La Russie en 1839/Lettre troisième

Amyot (premier volumep. 49-94).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TROISIÈME.


Suite de la vie de ma mère. — Son isolement entre tous les partis. — Elle veut émigrer. — Son arrestation. — Papiers mal cachés. — Protection providentielle. — Maison dévastée. — Dévouement de Nanette, ma bonne. — Son imprudence au tombeau de Marat. — Dévots au nouveau saint. — Vie de ma mère en prison. — Mesdames de Lameth, d’Aiguillon et de Beauharnais, plus tard l’Impératrice Joséphine. — Caractère de ces jeunes femmes. — Portrait de ma mère. — Anecdotes à ajouter aux Mémoires du temps. — Un polichinelle aristocrate. — Une femme du peuple emprisonnée parmi les grandes dames. — Son caractère. — Elle est guillotinée avec son mari. — La partie de barres. — Le décadi en prison. — Visites domiciliaires. — Plaisanterie de Dugazon. — Interrogatoire. — Le président cordonnier et bossu. — Trait de caractère. — Le soulier de peau anglaise. — Le maître maçon Jérôme. — Terrible moyen de salut. — Le carton fatal. — Le 9 thermidor. — Fin de la terreur. — Raffinements de quelques historiens sur le caractère de Robespierre. — Les prisons après sa chute. — La pétition de Nanette, apostillée par des ouvriers. — Le bureau de Legendre. — Délivrance. — Retour de ma mère dans sa maison. — La misère. — Trait de délicatesse du maître maçon Jérôme. — Bon sens de cet homme. — Sa mort. — Voyage de ma mère en Suisse. — Son entrevue avec madame de Sabran, sa mère. — La romance du Rosier reçue en prison. — Jugement de Lavater sur le caractère de ma mère. — Manière dont elle passait sa vie sous l’Empire. — Ses amis. — Second voyage en Suisse, en 1811. — Sa mort en 1826, à 56 ans.


LETTRE TROISIÈME À M ***.


Berlin, ce 28 juin 1839.

Puisque j’ai commencé à vous faire le récit des malheurs de ma famille, je veux le compléter aujourd’hui. Il me semble que cet épisode de notre révolution, raconté par le fils des deux personnes qui y jouèrent un principal rôle, doit avoir un intérêt indépendant de votre amitié pour moi.

Ma mère venait de perdre tout ce qui l’attachait à son pays ; elle n’avait plus d’autre devoir que celui de sauver ses jours et de conserver la vie de son unique enfant.

D’ailleurs, en France, elle avait bien plus à souffrir que les autres proscrits.

Notre nom, entaché de libéralisme, paraissait aussi odieux aux aristocrates d’alors qu’il l’était aux Jacobins. Les partisans exclusifs et passionnés de l’ancien régime ne pouvaient pardonner à mes parents le parti qu’ils avaient pris au commencement de la révolution, pas plus que les terroristes ne leur pardonnaient la modération de leur patriotisme républicain. Dans ce temps-là, en France, un homme de bien pouvait mourir sur l’échafaud sans être plaint ni regretté de personne.

Le parti des Girondins, qui étaient les doctrinaires de cette époque, aurait défendu mon père : il était anéanti, ou du moins il avait disparu depuis le triomphe de Robespierre.

Ma mère se trouvait donc plus isolée que la plupart des autres victimes des Jacobins. Ayant adopté par dévouement les opinions de son mari, elle s’était décidée à abandonner la société dans laquelle elle avait passé sa vie ; et elle n’en avait pas retrouvé une autre : ce qui restait du monde d’autrefois, de ce monde qu’on a depuis appelé le faubourg Saint-Germain, n’était pas désarmé par nos malheurs ; et peu s’en fallait que les aristocrates purs ne sortissent de leurs cachettes pour faire chorus avec les Marseillais, quand on criait dans les carrefours la condamnation du traître Custine.

Le parti des réformateurs prudents, celui des hommes du pays, des hommes dont l’amour pour la France est indépendant de la forme du gouvernement adopté par les Français, ce parti qui fait aujourd’hui une nation, n’était pas encore représenté chez nous. Mon père venait de mourir martyr des espérances de cette nation qui n’était pas née, et ma mère, à vingt-deux ans, subissait les fatales conséquences de la vertu de son mari, vertu trop sublime pour être appréciée par des hommes qui n’en pouvaient comprendre les motifs. L’énergique modération de mon père était méconnue de ses contemporains, et sa gloire injuriée poursuivait sa femme du fond du tombeau ; ma pauvre mère, chargée d’un nom qui représentait l’impartialité, au milieu d’un monde plein de passions, se voyait abandonnée de tous dans son infortune. D’autres avaient la consolation de se plaindre ensemble : ma mère restait seule à pleurer.

Quelques jours après la dernière catastrophe qui venait de la rendre veuve, elle sentit qu’il fallait partir ; mais on ne pouvait sortir de France sans un passe-port, qui ne s’obtenait qu’à grand peine ; s’éloigner de Paris, c’était s’exposer aux soupçons, à plus forte raison était-il dangereux de passer la frontière.

Néanmoins, à force d’argent, ma mère parvint à se procurer un faux passe-port ; elle devait quitter la France par la Belgique, sous le nom d’une marchande de dentelles, tandis que ma bonne, cette berceuse lorraine dont je vous ai parlé, devait sortir par l’Alsace pour me réunir à ma mère en Allemagne. Nanette Malriat, née près de Sarrebourg, à Niderviller, chez mon grand-père, parlait allemand mieux que français ; elle pouvait passer pour une paysanne des Vosges voyageant avec son enfant ; le lieu du rendez-vous avait été fixé à Pyrmont en Westphalie ; de là nous devions nous rendre à Berlin, où ma mère comptait rejoindre sa mère et son frère.

On ne mit personne que ma bonne dans la confidence de ce plan. Ma mère se défiait de ses gens, d’ailleurs, par égard pour eux-mêmes, elle voulait qu’ils pussent dire hardiment qu’ils avaient ignoré notre fuite. En cherchant à sauver sa vie, elle n’avait garde de négliger le soin de leur sûreté.

Pour écarter tout soupçon de complicité, il fut convenu qu’elle sortirait de chez elle le soir, seule et à pied, déguisée en ouvrière, et que ma bonne sortirait une demi-heure plus tôt en m’emportant dans ses bras, caché sous son mantelet. On devait attacher au balcon du salon une échelle de corde qui ferait supposer que ma mère était descendue dans la rue, la nuit, par la fenêtre, à l’insu des gens de la maison. Nous logions au premier étage rue de Bourbon. On avait depuis quelques jours fait sortir de chez nous, un à un, plusieurs objets de première nécessité pour former le petit paquet de voyage de ma mère. Ces objets avaient été déposés chez un ami, qui devait les rendre à ma mère, hors de la barrière, à l’heure indiquée.

Tout étant prêt, Nanette part avec moi pour se rendre au bureau des voitures publiques de Strasbourg, et ma mère se prépare à sortir pour prendre en poste la route de Flandre.

Au dernier moment, elle était seule dans un cabinet, au fond de son appartement ; les portes de la chambre et du salon étaient restées ouvertes ; elle s’occupait à mettre en ordre des papiers importants qu’elle triait avec un soin religieux, ne voulant brûler avant de fuir que ce qui aurait pu compromettre des parents ou des amis d’émigrés restés à Paris. Ces papiers étaient, pour la plupart, des lettres de sa mère, de son frère, des reçus d’argent envoyé à des officiers de l’armée de Condé ou à d’autres émigrés, des commissions données en secret par des personnes de province suspectes d’aristocratie, des demandes de secours adressées par de pauvres parents et par des amis sortis de France ; enfin, il y avait, dans le carton et dans les tiroirs qu’elle s’occupait à vider, de quoi la faire guillotiner dans les vingt-quatre heures, et cinquante personnes avec elle.

Assise sur un grand canapé près de la cheminée, elle commençait à brûler les lettres les plus dangereuses, et serrait à mesure dans une cassette celles qu’elle croyait pouvoir laisser après elle sans inconvénient, dans l’espoir de les retrouver un jour : tant elle avait de répugnance à détruire ce qui lui venait de ses amis ou de ses parents !

Tout à coup elle entend ouvrir la première porte de son appartement, celle qui donnait de la salle à manger dans le salon ; éclairée par un de ces pressentiments qui ne lui ont jamais manqué dans les moments de péril, elle se dit : « Je suis dénoncée, on vient m’arrêter, et, sans plus délibérer, sentant qu’il est trop tard pour brûler les masses de papiers dangereux dont elle est environnée, elle les ramasse sur la table, sur le canapé, dans le carton, et, les prenant à brassées, elle les jette rapidement, ainsi que la cassette, sous le canapé, dont les pieds, heureusement assez hauts, étaient couverts d’une housse qui traînait jusqu’à terre.

Ce travail terminé avec la rapidité de la peur, elle se lève et reçoit de l’air le plus calme les personnes qu’elle voit entrer dans son cabinet.

C’étaient en effet des membres du comité de sûreté générale et des hommes de la section qui venaient l’arrêter.

Ces figures, aussi ridicules qu’atroces, l’environnent en un moment : les sabres, les fusils brillent autour d’elle ; elle ne songe qu’à ses papiers, qu’elle achève de repousser du pied sous le canapé, devant lequel elle reste toujours debout.

« Tu es arrêtée, » lui dit le président de la sec tion.

Elle garde le silence.

« Tu es arrêtée, parce qu’on t’a dénoncée comme émigrée d’intention.

— C’est vrai, » dit ma mère, en voyant déjà dans les mains du président son portefeuille et son faux passe-port qui venaient d’être saisis dans sa poche, car le premier soin des agents de la municipalité avait été de la fouiller ; « c’est vrai, je voulais fuir.

— Nous le savons bien. »

En cet instant, ma mère aperçoit ses gens qui avaient suivi les membres de la section et du comité.

Un coup d’œil lui suffit pour deviner par qui elle a été dénoncée : la physionomie de sa femme de chambre trahit une conscience troublée. « Je vous plains, » lui dit ma mère en s’approchant de cette fille. Celle-ci se met à pleurer et répond tout bas en sanglotant : « Pardonnez-moi, madame, j’ai eu peur.

— Si vous n’eussiez mieux espionnée, » lui répliqua ma mère, « vous auriez compris que vous ne couriez aucun risque.

— À quelle prison veux-tu qu’on te conduise, » dit un des membres du comité, « tu es libre….. de choisir.

N’importe.

— Viens donc. » Mais avant de sortir, on la fouille encore, on ouvre les armoires, les meubles, les secrétaires ; on bouleverse la chambre, et personne ne pense à regarder sous le canapé ! Les papiers restent intacts. Ma mère se garde de jeter les yeux du côté où elle les a si précipitamment et si mal cachés. Enfin elle sort et monte en fiacre avec trois hommes armés, qui la mènent rue de Vaugirard, aux Carmes, dans ce couvent changé en prison, et dont les murs trop fameux étaient encore teints du sang des victimes massacrées au 2 septembre 1792.

Cependant l’ami qui l’attendait à la barrière, voyant l’heure du départ passée, ne doute pas un instant de l’arrestation de ma mère, et, laissant à tout hasard un de ses frères à la place indiquée, il court sans hésiter au bureau de la diligence, afin d’empêcher Nanette de partir avec moi pour Strasbourg ; il arrive à temps ; on me ramène chez nous : ma mère n’y était plus !… déjà les scellés avaient été apposés sur son appartement ; on n’avait laissé de libre que la cuisine, où ma pauvre bonne établit son lit près de mon berceau.

En une demi-heure tous les domestiques avaient été forcés de déguerpir, toutefois non sans trouver le temps de piller le linge et l’argenterie ; la maison était déserte et démeublée ; on eût dit d’un incendie : c’était la foudre.

Amis, parents, serviteurs, tout avait fui ; un fusilier défendait la porte de la rue ; dès le lendemain un gardien civique fut substitué à l’ancien portier ; ce gardien était le savetier du coin, qui reçut en même temps le titre de mon tuteur. Dans ce réduit dévasté, Nanette eut soin de moi comme si j’eusse été un grand seigneur ; elle m’y garda huit mois avec une fidélité maternelle.

Elle ne possédait presqu’aucun objet de valeur ; quand le peu d’argent qu’elle avait emporté pour le voyage fut épuisé, elle me nourrit du produit de ses hardes, qu’elle vendait une à une, tout en se disant que personne ne pourrait lui rendre le prix de ce qu’elle dépensait pour moi.

Si ma mère périssait, son projet était de m’emmener dans son pays, pour m’y faire élever et nourrir parmi les petits paysans de sa famille. J’avais deux ans ; je tombai mortellement malade d’une fièvre maligne. Nanette trouva le moyen de me faire soigner par trois des premiers médecins de Paris, Portal, Gastaldi, j’ai oublié le nom du chirurgien. Sans doute ces hommes furent influencés par la réputation de mon père et par celle de mon grand-père ; mais ils seraient venus dans notre réduit, même pour un enfant inconnu, car c’est une chose éprouvée que le désintéressement et le zèle des médecins français ; le dévouement de ma bonne est plus étonnant : ils sont humains par état ; chez eux la science aide à la vertu, c’est bien ; mais elle fut noble et généreuse malgré sa pauvreté, malgré son manque de culture : c’est sublime. Pauvre Nanette ! elle avait bien de l’énergie ; toutefois, la force de sa raison ne répondait pas à puissance de sentiment. C’était une belle âme, un noble cœur : ce n’était pas un grand caractère. Mais quelle fidélité !… Les revers de ma famille n’ont que trop fait briller son désintéressement et son courage.

Elle portait la hardiesse jusqu’à l’aveuglement ; pendant le procès de mon grand-père, les crieurs publics s’en allaient par les halles, débitant d’atroces injures contre le traître Custine ; quand ma bonne les entendait passer, elle les arrêtait au milieu de la foule, se disputait avec eux, défendait son maître contre la populace, et en appelait jusque sur la place de la Révolution des arrêts du tribunal révolutionnaire.

Que dit-on, qu’ose-t-on écrire contre le général Custine ? » s’écriait-elle sans égard au danger auquel elle s’exposait. « Tout cela est faux : je suis née chez lui, moi, je le connais mieux que vous, car il m’a élevée ; il est mon maître, il vaut mieux que vous tous, entendez-vous ; s’il l’avait voulu, il aurait arrêté votre gueuse de révolution avec son armée, et maintenant vous lui lécheriez les pieds au lieu de l’insulter, lâches que vous êtes ! »

C’est avec des discours semblables et bien d’autres éclairs de bon sens, tout aussi imprudents, qu’elle a plusieurs fois pensé se faire massacrer au milieu des rues de Paris, par les harpies de la révolution.

Un jour, c’était peu de temps après la mort de Marat, elle passait avec moi, qu’elle portait sur ses bras, au milieu de la place du Carrousel. Par une confusion d’idées qui caractérise cette époque de vertige, on avait élevé là un autel révolutionnaire en l’honneur du martyr de l’athéisme et de l’inhumanité. Au fond de cette espèce de chapelle ardente était déposé, je crois, le cœur, si ce n’est le corps de Marat. On voyait des femmes s’agenouiller dans ce lieu nouvellement sanctifié, y prier, Dieu sait quel dieu, puis se relever en faisant avec recueillement le signe de la croix et une révérence au nouveau saint. Tous ces actes contradictoires peignent énergiquement le désordre des âmes et des choses à cette époque.

Exaspérée par ce spectacle, Nanette oublie que je suis dans ses bras, elle apostrophe la dévote de nouvelle espèce, et l’accable d’injures ; la furie pieuse répond en criant au sacrilége ; des paroles, elle en vient aux coups ; la foule entoure les deux ennemies : Nanette est la plus jeune et la plus forte, mais, gênée par la crainte de me blesser, elle a le dessous, et tombant à terre avec moi, elle perd son bonnet : elle se relève échevelée, cependant elle me tient toujours fidèlement serré contre sa poitrine ; de toutes parts des cris de mort la menacent : « L’aristocrate à la lanterne ! On la traîne déjà par les cheveux vers le réverbère de la rue Nicaise, comme on disait alors. Une femme m’avait arraché des bras de la malheureuse, lorsqu’un homme, qui paraissait plus furieux que les autres, fend la foule, éloigne un instant les énergumènes acharnés contre la victime, et, faisant semblant de ramasser quelque chose à terre, lui dit à l’oreille : « Vous êtes folle, vous êtes folle, entendez-moi bien, ou vous êtes perdue ; sauvez-vous, ne craignez rien pour votre enfant, je vous le porterai de loin, mais contrefaites la folle, ou vous êtes morte. » Alors Nanette se met à chanter, à faire toutes sortes de grimaces : « C’est une folle, » dit celui qui la protége ; à l’instant d’autres voix répondent : « Elle est folle, elle est folle, vous le voyez bien ; laissez-la passer ! » Profitant du moyen de salut qu’on lui offre, elle s’échappe en courant et en dansant, traverse le pont Royal, s’arrête à l’entrée de la rue du Bac, et là elle se trouve mal en me recevant des mains de son libérateur.

Nanette, grâce à cette leçon, devint sage par attachement pour moi ; mais ma mère ne cessa de redouter son audace et ses accès de franchise.

Dès son entrée en prison, ma mère éprouva un sentiment de consolation ; là du moins elle n’était plus seule ; elle se lia aussitôt d’amitié intime avec quelques femmes distinguées, et dont les opinions s’accordaient avec celles de mon père et de mon grand-père. Elles vinrent spontanément au-devant d’une personne à laquelle elles s’intéressaient depuis longtemps sans la connaître, et lui témoignèrent une sympathie touchante, fondée sur beaucoup d’admiration. Elle m’a parlé de madame Charles de Lameth, mademoiselle Picot, personne d’un esprit aimable et même gai, malgré la rigueur des temps ; de madame d’Aiguillon, la dernière du nom de Navailles, belle-fille du duc d’Aiguillon, l’ami de madame Dubarry, et belle comme une médaille antique ; enfin de madame de Beauharnais, depuis l’Impératrice Joséphine.

Ma mère et cette dernière étaient logées dans le même cabinet, elles se rendaient réciproquement les services de femme de chambre.

Ces femmes si jeunes, si belles, avaient les vertus et même l’orgueil de leur malheur. Ma mère m’a conté qu’elle s’empêchait de dormir, tant qu’elle ne se sentait pas la force de faire le sacrifice de sa vie, parce que, disait-elle, elle craignait de donner des marques de faiblesse, si on venait la nuit la réveiller en sursaut pour la conduire à la Conciergerie, c’est-à-dire à la mort.

Mesdames d’Aiguillon et de Lameth avaient beaucoup d’énergie ; mais madame de Beauharnais montrait un découragement qui faisait rougir ses compagnes d’infortune. Avec l’insouciance d’une créole, elle était pusillanime à l’excès ; les autres savaient se résigner, elle espérait toujours ; elle passait sa vie à tirer les cartes en cachette et à pleurer devant tout le monde, au grand scandale de ses compagnes. Mais elle était naturellement gracieuse ; et la grâce ne nous sert-elle pas à nous passer de tout ce qui nous manque ? Sa tournure, ses manières, son parler surtout, avaient un charme particulier : cependant, il faut le dire, elle n’était ni magnanime ni franche : les autres prisonnières la plaignaient, en déplorant son peu de courage ; car, toutes victimes qu’elles étaient de la République, elles restaient républicaines par caractère : je parle de mesdames de Lameth et d’Aiguillon ; ma mère n’était que femme, mais avec tant de grandeur d’âme, que chaque sacrifice était pour elle un exemple qui lui donnait une sorte d’émulation noble, et l’élevait tout d’abord au niveau des actions inspirées par les sentiments mêmes qu’elle ne partageait pas.

Il avait fallu des combinaisons uniques dans l’histoire pour former une femme telle que ma mère ; on ne retrouvera jamais le mélange de grandeur d’âme et de sociabilité produit en elle par l’élégance et le bon goût des conversations qu’on entendait dans le salon de sa mère, dans celui de madame de Polignac à Versailles, et par les vertus surnaturelles qu’on acquérait sur les marches de l’échafaud de Robespierre, quand on avait du cœur. Tout le charme de l’esprit français du bon temps, tout le sublime des caractères antiques, se retrouvaient en ma mère, qui avait la physionomie et le teint des blondes têtes de Greuze avec un profil grec.

Quand il fallut manger à la gamelle, à des tables de plus de trente prisonniers de tout rang, ma mère, qui de sa nature était la personne du monde la plus dégoûtée, ne s’aperçut même pas de cette aggravation de peine introduite dans le régime de la prison à l’époque de la plus grande terreur. Les maux physiques ne l’atteignaient plus. Je ne lui ai jamais vu que des chagrins ; ses maladies étaient des effets, la cause venait de l’âme.

On a beaucoup écrit sur les singularités de la vie des prisons à cette époque ; si ma mère avait laissé des Mémoires, ils auraient révélé au public une foule de détails encore ignorés. Dans la prison des Carmes, les hommes étaient séparés des femmes. Quatorze femmes avaient leurs lits dans une des salles de l’ancien couvent ; parmi ces dames se trouvait une Anglaise fort âgée, sourde et presque aveugle. On n’a jamais pu lui faire comprendre pourquoi elle était là : elle s’adressait à tout le monde pour le savoir : le bourreau a répondu à sa dernière question.

J’ai lu dans les Mémoires du temps la mort toute semblable d’une vieille dame traînée de la province à Paris. Les mêmes iniquités se répétaient ; la férocité ne varie guère dans ses effets, pas plus que dans ses causes. La lutte entre le bien et le mal soutient l’intérêt du drame de la vie ; mais quand le triomphe du crime est assuré, la monotonie rend l’existence accablante, et l’ennui ouvre la porte de l’enfer, Le Dante nous peint, dans un des cercles de ses damnés, l’état des âmes perdues, mais dont les corps, mus par un démon qui s’en est emparé, paraissent encore vivants sur la terre. C’est le plus énergique et en même temps le plus philosophique emblème qu’on ait jamais imaginé pour montrer les résultats du crime et le triomphe du mauvais principe dans le cœur de l’homme.

Dans la même chambrée était la femme d’un farceur qui montrait les marionnettes ; tous deux avaient été arrêtés, disaient-ils, parce que leur polichinelle était trop aristocrate, et qu’il se moquait du père Duchesne en plein boulevard.

La femme avait une extrême vénération pour les grandeurs déchues ; grâce à ce respect, les nobles prisonnières retrouvaient sous les verrous les égards dont elles avaient été entourées naguère dans leur propre maison.

La femme du peuple les servait pour le seul plaisir de leur être agréable ; elle faisait leur chambre, leur lit ; elle leur rendait gratuitement toutes sortes de soins, et n’approchait de leurs personnes qu’avec les témoignages du plus profond respect ; au point que les prisonnières, ayant déjà perdu l’habitude de cette politesse d’autrefois, crurent pendant quelque temps qu’elle se moquait, mais la pauvre femme périt tout de bon avec son mari, et, en prenant congé de ses illustres compagnes, qu’elle croyait ne précéder que de peu de jours sur l’échafaud, elle n’oublia pas un seul instant d’user de toutes les formules d’obéissance surannée qu’elle aurait employées autrefois pour leur demander une grâce. À l’entendre parler avec tant de cérémonie, on aurait pu se croire dans un château féodal, chez une châtelaine entichée de l’étiquette des cours. À cette époque, ce n’était qu’en prison qu’une citoyenne française pouvait se permettre tant d’audacieuse humilité ; la malheureuse ne craignait plus de se faire arrêter. Il y avait quelque chose de touchant dans le contraste que le langage de cette femme, commune d’ailleurs, faisait avec le ton et les paroles des geôliers, qui croyaient se relever par leur brutalité. Les prisonniers se réunissaient à certaines heures dans une espèce de jardin ; là tout le monde se promenait ensemble, et les hommes jouaient aux barres.

C’était ordinairement pendant ces moments de récréation que le tribunal révolutionnaire envoyait chercher les victimes. Si celle qu’on appelait était un homme, et si cet homme était du jeu, il disait un simple adieu à ses amis ; puis la partie continuait ! Si c’était une femme, elle faisait également ses adieux ; et son départ ne troublait pas davantage les divertissements de ceux et de celles qui lui survivaient. Cette prison était la terre en miniature, et Robespierre en était le dieu. Rien ne ressemble à l’enfer comme cette caricature des œuvres de la Providence.

Le même glaive était suspendu sur toutes les têtes, et l’homme épargné une fois ne pensait pas survivre plus d’un jour à celui qu’il voyait partir devant lui. D’ailleurs, à cette époque de délire, les mœurs des opprimés paraissaient tout aussi hors de nature que l’étaient celles des oppresseurs.

C’est de cette manière qu’après cinq mois de prison ma mère vit partir pour l’échafaud M. de Beauharnais. En passant devant elle, il lui donna un talisman arabe, monté en bague ; elle l’a toujours conservé : maintenant c’est moi qui le porte.

On ne comptait plus par semaines, le temps était divisé par dizaines : le dixième jour s’appelait le décadi, et répondait à notre dimanche, parce qu’on ne travaillait ni ne guillotinait ce jour-là. Donc, quand les prisonniers étaient arrivés au nonidi soir, ils étaient assurés de vingt-quatre heures d’existence ; c’était un siècle : alors on faisait une fête dans la prison.

Telle fut la vie de ma mère après la mort de son mari. Cette vie dura pendant les derniers six mois de la terreur ; belle-fille d’un condamné, femme d’un autre condamné, célèbre par son courage et sa beauté, arrêtée sur une tentative d’émigration, dont elle même avait dédaigné de se justifier, puisqu’on l’avait surprise en habit de voyage, et qu’un faux passeport avait été saisi dans sa poche, c’est par une espèce de miracle qu’elle put échapper si longtemps à l’échafaud.

Plusieurs circonstances singulières concoururent à son salut ; pendant la première quinzaine de sa détention, elle fut reconduite chez elle à trois reprises ; là on leva les scellés, et l’on visita ses papiers en sa présence. Par une volonté qui semble providentielle, aucun des espions chargés de faire ces minutieuses perquisitions n’imagina d’aller regarder sous le grand canapé où se trouvaient les importants papiers qu’elle y avait jetés pêle-mêle par brassées, au moment même de son arrestation. Elle n’avait osé charger personne de les retirer de leur cachette ; d’ailleurs, chaque fois qu’on la ramenait à sa prison, les scellés étaient réapposés devant elle sur toutes les portes de son appartement. Dieu voulut donc que ce meuble fût oublié, tandis que dans le même cabinet on défonçait sous ses yeux le milieu d’un secrétaire pour en fouiller la cachette ; et, se livrant, selon l’esprit du temps, aux recherches les plus ridicules, on levait jusqu’à des feuilles de parquet.

Ceci rappelle la plaisanterie de l’acteur Dugazon. Vous l’ignorez sans doute, car que n’ignorent pas sur l’époque de nos malheurs les hommes d’aujourd’hui ? Ils sont trop occupés eux-mêmes pour avoir le temps de recueillir les actes de leurs pères.

Dugazon, le comédien, était garde national ; un jour, faisant une patrouille près de la Halle, il s’arrête devant une marchande de pommes : « Ouvre-moi tes pommes, dit-il à cette femme. — Pourquoi faire ? — Ouvre-moi tes pommes. Qu’é que tu leur veux donc à mes pommes ? — Je veux voir si tu n’y as pas caché des canons. »

Malgré le jacobisme, qu’on appelait alors le civisme de Dugazon, l’épigramme en public était dangereuse.

Vous figurez-vous les battements de cœur de ma mère chaque fois qu’on approchait du lieu où avaient été jetées ses redoutables papiers ? Elle m’a souvent répété que pendant toutes les visites domiciliaires auxquelles on la força d’assister, elle n’osa tourner une seule fois les regards vers le canapé fatal, et en même temps elle craignait de les détourner avec affectation.

Ceci ne fut pas l’unique marque de protection que Dieu lui donna dans ses malheurs ; comme elle ne devait pas périr là, l’esprit des hommes qui pouvaient la perdre fut tourné par une puissance invisible.

Douze membres de la section assistaient à ces recherches. Assis autour d’une table au milieu du salon, ils terminaient toujours leur visite par un interrogatoire long et détaillé, qu’ils faisaient subir à la prisonnière. La première fois, cette espèce de jury révolutionnaire fut présidé par un petit bossu, cordonnier de son métier et méchant autant qu’il était laid. Cet homme avait trouvé dans un coin un soulier qu’il prétendait être de peau anglaise : l’accusation était grave. Ma mère soutint d’abord que le soulier n’était pas de peau anglaise ; le cordonnier président insista.

« C’est possible, » dit à la fin ma mère, « vous devez vous y connaître mieux que moi ; tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai jamais rien fait venir d’Angleterre ; si ce soulier est anglais, il n’est donc pas à moi. »

On l’essaie ; il va au pied. « Quel est ton cordonnier ? » demande le président. Ma mère le nomme : c’était le cordonnier à la mode au commencement de la Révolution ; il travaillait à cette époque pour toutes les jeunes femmes de la cour.

« Un mauvais patriote, » répond le président bossu et jaloux.

« Un bon cordonnier, » dit ma mère.

« Nous voulions le mettre en prison, » réplique le président avec aigreur ; « mais il s’est caché, l’aristocrate, sa mauvaise conscience l’avait bien averti. Sais-tu où il est à présent ?

— Non, répond ma mère, « d’ailleurs je le saurais que je ne vous le dirais pas. »

Ses réponses courageuses, et qui contrastaient avec son air timide, l’ironie de ses pensées, qui perçait malgré elle sous la modération obligée de ses paroles, l’espèce de taquinerie involontaire à laquelle l’excitaient ces scènes burlesques et tragiques à la fois, sa beauté ravissante, la finesse de ses traits, son profil parfait, son deuil, sa jeunesse, l’éclat de son teint, la magie de ses cheveux blond doré, l’expression particulière de son regard, sa physionomie à la fois passionnée, mélancolique, résignée et mutine, son air noble malgré elle, ses manières élégantes, et dont la facilité faisait rougir des hommes embarrassés dans leur grossièreté naturelle et affectée, sa fierté modeste, sa renommée déjà nationale, l’autorité du malheur, l’incomparable accent de sa voix argentine, de cette voix à la fois touchante et sonore, sa manière de prononcer le français si nette et pourtant si douce, le don de la popularité qu’elle possédait à un haut degré sans aucune nuance de lâche complaisance, l’instinct de la femme enfin, ce désir constant de plaire qui réussit toujours parce qu’il est inné et par conséquent naturel : tout en elle contribuait à lui gagner le cœur de ses juges, quelque cruels qu’ils fussent. Aussi tous lui étaient-ils devenus favorables, excepté le petit bossu : cette rancune obstinée d’une créature disgraciée par la nature me paraît un trait de lumière jeté sur le cœur humain.

Ma mère avait un talent remarquable pour la peinture, elle possédait surtout le don de la ressemblance et le sentiment du pittoresque. Dans les moments de silence, elle se mit à crayonner les personnages qui l’entouraient, et elle fit en quelques traits une charmante esquisse du terrible tableau dont elle était la figure principale. J’ai vu ce dessin conservé longtemps chez nous ; il s’est perdu dans un déménagement. Ce dessin représentait une douzaine d’hommes assis autour d’une table ronde, et une femme debout qui paraissait répondre aux questions qu’on lui adressait.

Un maître maçon nommé Jérôme, l’un des plus ardents jacobins de ce temps-là, et qui faisait partie des membres du puissant comité de notre section, était présent à la scène : il lui enleva son dessin pour le faire passer de main en main ; chacun se reconnut, et tous s’égayèrent aux dépens du président, qu’on voyait monté sur sa chaise pour se grandir et pour montrer à tous les yeux d’un air grotesquement triomphant le soulier accusateur ; la bosse dissimulée avec une indulgence affectée ne paraissait qu’autant qu’il le fallait pour rendre hommage à la vérité.

Cette modération de la part du peintre qui était aussi la victime, fit plus d’effet sur l’assemblée que n’en aurait produit une caricature : je note ce dernier trait parce qu’il me paraît caractériser essentiellement la délicatesse de l’esprit français de ce temps là, dans quelque classe qu’on l’observe. Ces hommes avaient été élevés sous l’ancien régime, époque de l’élégance française par excellence. Leurs petits-enfants ont peut-être plus de raison, mais ils ont moins de goût et de finesse.

« Tiens ! s’écrièrent les terribles juges presque à l’unanimité, tiens ! regarde donc comme ton portrait est flatté, président. La citoyenne t’a vu en beau, ma foi. »

Et des rires universels achevèrent d’exaspérer le cordonnier contrefait, mais tout-puissant, puisqu’il présidait à l’instruction des crimes imputés à l’accusée. Sa rage pouvait devenir funeste à ma mère ; pourtant elle dut la vie à l’imprudence qu’elle commit ce jour-là.

Le dessin qu’on lui prit fut joint aux pièces qui devaient servir au procès, et qu’on lui rendit plus tard. Jérôme, le maître maçon, qui affectait la plus grande colère contre ma mère, à laquelle il n’adressait jamais une parole sans y mêler quelque jurement terrible, Jérôme, tout féroce qu’il était, était jeune ; frappé d’admiration en voyant ce qui la distinguait des autres femmes, il n’eut plus qu’une pensée, ce fut de la préserver de la guillotine à son insu. Il le pouvait, il le fit : voici comment.

Il avait un libre accès dans les bureaux de Fouquier-Tinville, l’accusateur public. Là s’entassaient les papiers où se trouvait le nom de chaque détenu écroué dans les prisons de Paris. Ces feuilles passaient toutes dans le carton où elles étaient empilées une à une par Fouquier-Tinville, qui les employait à mesure et sans choix pour fournir aux exécutions de la journée, c’est-à-dire à trente, à quarante et jusqu’à soixante et quatre-vingts assassinats publics. Ces meurtres étaient alors le principal divertissement du peuple de Paris. Le nombre des feuilles se recrutait journellemenl des différents envois qui se faisaient de toutes les prisons de la ville. Jérôme savait où était le carton fatal, et pendant six mois, il n’a pas manqué une seule fois de se rendre le soir dans le bureau, à l’instant où il était sûr de n’être pas observé, pour s’assurer que la feuille sur laquelle était inscrit le nom de ma mère se trouvait toujours au fond du carton. Lorsque de nouveaux papiers avaient été placés dans le même carton, et que l’accusateur public, par justice distributive, les avait mis sous les anciens, afin que chaque nom vînt à son tour, Jérôme parcourait la liasse infernale, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé le nom de ma mère, et remis sous toutes les feuilles la feuille où il était inscrit. La supprimer lui eût paru trop dangereux. On savait que Fouquier-Tinville ne prenait pas la peine de vérifier les noms, mais il pouvait compter les feuilles, et Jérôme accusé et convaincu d’une soustraction, montait le jour même sur l’échafaud ; intervertir l’ordre des papiers était un crime sans doute, mais c’était un crime moins grave et moins facile à prouver. D’ailleurs, je n’explique rien, je vous dis ce que j’ai souvent entendu raconter, dans mon enfance, par Jérôme lui même. Il nous disait que la nuit, après que tout le monde était retiré, il retournait quelquefois au bureau dans la crainte que quelqu’un, à la fin de la journée, n’eût fait comme lui et n’eût interverti l’ordre des papiers, c’était uniquement à cet ordre que tenait la vie de ma mère. Effectivement, une fois son nom se trouva le premier ; Jérôme frémit, et le remit sous les autres.

Ni moi, ni aucune des personnes qui écoutaient ce récit terrible, nous n’osions demander à Jérôme le nom des victimes dont il avait avancé le supplice en faveur de ma mère. Vous comprenez bien qu’elle n’a connu qu’après sa sortie de prison la ruse qui lui sauvait la vie.

Au moment où le 9 thermidor arriva, les prisons, à force de se désemplir, étaient presque vides, il ne restait plus que trois feuilles dans le carton de Fouquier-Tinville : celle de ma mère était toujours la dernière ; ce qui ne l’eût pas empêché de périr, car on n’en aurait guère apporté davantage ; le spectacle de la place de la Révolution commençait à lasser son public, et le projet de Robespierre et de ses conseillers intimes était, pour en finir avec les amis de l’ancien régime, d’ordonner un massacre général dans l’intérieur des prisons

Ma mère, si forte contre l’échafaud, m’a souvent dit qu’elle ne se sentait nul courage à l’idée de se voir poursuivie et blessée par des assassins avant d’être égorgée.

Pendant les dernières semaines de la terreur, les anciens guichetiers de la prison des Carmes avaient été remplacés par des hommes plus féroces, destinés à prendre part eux-mêmes aux exécutions secrètes. Ils ne dissimulaient pas aux victimes le plan formé contre elles ; le règlement de la prison était devenu plus sévère ; personne du dehors ne pouvait voir les détenus ; on n’osait leur rien envoyer ; enfin l’accès des cours et des jardins leur était interdit, parce qu’on y creusait leurs fosses ; voilà, du moins, ce qu’on leur disait ; chaque bruit lointain, chaque murmure de la ville, leur paraissait le signal du carnage, chaque nuit leur semblait la dernière.

Leurs angoisses cessèrent le jour même de la chute de Robespierre.

Si l’on réfléchit à cette circonstance, on aura de la peine à ne pas rejeter la supposition de quelques esprits, qui, pour raffiner sur l’histoire de la terreur, ont prétendu que Robespierre n’était tombé que parce qu’il valait mieux que ses adversaires.

Il est vrai que ses complices ne sont devenus ses ennemis que lorsqu’ils ont tremblé pour eux-mêmes : leur principal mérite est d’avoir eu peur à temps ; mais en se sauvant ils ont sauvé la France, qui serait devenue un antre de bêtes féroces, si les plans de Robespierre se fussent accomplis. La Révolution du 9 thermidor est une conspiration de caverne, une révolte de bandits : d’accord ; mais le chef de brigands est-il devenu un honnête homme pour avoir succombé sous les coups de sa troupe conjurée contre lui ? S’il suffisait du malheur pour justifier le crime, où en serait la conscience ? L’équité périrait sous une fausse générosité, sentiment dangereux, car il séduit les belles âmes et leur fait oublier qu’un homme de bien doit préférer la justice et la vérité à tout.

On a dit que Robespierre n’était pas féroce par tempérament : qu’importe ? Robespierre, c’est l’envie devenue toute-puissante. Cette envie souveraine nourrie des humiliations méritées que cet homme avait souffertes dans l’ancienne société, lui avait fait concevoir l’idée d’une vengeance si atroce que la bassesse de son âme et la dureté de son cœur suffisent à peine à nous faire comprendre comment il a pu la réaliser. Soumettre une nation à des opérations mathématiques, appliquer l’algèbre aux passions politiques, écrire avec du sang, chiffrer avec des têtes : voilà ce que la France a laissé faire à Robespierre. Elle fait pis encore peut-être aujourd’hui, elle écoute des esprits distingués qui s’évertuent à justifier un tel homme !! Il n’a pas volé ;… mais le tigre ne tue pas toujours pour manger.

Robespierre n’était pas féroce, dites-vous, il n’a pas pris plaisir à voir couler le sang : mais s’il l’a versé, le résultat est le même. Inventez donc si vous le voulez un mot pour l’assassinat politique par calcul ; mais que cette vertu monstrueuse soit stigmatisée par l’histoire. Excuser l’assassinat par ce qui le rend plus odieux, par le sang-froid et par les combinaisons de l’assassin, c’est contribuer à l’un des plus grands maux de notre époque, à la perversion du jugement humain. Les hommes d’aujourd’hui, dans leurs arrêts dictés par une fausse sensibilité, annulent à force d’impartialité le bien et le mal ; pour mieux s’arranger de la terre ils ont aboli d’un coup le ciel et l’enfer ! Ils en sont venus au point que notre génération ne reconnaît plus qu’un seul crime : l’indignation contre le crime….. qu’une seule chose respectable, l’opinion qu’on n’a pas. Avoir un avis, c’est devenir injuste….. et dès lors incapable de comprendre les autres. Comprendre tout, et tout le monde, telle est la prétention à la mode. Blâmer les hommes pervers, les choses mauvaises, ce n’est plus faire acte de justice, c’est montrer les bornes de son esprit !

Voilà où nous a conduits la manie de tout comprendre ; c’est-à-dire de tout confondre. Tels sont les sophismes où nous entraîne le prétendu adoucissement de nos meurs, adoucissement qui n’est qu’une grande indifférence morale, une profonde incrédulité religieuse et une avidité sensuelle toujours croissante….. mais patience !!… le monde est déjà revenu de plus loin.

Deux jours après le 9 thermidor, une grande partie des prisons de Paris était vide.

Madame de Beauharnais, liée avec Tallien, sortit en triomphe ; mesdames d’Aiguillon et de Lameth n’avaient point péri, elles furent promptement délivrées ; ma mère, oubliée aux Carmes, restait presque seule dans cette prison qui n’était plus même glorieuse. Elle voyait ses nobles compagnons d’infortune faire place aux terroristes, qui, d’après le revirement opéré dans la politique, venaient chaque jour sous les verrous prendre la place de leurs victimes. Les Jacobins, sous prétexte de punir les tyrans, avaient enseigné la tyrannie à la France, on les frappait avec leurs propres armes. Tous les parents, tous les amis de ma mère étaient dispersés ; personne ne s’occupait d’elle. Jérôme, proscrit à son tour comme ami de Robespierre, était obligé de se cacher et ne pouvait plus la protéger.

Deux mortels mois se passèrent dans un abandon plus désolant peut-être que le péril ; elle m’a répété bien des fois que ce temps d’épreuve fut le plus difficile à supporter.

La lutte des partis continuait ; le gouvernement pouvait d’un jour à l’autre retomber dans les mains des Jacobins. Sans le courage de Boissy-d’Anglas, le meurtre de Féraud fût devenu le signal d’une seconde terreur pire que la première : ma mère savait tout cela, car en prison on n’ignore jamais ce qui peut inquiéter. Chaque jour elle faisait demander à me voir ; j’étais mourant : ma bonne répondait que j’étais malade ; ma mère pleurait et se décourageait.

Enfin, Nanette, après m’avoir sauvé la vie par ses soins, se mit sérieusement en peine de sa maîtresse Voyant que personne ne faisait rien pour ma mère, elle s’en alla chez Dyle, marchand de porcelaine, pour s’entendre avec une cinquantaine d’ouvriers de notre pays qui travaillaient alors dans les ateliers de ce riche fabricant du boulevard du Temple ; ces hommes avaient été employés à une manufacture de porcelaine fondée par mon grand-père à Niderviller, au pied des Vosges. Cette manufacture, établie avec beaucoup de magnificence, avait pendant longtemps fait vivre un grand nombre de personnes ; quand elle fut confisquée avec les autres biens du général Custine, le travail cessa : ceux des ouvriers qui pensèrent pouvoir gagner leur vie à Paris, vinrent y chercher de l’ouvrage chez Dyle, qui les employa tous. Parmi eux se trouvait Malriat, le père de Nanette.

C’est à ces hommes, montés alors au rang des plus puissants, qu’elle vint demander de s’intéresser au sort de leur ancienne dame. Depuis la Révolution, ils avaient assez entendu parler d’elle ; d’ailleurs, son souvenir était présent dans tous les cœurs.

Ils signèrent avec empressement une pétition dictée par Nanette, qui parlait et écrivait le français de la Lorraine allemande, et elle porta elle-même cette requête ainsi rédigée et apostillée à Legendre, ancien boucher. Cet homme présidait le bureau où l’on déposait toutes les demandes adressées à la commune de Paris en faveur des détenus.

Le papier de Nanette fut reçu comme les autres, et jeté dans un coin sur un rayon ouvert où se trouvaient des centaines de pétitions semblables. Il demeura là quelque temps… à quoi tenait le sort des hommes à cette époque !!!

Un soir, trois jeunes gens, attachés à Legendre, et dont l’un s’appelait Rossigneux, j’ai oublié le nom des autres, entrèrent sans lumière, assez tard, dans le bureau, un peu échauffés par le vin ; ils se mettent à courir les uns après les autres, à monter sur les tables, à se battre pour rire ; enfin à faire mille folies. Dans ce désordre, ils ébranlent les rayons du casier, un papier tombe. L’un des tapageurs le ramasse.

« Qu’as-tu trouvé là ? disent les autres.

— Sans doute une pétition, répond Rossigneux.

— Oui ; mais quel est le nom du prisonnier ? »

On appelle quelqu’un ; on demande de la lumière. Dans l’intervalle, les trois étourdis se jurent de faire signer la liberté de la personne désignée dans cette pétition, quelle qu’elle soit, de la faire signer le soir même par Legendre lorsqu’il rentrera, et d’annoncer à l’instant sa délivrance au détenu.

« Je le jure, fût-ce la liberté du prince de Condé, dit Rossigneux.

— Je le crois bien, répondent à la fois les deux autres en riant, il n’est pas prisonnier. »

On lit la pétition ; c’est celle de ma mère dictée par Nanette, et apostillée par les ouvriers de Niderviller.

La scène que vous venez de lire lui fut racontée plus tard en détail.

Quel bonheur ! s’écrient les jeunes gens, la belle Custine, une seconde Roland ! Nous irons la tirer de prison tous les trois ensemble. »

Legendre rentre chez lui, pris de vin comme les autres, à une heure du matin ; la mise en liberté de ma mère, présentée par trois étourdis, est signée par un homme ivre ; et, à trois heures du matin, les jeunes gens, autorisés à se faire ouvrir la prison, frappent à la porte de sa chambre, aux Carmes. Elle logeait seule alors.

Elle ne voulut ni ouvrir sa porte, ni sortir de la maison.

Les jeunes gens eurent beau insister, et lui raconter le plus brièvement, mais le plus éloquemment possible, ce qui venait d’arriver, elle avait peur de monter en fiacre au milieu de la nuit avec des inconnus ; elle pensait d’ailleurs que Nanette ne l’attendait pas à cette heure-là ; elle résista donc aux instances de ses libérateurs, qui n’obtinrent que la permission de revenir la chercher à dix heures.

Ainsi, après huit mois d’une prison si périlleuse, elle prolongea volontairement sa détention de plusieurs heures.

Quand elle sortit des Carmes, ils lui racontèrent, avec beaucoup de détails, ce qui avait décidé sa mise en liberté, insistant sur chaque circonstance, afin de lui prouver qu’elle ne devait rien à personne. On faisait alors une espèce de trafic des libertés ; une foule d’intrigants rançonnaient, après leur élargissement, les malheureux prisonniers, pour la plupart ruinés par la Révolution.

Une grande dame, alliée d’assez près à ma mère, n’eut pas honte de lui demander 30 000 francs qu’elle avait dépensés, disait-elle, en corruptions pour obtenir sa sortie de prison. Ma mère répondit tout simplement par l’histoire de Rossigneux, et elle ne revit jamais sa parente.

Que retrouva-t-elle en rentrant chez elle ? sa maison dévastée, les scellés encore apposés sur son appartement, ma bonne logée dans la cuisine avec moi, qui avais deux ans et demi, et qui étais resté sourd et imbécile à la suite de la maladie qui m’avait mis presque à la mort.

Ce que ma mère eut à souffrir lors de ce retour à la liberté brisa ses forces ; elle avait résisté aux terreurs de l’échafaud en se résignant chaque soir à mourir avec courage ; la grandeur du sacrifice soutenait son esprit et son corps, mais elle succomba à la misère. La jaunisse se déclara le lendemain de son retour chez elle. Cette maladie dura cinq mois ; il lui en resta une affection du foie dont elle a souffert toute sa vie.

Ce mal contrastait d’une manière frappante avec le teint le plus frais et le plus éclatant que j’aie jamais vu.

Au bout de six mois, ma mère retrouva quelque argent ; on lui rendit une très-petite partie des terres de son mari, non encore vendues. Nous étions alors guéris tous les deux.

« Avec quoi madame croit-elle qu’elle a vécu depuis sa sortie de prison ? lui dit un jour Nanette.

— Je ne sais ; j’étais malade. Tu auras vendu de l’argenterie ?

— Il n’y en avait plus.

— Du linge, des bijoux ?

— Il n’y avait plus rien.

— Eh bien ! avec quoi ?

— Avec l’argent que Jérôme, du fond de sa cachette, m’envoyait chaque semaine, y joignant l’ordre exprès de ne rien dire à madame ; mais, à présent qu’elle peut le rendre, je dis ce qui est. J’en ai tenu note exactement : voici le compte. »

Ma mère eut le bonheur de sauver la vie à cet homme proscrit avec les terroristes. Elle le cacha et l’aida à fuir en Amérique.

Lorsqu’il revint, sous le consulat, il avait fait, aux États-Unis, une petite fortune qu’il augmenta depuis, à Paris, par des spéculations de terrains et de maisons.

Ma mère le traitait comme un ami ; ma grand-mère, madame de Sabran, et mon oncle, revenus de l’émigration, le comblèrent de marques de reconnaissance ; toutefois, il n’a jamais voulu faire partie de notre société. Il disait à ma mère (je ne vous reproduis pas exactement son langage, car il était Bordelais, et sa conversation n’était qu’une suite de gros mots), mais il disait à peu près dans son accent gascon : « Je viendrai vous voir quand vous serez seule ; lorsqu’il y aura du monde chez vous, je n’irai pas. Vos amis me regarderaient comme une bête curieuse ; vous me recevriez par bonté, car je connais votre cœur ; mais je serais mal à mon aise chez vous, et je ne veux pas de ça. Je ne suis pas né comme vous ; je ne parle pas comme vous ; nous n’avons pas eu la même éducation. Si j’ai fait pour vous quelque chose, vous avez fait tout autant pour moi : nous sommes quittes. La folie du temps nous a rapprochés un moment ; nous aurons toujours le droit de compter l’un sur l’autre, mais nous ne pouvons nous entendre. »

Sa conduite a été jusqu’à la fin conséquente à ce langage. Ma mère est restée pour lui, en toute occasion, une amie fidèle et serviable ; on m’a élevé dans des sentiments de reconnaissance envers lui ; néanmoins, dans sa physionomie, dans ses manières, il y avait toujours quelque chose qui m’étonnait.

Il ne parlait jamais politique ni religion ; il avait une grande confiance en ma mère, à laquelle il racontait ses chagrins domestiques. Nous le voyions de temps en temps ; j’étais encore enfant lorsqu’il mourut : c’était au commencement de l’Empire.

La première pensée que fait naître le souvenir des malheurs de cette jeune femme, et de la protection divine par laquelle elle échappa tant de fois au péril, c’est que Dieu la réservait sans doute à des joies qui la dédommageraient de tant d’épreuves. Hélas ! ce n’est pas dans ce monde qu’elle les a trouvées.

Ne dirait-on pas qu’une créature ainsi poursuivie par le sort et protégée par le ciel devait inspirer à tous les hommes une sorte de respect et le désir de lui faire oublier ce qu’elle avait souffert ? Mais les hommes ne pensent qu’à eux-mêmes.

Ma pauvre mère perdit, à lutter contre la pauvreté, les plus belles années de cette vie miraculeusement conservée.

L’énorme fortune de mon grand-père, confisquée et vendue à vil prix au profit de la nation, était presque évanouie : de toute cette opulence il ne nous restait que les dettes. Le gouvernement ne se chargeait pas de payer les créanciers ; il prenait les biens et laissait les charges à ceux qu’il avait dépouillés de tout moyen de s’acquitter.

Vingt années s’écoulèrent en procès ruineux, pour arracher d’un côté à la nation, de l’autre à une formidable masse de créanciers qui ne voulaient pas s’entendre, ce qui me revenait de la fortune de mon aïeule paternelle ; j’étais créancier, non héritier de mon grand-père, et ma mère était ma tutrice. Son amour pour moi l’empêcha toujours de se remarier ; d’ailleurs, devenue veuve par le bourreau, elle ne se sentait pas libre comme une autre femme.

Nos affaires, difficiles et embrouillées, ont fait son tourment ; les vicissitudes d’une liquidation des plus laborieuses ont attristé ma jeunesse comme l’échafaud avait épouvanté mon enfance. Toujours suspendus entre la crainte et l’espérance, nous luttions contre le besoin ; tantôt on nous promettait la richesse, tantôt un revers imprévu, une chicane habile, un procès perdu, nous rejetaient dans le dénûment. Si j’ai le goût de l’élégance, j’attribue ce penchant aux privations qui me furent imposées dans ma première jeunesse, et à celles dont je voyais souffrir ma mère. Il m’a été donné de ressentir un mal inconnu à l’enfance : le besoin d’argent ; je vivais si près de ma mère que je devinais tout par elle.

Cependant, quelques rayons de joie ont brillé pour elle. Un an après sa délivrance, elle obtint un passeport, et m’ayant laissé en Lorraine, toujours aux soins de ma bonne Nanette, elle alla en Suisse, où l’attendaient sa mère et son frère, qui ne pouvaient alors s’approcher plus près de la France.

Cette réunion, malgré les douleurs qu’elle renouvelait, fut une consolation.

Madame de Sabran avait cru sa fille perdue ; elle la retrouva, encore embellie par le malheur et réalisant l’ingénieux emblème du rosier, romance devenue célèbre alors dans l’Europe entière.

Ma grand-mère émigrée, ne pouvant écrire à sa fille pendant la terreur, lui avait fait parvenir en prison ces vers touchants autant que spirituels sur l’air de J.-Jacques.

AIR : Je l’ai planté, je l’ai vu naitre.

 

1.

Est bien à moi, car l’ai fait naître,
Ce beau rosier, plaisirs trop courts !
Il a fallu fuir, et peut-être
Plus ne le verrai de mes jours.

2.

Beau rosier, cède à la tempête :
Faiblesse désarme fureurs,
Sous les autans, courbe ta tête,
Ou bien c’en est fait de tes fleurs.

3.

Bien que me fis, mal que me causes,
En ton penser s’offrent à moi ;
Auprès de toi n’ai vu que roses,
Ne sens qu’épines loin de toi.

 

4.

Étais ma joie, étais ma gloire,
Et mes plaisirs et mon bonheur ;
Ne périras dans ma mémoire :
Ta racine tient à mon cœur ! !…

5.

Rosier, prends soin de ton feuillage,
Sois toujours beau, sois toujours vert,
Afin que voye après l’orage
Tes fleurs égayer mon hiver.

Le veou s’est accompli, le rosier a refleuri, et les enfants se sont de nouveau pressés sur le sein de leur mère.

Ce voyage en Suisse est un des moments les plus heureux de la vie de ma mère. Ma grand’mère était une femme des plus distinguées et des plus aimables de son temps ; mon oncle, le comte Elzéar de Sabran, plus jeune que ma mère, mais d’une sagacité d’esprit précoce, lui faisait sentir tout ce qu’il y avait de sublime et de nouveau pour elle dans le pays qu’ils parcouraient ensemble.

Tout ce qu’elle m’a raconté de cette époque avait une grâce poétique, c’était la pastorale après la tragédie.

Lavater était l’ami de madame de Sabran, qui fit avec ma mère le voyage de Zurich pour aller présenter sa fille à cet oracle de la philosophie d’alors. Le grand physionomiste, en apercevant ma mère, tourna vers madame de Sabran et s’écria :

« Ah ! madame, que vous êtes une heureuse mère ! votre fille est transparente ! Jamais je n’ai vu tant de sincérité, on lit à travers son front. »

Revenue en France, elle n’eut plus que deux intérêts, c’est-à-dire un seul : rétablir ma fortune et diriger mon éducation. Je lui dois tout ce que je suis et tout ce que j’ai.

Ma mère devint le centre d’un cercle de personnes distinguées, parmi lesquelles se trouvaient les premiers hommes de notre pays. M. de Chateaubriand est resté son ami jusqu’à la fin.

Elle avait pour la peinture presque un talent d’artiste ; jamais je ne lui ai vu passer un jour sans se renfermer de midi à cinq heures dans son atelier. Elle n’aimait point le monde : il l’intimidait, l’ennuyait et la dégoûtait. Elle en avait vu le fond trop vite. Cette expérience précoce lui avait donné la philosophie du malheur ; cependant elle avait apporté en naissant et elle conserva toute sa vie la générosité, qui est la vertu des existences prospères.

Sa timidité était proverbiale dans sa famille : son frère disait qu’elle avait plus peur d’un salon que de l’échafaud.

Pendant tout le temps de l’Empire, elle et ses amis vécurent dans l’opposition la plus prononcée ; depuis la mort du duc d’Enghien, elle ne remit pas le pied à la Malmaison ; à partir de cette mémorable époque, elle n’a même pas revu madame Bonaparte.

En 1811, voulant nous soustraire aux persécutions de la police impériale, elle fit avec moi le voyage de Suisse et d’Italie ; elle allait partout, elle franchissait les glaciers, entre autres celui du Mont-Gries, entre la cascade de la Toccia et le village d’Obergestlen, dans le Haut-Valais ; elle traversait à pied ou à cheval les plus redoutables passages des Alpes, comme si elle eût eu de la force et du courage ; c’est qu’elle ne voulait ni m’empêcher d’aller ni me quitter.

Arrivée à Rome, elle y passa l’hiver et s’y forma une société charmante ; elle n’était plus jeune, cependant la pureté de ses traits avait frappé Canova. Elle aimait la naïveté d’esprit du grand artiste, dont les récits vénitiens la charmaient. Un jour je lui dis :

« Avec votre imagination romanesque, vous seriez capable d’épouser Canova !

— Ne m’en défie pas, me répondit-elle ; s’il n’était pas marquis d’Ischia, j’en serais tentée. » Ce mot la peint tout entière.

J’ai eu le bonheur de la conserver jusqu’au 13 juil let 1826. Elle est morte de la maladie dont mourut Bonaparte. Ce mal, dont elle avait le germe depuis longtemps, fut développé par le chagrin, surtout par celui que lui avaient causé la perte de ma femme et celle de mon unique enfant : elle se passionnait dans la douleur, comme d’autres dans le plaisir. C’est en son honneur que madame de Staël, qui la connaissait bien, et qui l’aimait beaucoup, avait donné le nom de Delphine à l’héroïne du premier roman qu’elle publia.

À cinquante-six ans elle était belle encore, au point de frapper même les étrangers qui n’avaient pu la connaître dans sa jeunesse, et qui par conséquent n’étaient point séduits par le charme de leurs souvenirs.


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