La Russie en 1839/Lettre vingt-septième

Amyot (troisième volumep. 241-287).


SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Club anglais. — Nouvelle visite trésor du Kremlin. — Caractère particulier de l’architecture de Moscou. — Mot de madame de Staël. — Avantage des voyageurs obscurs. — Kitaigorod, ville des marchands. — Madone de Vivielski. — Miracles russes attestés par un Italien. — Groupe de Minine et Pojarski. — Église de Vassili Blagennoï. — Manière dont le Czar Ivan récompensa l’architecte. — Porte sainte. — Pourquoi on ne la passe point sans ôter son chapeau. — Avantage de la foi sur le doute. — Contraste de l’extérieur et de l’intérieur du Kremlin. — Cathédrale de l’Assomption. — Artistes étrangers. — Pourquoi on fut obligé de les appeler à Moscou. — Peintures à fresque. — Clocher de Jean le Grand. — Église du Sauveur dans les bois. — La grande cloche. — Couvent des Miracles et couvent de l’Ascension. — Tombeau de la Czarine Hélène, mère d’Ivan IV. — Intérieur du trésor. — Hiérarchie des couronnes et des trônes. — Couronne de Monomaque. — Couronne de Sibérie. — Couronne de Pologne. — Réflexions. — Vases ciselés. — Verreries. — Brancard de Charles XII. — Citation de Montaigne. — Singularité historique. — Parallèle entre les grands-ducs de Russie et les autres princes régnant en Europe à la même époque. — Carrosses de parade des Czars et du patriarche de Moscou. — Palais actuel de l’Empereur au Kremlin. — Divers palais. — Palais anguleux. — Caractère de son architecture. — Nouveaux travaux commencés an Kremlin par ordre de l’Empereur. — Profanation. — Faute de l’Empereur Pierre Ier et de l’Empereur Nicolas. — Où est la vraie capitale de l’Empire russe. — Ce que pourrait devenir Moscou. — Incendie du palais de Pétersbourg : avertissement du ciel. — Plan de Catherine II, repris en partie par Nicolas. — Vue qu’on a de la terrasse du Kremlin, le soir. — Coucher de soleil. — Souterrain ouvert. — Poussière de Moscou, la nuit. — La montagne des Moineaux. — Souvenirs de l’armée française. — Mot de l’empereur Napoléon. — Danger d’être soupçonné d’héroïsme en Russie. — Lutte de médiocrité. — Responsabilité des maîtres absolus. — Rostopchin. — Il craint de passer pour un grand homme. — Sa brochure. — Conséquence qu’on en doit tirer. — Chute de Napoléon : son dernier résultat. — Louis XIV. — Phénomène historique.


LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Moscou, ce 11 août 1839, au soir.

L’inflammation de mon œil est diminuée, et je suis sorti de ma prison hier pour aller dîner au club anglais. C’est une espèce de salon de restaurateur où l’on ne peut être admis qu’à la demande d’un des membres de la société, laquelle est composée des personnes les plus distinguées de la ville. Cette institution assez nouvelle est imitée de l’anglais, à l’instar de nos cercles de Paris. Je vous en parlerai une autre fois.

Dans l’état où la fréquence des communications a mis l’Europe moderne, on ne sait plus à quelle nation s’adresser pour trouver des mœurs originales, des habitudes qui soient l’expression vraie des caractères. Les usages adoptés récemment chez chaque peuple sont le résultat d’une foule d’emprunts : il résulte de cette trituration de tous les caractères dans la mécanique de la civilisation universelle, une monotonie bien contraire au plaisir du voyageur ; pourtant, à aucune époque, le goût des voyages ne fut plus répandu. C’est que la plupart des gens voyagent par ennui plutôt que par besoin de s’instruire. Je ne suis pas de ces voyageurs-là ; curieux infatigable, je reconnais chaque jour, à mes dépens, que les différences sont ce qu’il y a de plus rare en ce monde ; les ressemblances font le désespoir du voyageur, qu’elles réduisent au rôle de dupe, le plus difficile de tous à accepter, précisément parce qu’il est le plus facile à jouer.

On voyage pour sortir du monde où l’on a passé sa vie, et l’on n’en peut pas sortir ; le monde civilisé n’a plus de limites : c’est la terre. Le genre humain se refond, les langues se perdent, l’idiome dans lequel nous écrivons aujourd’hui se détruit, les nations abdiquent, la philosophie réduit les religions à une croyance intérieure, dernier produit du catholicisme effacé, en attendant qu’il brille d’un nouvel éclat, et serve de base à la société future. Qui peut assigner un terme à ce remaniement du genre humain ? Il est impossible de ne pas entrevoir ici un but providentiel. La malédiction de Babel touche à son terme, et les nations vont s’entendre malgré tout ce qui les a désunies.

Aujourd’hui j’ai recommencé mon voyage par une visite méthodique et détaillée au Kremlin, sous la conduite de M***, à qui j’avais été recommandé ; toujours le Kremlin ! c’est pour moi tout Moscou, toute la Russie ! le Kremlin, c’est un monde ! Mon domestique de place étant allé dès le matin au trésor prévenir le gardien, celui-ci nous attendait. Je croyais trouver un concierge comme tant d’autres ; au lieu de cela nous avons été reçus par un officier, homme instruit et poli.

Le trésor du Kremlin fait à juste titre l’orgueil de la Russie ; il pourrait tenir lieu de chronique à ce pays ; c’est une histoire en pierres précieuses, comme le Forum romanum était une histoire en pierres de taille.

Les vases d’or, les armures, les vieux meubles, ne sont pas exposés ici seulement pour y être admirés ; chacun de ces objets retrace quelque fait glorieux, singulier, digne de commémoration. Mais avant de vous décrire ou plutôt de vous indiquer rapidement les magnificences d’un arsenal qui n’a pas, je crois, son second en Europe, je veux vous faire suivre pas à pas le chemin par où l’on m’a conduit jusqu’à ce sanctuaire révéré des Russes, et justement admiré des étrangers.

En sortant de la grande Dmitriskoï pour me rendre au trésor, j’ai traversé, comme l’autre jour, plusieurs places où débouchent des rues montueuses, mais tirées au cordeau ; puis arrivé en vue de la forteresse, j’ai passé sous une voûte que mon domestique de place m’a forcé d’admirer en faisant arrêter ma voiture d’autorité, sans juger seulement nécessaire de me consulter, tant l’intérêt qui s’attache à ce lieu est chose reconnue !!!… Cette voûte forme le dessous d’une tour d’un aspect bizarre, comme tout ce qu’on aperçoit aux approches du vieux quartier de Moscou.

Je n’ai point vu Constantinople, mais je crois qu’après cette ville Moscou est de toutes les capitales de l’Europe celle dont l’aspect général est le plus frappant. C’est la Byzance de terre ferme. Dieu merci, les places de la vieille capitale ne sont pas immenses comme celles de Pétersbourg, où Saint-Pierre de Rome se perdrait. À Moscou, les monuments sont moins espacés, et dès lors ils produisent plus d’effet. Le despotisme des lignes droites et des plans symétriques s’est vu gêné ici par l’histoire et par la nature ; Moscou est surtout pittoresque. Le ciel, sans y être pur, prend une teinte argentée et brillante ; des modèles de tous les genres d’architecture sont entassés là sans ordre et sans plan ; aucun monument n’est parfait, néanmoins l’ensemble vous saisit, non d’admiration, mais d’étonnement. Les inégalités du sol multiplient les points de vue. Les églises avec leurs coupoles, dont le nombre varie et dépasse souvent de beaucoup le chiffre sacramentel commandé aux architectes par l’orthodoxie grecque, font scintiller dans l’air leurs magiques auréoles. Une multitude de pyramides dorées et de clochers en forme de minarets dessinent sur l’azur des profils reluisants de soleil ; un pavillon oriental, un dôme indien, vous transportent à Delhi ; un donjon, une tourelle, vous ramènent en Europe au temps des croisades ; la sentinelle qui veille sur la tour de garde vous représente le muezzin invitant les fidèles à la prière ; enfin, pour achever de confondre vos idées, la croix qui brille partout, avertissant le peuple de se prosterner devant le Verbe, semble tombée là du ciel au milieu de l’assemblée des nations de l’Asie pour les guider toutes ensemble dans l’étroite voie du salut : c’est devant ce poétique tableau, sans doute, que madame de Staël s’est écriée : Moscou est la Rome du Nord !

Le mot manque de justesse, car, sous aucun rapport, on ne pourrait établir un parallèle entre ces deux villes. C’est à Ninive, à Palmyre, à Babylone qu’on pense lorsqu’on entre à Moscou, non aux chefs d’œuvre de l’art renfermés dans la Rome païenne ou chrétienne ; l’histoire, la religion de ce pays ne reportent pas davantage vers Rome l’esprit du voyageur. Rome est plus étrangère à Moscou que Pékin ; mais madame de Staël pensait à tout autre chose qu’à regarder la Russie lorsqu’elle a traversé ce pays pour aller en Suède et en Angleterre faire la guerre du génie et des idées à l’ennemi de toute liberté de pensée, à Bonaparte. Elle se sera débarrassée en quelques paroles de sa tâche de grand esprit arrivant dans une contrée nouvelle. Le malheur des personnes célèbres qui voyagent, c’est qu’elles sont obligées de semer des mots derrière elles, et si elles s’obstinent à n’en pas dire, on leur en prête.

Je n’ai de confiance qu’aux relations de voyageurs inconnus : vous direz que je prêche pour mon saint ; je ne m’en défends pas, mais du moins je profite de mon obscurité pour chercher et pour découvrir le vrai. Le bonheur de rectifier les préventions et les préjugés d’un esprit tel que le vôtre, et du petit nombre de ceux qui lui ressemblent, suffirait à ma gloire. Vous voyez que mon ambition est modeste, car rien n’est plus facile à corriger que les erreurs des hommes distingués. Il me semble que s’il en est quelques-uns qui ne haïssent pas le despotisme autant que je le hais, ils le haïront malgré ses pompes, et grâce à ses œuvres, après avoir lu le tableau véridique que j’offre à votre méditation.

La massive tour au pied de laquelle mon domestique de place m’a fait descendre de voiture, est percée pittoresquement de deux arches ; elle sépare les murs du Kremlin, proprement dits, de leur continuation, qui sert d’enceinte au Kitaigorod, ville des marchands, autre quartier du vieux Moscou, fondé par la mère du Czar Jean Vassilievitch, en 1534. Cette date nous paraît nouvelle, mais elle est antique pour la Russie, la plus jeune des sociétés de l’Europe.

Le Kitaigorod, espèce d’annexe du Kremlin, est un immense bazar, un quartier, une ville toute percée de ruelles sombres et voûtées, ce qui les fait ressembler à des souterrains : ces catacombes marchandes ne sont rien moins qu’un cimetière ; c’est une foire en permanence ; labyrinthe de galeries, ces voûtes ressemblent un peu aux passages de Paris, quoiqu’elles aient moins d’élégance et d’éclat, et plus de solidité. Ce système de construction est motivé, il est conforme aux besoins du commerce sous ce climat : dans le Nord, les rues couvertes remédient autant que possible aux inconvénients et aux rigueurs du ciel, pourquoi donc y sont-elles si rares ? Les vendeurs et les acheteurs s’y trouvent à l’abri du vent, de la neige, du froid et des inondations du dégel ; au contraire, les légères colonnades à jour, les portiques aériens font là un contre-sens risible : au lieu des Grecs et des Romains, les architectes russes auraient dû prendre pour modèles les taupes et les fourmis. Les Arabes ont mieux compris la nécessité d’accorder les données de la nature avec les lois de l’art. Dans les ruches de l’Alhambra, ils ont inventé l’architecture qui convenait au sol et au climat de l’Espagne, ainsi qu’aux mœurs de ses habitants.

À chaque pas que vous faites dans Moscou, vous rencontrez quelque chapelle vénérée par le peuple, et saluée par tout le monde. Ces chapelles ou ces niches renferment ordinairement une image de la Vierge, conservée sous verre et honorée d’une lampe qui brûle sans cesse. Ces châsses sont gardées par un vieux soldat. Les vétérans servent en Russie de suisses aux grands seigneurs, et de domestiques au bon Dieu. On en rencontre toujours quelques-uns à l’entrée de l’habitation des personnes riches dont ils gardent l’antichambre, et dans les églises qu’ils balayent. La vie d’un vieux soldat russe qui ne serait recueilli ni par les riches ni par les prêtres serait bien misérable.

Entre la double arcade de la tour est incrustée, dans le pilier qui sépare ces deux passages, la Vierge de Vivielski, ancienne image peinte dans le style grec, et très-vénérée à Moscou.

J’ai remarqué que toutes les personnes qui passaient devant cette chapelle, seigneurs, paysans, grandes dames, bourgeois et militaires, s’inclinaient et faisaient de nombreux signes de croix ; plusieurs, sans se contenter de cet hommage facile, s’arrêtaient, des femmes bien habillées se prosternaient jusqu’à terre devant la Vierge miraculeuse, même elles touchaient de leur front humilié le pavé de la rue : des hommes qui n’étaient pas de simples paysans, s’agenouillaient et faisaient des signes de croix répétés jusqu’à la lassitude : ces actes religieux s’accomplissaient en pleine rue avec une rapidité insouciante qui dénote plus d’habitude que de ferveur.

Mon domestique de place est Italien, rien de plus bouffon que le mélange de préjugés divers qui s’est opéré dans la tête de ce pauvre étranger, établi depuis un grand nombre d’années à Moscou, sa patrie adoptive ; ses idées d’enfance, apportées de Rome, le disposent à croire à l’intervention des saints et de la Vierge, et sans se perdre dans des subtilités théologiques, il prend pour bons, à défaut de mieux, les miracles des reliques et des images de l’Église grecque. Ce pauvre catholique, devenu un adorateur zélé de la Vierge de Vivielski, me prouvait la toute-puissance de l’unanimité dans les croyances : cette unanimité, ne fût-elle qu’apparente, est d’un effet irrésistible. Il ne cessait de me répéter, avec sa loquacité italienne : « Signor, creda a me : questa madonna fa dei miracoli, ma dei miracoli veri, veri, verissimi ; non è come da noi altri ; in questo paese tutti gli miracoli sono veri. »

Cet Italien, apportant la vivacité naïve et la bonhomie des gens de son pays dans l’Empire du silence et de la réserve, m’amusait parfaitement, en même temps qu’il m’épouvantait ; quelle terreur politique révèle cette foi à une religion étrangère !

Un bavard en Russie, c’est un phénomène ; cette rareté est précieuse à rencontrer : elle manque à chaque instant au voyageur opprimé par le tact et la prudence de tous les naturels du pays. Pour engager cet homme à parler, ce qui n’était pas difficile, je me hasardai à lui témoigner quelques doutes sur l’authenticité des miracles de sa vierge de Vivielski ; j’aurais nié l’autorité spirituelle du pape que mon Romain n’eût pas été plus scandalisé.

En voyant ce pauvre catholique s’évertuer à me prouver le pouvoir surnaturel d’une peinture grecque, je pensais que ce n’est plus la théologie qui sépare les deux Églises. L’histoire des nations chrétiennes nous enseigne que la politique des princes a profité de l’opiniâtreté, de la subtilité et du talent de dialectique des prêtres pour envenimer les disputes religieuses.

Au sortir de la voûte qui perce la tour au pilier de laquelle s’est nichée cette fameuse madone, et sur une place de médiocre dimension, est un groupe en bronze, d’un très-mauvais style soi-disant classique. Je me crois dans un atelier de sculpture, au Louvre, sous l’Empire, chez un artiste du second ordre. Ce groupe représente, sous la figure de deux Romains, Minine et Pojarski, les libérateurs de la Russie dont ils ont chassé les Polonais au commencement du xviie siècle : singuliers héros pour porter le manteau romain !!… Ces deux personnages sont très à la mode aujourd’hui. Plus loin, que vois-je devant moi ? c’est la merveilleuse église de Vassili Blagennoï dont l’aspect m’avait tant frappé de loin que, depuis mon arrivée à Moscou, ce souvenir m’ôtait le repos. Le style de ce grotesque monument contraste d’une manière par trop bizarre avec les statues classiques des libérateurs de Moscou. Dans mes promenades, entreprises seules et au hasard, j’avais pénétré au Kremlin par des portes éloignées, de sorte que l’église à peau de serpent, autrement dite de la protection de la Vierge, monument vraiment russe, s’était toujours dérobée à mes investigations. Enfin la voilà devant moi, cette fois j’y entre, mais quel désenchantement !!… une quantité de coupoles bulbeuses, dont pas une n’est semblable à l’autre, un plat de fruits, un vase de faïence de Delft rempli d’ananas tout piqués de croix d’or, une cristallisation colossale : il n’y a pas là de quoi faire un monument d’architecture : celui-ci perd son prestige à n’être pas vu de loin. Cette église est petite comme toute église russe, à bien peu d’exceptions près ; la flèche informe ne brille que de loin, et malgré l’incompréhensible bariolage de ses couleurs, elle n’intéresse pas longtemps l’observateur attentif : deux rampes assez belles conduisent à l’esplanade sur laquelle l’édifice est construit : de cette terrasse on entre dans l’intérieur qui est resserré, mesquin, sans caractère. Cette œuvre impatientante a causé la perte de l’homme qui l’accomplit. Elle fut commandée en mémoire de la prise de Kazan, l’année 1554, par Ivan IV, dit poliment le Terrible[1]. Ce prince que vous allez reconnaître, voulant, sans démentir son caractère, remercier dignement l’architecte d’avoir embelli Moscou, fit crever les yeux à ce pauvre homme sous prétexte qu’il ne voulait pas que ce chef-d’œuvre pût être reproduit ailleurs.

Si le malheureux n’eût pas réussi, sans doute il eût été empalé ; son succès a surpassé l’attente du grand prince, aussi n’a-t-il perdu que les yeux : alternative qui ne laissait pas que d’être encourageante pour les artistes de ce temps-là.

En quittant l’Église de la Protection, nous avons passé sous la porte sainte du Kremlin ; et selon l’usage religieusement observé par les Russes, j’ai eu soin d’ôter mon chapeau avant d’entrer sous cette voûte qui n’est pas longue. Cet usage remonte, à ce qu’on assure, au temps de la dernière attaque des Calmouks, qu’une intervention miraculeuse des saints protecteurs de l’Empire aurait empêchés de pénétrer dans la forteresse sacrée. Les saints ont eu leurs moments de distraction ; mais ce jour-là ils veillaient, le Kremlin fut sauvé, et la Russie reconnaissante perpétue, par une marque de respect à chaque instant renouvelée, le souvenir de la protection dont elle se glorifie.

Il y a dans ces manifestations publiques d’un sentiment religieux plus de philosophie pratique que dans l’incrédulité des peuples qui se disent les plus éclairés de la terre, parce qu’après avoir usé et abusé des forces de l’intelligence, blasés qu’ils sont sur le vrai et le simple, ils doutent de tout et s’en vantent pour encourager les autres et les imiter, comme si leur perplexité était bien digne d’envie !… Vous voyez, disent-ils, combien nous sommes à plaindre, imitez-nous donc !… Les esprits forts sont des esprits morts qui répandent autour d’eux la torpeur dont ils sont atteints : ces redoutables sages privent les nations de leurs mobiles d’activité sans pouvoir remplacer ce qu’ils détruisent, car l’avidité de la richesse et du plaisir n’inspire aux hommes qu’une agitation fébrile, et passagère comme leur courte vie, dont elle subit les phases. C’est le cours du sang plus que la lumière de la pensée qui guide les matérialistes dans leur marche indécise, et toujours contrariée par le doute, car la raison d’un homme de bonne foi, fût-il le premier de son pays, fût-il Gœthe, n’a pas encore atteint plus haut que le doute : or, le doute porte le cœur à la tolérance, mais il le détourne du sacrifice. Or, dans les arts, dans les sciences comme dans la politique, le sacrifice est la base de toute œuvre durable, de tout effort sublime. On n’en veut plus : on reproche au christianisme de prêcher l’abnégation : c’est blâmer la vertu. Les prêtres de Jésus-Christ ouvrent à la foule une route qui n’était connue et pratiquée que par les âmes d’élite !! Qui peut dire où vont les peuples guidés par de si dangereux instituteurs ?

Je ne me blase pas sur l’effet du Kremlin vu du dehors ; ses bâtiments bizarres, ses prodigieux remparts, la multitude d’ogives, de voûtes, de vedettes, de clochers, d’assommoirs, de créneaux qu’on découvre à chaque pas qu’on fait autour de ce fabuleux monument ; les dimensions prodigieuses de toutes ces choses, l’entassement de leurs masses, les déchirures des murailles, produisent sur mon imagination une impression toujours nouvelle. Les murs extérieurs inégalement dessinés, montant et descendant pour suivre les profondes et abruptes sinuosités des coteaux et des vallons, tant d’étages d’édifices d’un style étrange, portés les uns sur les autres, composent une décoration des plus originales et des plus poétiques qu’il y ait au monde ; ce n’est pas à moi, c’est aux peintres de vous montrer ces merveilles ; les paroles me manquent pour en décrire l’effet : ce sont de ces choses dont les yeux seuls sont juges. Pourtant il faudrait que le dessinateur choisît ses points de vue avec discernement, car, contemplé dehors, le Kremlin est prodigieux ; du dedans, il est plat et commun.

Comment vous exprimer ma surprise lorsqu’en entrant dans l’intérieur de cette ville magique, je m’approchai du bâtiment moderne qu’on nomme le Trésor, et que je vis devant moi un petit palais aux angles aigus, aux lignes roides, aux frontons grecs ornés de colonnes corinthiennes ? Cette froide et mesquine imitation de l’antique à laquelle j’aurais dû être préparé, me parut si ridicule que je reculai de quelques pas, et que je demandai à mon compagnon la permission de retarder notre visite au Trésor sous prétexte d’aller admirer d’abord quelques églises. Depuis le temps que je suis en Russie, je devrais être fait à tout ce que le mauvais goût des architectes impériaux peut inventer de plus incohérent, mais cette fois la dissonance était trop criante, elle me frappa comme une nouveauté.

Nous avons donc, commencé notre revue par une visite à la cathédrale de l’Assomption. Cette église possède une des innombrables peintures de la Vierge Marie que les bons chrétiens de tous les pays attribuent à l’apôtre saint Luc. L’édifice rappelle les constructions saxonnes et normandes plutôt que nos églises gothiques. Il est l’œuvre d’un architecte italien du xve siècle ; cet artiste fut appelé à Moscou par un des grands princes, parce que les Russes d’alors ne pouvaient se passer du secours des étrangers pour bâtir. Cette église avait croulé plusieurs fois sur les ignorants ouvriers employés à la construire par de plus ignorants architectes ; enfin après deux années d’essais infructueux tentés par des artistes moscovites, on eut recours aux Italiens ; celui qui fut appelé à Moscou n’a servi qu’à rendre l’œuvre solide ; pour le style des ornements, il s’est soumis au goût du pays. Les voûtes sont élevées, les murs épais, et l’ensemble de l’édifice est confus, sans grandeur, ni clarté, ni beauté.

J’ignore la règle prescrite par l’Église grecque russe relativement au culte des images ; mais en voyant cette église entièrement ornée de peintures à fresque, de mauvais goût, et dessinées dans le style roide et monotone qu’on appelle le style grec moderne, parce que les modèles en étaient à Byzance, je me demande quelles sont donc les figures, quels sont donc les sujets qu’il est défendu de représenter dans les églises russes ? apparemment on ne bannit de ces pieux asiles que les bons tableaux.

En passant devant la Vierge de saint Luc, mon cicerone italien m’a bien assuré qu’elle est authentique ; il ajoutait avec la foi d’un mougik : « Signore, signore, è il paese dei miracoli… » « C’est le pays des miracles !… Je le crois bien, la peur est le premier des thaumartuges ! Quel curieux voyage que celui qui vous reporte en quinze jours à l’Europe d’il y a quatre cents ans ! Et encore, chez nous, au moyen âge, l’homme sentait mieux sa dignité qu’il ne la sent aujourd’hui en Russie. Des princes aussi rusés, aussi faux que les héros russes du Kremlin n’auraient jamais été surnommés grands chez nous.

L’iconostase de cette cathédrale est magnifiquement peint et doré depuis le pavé de l’église jusqu’au plus haut des voûtes. L’iconostase est une cloison, un panneau élevé dans les églises grecques, entre le sanctuaire toujours caché par des portes et la nef de l’église, où se tiennent les fidèles ; cette séparation monte ici jusqu’au faîte de l’édifice : elle est décorée magnifiquement. L’église, à peu près carrée, et très haute, est si petite qu’en la parcourant, on croit marcher en long et en large dans le fond d’un cachot.

Cette cathédrale renferme les tombeaux de beaucoup de patriarches ; il s’y trouve aussi des châsses très-riches et des reliques fameuses apportées de l’Asie ; vu en détail, le monument n’est rien moins que beau ; mais dans son ensemble, il a quelque chose d’imposant. À défaut d’admiration, on y est saisi de tristesse : c’est beaucoup ; la tristesse dispose l’âme aux sentiments religieux : à qui recourir quand on souffre ? Mais dans les grands monuments élevés par l’Église catholique, il y a plus que la tristesse chrétienne, il y a le chant de triomphe de la foi victorieuse.

La sacristie renferme des curiosités qu’il serait trop ennuyeux de vous décrire ici : n’attendez pas de moi une liste des richesses de Moscou, pas plus qu’un catalogue de ses monuments. Tout cela est curieux à voir en masse, mais insipide à peindre en détail. Je vous dis ce qui me frappe ; pour le reste, je vous renvoie à Laveau et à Schnitzler, et surtout à nos successeurs qui feront mieux que moi. De nouveaux voyageurs ne peuvent tarder à explorer la Russie, car ce pays ne saurait rester longtemps aussi mal connu qu’il l’est.

Le clocher de Jean le Grand, Ivan Velikii, est renfermé dans l’enceinte du Kremlin. C’est l’édifice le plus élevé de la ville ; sa coupole, selon l’usage russe, est dorée en or de ducat. Nous avons passé devant cette riche tour de bizarre construction, et qui fait l’objet de la vénération des paysans moscovites. Tout est saint à Moscou, tant il y a de puissance de respect dans le cœur du peuple russe !

On m’a montré en passant l’église de Spassnaborou (du Sauveur dans les bois), la plus ancienne de Moscou ; puis une cloche dont il manque un morceau, la plus grosse cloche du monde, à ce que je crois, qui est posée à terre et qui fait coupole à elle toute seule : cette cloche fut refondue, dit-on, après un incendie qui l’avait fait tomber, sous le règne de l’Impératrice Anne. M. de Montferrand, l’architecte français qui bâtit en ce moment l’église de Saint-Isaac, à Saint Pétersbourg, est parvenu à tirer cette cloche du terrain où elle s’était à demi enfoncée. Le succès de cette opération, qui a exigé plusieurs essais et coûté beaucoup d’argent, fait honneur à notre compatriote.

Nous avons encore visité deux couvents, toujours dans l’enceinte du Kremlin, celui des Miracles, qui renferme deux églises avec des reliques de saints, et le couvent de l’Ascension où se trouvent les tombeaux de plusieurs Czarines, entre autres celui d’Hélène, la mère de Jean le Terrible : elle était digne de lui ; impitoyable comme son fils, elle n’avait que de l’esprit. Quelques-unes des épouses de ce prince sont également enterrées là. Les églises du couvent de l’Ascension étonnent les étrangers par leur richesse.

Enfin j’ai pris sur moi d’affronter les péristyles grecs, les colonnades corinthiennes du Trésor, et bravant, les yeux fermés, ces dragons du mauvais goût, je suis monté dans l’arsenal glorieux où se trouvent rangés, comme dans un cabinet de curiosités, les monuments historiques les plus intéressants de la Russie.

Quelle collection d’armures, de vases, et de bijoux nationaux ! quelle profusion de couronnes et de trônes réunis dans une seule enceinte ! La manière dont ces objets sont rangés ajoute à l’impression qu’ils produisent. On ne peut s’empêcher d’admirer le goût de décoration, et plus que cela l’intelligence politique, qui ont présidé à la disposition tant soit peu orgueilleuse de tant d’insignes et de trophées ; mais l’orgueil patriotique est le plus légitime de tous les orgueils. On pardonne à la passion qui aide à remplir tant de devoirs. Il y a là une idée profonde dont les choses ne sont que le symbole.

Les couronnes sont posées sur des coussins portés par des piédestaux, et les trônes rangés près des murs sont exhaussés sur autant d’estrades. Il ne manque à cette évocation du passé que la présence des hommes pour qui toutes ces choses furent faites. Leur absence vaut un sermon sur la vanité des choses humaines. Le Kremlin sans ses Czars, c’est un théâtre sans lumière et sans acteurs.

La plus respectable, sinon la plus imposante des couronnes, est celle de Monomaque ; elle lui fut apportée de Byzance à Kiew en 1116.

Une autre couronne est également attribuée à Monomaque, quoique plusieurs la regardent comme plus ancienne encore que le règne de ce prince.

Viennent ensuite couronnes sur couronnes, mais qui toutes sont subordonnées à la couronne Impériale. On compte dans cette constellation royale les couronnes des royaumes de Kazan, d’Astrakan, de Géorgie, de Crimée : la vue de ces satellites de la royauté maintenus à une distance respectueuse de l’étoile qui les domine tous, est singulièrement imposante : tout fait emblème en Russie, c’est un pays poétique… poétique comme la douleur ! quoi de plus éloquent que les larmes qui coulent en dedans et retombent sur le cœur ? La couronne de Sibérie se trouve parmi tant d’autres couronnes : celle-ci est de fabrique russe, c’est un insigne imaginaire qui fut déposé là comme pour mentionner un grand fait historique accompli par des aventuriers commerçants et guerriers sous le règne d’Ivan IV ; époque d’où date non la découverte, mais la conquête de la Sibérie. Toutes ces couronnes sont couvertes des pierres les plus précieuses et les plus énormes du monde. Les entrailles de cette terre de désolation se sont ouvertes pour fournir un aliment à l’orgueil du despotisme dont elle est l’asile.

Le trône et la couronne de Pologne font partie de ce superbe firmament impérial et royal… Tant de joyaux renfermés dans un petit espace brillaient à mes regards comme la roue d’un paon. Quelle vanité sanglante ! me répétais-je tout bas à chaque nouvelle merveille devant laquelle mes guides me forçaient de m’arrêter……

Les couronnes de Pierre Ier, de Catherine Ire et d’Élisabeth m’ont surtout frappé : que d’or, de diamants… et de poussière !!! Les globes Impériaux, les trônes, les sceptres, tout est réuni là pour attester la grandeur des choses, le néant des hommes, et quand on pense que ce néant s’étend jusqu’aux empires, on ne sait plus à quelle branche s’accrocher sur le torrent du temps.

Comment s’attacher à un monde où la forme est la vie et où nulle forme ne dure ? Si Dieu n’eût pas fait un paradis il se serait trouvé des âmes d’une trempe assez forte pour remplir cette lacune de la création… La pensée platonique d’un monde immuable et purement spirituel, type idéal de tous les univers, équivaut pour moi à l’existence même d’un tel monde. Comment pourrions-nous comprendre que Dieu fût moins fécond, moins riche, moins puissant et moins équitable que le cerveau de l’homme ? Notre imagination dépasserait les bornes de l’œuvre du Créateur, de qui nous tenons la pensée. Ah !… c’est impossible….. cela implique contradiction. On a dit que c’est l’homme qui crée Dieu à son image : oui, comme un enfant fait la guerre avec des soldats de plomb ; mais ce jeu ne suffit-il pas pour servir de preuve à l’histoire ? Sans Turenne, sans Frédéric II et Napoléon, nos enfants s’amuseraient-ils à figurer des batailles ?

Les vases ciselés à la manière de Benvenuto Cellini, les coupes ornées de pierreries, les armes, les armures, les étoffes précieuses, les broderies rares, les verreries de tous les pays et de tous les siècles abondent dans cette merveilleuse collection, dont un vrai curieux ne terminerait pas l’inventaire en une semaine. J’ai vu là, outre les trônes ou fauteuils de tous les princes russes de tous les siècles, les caparaçons de leurs chevaux, leurs vêtements, leurs meubles ; et ces choses plus ou moins riches, plus ou moins rares éblouissaient mes yeux. Je vous fais penser aux palais des Mille et une Nuits ; tant mieux, je n’avais plus que ce moyen de vous décrire un séjour fabuleux, si ce n’est enchanté.

Mais ici l’intérêt de l’histoire ajoute encore à l’effet de tant de merveilles : combien de faits curieux ne sont-ils pas enregistrés là pittoresquement, et attestés par de vénérables reliques !… Depuis le casque ouvragé de saint Alexandre Newski jusqu’au brancard qui portait Charles XII à Pultawa, chaque objet vous rappelle un souvenir intéressant, un fait singulier. Ce trésor est le véritable album des géants du Kremlin.

En terminant l’examen de ces orgueilleuses dépouilles du temps, je me suis rappelé, comme par inspiration, un passage de Montaigne que je vous copie, pour compléter par un contraste curieux cette description des magnificences du trésor moscovite. Vous savez que je ne voyage jamais sans Montaigne :

« Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette révérence aux Tartares quand ils envoyoient vers lui des ambassadeurs qu’il leur alloit au-devant à pied et leur présentoit un gobeau de laict de jument (breuvage qui leur est en délices), et si, en buvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaulx il estoit tenu de la leicher avec la langue[2].

« En Russie, l’armée que l’Empereur Bajazet y avoit envoyée feut accablée d’un si horrible ravage de neige que pour s’en mettre à couvert et sauver du froid plusieurs s’avisèrent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se jecter dedans et jouir de la chaleur vitale. »

Je cite ce dernier trait parce qu’il rappelle l’admirable et terrible description que M. de Ségur fait du champ de bataille de la Moskowa, dans son Histoire de la campagne de Russie. Voyez aussi pour confirmer la citation de Montaigne, le même trait de servilité, rapporté par le même M. de Ségur dans son Histoire de Russie et de Pierre le Grand.

L’Empereur de toutes les Russies, avec tous ses trônes, avec toutes ses fiertés, n’est cependant que le successeur de ces mêmes grands-ducs que nous voyons si humiliés au xvie siècle ; encore ne leur a-t-il succédé que par des droits contestables ; car, sans parler de l’élection des Troubetzkoï, annulée par les intrigues de la famille Romanow et de ses amis, les crimes de plusieurs générations de princes ont seuls pu faire arriver au trône les enfants de Catherine II. Ce n’est donc pas sans motif qu’on cache l’histoire de Russie aux Russes, et qu’on voudrait la cacher au monde. Certes, la rigidité des principes politiques d’un prince assis sur un trône ainsi fondé n’est pas une des moindres singularités de l’histoire de ce temps-ci.

À l’époque où les grands-ducs de Moscou portaient à genoux le joug honteux qui leur était imposé par les Mongols, l’esprit chevaleresque florissait en Europe, surtout en Espagne où le sang coulait par torrents pour l’honneur et l’indépendance de la chrétienté. Je ne crois pas que, malgré la barbarie du moyen âge, on eût trouvé dans l’Europe occidentale un seul roi capable de déshonorer la souveraineté en consentant à régner d’après les conditions imposées aux grands-ducs de Moscovie aux xiiie, xive et xve siècles par leurs maîtres les Tatars. Plutôt perdre la couronne que d’avilir la majesté royale : voilà ce qu’eût dit un prince français, espagnol ou tout autre roi de la vieille Europe. Mais en Russie la gloire est de fraîche date comme tout le reste. Le temps qu’a duré l’invasion a divisé l’histoire de ce pays en deux époques distinctes : l’histoire des Slaves indépendants et l’histoire des Russes façonnés à la tyrannie par trois siècles d’esclavage. Et ces deux peuples n’ont à vrai dire de commun que le nom avec les anciennes tribus réunies en corps de nation par les Varègues.

Au rez-de-chaussée du palais du Trésor on m’a montré les voitures de parade des Empereurs et des Impératrices de Russie ; le vieux carrosse du dernier patriarche se trouve aussi parmi cette collection, plusieurs des glaces de ce coche sont en corne ; c’est une vraie relique, et ce n’est pas l’un des objets les moins curieux de l’orgueilleux garde-meuble historique du Kremlin.

On m’a fait voir le petit palais qu’habite l’Empereur lorsque ce prince vient au Kremlin, et je n’y ai trouvé rien qui me parût digne de remarque, si ce n’est un tableau de la dernière élection d’un roi de Pologne. Cette turbulente diète, qui mit Poniatowski sur le trône et la Pologne sous le joug, a été curieusement représentée par un peintre français dont je n’ai pu savoir le nom.

D’autres merveilles m’attendaient ailleurs : j’ai visité le sénat, les palais Impériaux, l’ancien palais du patriarche, qui n’ont d’intéressant que leurs noms ; et enfin le petit palais anguleux qui est un bijou et un joujou ; cette construction rappelle un peu les chefs-d’œuvre de l’architecture moresque, elle brille par son élégance au milieu des lourdes masses qui l’environnent : on dirait d’une escarboucle enchâssée dans des pierres de taille ; ce palais est à plusieurs étages, dont les inférieurs sont plus vastes que ceux qu’ils supportent : ce qui multiplie les terrasses et donne à l’édifice entier une forme pyramidale d’un effet très-pittoresque. Chaque étage s’élève en retraite sur l’étage inférieur, et le dernier, qui forme la pointe de la pyramide, n’est qu’un petit pavillon. A chacun de ces étages, des carreaux de faïence vernissés à la manière des Arabes, dessinent les lignes d’architecture avec beaucoup de goût et de précision ; malheureusement ces ornements sont modernes. L’intérieur vient d’être remeublé, vitré, colorié, restauré en entier, non sans intelligence.

Vous dire le contraste produit par tant d’édifices divers entassés sur un seul point qui fait le centre d’une ville immense, et, au milieu de cette confusion, vous peindre l’effet de ce petit palais nouvellement reconstruit, mais dont les ornements sont d’un style ancien approchant du gothique et mélangé d’arabe, c’est impossible : ici des temples grecs, là des forts gothiques, plus loin des tours indiennes, des pavillons chinois, le tout bizarrement enchâssé dans une enceinte fermée par des murailles cyclopéennes, voilà ce qu’il faudrait vous montrer d’un mot, comme on l’aperçoit d’un coup d’œil.

Les paroles ne peignent les objets que par les souvenirs qu’elles rappellent : or, aucun de vos souvenirs ne peut vous servir à vous figurer le Kremlin. Il faut être Russe pour comprendre une pareille architecture.

L’étage inférieur de ce petit chef-d’œuvre est presque entièrement occupé par une voûte énorme portée sur un seul pilier qui fait le milieu de la pièce. C’est la salle du trône, les Empereurs s’y rendent au sortir de l’église après leur couronnement. Là, tout rappelle les magnificences des anciens Czars, et l’imagination est forcée de se reporter aux règnes des Ivan, des Alexis : c’est vraiment moscovite. Les peintures toutes nouvelles qui recouvrent les murs de ce palais m’ont paru cependant d’assez bon goût : l’ensemble rappelle les dessins que j’ai vus de la tour de porcelaine à Pékin.

Ce groupe de monuments fait du Kremlin une des décorations les plus théâtrales du monde : mais aucun des édifices entassés l’un sur l’autre dans ce forum russe ne supporterait l’examen, pas plus que ceux qui se trouvent dispersés dans le reste de la ville. À la première vue, Moscou produit un effet prodigieux ; ce serait la plus belle des villes pour un porteur de dépêches qui passerait au galop le long des murs de toutes ses églises, de ses couvents, de ses palais et de ses châteaux forts, constructions qui sont loin d’être d’un goût pur, mais qu’au premier coup d’œil on prend pour le séjour d’êtres surnaturels.

Malheureusement, on bâtit aujourd’hui au Kremlin un nouveau palais, afin de rendre plus commode l’ancienne habitation de l’Empereur ; mais s’est-on demandé si cette amélioration impie ne gâtera pas l’ensemble, unique au monde, des anciens édifices de la forteresse sainte ? L’habitation actuelle du souverain est mesquine, j’en conviens, mais pour remédier à cet inconvénient on entame les édifices les plus respectables du vieux sanctuaire national : c’est une profanation. À la place de l’Empereur, j’aurais suspendu mon nouveau palais dans les airs plutôt que d’abattre une pierre des vieux remparts du Kremlin.

Un jour à Saint-Pétersbourg, lorsqu’il me parla de ces travaux, ce prince me dit qu’ils embelliraient Moscou : j’en doute, pensais-je : c’est comme si l’on voulait orner l’histoire. Certes, l’architecture de l’ancienne forteresse n’était guère conforme aux règles de l’art, mais elle était l’expression des mœurs, des actes et des idées d’un peuple et d’un temps que le monde ne reverra plus ; c’était sacré, comme l’irrévocable. Il y avait là le sceau d’une puissance supérieure à l’homme : la puissance du temps. Mais en Russie l’autorité touche à tout. L’Empereur, qui sans doute vit sur ma figure une expression de regret, me quitta en m’assurant que son nouveau palais serait beaucoup plus vaste et plus conforme aux besoins de sa cour que ne l’était l’ancien. Cette raison répond à tout dans un pays comme celui-ci.

En attendant que la cour soit mieux logée, on englobe dans l’enceinte du nouveau palais la petite église du Sauveur dans les bois. Ce vénérable sanctuaire, le plus ancien du Kremlin et de Moscou, je crois, va donc disparaître sous les belles murailles unies et blanches dont on l’entourera, au grand regret des amateurs d’antiquités et de points de vue pittoresques.

Au surplus, cette profanation se commet avec un respect dérisoire qui me la rend plus odieuse : on se vante de laisser debout le vieux monument, c’est-à-dire qu’il ne sera pas rasé, mais qu’il sera enterré vif dans un palais. Tel est le moyen employé ici pour concilier le culte officiel du passé avec la passion du comfort nouvellement importée d’Angleterre. Cette manière d’embellir la ville nationale des Russes est tout à fait digne de Pierre le Grand. Ne suffisait-il pas que le fondateur de la nouvelle capitale eût abandonné l’ancienne ? Voilà que ses successeurs la démolissent sous prétexte de l’orner.

L’Empereur Nicolas pouvait acquérir une gloire personnelle ; au lieu de se traîner sur la route tracée par un autre, il n’avait qu’à quitter le palais d’hiver brûlé à Pétersbourg, et revenir fixer à jamais la résidence Impériale dans le Kremlin tel qu’il est ; puis, pour les besoins de sa maison, pour les grandes fêtes de la cour, il eût bâti hors de l’enceinte sacrée tous les palais qu’il aurait cru nécessaires. Par ce retour il eût réparé la faute du Czar Pierre, qui, au lieu d’entraîner ses boyards dans la salle de spectacle qu’il leur bâtissait sur la Baltique, eût pu et dû les civiliser chez eux, en profitant des admirables éléments que la nature avait mis à leur portée et à sa disposition ; éléments qu’il a méconnus avec un dédain, avec une légèreté d’esprit indignes d’un homme supérieur comme il l’était sous certains rapports. Aussi, à chaque pas que l’étranger fait sur la route de Pétersbourg à Moscou, la Russie, avec son territoire sans bornes, avec ses immenses ressources agricoles, grandit dans son esprit autant que Pierre le Grand rapetisse. Monomaque, au xie siècle, était un prince vraiment russe ; Pierre Ier, au xviiie, grâce à sa fausse méthode de perfectionnement, n’est qu’un tributaire de l’étranger, un singe des Hollandais, un imitateur de la civilisation qu’il copie avec la minutie d’un sauvage. Ou la Russie n’accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l’Empire, car elle seule possède le germe de l’indépendance et de l’originalité russe. La racine de l’arbre est là, c’est là qu’il doit porter ses fruits ; jamais greffe n’acquiert la force de la semence.

Si je voyais jamais le trône de Russie majestueusement replacé sur sa véritable base, au centre de l’Empire russe, à Moscou ; si Saint-Pétersbourg, laissant ses plâtres et ses dorures retomber en poussière dans le marais ruineux où on les apporta, redevenait ce qu’il aurait dû être toujours, un simple port de guerre en granit, un magnifique entrepôt de commerce entre la Russie et l’Occident, tandis que, d’un autre côté, Kazan et Nijni serviraient d’échelles entre la Russie et l’Orient, je dirais : la nation slave, triomphant par un juste orgueil de la vanité des ses guides, vit enfin de sa propre vie ; elle mérite d’atteindre au but de son ambition ; Constantinople l’attend : là, les arts et la richesse récompenseront naturellement les efforts d’un peuple appelé à devenir d’autant plus grand, plus glorieux, qu’il fut plus longtemps obscur et résigné.

Se figure-t-on la majesté d’une capitale assise au centre d’une plaine de plusieurs milliers de lieues ; d’une plaine qui va de la Perse à la Laponie, d’Astrakan et de la mer Caspienne jusqu’à l’Oural, et à la mer Blanche avec son port d’Archangel ? puis, en redescendant vers les contrées plus naturellement habitables, cette plaine borde la mer Baltique, où se trouvent Saint-Pétersbourg et Kronstadt, les deux arsenaux de Moscou ; enfin elle s’étend vers l’ouest et le sud, depuis la Vistule jusqu’au Bosphore, où les Russes sont attendus ; Constantinople sert de porte de communication entre Moscou, la ville sainte des Russes, et le monde !!… Certes, la majesté de cette ville Impériale, avec toutes ses succursales situées vers les quatre points du ciel, serait imposante entre toutes les puissances de ce monde, et justifierait le superbe emblème des couronnes du trésor gardé au Kremlin.

L’Empereur Nicolas, malgré son grand sens pratique et sa profonde sagacité, n’a pas discerné le meilleur moyen d’atteindre un tel but : il vient de temps en temps se promener au Kremlin ; ce n’est pas suffisant ; il aurait dû reconnaître la nécessité de s’y fixer ; s’il l’a reconnue, il n’a pas eu la force de se résigner à un tel sacrifice : c’est une faute. Sous Alexandre, les Russes ont brûlé Moscou pour sauver l’Empire ; sous Nicolas, Dieu a brûlé le palais de Pétersbourg pour avancer les destinées de la Russie : et Nicolas n’a pas répondu à l’appel de la Providence. La Russie attend encore !… Au lieu de s’enraciner comme un cèdre dans le seul terrain qui lui soit propre, il remue, il bouleverse ce sol pour y bâtir des écuries et un palais. Il veut, dit-il, se loger plus commodément pendant ses voyages, et dans cet intérêt misérable, il oublie que chaque pierre de la forteresse nationale est un objet de vénération pour les vrais Moscovites, ou du moins, qu’elle devrait l’être. Était-ce à lui, souverain superstitieusement obéi de son peuple, d’ébranler par un sacrilége le respect des Moscovites pour le seul monument vraiment national qu’ils possèdent ? Le Kremlin est l’ouvre du génie russe ; mais cette merveille irrégulière, pittoresque, l’orgueil de tant de siècles, va subir enfin le joug de l’art moderne ; c’est encore le goût de Catherine II qui règne sur la Russie.

Cette femme qui, malgré l’étendue de son esprit, ne connaissait rien aux arts ni à la poésie, non contente d’avoir couvert l’Empire de monuments informes, copiés d’après les chefs-d’œuvre de l’antiquité, a laissé un plan pour rendre plus régulière la façade du Kremlin ; et voilà que son petit-fils exécute en partie ce projet monstrueux : des surfaces planes et blanches, des lignes roides, des angles droits remplacent les pleins et les vides où se jouaient les ombres et la lumière ; ces terrasses, ces escaliers extérieurs, ces rampes, ces admirables saillies et ces renfoncements, sources de contrastes et de surprises qui plaisaient à l’œil et faisaient rêver l’esprit, ces murailles peintes, ces façades incrustées de tuiles moresques, ces palais de faïence de Delft dont l’aspect parlait à l’imagination, vont disparaître. Qu’on les démolisse, qu’on les enterre ou qu’on les regrette, peu importe, ils feront place à de belles murailles bien lisses, à de belles baies de fenêtres bien carrées et à de grandes portes cérémonieuses ;… non, certes, Pierre le Grand n’est pas mort ; des Asiatiques enrégimentés sous leur chef, voyageur comme lui, comme lui imitateur de l’Europe, qu’il continue de copier tout en affectant de la dédaigner, poursuivent son œuvre de barbarie, soi-disant de civilisation, trompés qu’ils sont par la parole d’un nouveau maître, qui a pris pour devise l’uniformité et pour emblème l’uniforme.

Il n’y a donc pas d’artistes en Russie ; il n’y a pas d’architectes : tout ce qui conserve quelque sentiment du beau devrait se jeter aux pieds de l’Empereur et lui demander la grâce de son Kremlin. Ce que l’ennemi n’a pu faire, l’Empereur l’accomplit : il détruit les saints remparts dont les mines de Bonaparte ont à peine fait sauter un coin.

Et moi, qui suis venu au Kremlin pour voir gâter cette merveille historique, j’assisterais à l’œuvre impie sans oser jeter un seul cri de douleur, sans demander au nom de l’histoire, au nom des arts et du goût le salut des vieux monuments condamnés à disparaître sous les conceptions avortées de l’architecture moderne. Non, je protesterai, mais en France, et en attendant je me plains tout bas de ce crime de lèse-nationalité, de lèse-bon goût, de ce mépris de l’histoire ; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu’il y ait ici osent m’écouter, voici ce qu’ils m’osent répondre : « L’Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l’était l’ancienne ; de quoi vous plaignez-vous ? » ( Vous le savez, convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) « Il a ordonné qu’elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres ; il n’y aura rien de changé. Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués : le courage de l’absurde !  ! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan, et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l’exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme impérial !!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi : les arts sont une religion, et de nos jours ce n’est pas la moins puissante ni la moins révérée.

La vue qu’on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique : c’est surtout le soir qu’il faut l’admirer ; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean le Grand, la tour de Velikii, la plus élevée du Kremlin, et je crois de Moscou ; de là j’ai vu coucher le soleil, et j’y reviendrai souvent, car rien ne m’intéresse à Moscou comme le Kremlin.

Les plantations nouvelles dont depuis quelques années on a entouré la plus grande partie de ses remparts sont un ornement de fort bon goût. Elles embellissent la ville marchande, ville toute moderne, et en même temps elles encadrent l’Alcazar des vieux Russes. Les arbres ajoutent à l’effet pittoresque des murailles anciennes. Il y a de vastes espaces dans l’épaisseur des murs de ce château fabuleux ; on y voit des escaliers dont la hardiesse et la hauteur font rêver ; on y suit de l’œil tout une population de morts qu’on ressuscite en esprit, qui parcourent des terre-pleins, qui descendent des pentes douces, qui s’appuient sur des balustrades, au sommet de leurs vieilles tours, lesquelles sont portées sur des voûtes étonnantes d’audace et de solidité ; de là ils jettent sur le monde le regard froid et dédaigneux de la mort : plus je contemple ces masses inégales et d’une variété de forme infinie, plus j’en admire l’architecture biblique et les poétiques habitants.

Quand le soleil disparaît derrière les arbres de la promenade, ses rayons éclairent encore le sommet des tourelles du palais et des églises, qui brillent dans l’azur foncé du ciel, avec tous leurs clochers : c’est un tableau magique.

Il y a au milieu des plantations qui font extérieurement le tour des remparts une voûte que je vous ai déjà décrite, mais qui vient de m’étonner comme si je l’eusse aperçue pour la première fois ; c’est un souterrain monstre. Vous quittez une ville au sol inégal, une ville toute hérissée de tours qui s’élèvent jusqu’aux nues, vous vous enfoncez dans un chemin couvert et sombre ; vous montez dans ce souterrain obscur dont la pente est longue et rapide : parvenu au sommet, vous vous retrouvez sous le ciel et vous planez au-dessus d’une autre partie de la ville jusque là inaperçue qui se confond avec la poussière animée des rues et des promenades, et s’étend sous vos pieds au bord d’une rivière à demi desséchée par l’été, la Moskowa ; quand les derniers rayons du soleil sont près de s’éteindre, on voit le reste d’eau oublié dans le lit de ce fleuve poudreux se colorer d’une teinte de feu. Figurez-vous ce miroir naturel encadré dans de gracieuses collines dont les masses sont rejetées aux extrémités du paysage comme la bordure d’un tableau : c’est imposant ! Plusieurs de ces monuments lointains, entr’autres l’hospice des enfants trouvés, sont grands comme une ville ; ce sont des établissements de charité, des écoles, des fondations pieuses. Figurez-vous la Moskowa avec son pont de pierre, figurez-vous les vieux couvents avec leurs innombrables coupoles, avec leurs petits dômes métalliques qui représentent au-dessus de la ville sainte des colosses de prêtres perpétuellement en prière ; représentez-vous le tintement adouci des cloches dont le son est particulièrement harmonieux en ce pays, murmure pieux qui s’accorde avec le mouvement d’une foule calme, et cependant nombreuse, continuellement animée, mais jamais agitée par le passage silencieux et rapide des chevaux et des voitures dont le nombre est grand à Moscou comme à Pétersbourg ; et vous aurez l’idée d’un soleil couchant dans la poussière de cette vieille cité. Toutes ces choses font que chaque soir d’été, Moscou devient une ville unique au monde : ce n’est ni l’Europe ni l’Asie : c’est la Russie, et c’en est le cœur.

Au delà des sinuosités de la Moskowa, au-dessus des toits enluminés et de la poussière pailletée de la ville, on découvre la montagne des Moineaux. C’est du haut de cette côte que nos soldats aperçurent Moscou pour la première fois…..

Quel souvenir pour un Français !! En parcourant de l’œil tous les quartiers de cette grande ville, j’y cherchais en vain quelques traces de l’incendie qui réveilla l’Europe et détrôna Bonaparte. De conquérant, de dominateur qu’il était en entrant à Moscou, il est sorti de la ville sainte des Russes fugitif et désormais condamné à douter de la fortune, dont il croyait l’inconstance vaincue.

Le mot cité par l’abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne, ce me semble, la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l’ambition désordonnée d’un soldat : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ! » s’écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi ! dans ce moment solennel, il ne pensait qu’à la figure qu’il allait faire dans un article de journal !… Certes, les cadavres de tant d’hommes qui périssaient pour lui n’étaient rien moins que ridicules ! la colossale vanité de l’Empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre, qui fera trembler les nations jusqu’à la fin des siècles, et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S’occuper de soi dans un moment si solennel, c’est pousser la personnalité jusqu’au crime. Le mot cité par l’archevêque de Malines est le cri du cœur de l’égoïste, un instant maître du monde, mais qui n’a pu l’être de soi. Un pareil trait d’inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l’histoire lorsqu’elle aura pris le temps de devenir équitable.

J’aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d’épopée, le plus étonnant événement des temps modernes : mais tous s’efforcent ici de faire oublier les grandes choses : un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d’hommes naturellement et nécessairement discrets et prudents, chacun s’efface pour lutter d’insignifiance et d’obscurité. On n’aspire qu’à disparaître, on s’annule à l’envi et l’on jette les nobles actions, les hauts faits à la tête de ses rivaux, de ses ennemis, comme ailleurs les ambitieux s’entre-reprochent les bassesses. Je n’ai trouvé personne ici qui voulût répondre à mes questions sur le trait de patriotisme et de dévouement le plus glorieux de l’histoire de Russie.

En rappelant aux étrangers de tels faits, je ne me sens pas humilié dans mon orgueil national. Quand je pense à quel prix ce peuple a reconquis son indépendance, je reste fier, quoique assis sur les cendres de nos soldats : la défense donne la mesure de l’attaque ; l’histoire dira que l’une fut au niveau de l’autre ; mais, comme elle est incorruptible, elle ajoutera que la défense fut plus juste.

C’est à Napoléon de répondre à ceci : la France était alors dans la main d’un seul homme ; elle agissait, elle ne pensait plus ; elle était ivre de gloire comme les Russes sont ivres d’obéissance ; c’est à ceux qui pensent pour tout un peuple de répondre des événements. Ici maintenant toutes ces grandes choses ne sont bonnes qu’à être oubliées, et si l’on s’en souvient, ce n’est pas pour s’en vanter, c’est pour s’en excuser.

Rostopchin, après avoir passé des années à Paris, où il avait même établi sa famille, eut la fantaisie de retourner dans son pays. Mais, redoutant la gloire patriotique attachée, à tort ou à raison, à son nom, il se fit précéder auprès de l’Empereur Alexandre par une brochure publiée uniquement dans le but de prouver que l’incendie de Moscou avait éclaté spontanément, et que cette catastrophe n’avait pas été le résultat d’un plan concerté d’avance. Ainsi Rostopchin mettait tout son esprit à se justifier en Russie de l’héroïsme dont il était accusé par l’Europe étonnée de la grandeur et, depuis sa brochure, de la misère de cet homme, né pour servir un meilleur gouvernement !… Quoi qu’il en soit de son mérite, le général russe, cachant, reniant son courage, se plaignait amèrement de cette espèce de calomnie d’un genre nouveau, par laquelle on voulait faire d’un militaire obscur le libérateur de son pays !

L’Empereur Alexandre, de son côté, n’a cessé de répéter qu’il n’avait jamais donné l’ordre d’incendier sa capitale.

Ce combat de médiocrité est caractéristique ; on ne peut assez s’étonner de la sublimité du drame, en voyant par quels acteurs il fut joué. Jamais comédiens se sont-ils donné tant de peine pour persuader aux spectateurs qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils faisaient ?

Aussitôt que j’eus lu Rostopchin, je l’ai pris au mot, car je me suis dit : un homme qui a si peur de passer pour grand est bien ce qu’il prétend être. En ce genre, on doit croire les gens sur parole ; la fausse modestie elle-même est sincère malgré elle ; c’est un brevet de petitesse ; car les hommes vraiment supé rieurs n’affectent rien ; ils se rendent justice tout bas, et s’ils sont forcés de parler d’eux, ils le font sans orgueil, mais aussi sans trompeuse humilité. Il y a longtemps que j’ai lu cette singulière brochure ; jamais elle ne m’est sortie de la mémoire, parce qu’elle m’a révélé dès lors l’esprit du gouvernement et de la nation russes.

Au moment où j’ai quitté le Kremlin, il faisait presque nuit ; les teintes des édifices de Moscou, dont quelques-uns sont grands comme des villes, et celles des coteaux lointains s’étaient doucement rembrunies ; le silence et la nuit descendaient sur la ville ; les sinuosités de la Moskowa n’étaient plus dessinées en traits éclatants ; le soleil ne réfléchissait plus ses lueurs brillantes dans les flaques d’eau du fleuve à demi desséché ; la flamme de l’occident assoupie, éteinte, était devenue brune : ce site grandiose et tous les souvenirs que son aspect réveillait en moi me serraient le cœur ; je croyais voir l’ombre d’Ivan IV, d’Ivan le Terrible, se lever sur la plus haute des tours de son palais désert, et, à l’aide de sa sœur et amie, Élisabeth d’Angleterre, s’efforcer de noyer Napoléon dans une mare de sang !… Ces deux fantômes semblaient applaudir à la chute du géant qui, par un arrêt fatal, devait en tombant laisser ses deux ennemis plus puissants qu’il ne les avait trouvés.

L’Angleterre et la Russie ont sujet de rendre des actions de grâces à Bonaparte, aussi ne les lui refusent-elles point. Tel ne fut pas pour la France le résultat du règne de Louis XIV. Voilà pourquoi la haine européenne a survécu pendant un siècle et demi au grand roi ; tandis que le grand capitaine est déifié depuis sa chute, et que, à de rares exceptions près, ses geôliers ne craignent pas de mêler leur voix discordante au concert de louanges parties de tous les bouts de l’Europe ; phénomène historique que je crois unique dans les annales du monde, et qui ne s’explique que par l’esprit d’opposition dominant aujourd’hui chez toutes les nations civilisées. Au surplus, le règne de cet esprit-là tire à sa fin. Nous pouvons donc espérer de lire bientôt des écrits où Bonaparte sera jugé en lui-même, et sans allusions malignes contre le pouvoir régnant en France ou ailleurs.

J’aspire à voir se lever le jour du jugement pour cet homme, aussi étonnant par les passions qu’il fomente après sa mort que par les actions de sa vie. La vérité n’atteint encore que le piédestal de cette figure, défendue jusqu’à présent contre l’équitable sévérité de l’histoire par le double prestige des fortunes et des infortunes les plus inouïes.

Il faudra pourtant bien que nos neveux apprennent qu’il avait plus d’étendue d’esprit que de dignité de caractère, et qu’il fut plus grand par son talent à profiter du succès que par sa constance lutter contre les revers. Alors, mais seulement alors, les terribles conséquences de son immoralité politique et de tous les mensonges de son gouvernement machiavélique seront atténuées.

Descendu des terrasses du Kremlin, je suis rentré chez moi fatigué comme un homme qui vient d’assister à une horrible tragédie, ou plutôt comme un malade qui se réveille du cauchemar avec la fièvre.


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  1. Ceci est pris de Laveau. J’ai lu ailleurs que cette église avait été construite sous Vassili le Béni, auquel on attribuait le même trait d’inhumanité dont Laveau accuse Ivan IV.
  2. Voyez la Chronique de Moscovie, par P. Petrius, Suédois, imprimée en allemand, à Leipsik, en 1620, in-4, part. II, p. 159. Cette espèce d’esclavage commença vers le milieu du xiiie siècle, et dura près de deux cent soixante ans. Note par Coste. Essais de Montaigne, livre Ier, chap. 48, des Destriès, p. 14 de l’édition de Paris, Firmin Didot frères, 1836, en un seul volume. (Note de l’Éditeur de Montaigne.)