La Russie en 1839/Lettre treizième

Amyot (deuxième volumep. 33-68).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TREIZIÈME.


Ton des femmes de la cour. — Races diverses. — Les Finois. — Une représentation en gala à l’Opéra. — Entrée de l’Empereur et de sa cour dans la loge Impériale. — Aspect imposant de ce prince. — Son avénement au trône. — Courage de l’Impératrice. — Récit de cette scène par l’Empereur lui-même. — Nobles sentiments. — Révolution subite opérée dans son caractère. — Supercherie des conspirateurs. — Second portrait de l’Empereur. — Suite de sa conversation. — Maladie de l’Impératrice. — Opinion de l’Empereur sur les trois gouvernements : républicain, despotique, représentatif. — Sincérité de son langage. — Fête chez la duchesse d’Oldenbourg. — Bal magnifiquement champêtre. Souper. — Bonhomie obligée des diplomates. — Parquet en plein air. — Luxe de fleurs exotiques. — Lutte des Russes contre la nature. — L’amie de l’Impératrice. — De quoi se compose une foule populaire en Russie. — L’Empereur cause avec moi à plusieurs reprises. — Affabilité souveraine. — Belles paroles de l’Empereur. — Quel est l’homme de l’Empire qui m’inspire le plus de confiance. — Pourquoi. — L’aristocratie est le seul rempart de la liberté. — Résumé de mes jugements divers sur l’Empereur. — Esprit des courtisans. — Grands seigneurs sous le despotisme. — Parallèle de l’autocratie et de la démocratie. — Moyens différents pour arriver au même but. — Problème insoluble. — Restriction en faveur de la France. — Le spectacle en gala. — Les artistes à Pétersbourg. — Tout vrai talent est national.


LETTRE TREIZIÈME.


Pétersbourg, ce 21 juillet 1839.

Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d’autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d’agitation et de recherche, le tout imité de l’anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode ; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles ; cette méprise produit alors une élégance fort étrange : l’élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente ; il se croirait un barbare : rien ne nuit au naturel, et, par conséquent, à l’esprit d’un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble, rougir de soi à force de fatuité, c’est une des bizarreries de l’amour-propre humain. J’ai déjà eu le temps de m’apercevoir que ce phénomène n’est pas rare en Russie où l’on peut étudier le caractère parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs.

En général, dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu’elle ne l’est chez les hommes, ce qui n’empêche pas qu’on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d’expression. Les races finoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits, ternes, enfoncés, le visage écrasé ; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez ; de plus, ils ont la bouche difforme, et l’ensemble de leur figure, vrai masque d’esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finois, non aux Slaves.

J’ai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd’hui dans le reste de l’Europe et qui atteste la négligence de l’administration russe sur un point important.

À Pétersbourg, les races sont tellement mêlées qu’on n’y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie : les Allemande, les Suédois, les Livoniens, les Finois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pôle, les Kalmoucks et d’autres races tartares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s’est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l’Empereur : « Pétersbourg est russe, mais ce n’est pas la Russie. »

J’ai vu à l’Opéra ce qu’on appelle une représentation en gala. La salle, magnifiquement, éclairée m’a paru grande et d’une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons ; il n’y a pas à Pétersbourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan ; les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d’Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre.

Par une faveur particulière j’avais obtenu pour cette représentation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs, c’est-à-dire aux plus grandes charges de la cour ; nul n’y est admis qu’en uniforme, dans le costume de son grade et de sa place.

Mon voisin de droite, voyant à mon habit que j’étais étranger, m’adressa la parole en français avec la politesse hospitalière qui distingue à Pétersbourg les hommes des classes élevées, et, jusqu’à un certain point, les hommes de toutes les classes, car ici tous sont polis : les grands par vanité pour faire preuve de bonne éducation ; les petits par peur.

Après quelques mots de conversation insignifiante, je demandai à mon obligeant inconnu ce qu’on allait représenter : « C’est un ouvrage traduit du français, me répondit-il : le Diable boiteux, »

Je me creusais la tête inutilement pour savoir quel drame avait pu être traduit sous ce titre. Jugez de mon étonnement quand j’appris que la traduction était une pantomine calquée sur notre ballet du Diable boiteux.

Je n’ai pas beaucoup admiré le spectacle ; j’étais surtout occupé des spectateurs. La cour arriva enfin ; la loge Impériale est un brillant salon qui occupe le fond de la salle, et ce salon est encore plus éclairé que le reste du théâtre qui l’est beaucoup.

L’entrée de l’Empereur m’a paru imposante. Quand il approche du devant de sa loge, accompagné de l’Impératrice et suivi de leur famille et de la cour, le public se lève en masse. L’Empereur en grand uniforme d’un rouge éclatant est singulièrement beau. L’uniforme des cosaques ne va bien qu’aux hommes très-jeunes ; celui-ci sied mieux à un homme de l’âge de Sa Majesté ; il rehausse la noblesse de ses traits et de sa taille. Avant de s’asseoir, l’Empereur salue l’assemblée avec la dignité pleine de politesse qui le caractérise. L’Impératrice salue en même temps ; mais ce qui m’a paru un manque de respect envers le public, c’est que leur suite même salue. La salle tout entière rend aux deux souverains révérence pour révérence, et, de plus, les couvre d’applaudissements et de hourras.

Ces démonstrations exagérées avaient un caractère officiel qui diminuait beaucoup de leur prix. La belle merveille qu’un Empereur applaudi chez lui par un parterre de courtisans choisis ! En Russie la vraie flatterie, ce serait l’apparence de l’indépendance. Les Russes n’ont pas découvert ce moyen détourné de plaire : à la vérité, l’emploi en pourrait parfois devenir périlleux, malgré l’ennui que la servilité des sujets doit causer au prince.

La soumission obligée qu’il rencontre habituellement est cause que l’Empereur actuel n’a éprouvé que deux jours en sa vie la satisfaction de mesurer sa puissance personnelle sur la foule assemblée, et c’était dans des émeutes. Il n’y a d’homme libre en Russie que le soldat révolté.

Vu du point où je me trouvais, et qui faisait à peu près le milieu entre les deux théâtres, la scène et la cour, l’Empereur me paraissait digne de commander aux hommes, tant il avait un grand air, tant sa figure est noble et majestueuse. Aussitôt je me suis rappelé sa conduite au moment où il est monté sur le trône, et cette belle page d’histoire m’a distrait du spectacle auquel j’assistais.

Ce que vous allez lire m’a été dit il y a peu de jours par l’Empereur lui-même ; si je ne vous ai pas raconté cette conversation dans ma dernière lettre, c’est parce que les papiers qui contiendraient de pareils détails ne peuvent se confier à la poste russe ni même à aucun voyageur.

Le jour où Nicolas parvint au trône fut celui où la rébellion éclata dans la garde ; à la première nouvelle de la révolte des troupes, l’Empereur et l’Impératrice descendirent seuls dans leur chapelle, et là, tombant à genoux sur les degrés de l’autel, ils se jurèrent l’un à l’autre, devant Dieu, de mourir en souverains s’ils ne pouvaient triompher de l’émeute.

L’Empereur jugeait le mal sérieux, car il venait d’apprendre que l’archevêque avait déjà tenté en vain d’apaiser les soldats. En Russie, lorsque le pouvoir religieux échoue, le désordre est redoutable.

Après avoir fait le signe de la croix, l’Empereur partit pour aller maîtriser les rebelles par sa seule présence et par l’énergie calme de sa physionomie. Il m’a raconté lui-même cette scène en des termes plus modestes que ceux dont je viens de me servir ; malheureusement j’ai oublié la première partie de son récit, parce qu’au premier abord je fus un peu troublé du tour inattendu que prenait notre conversation ; je vais la reprendre au moment dont le souvenir m’est présent.

« Sire, Votre Majesté avait puisé sa force à la vraie source.

— J’ignorais ce que j’allais faire et dire, j’ai été inspiré.

— Pour avoir de pareilles inspirations, il faut les mériter.

— Je n’ai rien fait d’extraordinaire ; j’ai dit aux soldats : Retournez à vos rangs, et au moment de passer le régiment en revue, j’ai crié : À genoux ! Tous ont obéi. Ce qui m’a rendu fort c’est que l’instant d’auparavant je m’étais résigné à la mort. Je suis reconnaissant du succès ; je n’en suis pas fier, car je n’y ai aucun mérite. »

Telles furent les nobles expressions dont se servit l’Empereur pour me raconter cette tragédie contemporaine.

Vous pouvez juger par là de l’intérêt des sujets qui fournissent à sa conversation avec les étrangers qu’il veut bien honorer de sa bienveillance ; il y a loin de ce récit aux banalités de cour. Ceci doit vous faire comprendre l’espèce de pouvoir qu’il exerce sur nous comme sur ses peuples et sur sa famille. C’est le Louis XIV des Slaves.

Des témoins oculaires m’ont assuré qu’on le voyait grandir à chaque pas qu’il faisait en s’avançant au devant des mutins. De taciturne, mélancolique et minutieux qu’il avait paru dans sa jeunesse, il devint un héros sitôt qu’il fut souverain. C’est le contraire de la plupart des princes qui promettent plus qu’ils ne tiennent.

Celui-ci est tellement dans son rôle que le trône est pour lui ce qu’est la scène pour un grand acteur. Son attitude devant la garde rebelle était si imposante, dit-on, que l’un des conjurés s’est approché de lui quatre fois pour le tuer pendant qu’il haranguait sa troupe, et quatre fois le courage a manqué à ce misérable, comme au Cimbre de Marius. Des gens bien instruits ont attribué cette émeute à l’influence des sociétés secrètes par lesquelles la Russie est travaillée, dit-on, depuis les campagnes des alliés en France et les fréquents voyages des officiers russes en Allemagne.

Je vous répète ce que j’entends dire : ce sont des faits obscurs et qu’il m’est impossible de vérifier.

Le moyen qu’avaient employé les conspirateurs pour soulever l’armée était un mensonge ridicule : on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s’acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici le moyen qu’on avait pris pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du palais : Vive la constitution ! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot constitution était le nom de la femme de Constantin, leur Impératrice supposée. Vous voyez qu’une idée de devoir était au fond du cœur des soldats, puisqu’on n’a pu les entraîner à la rébellion que par une supercherie.

Le fait est que Constantin n’a refusé le trône que par faiblesse : il craignait d’être empoisonné : c’est en quoi consistait sa philosophie. Dieu sait, et peut-être quelques hommes savent si son abdication le sauva du péril qu’il crut éviter.

C’était donc dans l’intérêt de la légitimité que les soldats trompés se révoltèrent contre leur souverain légitime.

On a remarqué que, pendant tout le temps que l’Empereur resta devant les troupes, il ne mit pas une seule fois son cheval au galop, tant il avait de calme ; mais il était très-pâle. Il faisait l’essai de sa puissance, et le succès de l’épreuve lui assura l’obéissance de sa nation.

Un tel homme ne peut être jugé d’après la mesure qu’on applique aux hommes ordinaires. Sa voix grave et pleine d’autorité, son regard magnétique et fortement appuyé sur l’objet qui l’attire, mais rendu souvent froid et fixe par l’habitude de réprimer ses passions plus encore que de dissimuler ses pensées, car il est franc ; son front superbe, ses traits qui tiennent de l’Apollon et du Jupiter, sa physionomie peu mobile, imposante, impérieuse, sa figure plus noble que douce, plus monumentale qu’humaine, exerce sur quiconque approche de sa personne un pouvoir souverain. Il devient l’arbitre des volontés d’autrui, parce qu’on voit qu’il est maître de sa propre volonté.

Voici ce que j’ai encore retenu de la suite de notre entretien :

« L’émeute apaisée, Sire, Votre Majesté a dû rentrer au palais dans une disposition bien différente de celle où elle était avant d’en sortir, car elle venait de s’assurer, avec le trône, l’admiration du monde et la sympathie de toutes les âmes élevées.

— Je ne le croyais pas ; on a beaucoup trop vanté ce que j’ai fait alors. »

L’Empereur ne me dit pas qu’en revenant auprès de sa femme, il la retrouva atteinte d’un tremblement de la tête, maladie nerveuse dont elle n’a jamais pu se guérir entièrement. Cette convulsion est à peine sensible ; mais elle ne l’est pas du tout les jours où l’Impératrice est calme et en bonne santé ; mais dès qu’elle souffre moralement ou physiquement, le mal revient et il augmente. Il faut que cette noble femme ait bien lutté contre l’inquiétude pendant que son mari s’exposait si audacieusement aux coups des assassins. En le voyant reparaître, elle l’embrassa sans parler ; mais l’Empereur, après l’avoir rassurée, se sentit faiblir à son tour ; redevenu homme un instant, il se jeta dans les bras d’un de ses plus fidèles serviteurs qui se trouvait présent à cette scène, et s’écria : Quel commencement de règne ! »

Je publierai ces détails ; il est bon de les faire connaître pour apprendre aux hommes obscurs à moins envier la fortune des grands.

Quelque inégalité apparente que les législateurs aient établie entre les diverses conditions des hommes civilisés, l’équité de la Providence se sauve dans une égalité secrète et que rien ne peut anéantir : celle qui naît des peines morales, lesquelles croissent ordinairement dans la même proportion que les privations physiques diminuent. Il y a moins d’injustice dans ce monde que les instituteurs des nations n’y en ont mis et que le vulgaire n’en aperçoit ; la nature est plus équitable que ne l’est la loi humaine.

Ces réflexions me passaient rapidement par l’esprit tandis que je causais avec l’Empereur : elles firent naître pour lui dans mon cœur un sentiment qu’il serait, je crois, un peu surpris d’inspirer, une indéfinissable pitié. J’eus soin de dissimuler le plus possible cette émotion, dont je n’aurais pas osé lui avouer la nature ni lui expliquer la cause, et je répliquai à ce qu’il me disait sur l’exagération des louanges que lui avait values sa conduite pendant l’émeute.

« Ce qu’il y a de certain, Sire, c’est qu’un des principaux motifs de ma curiosité, avant de venir en Russie, était le désir de m’approcher d’un prince qui exerce un tel pouvoir sur les hommes.

— Les Russes sont bons, mais il faut se rendre digne de gouverner un tel peuple.

— Votre Majesté a deviné ce qui convenait à la Russie mieux qu’aucun de ses prédécesseurs.

— Le despotisme existe encore en Russie, puisque c’est l’essence de mon gouvernement ; mais il est d’accord avec le génie de la nation.

— Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l’imitation, et vous la rendez à elle-même.

— J’aime mon pays, et je crois l’avoir compris ; je vous assure que lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l’Europe en me retirant vers l’intérieur de la Russie.

— Pour vous retremper à votre source ?

— Précisément ! Personne n’est plus Russe de cœur que je le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre, mais je sens que vous me comprenez, vous. »

Ici l’Empereur s’interrompt et me regarde attentivement ; je continue d’écouter sans répliquer ; il poursuit :

« Je conçois la république, c’est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l’être ; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d’un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C’est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption ; et j’aimerais mieux reculer jusqu’à la Chine, que de l’adopter jamais.

— Sire, j’ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines époques, mais, ainsi que toutes les transactions, elle ne résout aucune question : elle ajourne les difficultés. »

L’Empereur semblait me dire : parlez. Je continuai :

« C’est une trêve signée entre la démocratie et la monarchie sous les auspices de deux tyrans fort bas : la peur et l’intérêt ; et prolongée par l’orgueil de l’esprit qui se complaît dans la loquacité et par la vanité populaire qui se paie de mots. Enfin, c’est l’aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c’est le gouvernement des avocats.

— Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l’Empereur en me serrant la main ; j’ai été souverain représentatif[1] et le monde sait ce qu’il m’en a coûté pour n’avoir pas voulu me soumettre aux exigences de cet infâme gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns afin de tromper les autres ; tous ces moyens, je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande, et j’ai payé cher la peine de ma franchise ; mais Dieu soit loué, j’en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel. J’ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse et par l’intrigue. »

Le nom de la Pologne, qui se présentait incessamment à nos esprits, n’a pas été prononcé dans ce curieux entretien.

L’effet qu’il a produit sur moi fut grand ; je me sentais subjugué : la noblesse des sentiments que l’Empereur venait de me montrer, la franchise de ses paroles me paraissaient donner un grand relief à sa toute-puissance, j’étais ébloui, je l’avoue !  ! Un homme qui, malgré mes idées d’indépendance, se faisait pardonner d’être souverain absolu de soixante millions d’hommes, était à mes yeux un être au-dessus de la nature, mais je me défiais de mon admiration, j’étais comme les bourgeois de chez nous lorsqu’ils se sentent près de se laisser prendre à la grâce, à l’adresse des hommes d’autrefois ; leur bon goût les porte à s’abandonner à l’attrait qu’ils éprouvent, mais leurs principes résistent ; ils demeurent roides et paraissent le plus insensibles qu’ils peuvent ; c’est une lutte semblable que je soutenais. Il n’est pas dans ma nature de douter de la parole humaine au moment où je l’entends. Un homme qui parle est pour moi l’instrument de Dieu : ce n’est qu’à force de réflexion et d’expérience que je reconnais la possibilité du calcul et de la feinte. Vous appellerez cela de la niaiserie, c’en est peut-être, mais je me complais dans cette faiblesse d’esprit parce qu’elle tient à de la force d’âme ; ma bonne foi me fait croire à la sincérité d’autrui, même à celle d’un Empereur de Russie.

La beauté de celui-ci est encore pour lui un moyen de persuasion : car cette beauté est morale autant que physique. J’en attribue l’effet à la vérité des sentiments qui se peignent habituellement sur sa physionomie, encore plus qu’à la régularité des traits de son visage. C’est à une fête chez la duchesse d’Oldenbourg que j’eus avec l’Empereur cette intéressante conversation. C’était un bal singulier et qui mérite encore de vous être décrit.

La duchesse d’Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l’Empereur par son mari ; elle avait voulu donner une soirée à l’occasion du mariage de la grande-duchesse Marie ; mais, ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni rivaliser de richesse avec la cour, elle imagina d’improviser un bal champêtre dans sa maison des îles.

L’archiduc d’Autriche, arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers, ayant eu soin de prendre un air de bonhomie, se sont réunis dans un jardin parsemé de promeneurs et d’orchestres cachés parmi des bosquets lointains.

L’Empereur donne le ton de chaque fête : le mot d’ordre de ce jour-là était : naïveté décente, ou l’élégante simplicité d’Horace.

Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique ; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle.

On a dansé en plein air jusqu’à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordinairement d’habitation d’été à la duchesse d’Oldenbourg.

Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies : le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l’habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil, dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l’Empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l’orbite où tournait l’astre Impérial dont l’éclat illuminait tout le palais.

Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l’Empereur et celles des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précédentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu’elle m’a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d’affecter pour un temps la simplicité champêtre, c’était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli Impérial où l’on se sentait presque libre, quoiqu’en présence d’un maître absolu. Le souverain qui s’amuse ne paraît plus un despote ; ce soir-là, l’Empereur s’amusait.

Je vous ai dit que jusqu’à l’heure d’entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air : heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d’été est située dans la plus jolie partie des îles ; c’est donc là qu’au milieu d’un jardin éblouissant de fleurs en pots, mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert : c’était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d’élégantes balustrades toutes garnies de fleurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d’un vaisseau pavoisé pour une fête maritime : on y accédait d’un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse ; de l’autre, par un perron adapté au vestibule de la maison, et déguisé sous des berceaux de fleurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs étrangères supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l’habitent, et qui sont venus de l’Asie pour s’emprisonner dans les glaces du Nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie ; ils font ce qu’ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L’art produit ici en serres chaudes une infinité d’arbustes et de plantes ; et comme tout est factice, la peine n’est pas plus grande pour faire croître des fleurs d’Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n’est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c’est la civilisation qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l’avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes ; la nature n’est pour eux qu’un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté ; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l’orgueil du triomphe.

L’Impératrice, toute délicate qu’elle est, le cou nu, la tête découverte, a dansé chaque polonaise sur l’élégant parquet du bal magnifiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu’au bout de ses forces. Le devoir d’une Impératrice est de s’amuser à la mort Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur : elle dansera tant qu’elle pourra.

Cette princesse allemande, victime d’une frivolité qui doit lui paraître pesante, comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d’un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la vie d’une impératrice : elle a une amie.

Je vous ai déjà parlé de cette dame. C’est la baronne de***, née comtesse de***. Depuis le mariage de l’Impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quittées. La baronne, d’un caractère sincère, d’un cœur dévoué, n’a pas profité de sa faveur ; l’homme qu’elle a épousé est un des officiers de l’armée auxquels l’Empereur doit le plus, car le baron lui a sauvé la vie le jour de l’émeute de l’avénement au trône, en s’exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paie-t-on pas.

D’ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes ne comprennent que celle qu’ils inspirent, encore n’y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l’ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d’esprit plus qu’elle ne les console dans leurs peines de cœur. C’est une leçon qu’ils n’aiment pas à recevoir ; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s’applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants.

Le jardin devenait sombre ; une musique lointaine répondait à l’orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit ; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie.

Un bras détourné de la Néva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu’habite la duchesse d’Oldenbourg. Ce soir-là, cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons : foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d’ouvriers serfs, courtisans des courtisans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres.

Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu’ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m’échappais souvent de l’enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d’une fête dans un tel pays. Cependant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l’Empereur voulait continuer à s’emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n’était que le résultat de ce que j’avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, car l’impression que me causaient sa personne et ses discours était toute à son avantage ; ou trouvait-il divertissant de causer quelques instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux ; ou bien ma dame de*** avait-elle influé favorablement pour moi sur son esprit ? je ne saurais m’expliquer nettement à moi-même la vraie cause de tant de grâce.

L’Empereur n’est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs ; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien ; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre : l’envie de plaire lui est naturelle. Forcer l’admiration, c’est encore se faire obéir. Peut être avait-il le désir d’essayer son pouvoir sur un étranger ; peut-être enfin était-ce l’instinct d’un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j’ignore ses vrais motifs ; mais ce que je sais, c’est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l’enceinte où il se tenait, sans qu’il m’obligeât à venir causer avec lui. En me voyant rentrer dans le bal, il me dit : Qu’avez-vous fait ce matin ?

— Sire, j’ai vu le cabinet d’histoire naturelle et le fameux Mammouth de Sibérie.

— C’est un morceau unique dans le monde. Oui, Sire ; il y a bien des choses en Russie qu’on ne trouve point ailleurs.

— Vous me flattez.

— Sire, je respecte trop Votre Majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un compliment.

— Ceci en est un très-délicat, Monsieur ; les étrangers nous gâtent.

— Sire, Votre Majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu’elle entreprend ; elle m’a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle. »

Forcé d’éviter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m’intéressait au moins autant : j’ajoutai donc : « Je reconnais, chaque fois qu’elle me permet de m’approcher d’elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour de son avenement au trône.

— On a contre nous, dans votre pays, des préventions dont il est plus difficile de triompher que des passions d’une armée révoltée.

— Sire, on vous voit de trop loin, si Votre Majesté était plus connue, elle serait mieux appréciée, et elle trouverait chez nous comme ici beaucoup d’admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges ; elle s’est encore élevée à la même hauteur à l’époque du choléra, et même plus haut ; car à cette seconde émeute, Votre Majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l’humanité ; la force ne lui manque jamais dans le danger.

— Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute, néanmoins ils m’ont paru les plus affreux.

— Je le comprends, Sire ; pour dompter la nature en soi et dans les autres, il faut un effort…

— Un effort terrible, interrompit l’Empereur avec une expression qui me saisit, et c’est plus tard qu’on s’en ressent.

— Oui ; mais on a été sublime.

— Je n’ai pas été sublime ; je n’ai fait que mon métier : en pareille circonstance nul ne peut savoir ce qu’il dira. On court au-devant du péril sans se demander comment on s’en tirera.

— C’est Dieu qui vous a inspiré, Sire, et si l’on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poëtes chantent : en écoutant la voix d’en haut.

— Il n’y avait nulle poésie dans mon fait. »

Je m’aperçus que ma comparaison n’avait pas paru flatteuse parce qu’elle n’avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin ; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d’esprit ; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu’elle est la plus pure et la plus vive lumière de l’âme ; j’aimai mieux garder le silence : mais l’Empereur ne voulant pas sans doute, en s’éloignant de moi, me laisser le regret d’avoir pu lui déplaire, me retint encore longtemps au grand étonnement de la cour ; il reprit la conversation avec une bonté charmante.

« Quel est décidément votre plan de voyage ? me dit-il.

— Sire, après la fête de Péterhoff je compte partir pour Moscou, d’où j’irai voir la foire de Nijni, mais à temps pour être de retour à Moscou avant l’arrivée de Votre Majesté.

— Je serais bien aise que vous pussiez examiner en détail mes travaux du Kremlin : je vous expliquerai moi-même tous mes plans pour l’embellissement de cette partie de Moscou, que nous regardons comme le berceau de l’Empire. Mais vous n’avez pas de temps à perdre, car vous avez d’immenses espaces à parcourir ; les distances, voilà le fléau de la Russie.

— Sire, ne vous en plaignez pas ; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes ; elle ne vous manquera jamais.

— Le temps me manque.

— L’avenir est à vous.

— On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition et le désir de m’agrandir ; loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir resserrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C’est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des conquêtes : améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que d’acquérir de nouvelles provinces ! Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe !!… comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli !… Vous le verrez à Péterhoff ; mais c’est surtout ici au 1er janvier que je voudrais vous le montrer. » Puis, revenant à son thème favori : « Mais il n’est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gouverner une telle nation.

— Votre Majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie.

— Je crains quelquefois de n’avoir pas fait tout ce que j’aurais pu faire. »

Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes ; il me fit d’autant plus d’impression que je me disais tout bas : l’Empereur est plus fin que moi ; s’il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu’il ne faut pas le dire. Il m’a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d’un souverain consciencieux. Ce cri d’humanité sortant d’une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir, m’attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion ; mais lui, qui répond à ce qu’on pense plus qu’à ce qu’on dit (et c’est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l’efficacité de sa volonté), il s’aperçut de l’impression qu’il venait de produire et que je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s’éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant : « Au revoir. »

L’Empereur est le seul homme de l’Empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs : il est aussi le seul jusqu’à présent en qui j’aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j’eusse un secret à cacher, je commencerais par aller le lui confier.

Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. A la vérité, aucun des autres ne m’a jugé digne de me parler avec autant de franchise que l’Empereur en a mis dans ses conversations avec moi.

S’il a, comme je le pense, plus de fierté que d’amour-propre, plus de dignité que d’arrogance, il devrait être satisfait de l’ensemble des divers portraits que je vous ai successivement tracés de lui, et surtout de l’impression que m’a causée son langage. À la vérité, je me défends de toute ma force contre l’attrait qu’il exerce. Certes, je ne suis rien moins que révolutionnaire, mais je suis révolutionné ; voilà ce que c’est que d’être né en France et que d’y vivre. Je trouve encore une meilleure raison pour vous expliquer la résistance que je crois devoir opposer à l’influence de l’Empereur sur moi. Aristocrate par caractère autant que par conviction, je sens que l’aristocratie seule peut résister aux séductions comme aux abus du pouvoir absolu. Pourquoi la noblesse française n’a-t-elle pas toujours pensé là-dessus comme je pense. Sans aristocratie il n’y a que tyrannie dans les monarchies, comme dans les démocraties, le spectacle du despotisme me révolte malgré moi, et blesse toutes les idées de liberté qui ont leur source dans mes sentiments intimes et dans mes croyances politiques. Le despotisme naît de l’égalité universelle, aussi bien que de l’autocratie : le pouvoir d’un seul et le pouvoir de tous mène au même but. Sous la démocratie la loi est un être de raison ; sous l’autocratie la loi c’est un homme : même il est encore plus commode de traiter avec celui-ci qu’avec les passions de tous. La démocratie absolue est une force brutale, espèce de tourbillon politique, plus sourd, plus aveugle, plus imperturbable que l’orgueil d’aucun prince !!!… Nul aristocrate ne peut se soumettre sans répugnance à voir passer le niveau despotique sur les peuples ; c’est pourtant ce qui arrive dans les démocraties pures comme dans les monarchies absolues.

Au surplus, il me semble que si j’étais souverain j’aimerais la société des esprits qui reconnaîtraient en moi l’homme à travers le prince, surtout si, dépouillé de mes titres et réduit à moi-même, j’avais encore le droit d’être jugé un homme sincère, ferme et probe. Interrogez-vous sérieusement, et dites-moi si, de tout ce que je vous ai raconté de l’Empereur Nicolas depuis mon arrivée en Russie, il résulte que ce prince soit au-dessous de l’idée que vous vous étiez formée de son caractère avant d’avoir lu mes lettres. Votre réponse, si elle est sincère, sera ma justification[2].

Nos fréquents entretiens en public m’ont valu ici de nombreuses connaissances et reconnaissances. Plusieurs personnes que j’avais rencontrées ailleurs, se jettent à ma tête ; mais seulement depuis qu’elles m’ont vu l’objet de la bienveillance particulière du maître ; notez que ces personnes sont des premières de la cour ; mais c’est l’habitude des gens du monde, et surtout des hommes en place, d’être économes de tout, excepté de calculs ambitieux. Pour conserver, en vivant à la cour, des sentiments au-dessus du vulgaire, il faudrait être doué d’une âme très-noble ; or, les âmes nobles sont rares.

On ne peut trop le répéter, il n’y a pas de grand seigneur en Russie, parce qu’il n’y a pas de caractères indépendants, excepté les âmes d’élite, qui sont en trop petit nombre pour que le monde obéisse à leurs instincts : c’est la fierté qu’inspire la haute naissance, qui rend l’homme indépendant plus que la richesse, plus que le rang qu’on acquiert par industrie : or, sans indépendance, point de grand seigneur.

Ce pays, si différent du nôtre à bien des égards, se rapproche cependant de la France sous un rapport : il manque de hiérarchie sociale. Grâce à cette lacune dans le corps politique, l’égalité universelle existe en Russie comme elle existe en France ; aussi dans l’un et l’autre pays la masse des hommes a-t-elle l’esprit inquiet : chez nous elle s’agite avec éclat, en Russie les passions politiques sont concentrées. En France chacun peut arriver à tout en partant de la tribune ; en Russie, en partant de la cour : le dernier des hommes, s’il sait plaire au maître, peut devenir demain le premier après l’Empereur. La faveur de ce dieu est un appât qui fait faire des prodiges aux ambitieux comme le désir de la popularité produit chez nous des métamorphoses miraculeuses. On devient flatteur profond à Pétersbourg de même qu’orateur sublime à Paris. Quel talent d’observation n’a-t-il pas fallu aux courtisans russes pour découvrir qu’un moyen de plaire à l’Empereur est de se promener l’hiver sans redingote dans les rues de Pétersbourg ! Cette flatterie héroïque, adressée directement au climat et indirectement au maître, a coûté la vie à plus d’un ambitieux. Ambitieux est même trop dire, car ici on flatte avec désintéressement. Vous concevez qu’il est facile de déplaire dans un pays où de telles manières de plaire sont en usage. Deux fanatismes, deux passions plus analogues qu’elles ne le paraissent, l’orgueil populaire et l’abnégation servile du courtisan font des miracles : l’une élève la parole au comble de l’éloquence, l’autre donne la force du silence ; mais toutes deux marchent au même but. Voilà donc sous le despotisme sans bornes les esprits aussi émus, aussi tourmentés que sous la république, avec cette différence que l’agitation muette des sujets de l’autocratie trouble profondément les âmes à cause du secret que l’ambition est forcée de s’imposer pour réussir sous un gouvernement absolu. Chez nous, les sacrifices, pour être profitables, doivent être publics ; ici, au contraire, ils doivent rester ignorés. Le souverain tout-puissant ne déteste rien tant qu’un sujet ouvertement dévoué : tout zèle qui va au delà d’une obéissance aveugle et servile lui devient importun et suspect ; les exceptions ouvrent la porte aux prétentions : les prétentions se transforment en droits, et sous un despote, un sujet qui se croit des droits est un rebelle.

Le maréchal Paskiewitch pourrait attester la vérité de ces remarques : on n’ose l’écraser, mais on l’annule tant qu’on peut.

Avant ce voyage mes idées sur le despotisme m’avaient été suggérées par l’étude que j’avais faite des sociétés autrichienne et prussienne. Je ne songeais pas que ces États ne sont despotiques que de nom, et que les mœurs y servent de correctif aux institutions ; je me disais : Là, des peuples gouvernés despotiquement me paraissent les plus heureux hommes de la terre ; le despotisme mitigé par la douceur des habitudes n’est donc pas une chose aussi détestable que nos philosophes nous le disent ; je ne savais pas encore ce que c’est que la rencontre d’un gouvernement absolu et d’une nation d’esclaves.

C’est en Russie qu’il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l’esprit et de la science de l’Europe avec le génie de l’Asie : je la trouve d’autant plus redoutable qu’elle peut durer, parce que l’ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l’anarchie, parce que, je vous le répète, le malaise qu’il cause paraît éternel.

Je n’admets que bien peu d’idées fondamentales en politique, attendu qu’en fait de gouvernement je crois à l’efficacité des circonstances plus qu’à celle des principes ; mais mon indifférence ne va pas jusqu’à tolérer des institutions qui me paraissent nécessairement exclure la dignité des caractères.

Peut-être qu’une justice indépendante et qu’une aristocratie forte mettraient du calme dans les esprits russes, de l’élévation dans les âmes, du bonheur dans le pays ; mais je ne crois pas que l’Empereur songe à ce moyen d’améliorer la condition de ses peuples : quelque supérieur qu’un homme puisse être, il ne renonce pas volontairement à faire par lui-même le bien d’autrui.

De quel droit d’ailleurs reprocherions-nous à l’Empereur de Russie son amour de l’autorité ? la révolution n’est-elle pas aussi tyrannique à Paris que le despotisme l’est à Saint-Pétersbourg ?

Toutefois, nous nous devons à nous-mêmes de faire ici une restriction pour constater la différence qu’il y a entre l’état social des deux pays. En France, la tyrannie révolutionnaire est un mal de transition ; en Russie, la tyrannie du despotisme est une révolution permanente.

Vous êtes bien heureux que je me sois distrait du sujet de cette lettre, je l’avais commencée pour vous décrire le théâtre illuminé, la représentation en gala et pour vous analyser la traduction, pantomime (expression russe) d’un ballet français. Si je m’en étais souvenu vous auriez ressenti le contre-coup de mon ennui, car cette solennité dramatique m’a fatigué sans m’éblouir en dépit des habits dorés des spectateurs ; mais aussi la danse de l’Opéra de Pétersbourg sans mademoiselle Taglioni est roide et froide comme toutes les danses des théâtres européens quand elles ne sont pas exécutées par les premiers talents du monde, et la présence de la cour ne réchauffe personne, ni acteurs ni spectateurs. Vous savez que devant le souverain il n’est pas permis d’applaudir.

Les arts, disciplinés comme ils le sont à Pétersbourg, produisent des intermèdes de commande, bons pour amuser des soldats pendant les entr’actes des exercices militaires. C’est plus ou moins magnifique : c’est royal, Impérial… ; ce n’est pas amusant. Ici les artistes s’enrichissent ; ils ne s’inspirent pas : la richesse et l’élégance sont utiles aux talents ; mais ce qui leur est indispensable, c’est le bon goût et la liberté d’esprit du public qui les juge.

Les Russes ne sont pas encore arrivés au point de civilisation où l’on peut réellement jouir des arts. Jusqu’à présent leur enthousiasme en ce genre est pure vanité ; c’est une prétention. Que ce peuple rentre en lui-même, qu’il écoute son génie primitif, et, s’il a reçu du ciel le sentiment des arts, il renoncera aux copies pour produire ce que Dieu et la nature attendent de lui ; jusque-là toutes ses magnificences à la suite ne vaudront jamais, pour le petit nombre de Russes vrais amateurs du beau qui végètent à Pétersbourg, un séjour à Paris ou un voyage en Italie.

La salle de l’Opéra est bâtie sur le dessin des salles de Milan et de Naples ; toutefois, celles-ci sont plus nobles et d’un effet plus harmonieux que tout ce que j’ai vu jusqu’à présent dans ce genre en Russie.


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  1. En Pologne.
  2. Plusieurs Russes en m’accusant d’exagération ne se sont pas fait faute, pour appuyer ce reproche, de citer les éloges que je donne au souverain qui les gouverne. « Il a tout grandi, disent-ils très-bas, même l’Empereur. » Cette critique, qu’ils n’ont point osé imprimer, me flatte et me justifie : un livre est un cadre, et toute peinture gagne à être encadrée.