et elle ne gardera d’autres avantages que ceux qui partout appartiennent au crédit et aux positions prises. Des privilèges personnels inhérens à l’individu et à la famille peuvent constituer une noblesse, des prérogatives communes exercées en corps par la classe des nobles peuvent seules constituer une aristocratie. De ces prérogatives, le faible dvorianstvo en possédait plusieurs et d’importantes. Ce n’était point, il est vrai, un legs d’un passé lointain, ni un reste vénéré de vieilles coutumes nationales, ce n’était qu’une imitation de l’étranger et une copie tardive d’un modèle déjà vieilli. Rien de semblable n’était connu de l’ancienne Russie, où les serviteurs de l’état n’avaient d’autres droits que ceux qu’ils tenaient du service. Comme les privilèges personnels, les droits corporatifs du dvorianstvo lui ont été bénévolement concédés, gratuitement octroyés par la couronne. C’est encore Catherine II, entraînée par l’esprit libéral du XVIIIe siècle, qui, entre la guerre de l’indépendance américaine et la convocation des états-généraux français, dota la noblesse russe de droits nouveaux pour elle, et à cette classe, alors la seule cultivée, la seule capable d’exercer quelques droits politiques, remit une partie importante de l’administration et de la justice. Jusqu’à cette date, s’il y avait des nobles en Russie, il n’y avait point de corps de noblesse. Catherine, la première, aggloméra les dvoriane en corporations provinciales au profit du self-government administratif. Ce n’était point là une nouveauté isolée ; ce qu’elle faisait pour la noblesse, la tsarine le répétait à peu d’intervalle pour d’autres classes de la population, pour les villes et la bourgeoisie notamment. Elle cherchait à réunir les diverses parties du peuple en groupes compactes, en corps organisés, ayant un esprit et des intérêts communs, pour les appeler à participer aux affaires locales, chacun dans sa sphère, suivant la seule manière dont on comprît alors la participation d’un peuple à son gouvernement, par classe, ordre, ou corporation.

Quelle fut la cause de l’échec de cette noble tentative ? Ce ne fut point seulement la nature du pouvoir autocratique, qui demeure entier alors même qu’il semble se dépouiller et reste impuissant à se borner lui-même ; ce fut avant tout l’incapacité des diverses classes, noblesse ou bourgeoisie, à user des droits qui leur étaient attribués. Pour tirer parti de ces privilèges corporatifs, une chose était indispensable, l’esprit de corps, et toutes les classes en étaient également dépourvues. Sous ce rapport, le dvorianstvo n’a pas fait exception à la tradition ou au génie russe, le noble rasé du XVIIIe siècle n’a pas différé du drouginnik ou du boïar des anciens temps. Le peu de résultats des assemblées de la noblesse s’explique par les mêmes raisons que le peu de succès des guildes de marchands et des corporations ouvrières. Pas plus que la bourgeoisie, pas plus que les artisans des villes, le dvorianstvo n’a su se constituer en corps, doué d’instinct de cohésion et de sentimens de solidarité, exerçant des droits connexes dans des vues communes et poursuivant à travers des générations un but politique ou social déterminé. Pas plus qu’une autre classe de la population, la noblesse n’a su former un organisme vivant, animé d’un esprit propre traditionnel, à la fois commun à tous ses membres et distinct de l’esprit des autres classes. Semblable chose a pu se rencontrer sur le territoire russe, chez la noblesse polonaise des provinces occidentales ou la noblesse allemande des provinces baltiques, — dans la Grande-Russie, chez la noblesse nationale, jamais à aucune époque. L’esprit de caste, l’esprit de classe, semble tellement répugner à la nature russe, qu’elle est jusqu’ici demeurée fermée à l’esprit de corps. La noblesse-y est encore étrangère aujourd’hui, après avoir pendant près d’un siècle exercé des droits corporatifs.

La patente, l’espèce de charte donnée par Catherine II au dvorianstvo, lui concédait des droits considérables : droit de se réunir en assemblées périodiques, droit de toujours se faire entendre de la couronne par voie de pétition, droit de nomination de la plupart des fonctionnaires et juges locaux. En tout autre pays, de telles prérogatives eussent amené un conflit entre la couronne et la noblesse ou servi de point de départ à une constitution aristocratique. En Russie, il n’en a rien été. La noblesse de chaque gouvernement s’est réunie, elle a élu ses présidens ou maréchaux (predvoditel), a désigné des fonctionnaires et des magistrats, a exercé le droit de police sans qu’aucun des successeurs de Catherine en ait pu prendre ombrage, sans que le pouvoir absolu en fût jamais entamé. Dans l’exercice de ses droits, le dvoriantsvo n’apportait ni tendances propres ni vues traditionnelles, et dans les emplois qui leur étaient confiés les fonctionnaires nommés par les nobles n’agissaient pas en représentans de la noblesse. Ces ispravniks et tous ces administrateurs ou juges locaux ne personnifiaient point l’esprit d’une classe, ils ne se considéraient pas comme responsables envers leurs électeurs ; s’ils avaient pour quelques-uns des égards particuliers, c’était seulement pour les intérêts des personnages influens. Ces administrateurs élus étaient pour le pouvoir central des instrumens aussi dociles, des agens aussi zélés que les fonctionnaires directement nommés par lui ; en sorte que, si par cette institution on avait espéré corriger la trop grande influence de la bureaucratie, on s’était trompé. Cette apparente autonomie de l’administration locale n’atteignit ni la bureaucratie ni la centralisation, La Russie offre là un exemple de l’inefficacité des institutions sans les mœurs, de l’inanité des formes politiques et des libertés publiques sans esprit public. La création d’assemblées où sont représentées toutes les classes de la nation a naturellement enlevé aux assemblées particulières de la noblesse la plupart de leurs prérogatives ; mais, dans ces nouveaux états provinciaux, dans le zemstvo de district ou de gouvernement, la noblesse a d’ordinaire gardé la prépondérance. C’est, comme nous le verrons, au maréchal de la noblesse qu’appartient de droit la présidence de ces réunions des diverses classes ; ce sont les propriétaires fonciers, les anciens seigneurs de serfs qui, par le nombre ou la situation, y ont une influence prédominante. En réduisant ses privilèges directs, l’extension des libertés publiques a même élargi la sphère d’activité du dvorianstvo. Personne ne lui conteste le titre de classe dirigeante, et quinze ans à peine après les réformes qui l’ont dépouillé de ses anciennes prérogatives, certains conseillers de la couronne semblent le convoquer à un rôle plus étendu, si ce n’est plus efficace. Dans ces derniers temps, depuis la guerre de 1870 et la commune de Paris, les attributions de la noblesse se sont multipliées avec les institutions mêmes : une place lui a été réservée dans la plupart des créations nouvelles. Le gouvernement lui a fait appel à un double titre, comme à la classe cultivée et à la classe conservatrice. En une seule année, en 1874, un rescrit impérial l’invitait solennellement à se constituer la gardienne de l’enseignement populaire ; des ukases lui assuraient la présidence des conseils scolaires, des conseils de révision militaire et de la régence de district pour les affaires des paysans. Qu’adviendra-t-il de ce concours demandé à la noblesse ? Que seront ces fonctions nouvelles dont elle vient d’être investie dans la personne.de ses maréchaux élus ? Sont-ce là des prérogatives effectives, ou de simples marques d’honneur, d’autant plus inoffensives que le dvorianstvo s’est toujours montré moins pressé ou moins capable d’user de semblables droits ? Une réponse à cette question semblerait peut-être prématurée ; mais dès aujourd’hui, et avant même d’attendre l’expérience, il est un point hors de doute : les droits récemment concédés à la noblesse peuvent exciter les regrets des uns et la joie des autres, ils ne pourront transformer le caractère séculaire du dvorianstvo. Quels qu’ils soient et quelque agrandis qu’ils puissent être, de tels privilèges ne suffiront pas à faire dévier le mouvement historique de la société russe. A cet égard toute appréhension est vaine et toute espérance est une illusion.

L’examen du présent et l’étude du passé conduisent à la même conclusion. Il y a en Russie une sorte de noblesse ; il n’y a point d’aristocratie, et ce n’est pas de nos jours qu’il s’en peut créer une. Il y a une noblesse qui, prise dans ses grandes familles, est aussi ancienne, aussi illustre qu’aucune, et prise dans son ensemble est aussi civilisée, aussi éclairée qu’aucune en Europe, une noblesse la plus ouverte de toutes, la plus dégagée de préjugés, la plus exempte de morgue ou d’esprit de caste, et en même temps la plus bariolée et mêlée, la plus dépourvue de traditions, la plus dénuée de vie commune et d’esprit de corps. À ce dvorianstvo sans homogénéité ni cohérence manquent les qualités de même que les défauts des aristocraties. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Peu importe : c’est un fait ; le reste n’a qu’un intérêt spéculatif. Il n’existe point d’aristocratie en Russie, il s’y rencontre seulement comme partout des aristocrates de tempérament, de mœurs, de mode, et aussi ce qu’on pourrait appeler des aristocrates de raison ou de conviction. En Russie comme ailleurs, il y a des hommes pour qui une base hiérarchique est le seul fondement solide des sociétés. On entend dire, dans un certain milieu, qu’une aristocratie est aussi nécessaire au corps social que les os au corps humain, qu’il faut chez un peuple des rangs marqués, des échelons gradués, des positions stables placées au-dessus des hasards de la fortune et de la concurrence ; on entend dire que pour une monarchie héréditaire le meilleur appui est une classe privilégiée héréditaire. Un tel langage est toujours sûr de trouver quelque écho dans les palais ou à la cour, là où, à défaut d’une aristocratie réelle, il reste une aristocratie d’habit et de manières. Dans toutes ces idées il peut y avoir une part de vérité. Il n’est point douteux que là où existe encore une puissante classe privilégiée, ce ne soit un élément de stabilité ; mais, pour servir à une société de charpente et comme d’ossature, il faut qu’une aristocratie ait en elle-même la force de porter le corps social et de le tenir debout. Ni une nation, ni un trône ne se peuvent appuyer sur des supports qui n’ont de force que celle qu’ils reçoivent du trône ou d’une constitution. En Russie, les hommes qui représentent la noblesse comme le soutien naturel de la monarchie, commettent en outre une méprise d’un genre particulier : ils se trompent sur la nature de la puissance souveraine en même temps que sur le caractère de la noblesse dans leur pays. Entre le dvorianstvo et le tsarisme, il n’a jamais existé d’autre lien que le lien du service, il n’y a jamais eu d’intimité, d’affinité ou de parenté, comme ailleurs entre le souverain et la noblesse. La théorie ou la fiction du roi, premier gentilhomme du royaume, est absolument étrangère aux mœurs comme aux traditions russes. Le tsar n’appartient en propre à aucun ordre de l’état, il n’est ni noble, ni bourgeois, ni citadin, ni rural. L’autocratie s’est toujours tenue en dehors et au-dessus de toutes les classes ; c’est là un des motifs historiques de sa force et de sa popularité ; elle ne saurait descendre de cette hauteur sans faillir à sa mission traditionnelle et s’affaiblir elle-même.

Une aristocratie n’est pas un édifice qui s’élève à volonté, à un endroit marqué et sur un plan donné ; il faut que la nature en ait elle-même disposé l’emplacement et taillé les matériaux. Ces matériaux, les aristocrates russes sont obligés de les chercher dans la grande propriété, le dvorianstvo, pris dans son ensemble, étant manifestement impropre à une telle construction. Sous le règne de l’empereur Alexandre II, au milieu même de toutes les transformations contemporaines, les architectes politiques ont exposé toute sorte de plans de réédification ou de restauration sociale. Au moment de l’émancipation, les plus hardis, comme le baron Firks sous le pseudonyme de Schedo Ferroti, ne demandaient rien moins que la conversion de toutes les grandes terres en majorats perpétuels. Les plus avisés, comme le général Fadéief et récemment encore l’assemblée de la noblesse de Pétersbourg, se contentent aujourd’hui de réclamer plus ou moins ouvertement pour les grands propriétaires l’administration locale, avec le droit de police domaniale ou une sorte de patronat sur les paysans. Quelques-uns de ces plans, de ces devis sociaux sont fort ingénieux et font fort bien sur le papier ; nous en rencontrerons plusieurs en étudiant l’administration et les institutions locales de l’empire. Par malheur, l’état social est indépendant des combinaisons de cabinet, quelle qu’en soit l’habileté, indépendant du législateur, quelle qu’en soit l’autorité. Les calculs politiques et la raison même ont peu de prise sur lui ; il est tout entier à la merci du génie d’un peuple et de l’esprit du siècle. Or en Russie, les mœurs, les traditions, l’instinct populaire répugnent hautement à la restauration d’une classe privilégiée héréditaire. Toute la littérature russe en porte témoignage, bien que cette littérature soit presque toute entière œuvre de nobles, écrite par et pour des nobles. Sur ce point, une fable de Krylof résume d’une façon irrévérentieuse le sentiment national. Des oies qu’un paysan mène au marché se plaignent d’être traitées sans égard, disant que leurs ancêtres ont sauvé le Capitole. « Et vous, qu’avez-vous fait ? leur demande un passant. — Nous, rien, mais nos ancêtres… — Eh bien, mes amies, vous n’êtes bonnes qu’à rôtir. » L’antiquité de la race en impose peu au sens positif, au sens réaliste du Russe ; demeuré en dépit de toutes les divisions de classes libre de tout esprit de caste, il n’a point pour la naissance le respect instinctif dont est souvent imbu l’Anglais ou l’Allemand.

En Russie, les promoteurs des idées hiérarchiques font en réalité la même faute que leurs adversaires, les promoteurs des idées radicales. Aristocrates où démagogues ne font à leur insu qu’imiter et contrefaire l’Occident. Les uns et les autres veulent appliquer aux problèmes nationaux des méthodes et des procédés d’emprunt ; les uns et les autres prétendent habiller leur patrie sur un patron étranger. La grande différence est que les conservateurs aristocrates ont choisi le modèle qui s’adapte le moins aux mœurs nationales et se heurte le plus aux tendances modernes de la civilisation. Il est facile de découvrir dans les vieilles institutions anglaises ou prussiennes telle ou telle garantie conservatrice ; il est malaisé de dérober à d’autres états pour sa patrie ce que la nature ou l’histoire lui ont refusé. Il en est des formes sociales comme du sol, comme de la configuration même d’un pays. En parcourant leurs steppes du sud ou leurs forêts tourbeuses du nord, des Russes peuvent se dire que de hautes collines donneraient aux cultures de la variété et de l’agrément au paysage, que des chaînes de montagnes couvertes de neige serviraient de réservoir aux eaux et de barrière aux vents. Libre à eux de regretter les beautés ou les avantages des contrées plus coupées, plus accidentées, quoique les larges plaines aient leur charme et leur poésie aussi bien que leur richesse. Sur ce sol déprimé, il ne vient à personne l’idée d’élever des collines et de dresser des montagnes. Telle est cependant la prétention des hommes qui, dans une société dénudée de privilèges et nivelée par les siècles, se flattent de reconstruire des hauteurs escarpées et de creuser des ravins infranchissables, de relever des classes dominantes et de remettre debout privilèges et prérogatives. Le pays du tchine est un pays de peu de relief, un pays plat au point de vue social comme au point de vue géographique, et c’est une ingrate et inutile besogne que de travailler à y créer ou à y restaurer des inégalités, des aspérités qu’efface le cours naturel des choses. Entre la Russie et la France, l’analogie à cet égard est plus grande qu’il ne le semble : chez l’une et l’autre, c’est en dehors des privilèges de classes et des combinaisons artificielles, c’est dans le fond même de la nation qu’il faut chercher une base conservatrice. En Russie seulement, où l’égalité est encore moins dans les mœurs et dans la culture que dans l’instinct national et dans la logique des faits, en Russie, où les anciens cadres sociaux sont extérieurement demeurés debout, l’illusion des rêves aristocratiques est plus excusable et moins innocente. C’est une chose singulière, en effet, c’est une des apparentes contradictions de ce pays, qui en présente tant, que les habitudes, l’éducation et l’histoire y mettent un tel intervalle entre les hommes sans séparer davantage les classes.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Le général Fadéief : Rousskoé obchtchestvo v nastoiachtchem i boudouchtchem.
  3. 535,000 nobles héréditaires dans la Russie proprement dite, 60,000 dans le royaume de Pologne. La noblesse personnelle compte environ 330,000 membres des deux sexes. (Statistitcheski Vrémennik, 1871 et 1873.)
  4. . Beaucoup de Russes font à l’étranger précéder leur nom du de français ou du von allemand ; il n’y a, nous semble-t-il, rien d’équivalent dans leur langue nationale. Les noms russes ont souvent, il est vrai, la forme d’un adjectif ou d’un génitif ; mais, loin d’être particuliers à la noblesse, de tels noms se rencontrent également chez les prêtres, les marchands, même chez les anciens serfs. A une époque reculée, on trouve une sorte de distinction nobiliaire, mais ce n’est point dans les noms de famille, c’est dans la terminaison vitch, que les Russes ont l’habitude d’ajouter au prénom de leur père quand ils en font suivre le leur, comme par exemple Alexandre Pétrovitch. Dans l’ancienne Moscovie, cette désinence aujourd’hui banale n’appartenait qu’aux hommes d’un certain rang. Une seule famille de marchands, qui formait à elle seule une sorte de classe privilégiée, la famille Strogonof, y avait droit.
  5. Fletcher, Russe Commomvealth, IX.
  6. Avec la loi russe qui n’assuré aux filles qu’une part si inférieure à celle des garçons, on est étonné du grand nombre de propriétés appartenant à des femmes qui se rencontrent dans les villes russes. Haxthausen avait déjà été frappé de cette anomalie. Il l’expliquait, probablement avec raison (Studien, I, 56, 58), par la crainte des revers de fortune ou des confiscations, beaucoup de maris achetant au nom de leurs femmes pour mettre leur bien à l’abri de toute saisie de l’état ou des créanciers.
  7. Dans les anciennes provinces polonaises, le gouvernement a lui-même fondé, à l’aide des biens de la couronne ou de biens confisqués, de petits majorats de 2,000 ou 3,000 roubles de revenu. Il y a là manifestement moins une intention aristocratique qu’un procédé politique. Le but est, en empêchant la vente des terres concédées à des Russes, de maintenir dans ces provinces un élément russe.
  8. Voyei à ce sujet Tchitchérine, Outchregdénïa Rossii v XVII véké et aussi du même auteur Opity po istorii rousskago prava.
  9. Selon l’historien Solovief (Istoriia Rossii, t. XIII), seize familles avaient reçu le droit de voir leurs membres entrer immédiatement parmi les boïars ; dans une quinzaine d’autres, l’on débutait par le rang d’okolnik, la seconde dignité moscovite. De ces maisons privilégiées, vingt portaient le titre de kniaz et descendaient de Rurik ou de Guédimine. Chez les autres, le fils entrait au service deux degrés au-dessous du grade obtenu par le père. S’il n’avançait point, le petit-fils commençait encore deux degrés plus bas, ce qui entraînait à la longue la déchéance de la famille.
  10. Solovief, t. XIII, p. 70, 72.
  11. Il est à remarquer qu’en ce moment les deux personnages seuls en possession du premier tchine, le feld-maréchal prince Bariatinski et le chancelier prince Gortchakof, appartiennent l’un et l’autre aux familles de kniazes descendant de Rurik. C’est là une rencontre qui n’ost pas ordinaire dans l’histoire du tchine.
  12. A cet égard, nous pouvons renvoyer à Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 17 à 33. Dans un temps où le tchine était encore dans toute sa vigueur, cet écrivain en a fort bien montré, au point de vue même de l’état et de l’administration, tous les inconvéniens pratiques, l’obligation de passer par toute la série des classes, les places données à l’ancienneté plutôt qu’au mérite, les grands corps de l’état changés en chambres de retraite pour les fonctionnaires invalides, etc.
  13. Voyez le récent et remarquable ouvrage du général Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem.
  14. Samarine, Révolutionnyi Konservatizm. Pismo k R. Fadeievy, p. 49 (1875).. C’est une réponse au livre précédemment cité.
  15. Svod Zakonof, t. IX, articles 196 et 221.
  16. Schédo-Ferroti, Études sur l’avenir de la Russie : la Noblesse.